Le soir a réuni notre famille recomposée autour du repas, un poulet mariné au wok dans un bouillon de légumes, fenouils croquants et craquants, poivrons jeunes et jaunes, céleris-raves et graves. L’ambiance est légère, blagueuse, détendue et je ne me refuse aucun calembour : Robinson n’est pas là, je viens de terminer mon tour de garde. La conversation va bon train, démarre dans la bouche de Camille, qui aime lancer un sujet de réflexion puis se retirer subrepticement, rebondit contre les dents d’Hadrien avant l’intervention plus ou moins vive de Zoé ou de Louise, tandis qu’Hélène se met à l’abri et s’inquiète de l’éventuelle montée de la pression intersubjective. Pour ma part, j’attends, comme un vieux Sioux, le moment le plus propice pour intervenir à bon escient dans le pow wow, fier de ma tribu, heureux d’entendre ainsi les jeunes Apaches s’exprimer avec fougue. Mais les palabres familiales ne ressemblent en rien à des conférences rationnellement construites. Elles sont plutôt comparables à un océan, qui gonfle une vague subsidiaire, suit des courants sous-marins imprévus au gré de tel ou tel détail dans le propos, emportant les convives vers une autre rive que celle que laissait prévoir une conclusion logique. Tôt ou tard, quel que soit le thème abordé, crise politique dans notre royaume bilinguistique, tensions internationales, montée du racisme, élections françaises, philosophie de comptoir, psychanalyse sauvage, sociologie de boulevard, casuistique spontanée de l’amour ultracontemporain, les copains et les copines, l’école ou les études, films regardés de concert ou concerts écoutés d’une seule oreille, la conversation sera détournée par des flots lunaires, par un Gulf Stream imprévisible et atterrira sur l’île de Robinson. Quand il est là, par décence, nous ne parlons guère de lui. Lorsqu’il est absent, en revanche, l’enfant qui ne dit mot consent à être le centre de la discussion.
— Si, comme tu le crois, me lance Louise (l’aînée de mes belles-filles), l’être humain se définit par le langage, Robinson, à tes yeux, n’en est pas un, puisqu’il ne parle pas.
— Mais si ! Il fait partie des humains ! Comment peux-tu dire une chose pareille ? s’étonne Zoé. D’ailleurs, il rit ! Les animaux ne rient pas.
— Alors, il faut définir l’homme autrement que par le langage…
Ainsi, Robinson, qui souvent me sépare du monde en m’entraînant sur son île ou dans sa bulle de savon, au détriment de mes autres enfants et de mes belles-filles, produit-il l’effet inverse sur ceux-ci : il les projette dans le monde réel, en négatif, grâce à un jeu de contraste, par l’absurde.
La nuit est noire à présent et la vitre de la cuisine-salle à manger, au lieu de nous laisser apercevoir une partie de la cour et les premiers arpents d’un jardin en pente, s’est muée en miroir obscur dans lequel se reflètent les ampoules du lustre qui pend au plafond.
— Souviens-toi de ce que nous a expliqué tante Victoire, tente de répondre Hélène, l’entrée dans le langage des humains est concomitante de la perte des instincts. Robinson n’a pas plus d’instincts que toi ou moi. Il n’est donc pas plus proche des animaux qu’un autre. Renverser son bol de céréales, par exemple, alors qu’il a encore faim, cela n’a rien à voir avec un instinct.
— Peut-être appartient-il au langage, même si son langage est très déficient, dis-je.
— Albertine m’a dit qu’il était dans la pulsion, intervient Zoé.
— La pulsion et l’instinct, c’est la même chose, non ? demande Louise.
— Pas vraiment. L’instinct est un programme unifié qui régit plusieurs comportements dans un but précis. Les pulsions sont partielles et désordonnées.
— Cela dépend des théories, me coupe Hadrien.
Quand il est présent parmi nous, Robinson ne parle pas, mais son absence nous donne à dire et enrichit la réflexion de mon clan-puzzle recomposé.
— Est-ce par méchanceté, demande Camille à brûle-pourpoint, alors que nous évoquons l’avant-dernier film de Woody Allen, le dernier Tour de France ou le prochain tour de vis de la politique sociale européenne, que Robinson rit ou sourit d’un air ficelle après avoir jeté la télécommande à travers le salon ?
— Mais non ! s’exclame Zoé. Jamais mon petit frère n’a été méchant.
— Il cherche tout de même à te faire réagir dans ces moments-là, note Hadrien.
— Oui, il établit des formes de contact et il aime cela, ce qui n’est pas si mal, pour un oui-autiste, on a de la chance de ce point de vue, mais je ne crois pas qu’il soit capable de s’identifier à autrui. Or la méchanceté n’est-ce pas prendre plaisir à imaginer la souffrance de l’autre ?
— Si tu vas par là, ne dois-tu pas tenir le même raisonnement à propos de ses élans d’affection ? demande Louise. S’il n’est pas méchant quand il lance une crotte sur Zoé, il n’est pas gentil quand il se blottit contre toi. | — J’ai entendu dire que pour les oui-autistes, l’Autre n’existait pas assez, explique Hadrien en parlant exactement au même moment que sa sœur par alliance, alors que les psychotiques, c’est l’inverse. |
— Robinson te ment-il parfois ? m’interroge soudain Camille.
— Je ne suis pas sûre de comprendre, papa, réfléchit à voix haute Zoé. Tu nous dis qu’il n’intériorise pas les lois : il croit que c’est par caprice que tu lui interdis de sauter dans le fleuve ou de tirer sur un fil électrique. Mais quand il est maniaque, il obéit à une voix intérieure, à des ordres venus d’« en haut », comme tu dis. C’est contradictoire, non ?
Que l’on prenne la parole ou que l’on se taise, la conversation s’empare des esprits, déplaçant les membres de la tribu en circulant autour de la table rectangulaire, chacun et chacune s’exprimant bien entendu en fonction de ce qu’il est ou de ce qu’il devient, fille, garçon, jeune, adulte, extraverti ou réservé, mais aussi selon le roulis des mots et des idées, comme la Terre dans l’espace, à la fois inchangée et mouvante, gravite autour du Soleil selon une orbite elliptique dont l’astre lumineux n’occupe qu’un des foyers — le second foyer, abstrait et insaisissable, s’appelle peut-être Robinson.