Mon agenda l’atteste : j’ai une double vie. Aux pages pleines de noms de lieux, d’heures fixées, d’heures barrées, d’heures re-fixées, de tâches à accomplir, de rendez-vous, de noms de personnes, parfois un prénom, parfois un nom de famille, succèdent des pages blanches sur lesquelles n’est inscrite que la lettre « R » signifiant « Robinson ».
Sociable, nomade, populaire, affrontant des auditoires de cinq cents étudiants, courant les colloques, les séminaires et les conférences, combinant les amitiés, père de tout cœur, beau-père, mari à temps plein, correspondant avec des professeurs et des écrivains d’ici et d’ailleurs, de par le vaste monde, agité du bocal, naïf, enthousiaste et facétieux, dévorant le stress pour mieux ravaler l’angoisse, cycliste, piéton, usager des trains, toujours en retard face au temps indéfiniment en avance.
Puis, soudain, immobile. Solitaire. Silencieux. Avec Robinson dans son île. Ne gardant avec le monde que peu de contacts : ma famille directe, y compris mes sœurs et frère et ma tante Victoire, seule personne au monde qui préfère me rendre visite lorsque j’ai la garde de Robinson — et, de façon très superficielle, une certaine caissière dans un supermarché.
Un jour Cicéron subjuguant le Sénat de sa parole, le lendemain l’esclave torchant le cul de l’enfant-empereur.
Quand je décide de changer de pièce ou de sortir de la voiture, parfois Robinson regimbe, manifestant son ire par un grondement obscur. Moi qui, avec toute autre personne, adulte ou enfant, privilégie toujours spontanément la concertation et le dialogue, j’ai toujours envie de m’opposer fermement à sa résistance, volonté contre volonté, de me montrer intransigeant. Je ne réagis pas là en père, mais en enfant moi-même, retrouvant dans mon corps la trace d’obstinations primitives. À têtu, têtu et demi.
Alors que je lui enfile sa chaussure, Robinson se met à grogner, aigre, agressif, impatient. Il était souriant un quart de seconde plus tôt et je partageais pleinement sa gaieté. Le voilà qui râle — j’ignore pour quelle raison, physique ou morale : aussitôt, je sens en moi monter une sourde fureur. Si je me laissais aller, je crierais, je frapperais, je mordrais — comme si le poison de la colère, débordant de son corps, se déversait aussitôt dans le mien. Comme si, moi non plus, je ne jouissais pas du langage pour mettre à distance mes émotions.
J’accepte, après hésitation, les invitations de mes amis, mais je ne les suscite guère, alors que je suis d’ordinaire affreusement mondain. Et quand nous nous promenons en ville, Robinson et moi, si, d’aventure, je croise un camarade, celui-ci me reconnaît à peine : malgré mon titre de champion du monde de la réplique facile, insolite ou stupide, je demeure sans voix, le regard suppliant, espérant que l’on me comprenne, m’excusant de mon désarroi, désireux de fuir, déjà, de regagner notre bulle autistico-paternelle. Il est rare, d’ailleurs, que l’on nous retienne, que l’on nous invite à boire un verre — même si cela a pu arriver —, que l’on me propose de nous faire un brin de conduite…
Et nous reprenons notre route, laissant le monde s’engouffrer en nous comme un vent furieux, nous traverser de part en part, puis nous quitter sans avoir déposé sur notre carcasse la moindre trace, sans avoir bousculé, quels que soient sa force et son degré sur l’échelle de Beaufort, en notre intériorité, le moindre nuage, le plus petit brin d’herbe, la plus modeste de nos fleurs de la merde.
Robinson s’adapte-t-il à moi ? Ou est-ce moi qui m’adapte à lui ? Qui rejoint son île au milieu de la mer ? Quand nous descendons la rue en courant, si je ne ris pas comme lui, c’est que j’ai peur du regard d’autrui. Quand nous jouons à la bataille ou au bateau qui coule dans la houle des draps de lit, j’expulse de mon corps moi aussi des sons inarticulés, rugissement de tigre, tumulte de la tempête sur un toit en tôle, cris vainqueurs d’un gorille à dos argenté. Ou alors, je m’empare d’un des tuyaux d’aspirateur de sa collection et, tout en faisant tourner, d’un mouvement circulaire du bras, l’une de ses extrémités, je répète dans l’autre son prénom, en prenant une voix d’outre-tombe déformée par le conduit mouvant, Robinson Robinson.