En la langue

Nul ne sait ce que, du langage d’autrui, Robinson, qui ne parle pas du tout, comprend ou ne comprend pas. À certaines expressions courtes prononcées dans des circonstances précises, il répond par un comportement approprié : il se dirige vers la cuisine si je lui dis « On va manger » et, quand je répète « Trampoline », il se rend dans mon bureau, pièce qui contient bel et bien, à son intention, un petit trampoline. À « Dis au revoir », il réagit par un geste minimal, en levant l’avant-bras et en pliant l’index, et à « Donne un bisou » en tendant la joue sans pour autant bouger les lèvres. S’il vient de jeter un objet par terre, par exemple sa casquette lors de notre promenade, il me prouve, en le récupérant, qu’il connaît la signification de « Ramasse ! ». Lorsqu’il est de bonne volonté, il obtempère aussi à « Appuie sur le bouton », « Éteins la lumière », « Assis » ou « Ferme la porte ». Et, quand il s’est emparé d’une tranche de pain et qu’ayant à peine mordu celle-ci il désigne le frigo, en geignant, pour demander un yaourt à la vanille, il comprend « D’abord ton pain ! », ce qui suppose tout de même une forme de conditionnel. Mais, à ma connaissance, son rapport au langage ne va guère au-delà.

Par ailleurs, il pousse un grand nombre de cris. Aux exclamations significatives s’opposent les éclats de voix purement expressifs — babil ludique obéissant au pur plaisir de faire du bruit, expression d’air sonore, expression sans expression en quelque sorte. Les premiers — hurlements de douleur, pleurs de tristesse, clameurs de joie, haro d’exaltation, etc. — ne sont pas spécifiques et ressemblent à ceux que produisent tous les enfants de son âge (ou plutôt les enfants plus petits). Les autres sont tout à fait personnels, idiosyncrasiques, uniques, impossibles à reproduire : ils demandent une plasticité des cordes vocales étonnante, apparemment inaccessible aux non-autistes. Ces cris expressifs changent de forme d’un mois à l’autre, insensiblement. Aux grouinements de goret qu’on égorge ont succédé un glouglou de dindon difficile à décrire (une sorte de youyouyouyouyou semblable à une variation sur un pronom anglais mêlée aux vocalises lancées par les Marocaines durant les cérémonies de mariages), puis des glapissements de renard glouton, des crépitements de télex des années 1970, des sirènes de paquebot des années 1930, des brames de Tyrannosaurus rex du Crétacé, des grondements de grizzly gravissant les montagnes Rocheuses, des courcaillets de phasianidé de l’Ancien Monde, des fredonnements délicats d’abeille abandonnée, des chants de geai des chênes généreux. Pour le moment, son bruit favori rappelle celui d’un fantôme dans les dessins animés de mon enfance — pourtant il ne regarde jamais de dessins animés.

L’un de ses cris a connu un sort particulier : « Omgohod », lancé avec un accent tonique, de type anglo-saxon, portant sur la dernière syllabe « hod », l’ensemble psalmodié en une émission unique qui me rappelle le trille que la chanteuse Deborah Harry de Blondie susurrait dans les dernières mesures de Heart of Glass, gros tube de 1978.

Nous avons assez vite remarqué que Robinson émettait ce son lorsqu’il tenait en main son nounours-doudou — la seule peluche qui l’ait jamais intéressé (sinon, il aime plutôt les jouets moins sentimentaux, aspirateur, lacet, faux outils). « Omgohod » pouvait-il dès lors être considéré comme un mot ? Au départ, il s’agissait surtout d’un bruit lié à une situation précise, celle qui le met en présence de son doudou. C’était un éclat de voix lié à une énonciation et non un énoncé proprement dit. « Omgohod » n’était d’ailleurs pas un signe, qui aurait remplacé l’objet en son absence : jamais Robinson n’aurait prononcé « Omgohod » en cherchant son nounours — d’ailleurs, il ne cherche jamais rien, sauf parfois de la nourriture, un yaourt, un morceau de pain, de l’eau —, il se contente en général de ce qui est là.

Un jour, cependant, je lui ai lancé, comme par défi : « Prends Omgohod ! » Et il a saisi son nounours au fond de son lit. Soudain, l’espace d’un court échange entre lui et moi, « Omgohod » est devenu un mot.

Son seul mot — ni « papa » ni « nounours », ni « boire » ni « manger », ni « tiens » ni « je veux » — seulement « Omgohod ».

Depuis peu, il ne le prononce plus guère, voire plus du tout, même quand je m’efforce de l’y stimuler — probablement depuis que je lui en ai acheté un neuf, qui reste à la maison et ne l’accompagne pas quand il me quitte. Omgohod aurait été un nom propre absolu qui ne se transfère pas d’un vieux nounours mordillé à son jumeau propre et neuf. À moins qu’il ne soit en train de disparaître en douceur, comme se sont épuisés, à la longue, les grouinements de goret. Le seul mot jamais prononcé par mon fils s’éteint comme une langue moribonde ou déjà morte, le saintongeais, le dalmate, l’araméen, l’aranama, l’atakapa, le kawi, le wallon, le washo ou le murrinbata.