Dans la main

Robinson, même en dormant, refuse la solitude. Toutefois, sa respiration s’alourdit et je retire le plus lentement que je le puis ma main de la sienne pour rejoindre Hélène, ma femme, la belle-mère de mes enfants, et passer avec elle le peu de temps qu’il nous reste de cette journée fatigante avant que le sommeil ne m’abrutisse à mon tour. Trop tôt : la rupture du contact le réveille et il gémit. Je glisse à nouveau mes doigts dans les siens et, de l’autre main, j’ouvre mon livre, qui est éclairé par une petite lampe de spéléologue au milieu de mon front.

Mais je n’ai plus vraiment envie de lire. Je sens la tiédeur des doigts de Robinson dans les miens et, au fond de ma mémoire, un ancien souvenir cherche à s’extraire de mille et une sensations tactiles passées, se faufile, revendique son importance, fait état d’appuis en haut lieu et joue subtilement des coudes pour parvenir à la conscience. J’ai été père avant d’être père — à temps partiel, il est vrai. Quand j’étais adolescent, je m’occupais en effet souvent de Coralie, la dernière de mes sœurs, qui avait treize ans de moins que moi. Si nos parents étaient de sortie, pour conjurer son angoisse, elle débarquait dans ma chambre, vêtue de sa chemise de nuit en pilou rose tendre, tirant son petit matelas derrière elle, et me demandait la permission de dormir au pied de mon grand lit. Une fois la lumière éteinte, elle me prenait la main. C’était assez inconfortable, car j’étais tout à fait immobilisé dans une pose inhabituelle, le bras hors de mon lit descendant jusqu’au sol où se trouvait le matelas de Coralie. Mais, la confiance retrouvée, elle s’endormait assez vite — bien plus rapidement que Robinson. Le contact de mes doigts jouait le rôle de paroles rassurantes et palliait l’absence momentanée de notre mère. S’il dispensait une douce chaleur physique, il constituait avant tout un signe.

En va-t-il de même pour Robinson ? Quel vide comblerait alors ma présence ? Ma main dans sa main est-elle pour lui un symbole d’affection, comme le sont pour les non-autistes les baisers ou les gestes de salut ? Ou s’agit-il d’un contact qui se noue dans le réel ? Me tient-il ou me retient-il pour m’empêcher de m’en aller au loin ?