Si en des temps d’imposture universelle, dire la vérité est en soi un « acte révolutionnaire », selon le propos de George Orwell, il est certain que « l’Obsolète » n’était pas un lieu possible pour ce genre de révolution. L’avait-il été un jour ? C’est peu probable. On ne change pas. Des éléments, des failles de la personnalité, toujours les mêmes, font dévier toujours plus profondément un parcours. Jusqu’à parfois le rendre si hideux qu’il semble en tout point dissemblable, voire même contraire à ce qu’il était à l’état naissant. En réalité cette impression est fausse, provenant de la difficulté à envisager avec une attention continue de vastes blocs de temps. Tout est le plus souvent là, dès l’origine.
Il faut regarder aujourd’hui certains passages télévisés anciens de Jean Joël pour comprendre le genre de pontificat qu’il exerçait alors sur l’intelligentsia française et dont, impitoyable travail du temps qui inlassablement élimine la fausse monnaie, le souvenir lui-même a fini par se perdre. Vraiment, il fut le pape médiatique de toute la gauche, à l’époque même où celle-ci n’avait pas encore entièrement renoncé à peser sur le cours des choses, et ne se résumait pas encore à de vagues postures bien intentionnées, dépourvues de toute conséquence. Face à Alexandre Soljenitsyne, témoin alors révéré du goulag, on peut ainsi le voir sur le plateau de la plus célèbre émission littéraire française, en 1975, vêtu du costume en velours typique de l’intellectuel sartrien qu’il ne fut jamais, le front soucieux, légèrement tassé à l’arrière de son siège. Comme engoncé dans sa propre gloire, Jean Joël prend la parole pour regretter qu’aucun membre du Parti communiste ne soit présent afin d’apporter la contradiction à l’ancien zek, déporté huit années durant pour avoir remis en question les talents militaires de Staline dans une correspondance privée. Bras armé dans la presse de gauche d’un anticommunisme virulent, Jean Joël ne rougit donc pas ce jour-là de faire la leçon à la puissance invitante au nom du PC, et de prendre l’apparent contre-pied de l’écrivain russe. Un peu plus tard, en cours d’émission, il finit néanmoins par se prosterner devant ce dernier, tout en ayant au passage veillé à souligner que, quoique patron de « l’Obsolète », il compte quelques amis dans le camp de ses adversaires rouges.
Ce genre de contorsions, qui allaient parfois jusqu’à rendre le propos inintelligible, était en vérité l’un des traits les plus frappants chez cet esprit sinueux. Cela témoignait du reste moins chez lui d’un goût pour la complexité que d’un désir de cour, celui de se mettre en position de distribuer souverainement courbettes et coups de griffe, mais plus encore de toujours laisser ouverte la possibilité d’une volte-face, d’un changement de pied, d’un retournement complet de position. Dans ces exercices-là, il était sans égal. Son verbe subtilement fielleux, lorsqu’il conduisait par exemple une réunion, pouvait à juste titre inspirer à son auditoire une réelle admiration.
Un autre passage télévisé, datant du milieu des années 80 celui-là, révèle un total changement de climat dans le pays. Si les mines graves ne sont plus de mise, les leçons de morale, elles, reprennent de plus belle. Le grand commandeur de « l’Obsolète », s’acheminant vers la fin de la soixantaine, bronzage épanoui et invraisemblable sourire de chattemite accroché aux lèvres, s’y livre à un numéro d’inquisiteur de gauche anti-libéral à couper le souffle. Face à lui, l’éphémère rédacteur en chef de L’Express, nommé par Jimmy Goldsmith, richissime homme d’affaires anglais qui venait de racheter le journal où Jean Joël avait fait ses classes. Ce dernier s’élance. Il s’inquiète d’une éventuelle « mise au pas » idéologique de ses confrères de L’Express, et encore que l’on puisse désormais exiger de ces derniers une véritable profession de foi en faveur du libéralisme économique. Il fait également mine de s’alarmer de la collusion objective entre le propriétaire de L’Express et le nouveau gouvernement – la cohabitation entre François Mitterrand, vieux président superficiellement socialiste, et Jacques Chirac, leader d’une droite anciennement gaulliste, venait à peine de commencer. Il rappelle l’hostilité de son propre journal à « une certaine idéologie sécuritaire, qui met en péril la police ». Contre les coups de matraque, « l’Obsolète », mais afin de protéger la sûreté des policiers. Contre l’excès de répression, mais afin ne pas compromettre l’ordre. À cette seule réflexion, on mesure à quel point la gauche est déjà en train de muter, et l’on peut même pressentir qu’un jour les gardiens de la paix y seront sans pudeur préférés à la défense des libertés. Le débat télévisé face au temporaire homme de paille de L’Express s’achève sur un verdict qui, des années plus tard, ne peut manquer de faire sourire : « Je redoute un État musclé au service de l’entreprise », affirme gravement Jean Joël. Trente années plus tard, en 2016, le même homme jetterait ses dernières forces dans la défense d’un gouvernement socialiste autoritaire, gérant empressé des intérêts capitalistiques les plus obtus, et infailliblement voué à finir à la décharge, après avoir écœuré jusqu’au dernier carré de ses électeurs.
Avait-il changé, le Narcisse de Blida, à travers toutes ses métamorphoses ? Là encore, force est de le nier. Toute sa vie il avait pioché dans le même sac de farces et attrapes rhétoriques, toujours visant au même but : prospérer sur les apparences de l’engagement, en évitant toujours de s’engager fermement en faveur de quoi que ce soit, si ce n’est en faveur du maintien de l’ordre existant qui avait fait de lui le roitelet de son temps. À son propre sujet, il ne manquait du reste pas de lucidité. Sa vanité proverbiale pouvait alors parfois se teinter d’ironie à l’égard de lui-même, ce qui pouvait avoir un grand charme, et déstabiliser favorablement ses interlocuteurs. Il avait suffisamment croisé d’écrivains véritables et de politiques dignes de ce nom pour savoir que, un jour, tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait cru penser, tout ce qu’il avait manœuvré, serait oublié. « Je ne crois pas que je laisserai quelque chose à la postérité », se plaisait-il parfois à dire. Il en souffrait en réalité, comme un damné, et sans doute est-ce la raison pour laquelle, à quatre-vingt-dix ans passés, il ne pouvait se résoudre à quitter « l’Obsolète » pour regarder pousser une roseraie ou refondre le lexique de ses œuvres complètes.
Comme ces vieux patriciens décrits au Ier siècle après J.-C. par Sénèque, qui s’acharnaient à exercer leur office, faute de pouvoir rester seuls avec eux-mêmes, Jean Joël ne pouvait admettre le passage du temps. Dès qu’il lui tournerait le dos, il sentait que celui-ci le faucherait infailliblement, effaçant jusqu’à son souvenir. Les signes avant-coureurs de ce désastre, il ne les connaissait que trop bien. Fut un temps où il se plaignait avec mélancolie que, dans les couloirs de « l’Obsolète » des années 2000, les nouveaux arrivants, soutiers du web ou aspirantes du service mode, ne le reconnaissent pas. Aujourd’hui, ils ignoraient jusqu’à son existence.
Rester au journal dans ces conditions, c’était se rendre odieux. Partir, c’était disparaître. Entre ces deux maux, il avait opté pour le premier. Ainsi, l’ancien virtuose du journalisme s’humiliait-il souvent à des suggestions d’articles vieillottes ou hors de propos, et importunait-il sans relâche des rédacteurs en chef débordés qui se riaient impudemment de lui dans son dos. Quand il n’y avait plus aucun autre moyen d’exister, il en venait à blesser ceux qui, comme moi, étaient les mieux disposés à son égard. La méchanceté avait toujours été son véritable don. L’impuissance à agir l’avait littéralement décuplée. Jusqu’à un âge avancé, ses coups de patte étaient encore terribles. Moins précis qu’auparavant, ceux-ci manquaient fort heureusement le plus souvent leur cible.