On ment beaucoup sur le métier de journaliste. L’un des plus honnis, et en même temps des plus enviés qui soient. Toute une nuée de ressentiments l’accompagne, pointant la servilité inhérente à ceux qui l’exercent, leur collusion odieuse avec les pouvoirs, leur façon de chasser en meute, leur inconsistance aussi. La réalité est pire encore. Rien n’oblige au fond le journaliste à devancer les opinions grégaires, à mordre là où il faut, à anticiper les attentes supposées des maîtres d’une rédaction, ni de ceux qui les manœuvrent, plus haut encore. Et pourtant, la plupart le font. Comme un seul homme, sans qu’aucun ordre n’ait à être formellement donné. Souvent je me suis demandée comment une telle chose, un rêve de législateur fou, était simplement possible.
Tout repose en réalité sur la qualité du recrutement des troupes. En quinze ans, un directeur de la rédaction aguerri peut littéralement paralyser un corps collectif, le priver de ses nerfs, saper toute sa capacité de résistance, y rendre l’intelligence odieuse, l’originalité coupable, la syntaxe elle-même suspecte. Il peut y changer entièrement la nature des phrases qui sortiront de l’imprimerie. Pour cela il faut être extrêmement rigoureux dans la sélection des pousses. Rejeter tout individu qui aura montré une forme quelconque d’insoumission ou de nervosité face à un ordre, fût-il aberrant. Le jeune journaliste doit déjà avoir la souplesse du vieux cuir. Il ne doit nullement s’émouvoir de voir son texte entièrement massacré et recraché à la hâte par un chef de service notoirement sans aptitudes. L’art de recruter requiert également de tenir pour foncièrement louche l’attention extrême de certains à la langue. Adopter la même circonspection face à l’excès de compétence dans certains champs, que ce soient les nouvelles technologies, la géopolitique ou bien la vie des idées, qui peut occasionner des scrupules à écrire des inepties simplificatrices, et entraîner des perturbations difficiles à évaluer.
Repérer aussi les points d’opinion susceptibles de se solidifier à l’avenir et de faire verser une trajectoire dans l’hérésie incontrôlable. Au besoin, clarifier les choses par des questions sans ambiguïté sur le référendum sur la Constitution européenne qui déchira la France en 2005, scrutin au cours duquel le peuple et les médias divorcèrent définitivement. « L’idéal européen » fournissait encore, Dieu merci, un moyen grossier, mais presque infaillible, de repérer la capacité de l’impétrant à avaler n’importe quelle fable officielle et à la propager. Au minimum, exiger une condamnation implicite du « mélenchonisme », vicieuse hérésie socialiste surgie à la fin des années 2000, qu’on ne pouvait évoquer dans un journal comme il faut sans l’ironie publique de rigueur, voire même l’ostentation d’un profond dégoût.
Dans le doute, ne pas se laisser attendrir : éliminer directement. Si le criblage est bien fait, vous obtiendrez ainsi au fil du temps, en lieu et place d’une rédaction nervurée et vivante, une sorte de Léviathan entièrement mou, qui vous obéira en tout point, sans même avoir à élever la voix. Les pieds sur le bureau, vous n’aurez qu’à grommeler un commentaire à demi articulé, et l’on vous comprendra aussitôt.
Ce n’est pas encore tout à fait dans cet état que j’avais trouvé « l’Obsolète » en y entrant, mais la grande mutation était déjà en cours. La règle qui présidait au recrutement de la troupe était déjà en place, mais un peu de ruse permettait encore de la contourner. Le travail de l’écumoire n’était pas achevé. Des individualités authentiques peuplaient encore les premiers open spaces. Une légende du journalisme pouvait s’enorgueillir de plusieurs condamnations pour offense au chef de l’État, qui dataient de l’époque héroïque de Combat, et avait à son actif des centaines de papiers spirituels, parfois génialement bidonnés dans des fumeries d’opium ou divers hôtels borgnes du Maghreb. Le caractère de feu d’une grande reporter pouvait encore se donner libre cours en réunion publique contre l’entre-soi machiste et irrespirablement bourgeois de ces messieurs. Mon propre voisin de bureau était un proustien à l’esprit mordant, pianiste hors pair et auteur du traité de référence sur la ponctuation aux éditions Gallimard. Toutes sortes de personnages insensés, impossibles à normaliser, pouvaient encore circuler dans les couloirs de « l’Obsolète », où la joie des mots était une valeur partagée. Telle phrase qui avait enchanté vos confrères pouvait entrer dans la mémoire collective pour des années. Il y avait une certaine douceur à vivre alors dans ce qui ressemblait encore à un journal, même s’il était difficile d’ignorer que les lumières de la fête étaient en train de s’éteindre les unes après les autres.
Pourquoi avais-je voulu devenir journaliste ? Car il est certain que j’avais vraiment voulu l’être, et même depuis longtemps, sans pour autant avoir jamais été trop dupe, me semble-t-il, des légendes avantageuses sur le « devoir d’informer », la nécessité de porter la plume dans la plaie, et autres mystifications qui me mettent aujourd’hui encore mal à l’aise.
« Bonne qu’à ça », me disais-je, moi qui me sentais en sécurité dans l’écriture comme dans une forteresse, et qui repoussais depuis toujours le spectre de l’enseignement à perpétuité. La plupart des écrivains que je révérais portaient pourtant un regard terrible sur le journalisme, activité louche, à laquelle la prostitution ou l’usure semblaient de loin préférables. « Encore un siècle de journalisme et la langue elle-même puera », écrivait Nietzsche, sans parler de Debord, pour qui les journalistes étaient ni plus ni moins que les intouchables de son temps. Les mots les plus durs revenaient toutefois à Baudelaire qui, en quelques phrases définitives de Mon cœur mis à nu, déclarait que les directeurs de journaux, comme les fonctionnaires ou les ministres, pouvaient être quelquefois des êtres estimables, mais que par nature ils étaient voués à demeurer des « personnes sans personnalité, des êtres sans originalité, nés pour la fonction, c’est-à-dire pour la domesticité publique ». Il est vrai que pour lui seuls les poètes, les prêtres et les soldats pouvaient prétendre sur terre à échapper au fouet.
Bizarrement, même des années plus tard, alors que j’étais montée successivement en grade dans la hiérarchie de deux grands journaux, ces attaques qui auraient dû me meurtrir, en ce qu’elles disqualifiaient tout de même le cœur de mon activité quotidienne, avaient toujours suscité ma plus grande joie. « S’en prendre au journalisme quand on est soi-même journaliste, c’est tout de même un peu con », m’avait un jour opposé un directeur de la rédaction de « l’Obsolète », excédé par mon compte-rendu élogieux d’un livre assassin pour la corporation. Tel était l’exact contraire de mon point de vue. Après tout, George Orwell et Karl Kraus avaient eux aussi été journalistes, certains d’accomplir une mission importante à travers cet exercice, et néanmoins ils assassinaient inlassablement leurs pairs, dont ils dépeignaient avec cruauté la comédie de propagandistes du néant. Sans doute est-ce d’ailleurs ce genre d’exemples-là qui me consola, durant toutes ces années, de la réalité vécue auprès des diplômés sans relief d’écoles de journalisme de mon temps. Preuve peut-être que j’étais plus torturée que je ne voulais l’admettre par l’opprobre qui pesait sur le métier que je m’étais choisi.
La réalité de celui-ci était plus navrante encore que ce que les plus acharnés adversaires des médias contemporains pouvaient en imaginer. Au départ de ce métier était une blessure morale, je ne saurais le dire autrement. Celle-ci consistait à vendre ses mots pour en obtenir une reconnaissance immédiate, parfois déconcertante de facilité, mais jetable, passagère, peu consistante au total. Sans avoir encore jamais rien accompli vous-même, rien prouvé, rien démontré, en trois feuillets et deux bons mots, vous pouviez ruiner une réputation. Faire maudire la vie à un homme. Abattre jusqu’à trois années de besogne acharnée sous la lampe. Cette impression-là, en soi, était profondément corruptrice. Or il était impossible de ne pas en être saisi dès lors que vous rejoigniez la presse écrite, notamment dans le domaine de la critique culturelle. On vous mettait entre les mains le livre à paraître d’un auteur, vous l’encensiez, ou vous l’exécutiez. Si vous souhaitiez percer vite, échapper à des années de prolétariat intellectuel à la pige, la seconde solution pouvait s’avérer dangereuse, mais elle était souvent d’une efficacité redoutable. « Soyez dur et spirituel pendant un ou deux mois », ainsi que le débutant Lucien de Rubempré se l’entendait dire sous la Restauration.
À la sortie d’une vie étudiante obscure et monotone, soudain vous étiez alors recherché, redouté, et le ventre de la vie parisienne s’offrait entièrement à vous. Vous étiez, disait encore Balzac, « à la veille de devenir une des cent personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France ».