C’est en 2000 que je suis entrée à « L’Obsolète », et sur l’essentiel rien n’avait changé depuis ce temps-là. En quelques mois, le chef du service culture, figure influente de la presse, m’y avait ouvert grand les portes. Tous les auteurs prestigieux étaient à portée de téléphone, toutes les fêtes à portée de main, tous les services de presse couraient alors encore après le moindre journaliste du vieil hebdomadaire, et un écrivain noctambule, auteur d’un best-seller contre le monde de la publicité, m’avait appelée durant l’été, se proposant de me « lancer » dans l’émission télévisée qui venait de lui être confiée.
Dès la première rentrée littéraire, un incident étrange avait toutefois failli me coûter cette situation prometteuse. L’assassinat que j’avais commis, en pleine rentrée littéraire, d’un académicien faiseur de best-sellers du Figaro avait soulevé un véritable torrent d’indignation chez les dirigeants de « l’Obsolète ». Avant même sa parution, en contravention avec toute bienséance professionnelle minimale, une main anonyme avait envoyé mon article sur le fax même de l’écrivain qui, l’été venu, accueillait le Tout-Paris dans sa maison de la baie de Saint-Florent en Corse. L’académicien au regard lavande était la figure tutélaire du grand quotidien de la droite, mais il était aussi l’intime de toute la gauche d’emprunt qui faisait alors la pluie et le beau temps dans le grand hebdomadaire où le sort m’avait placée. Ainsi que je n’allais pas tarder à le comprendre, ce genre de méli-mélo politique était la chose la plus commune qui soit, et le simple fait de le remarquer, ne parlons même pas de s’en indigner, vous faisait à l’instant passer pour une illuminée qui un jour finirait sa vie au désert.
C’est dans le même esprit que les patrons des trois plus grands hebdomadaires français, « l’Obsolète », Le Point et Marianne, qui toute l’année faisaient mine de s’empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses, passaient tous leurs Nouvels Ans à festoyer ensemble. Tantôt dans l’hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés qui appartenait à l’un d’entre eux, tantôt dans leurs datchas respectives de la côte normande, qu’ils avaient achetées à proximité tant leur symbiose était totale et ne s’embarrassait nullement d’obstacles idéologiques.
Tous ces trafics s’effectuaient bien sûr à l’extinction des spots, dans le dos du public, qui, lui, croyait dur comme fer à l’authenticité de leurs incompatibilités, à leurs coups de colère simulés, à l’existence de courants d’idées opposant réellement les leaders médiatiques du pays. La chose était d’autant plus stupéfiante à remarquer dans le cas de Marianne, fer de lance de la dénonciation de « la pensée unique » depuis la fin des années 90.
La proximité entre tous ces personnages, lorsqu’elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n’était qu’une même nappe phréatique de certitudes communes, d’intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques, seulement pour les besoins du commerce, et l’amusement de la galerie. La réalité du milieu entier tenait dans cette promiscuité-là. Celui qui s’en étonnait était sur la mauvaise pente, celui qui la refusait, déjà une sorte d’ennemi. Tout en affichant des sympathies de gauche indéfectibles, il avait ainsi toujours été de bon ton à « l’Obsolète » de ménager en sous-main les ultras de la droite, ceux du moins qui étaient susceptibles de nuire ou de rendre différents services.
C’est dire si ma descente du livre de Mémoires en effet pitoyable de l’académicien, vibrante de mépris et aussi, faut-il le dire, d’innocence, avait été jugée incongrue dans les hauts étages du journal. Vingt-quatre heures durant on me donna même sortante, et non sans dépit, j’avais commencé à ramasser mes effets personnels. Une poignée de stylos, quelques livres, deux ou trois cartes postales. C’est alors que Jean Joël, selon un rite qui allait devenir commun entre nous au fil des années, me fit appeler au téléphone et déclara, à la surprise générale, que je serais relevée de mes péchés. Une assistante me transféra la communication du grand mamamouchi, dérangé sur son luxueux lieu de vacances marocain pour arbitrer l’affaire, et celui-ci me dit en substance qu’il ne fallait pas songer à publier l’article en l’état, mais qu’il fallait en revanche sans doute en embaucher l’auteur. « Vous nous avez réveillés, souffla-t-il ce jour-là à la débutante pétrifiée derrière le combiné. Nous nous étions assoupis dans une complaisance sans doute coupable, et vous êtes venue. Je souhaite faire votre connaissance dès mon retour à Paris. » L’article serait publié la semaine d’après, dans une version bousillée en personne par un des proches historiques du grand homme. Le même qui, un quart de siècle auparavant, traquait impitoyablement les éléments droitiers susceptibles de s’être infiltrés au sein des troupes du journal, et s’était désormais reconverti en cireur de parquets pour académicien du Figaro.
« Vous nous avez réveillés », cette phrase comment ne pas l’écrire avec une émotion particulière, quinze années après cet été-là. Entre-temps le fondateur de « l’Obsolète » m’aura souvent lâchée, avant de me relever, puis de m’accabler à nouveau, et de recommencer à m’enjôler inexplicablement de douceurs. Sans doute m’aura-t-il aimée, mais si peu comprise au total. Au bout du compte il aura choisi d’offrir son prestige déclinant à une coalition d’hommes d’argent et de managers illettrés, saccageurs de ce journal d’idées qu’il avait fondé il y a plus de cinquante années. À la demande de ceux-ci, il se sera fait l’auteur d’une tribune publique déshonorante dans Libération, justifiant un licenciement unique dans l’histoire de « l’Obsolète ». Sans la moindre pudeur il se sera couché devant les nouveaux maîtres, artisans de la destruction définitive de l’œuvre de sa vie. On ne se lasse pas de méditer sur les causes d’une défaite humaine aussi totale.
Dans l’unique lettre qu’il m’a envoyée durant ces événements, le vieil homme se plaint d’avoir été dépossédé de la direction des pages idées du journal par mes soins, et évoque « la dimension politique » que j’aurais introduite en contrebande dans sa pratique du journalisme intellectuel. À la personne qu’il regarde sans émotion partir à Pôle emploi en plein sinistre de la presse, il va jusqu’à reprocher une « désastreuse blessure faite à notre journal ». Il y a quinze ans, je les avais réveillés. Aujourd’hui, je les avais blessés.