6  Le meilleur des systèmes

De quelle nature était cette énigmatique blessure infligée à « l’Obsolète » ? Pour le comprendre, sans doute faut-il commencer par décrire dans quelle duplicité politique stupéfiante ce journal avait fini par tomber au fil des ans. À l’image du Parti socialiste en voie de putréfaction à qui ce journal servait de miroir, et qu’il semblait s’être donné pour absurde vocation d’accompagner jusqu’à sa chute finale, le journal veillait, plus que sur tout autre mensonge, à protéger celui que la gauche entretenait sur elle-même.

Alors que celle-ci, depuis les années 80, s’était délibérément vendue au capitalisme financier, accompagnant le démantèlement des services publics, couvrant la dérégulation des marchés, et portant des banquiers d’affaires jusque dans les ministères, le travail d’usinage idéologique nécessaire pour dissimuler l’ampleur de la forfaiture était de plus en plus malaisé, demandant des individus puissamment clivés, doté d’un système nerveux très particulier. Officiellement, le journal était encore « d’inspiration sociale-démocrate », ainsi que le stipulait la « Charte » qu’on faisait signer aux nouveaux entrants avec leur contrat de travail, mais nul n’aurait su dire exactement ce que pouvait encore recouvrir un tel mot, alors même que d’anciens ministres de François Mitterrand reprochaient à leurs successeurs aux affaires de piétiner toutes les conquêtes sociales du pays, et de travailler vicieusement contre leur camp et toute son histoire.

Lorsque j’étais revenue à « l’Obsolète » au printemps 2014, après l’avoir quitté quelques années pour entrer à la direction du journal Marianne, un funeste avertissement m’avait été donné concernant l’état de délabrement dans lequel j’allais retrouver les esprits. Ce signe-là était venu de l’un des rédacteurs en chef, celui qui était en charge de la politique, et qui vouait un culte martial au Premier ministre qu’on entendait alors aboyer sur toutes les ondes du pays. Au cours d’une discussion collective concernant un journaliste de la maison saisi de lubies xénophobes parfois embarrassantes, ce rédacteur en chef, qui se piquait d’être un comique, avait lâché triomphalement : « On n’est jamais trop à droite à l’Obsolète ». Toute la table de la direction avait éclaté d’un rire gras, plein de sous-entendus écœurants. Ce qui était terrible, c’est que ce n’était pas le moins du monde une boutade. Ce qui était terrible, c’est que la chose était devenue un simple état de fait, et même un programme.

Ainsi « l’Obsolète » en était-il venu, au fil du temps, à se servir directement dans les rangs du Figaro quand il s’agissait de garnir son service économie. Ou dans des magazines illustrés fièrement néolibéraux comme Le Point, qui avaient, eux au moins, le mérite de ne pas mentir sur ce qu’ils donnaient à manger à leurs lecteurs, et dont les affaires s’en portaient nécessairement mieux.

Avec les recrues issues de la droite, pas de mauvaises surprises, on pouvait dormir sur ses deux oreilles. Il ne serait jamais arrivé à ce genre de rédacteurs de nourrir de mauvaises pensées à l’égard des politiques de la Banque centrale européenne. Ou de défendre les pays du Sud qui se rebiffaient les uns après les autres contre les plans d’austérité en passe de ruiner leurs démocraties. Avec eux, nul risque non plus de voir éventer la mystification de la « politique de l’offre » socialiste, en train de remplir les caisses du patronat sans créer un seul emploi. Lorsqu’un événement jetait le trouble dans leur système de pensée, ils choisissaient tout simplement de ne pas le traiter. C’est ainsi qu’il fallut quasiment se fâcher, à l’été 2015, pour obtenir qu’on pût commencer à lire, dans « l’Obsolète », quelques timides premiers papiers sur la coalition de la gauche radicale qui avait pris le pouvoir six mois auparavant en Grèce.

Plus généralement, les éléments issus des services économie étaient extrêmement bien cotés, et pouvaient monter très haut dans la hiérarchie des rédactions. Il était même tout à fait remarquable de voir à quel point ceux-ci avaient colonisé la tête des principaux journaux depuis les années 90. On les avait bien formés, ceux-là, aux phrases courtes, aux pensées simples et pragmatiques, au court-termisme historique qui dispense de voir certaines déformations conceptuelles de longue période à l’œuvre. À la haine de la complexité intellectuelle, avant toutes choses. Oui, vraiment, ces gens présentaient toutes sortes d’avantages. Il fallait toutefois demeurer vigilant, car, aussi raisonnables soient-ils, certains pouvaient encore avoir des velléités d’émancipation.

Ainsi, au cours d’un épisode particulièrement coloré de l’histoire du journal, une journaliste notoirement douée, issue de l’école HEC, peu connue pour être un incubateur à marxistes-léninistes, s’était-elle trouvée dans le viseur du PDG de « l’Obsolète ». Alerté par certains de ses papiers, qui semblaient témoigner d’une certaine lucidité à l’égard du scénario de la mondialisation heureuse encore vanté par les aruspices officiels, Claude Rossignel avait imaginé lui faire signer, avant de la recruter définitivement, une sorte de document où elle s’engagerait à tenir l’économie de marché pour « le meilleur des systèmes ». Les instances représentatives du journal s’en étaient cette fois émues et avaient réussi à mettre un terme à la manœuvre avant que celle-ci ne s’ébruite trop en ville.

Ainsi « l’Obsolète » qui, en 1965, exigeait de tous les candidats à l’embauche une condamnation sans appel des interventions américaines au Vietnam et à Saint-Domingue, était-il devenu en 2005 ce périodique où l’on cherchait à extorquer d’insensées professions de foi capitalistes à de jeunes journalistes. Une chose n’avait pas changé toutefois en quarante ans, c’était la volonté de s’introduire dans les consciences pour prévenir les opinions coupables, déceler le chancèlement des croyances et traquer les relaps. Un procédé de nature pour le moins stalinienne qui ne laissait pas d’amuser chez ces intransigeants démocrates, défenseurs constamment sur le qui-vive d’un Monde libre qui avait pourtant triomphé de longue date.