On l’aura compris, la vision marxiste du monde, le gauchisme sous toutes ses formes, sans même parler du communisme stricto sensu, étaient durement réprimés à « l’Obsolète ». Issue d’une famille vendéenne par mon père, seul de toute sa lignée à avoir obtenu le baccalauréat et contre-révolutionnaire par attache autant que par snobisme, c’est peu de dire que je n’avais nullement cherché, en rejoignant la bergerie socialiste de la place de la Bourse, à y introduire un bacille politique quelconque, a fortiori celui de l’extrême gauche à laquelle rien ne m’attachait. Mais j’avais lu cependant, et dans toutes les directions. Devenue agrégée de philosophie trois ans avant d’entrer à « l’Obsolète », j’avais aimé les penseurs les plus contraires, et par-dessus tout Rousseau, dont le style et la radicalité m’éblouissaient. Les plus rudes textes de Marx, nos professeurs nous les avaient fait lamper dès le premier trimestre au lycée Henri-IV. La même année, j’avais lu l’œuvre de Pierre Manent, introducteur du libéralisme politique dans le champ français, impressionnante par son brio et sa clarté. Plus tard, je rencontrerai à plusieurs reprises le discret professeur des « Hautes Études » dans sa maison d’Auteuil, et il me ferait découvrir les écrits de Leo Strauss et de Carl Schmitt.
La pensée de Nietzsche était pour moi la plus puissante, la plus inhumainement subtile, et hormis les Évangiles peut-être, rien ne me semblait devoir être mis au-dessus de la dernière partie d’Ainsi parlait Zarathoustra. Tout m’intéressait, de Joseph de Maistre à Gramsci. Seules la fadeur et la mollesse me dégoûtaient, la bonne conscience humaniste aussi, et il était évident pour moi qu’elles n’appartenaient en propre à aucun camp.
« Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale. » Cette phrase de l’écrivain José Ortega Y Gasset exprimait pour moi une évidence indépassable, une vision anthropologique étrangère au « ni droite ni gauche » avec lequel les ministres socialistes les plus libéraux essayaient désormais de racoler. Aucune offre politique durant ces années-là, aucun parti ne me semblait détenir la vérité de la situation, aussi votais-je rarement. Il est certain, en revanche, que d’une enfance catholique j’avais conservé un sens de la justice indéracinable. Les grands chrétiens rouges ou paradoxaux, comme Pier Paolo Pasolini et Gilbert Keith Chesterton, m’avaient toujours semblé être les plus anticonformistes des penseurs. À eux allait ma préférence sensible.
La violence du Christ face aux conventions, à la tiédeur, sa façon de choquer le bourgeois de Judée en se mêlant aux bas-fonds de la société, aux pauvres les plus cabossés, aux prostituées, tout cela m’apparaissait comme éternellement neuf. J’éprouvais une vraie aversion pour ceux qui n’étaient capables de sentir face à cela qu’une odeur de sacristie, les militants du parti du Progrès, qui pensaient que l’humanité était résolument en marche vers quelque chose de plus grand, de meilleur. Il était si évident que sur l’essentiel rien n’avait irréversiblement avancé vers le mieux depuis l’origine, et que la liberté dont notre temps se vantait inlassablement n’était qu’un nouveau nœud dans le fouet du maître, désespérante formule de Kafka que j’aimais par-dessus tout.
À peine arrivée à « l’Obsolète », aussi rapide qu’ait pu sembler mon ascension au sein de la maison, j’eus très tôt la conviction que les choses pourraient un jour y mal tourner. On me confia les matières intellectuelles à la suite de Didier Éribon, proche de Michel Foucault, et confident privilégié de Claude Lévi-Strauss dans la presse durant des années. Un journaliste frotté de sociologie dont les derniers moments passés dans la maison avaient été sinistres. Lui aussi avait été poussé au départ, dans des conditions toutefois moins brutales que celles qu’on me réserverait, et à un moment de sa vie où, appelé à donner des conférences sur les campus californiens, la vie au sein de ce journal avait perdu pour lui tout charme et tout sens. Les patrons de « l’Obsolète » le haïssaient. Des railleries homophobes circulaient à son sujet, des mots que la droite la plus abjecte n’aurait pas reniés.
Son lien avec le sociologue Pierre Bourdieu, symbole honni du réveil de la gauche dont le journal n’hésiterait pas à piétiner le cadavre encore chaud à sa mort, en 2002, lui était notamment reproché. Afin de maquiller les inavouables causes de mon éviction au printemps 2016, Jean Joël n’hésiterait pas à s’appuyer sur les dix années que cet homme avait passées à « l’Obsolète » pour prouver l’ouverture d’esprit qu’on ne pouvait contester à la maison, prétendu havre de bienveillance intellectuelle où s’égayaient les raisonnements les plus adverses. C’était un mensonge misérable, Eribon y avait au contraire été dans le meilleur des cas ignoré. Même le grand André Gorz, intellectuel anticapitaliste et écologiste convaincu que le journal eut la chance de compter à l’origine parmi les siens, n’avait jamais pesé véritablement sur la ligne de « l’Obsolète », ni été autre chose qu’une caution de gauche à la marge, que Jean Joël se plaisait au demeurant à tourmenter.
À tout moment il fallait se tenir sur ses gardes à « l’Obsolète ». Dès lors que vous vous efforciez de penser, vous étiez d’une certaine façon en danger. Toujours vous risquiez d’être trop à gauche du catéchisme fixé par les fondateurs, auquel Laurent Môquet avait adjoint ses propres réglementations tatillonnes. Ou bien trop à droite, une pente qui allait toutefois s’avérer de moins en moins sévèrement réprimée au fil du temps. Le plus cocasse c’est que, tandis qu’on me liquiderait un jour pour « extrémisme de gauche », c’est plutôt de « déviation droitière » que je m’étais vue soupçonnée au début. Ma blondeur nordique y invitait aux dires de certains, mes amitiés jugées suspectes aussi. Avec l’écrivain Philippe Muray notamment, alors apprécié de quelques happy few. Avec d’autres personnages dans ce genre-là aussi, des esprits libres, en rébellion contre les jobardises du temps, et qui eux aussi durent, à certains moments de leur vie, payer le prix de l’irrévérence.
À « l’Obsolète », on ne l’entendait cependant pas de cette oreille. Ce genre de personnages était aussi honni que Bourdieu avait pu l’être sur le flanc gauche. Avec eux, on ne respectait même pas le temps du deuil – preuve, s’il en était besoin, que l’idéologie fermentait violemment dans les veines de ce journal en apparence si placide. Ainsi la nécrologie de Philippe Muray, brutalement disparu en 2006, que j’avais écrite un dimanche dans un état de réelle douleur tant nous étions en effet devenus proches au fil des ans, m’avait valu l’une des plus pénibles séances de « redressement idéologique » que j’aie jamais eu à affronter.
Le texte ne faisait pas plus de deux feuillets. Il y était question d’arpenter la rue de la Gaîté aux côtés de Muray, d’une poignée de souvenirs de conversations qui seraient bientôt évaporés, de rien de bien coupable en somme. Mais Laurent Môquet y avait vu malignité, et m’avait convoquée. Je n’avais pas clairement informé le public de la nature réactionnaire de cette œuvre, c’était la première faute pointée. J’avais au demeurant usé d’un néologisme pour qualifier l’ennemi du peuple qui venait de décéder : « écrivain pascalien ». Une expression dont aucune personne normalement constituée ne pouvait entrevoir le sens, me répétait Môquet sur un ton de plus en plus menaçant. Pour conclure, il affirma qu’il était déjà méritoire que nous consacrions de la place à « un écrivain qui ne vendait manifestement pas beaucoup de livres », un critère d’importance à ses yeux. Je me devais donc de rectifier au plus tôt les multiples déviances de cet article, avant d’ajouter à mes ennuis. Ce jour-là, faut-il l’avouer, épuisée par l’absurdité de la situation, par l’éternel corps-à-corps avec la médiocrité et la malveillance que m’imposait ce rôle de préposée aux idées dans un journal où elles étaient en fait intensément détestées, les larmes avaient coulé.
Plus tard, les reproches s’inverseraient, donc, et c’est ma supposée adhésion secrète au bolchevisme qui serait inlassablement dénoncée. Curieux destin tout de même quand on sait que, solitaire par tempérament, la seule existence d’appartements communautaires à Moscou avait longtemps plaidé pour moi contre l’idée communiste entière. Toujours je m’étais demandé avec quelle pâte humaine chimérique on avait un jour pu imaginer bâtir le socialisme réel. Jamais je n’avais pu contempler sans éclater de rire ceux de mes camarades d’Henri-IV, issus de la haute bourgeoisie de Saint-Germain, qui arboraient chapkas à étoile rouge ou vestes mao au début des années 90, et se conduisaient ignoblement avec les fils d’instituteurs venus de province.
Toujours je m’étais méfiée des tables rases. Jamais je n’avais cru en une possible rectification définitive d’un bois humain voué à demeurer à jamais tordu. Par un fond de pessimisme anthropologique sans doute, parce que l’homme est cet animal de proie, cruel entre tous, qui ne chérit nullement l’égalité, et que l’on peut certes tenir en respect par la loi, mais jamais entièrement retourner. Toujours j’avais senti surtout que les communautés autogérées étaient un terrain de jeu fantastique pour les gourous, les pervers. Et ce ne sont pas les quelques heures passées à Rome avec Toni Negri, ancien « cerveau » présumé des Brigades rouges, qui parvinrent à me convaincre du contraire. Je n’ai du reste pas changé d’avis sur l’ensemble de ces points.