À quel moment « l’Obsolète », navire amiral de la gauche de gouvernement française, avait-il décidé de se suicider en cessant de rendre compte du réel ? La lecture de L’Étrange défaite de Marc Bloch, toujours utile pour comprendre après coup les grands désastres, permet d’avancer un premier facteur. À la tête de ce journal, comme à celle de l’armée française en 1940, on trouvait de grands vieillards incapables de remettre en cause l’interprétation qu’ils donnaient de leurs victoires passées.
« L’Obsolète » s’était ainsi longtemps nourri des réflexions d’un cercle d’intellectuels et d’universitaires proches, « les amis du journal » les appelait-on, comme s’il s’était agi d’un cénacle indiscutable, dont l’évident prestige se passait de démonstration et dispensait même de les énumérer. Un demi-siècle plus tard, c’étaient encore les ultimes rescapés de ce cercle que le fondateur Jean Joël eut aimé voir discourir chaque semaine dans les colonnes, quoiqu’entre-temps la fermeté de raisonnement de certains eût notoirement peu résisté à la traversée du temps, que les pronostics historiques des autres eussent été infailliblement défaits les uns après les autres, ou que certains fussent résolument passés avec armes et bagages dans le camp de la droite la plus assumée.
On y trouvait un sociologue en retraite, qui eut son heure dans les années 80, humaniste infatué dont l’œuvre était désormais totalement démonétisée. Un ancien garde des Sceaux, véritable statue du Commandeur mitterrandienne, qui offrait en effet toute la dureté de la pierre, ainsi que son épouse, bas-bleu autrefois spécialiste des libres-penseurs, devenue la pasionaria d’un républicanisme si intransigeant qu’il suscitait avant tout l’adhésion des nationalistes anti-immigrés. Un gros bataillon d’anciennes gloires méditerranéennes et de pseudo-spécialistes de l’islam des Lumières, totalement dépassés par l’émergence inattendue d’une ultraviolence djihadiste dans le pays, occupait aussi une bonne place dans le cercle des « amis du journal ». Une sénescente poignée d’hommes politiques fermait le ban de cette infernale cohorte, au premier rang desquels un ancien ministre de la Culture, incarnation parcheminée et presque parodique de la gauche incantatoire des années 80, celle-là même que tout le monde était désormais désireux d’oublier.
Avec certains ex-enfants chéris de « l’Obsolète », il avait toutefois fallu prendre quelques distances, au moins en surface. L’un d’entre eux, donneur de leçons invétéré de la gauche des « droits de l’homme », avait même accepté sans barguigner en 2007 le ministère des Affaires étrangères du plus extrémiste des gouvernements que la droite eût connu depuis la Libération. Des années durant, cet ancien gastro-entérologue devenu affairiste avait pourtant fait la pluie et le beau temps au journal, ainsi que sa femme, ancienne présentatrice de la télévision dont le ton cassant laissait de mauvais souvenirs dans certaines rédactions. En voulant défendre cette dernière contre un article publié dans « l’Obsolète » en 2003, qui disait tout le mal qu’il y avait à penser de la biographie qu’elle avait écrite de Françoise Giroud, le fondateur avait réussi à provoquer le départ d’Angelo Rinaldi, une des grandes signatures de la maison. Il était déjà tout à fait exceptionnel à « l’Obsolète » que l’on fût soutenu par sa hiérarchie contre un quelconque puissant ; face aux « amis de la maison », heureux si vous échappiez au peloton d’exécution. La querelle s’était cette fois publiquement à ce point envenimée que ledit critique littéraire avait publié un texte peu amène à propos de Jean Joël. Celui-ci s’en était vengé d’une manière peu conforme à la morale camusienne, ramenant ce dernier à des origines sociales semble-t-il indignes de « l’Obsolète », le traitant comme un laquais congédié dans une prose d’Ancien Régime où le ridicule le disputait à l’obscénité.
Un autre « ami du journal » très notoire, Michel Rocard, avait lui aussi réussi à susciter le départ déchirant, six ans auparavant, d’un de ses plus fervents supporters du service politique. Ainsi avait-il obtenu, grâce à un forcing extravagant auprès du Grand Commandeur Jean Joël, que le journal démente, envers et contre l’évidence même, l’information selon laquelle il avait demandé au président Chirac de s’assurer qu’il obtiendrait le Quai d’Orsay dans le gouvernement de cohabitation qui s’annonçait.
Le plus amusant, concernant « les amis du journal », était que, quoique certains d’entre eux aient manifesté le désir explicite de s’émanciper de « l’Obsolète », pas encore assez ouvertement droitier à leurs yeux, ils n’en restaient pas moins à jamais ceux dont l’avis avait autorité sur tous les autres, ceux auxquels il était également interdit de demander le moindre compte. Ainsi le même Michel Rocard, rival socialiste malheureux de François Mitterrand plusieurs décennies durant, avait-il délibérément, quelque temps avant sa mort, choisi de confier un long testament politique au Point, l’hebdomadaire de la droite libérale, connu pour être sourcilleux sur la question des déficits publics et des immigrés. Depuis le bord opposé, Rocard dispensait donc quelques sévères leçons de morale à son camp, dont on ne savait plus très bien s’il était encore le sien d’ailleurs.
Jugée comme « la plus rétrograde d’Europe », la gauche française s’y voyait accusée d’avoir perdu la bataille des idées, et tout concourait hélas à laisser deviner que, pour lui, une « victoire » eût consisté à pousser les feux plus loin encore vers la déréglementation de nouveaux marchés et l’exigence d’austérité. L’ex de la banque Rothschild qui avait été porté à la tête du ministère de l’Économie, poupon au regard exalté que certains rêvaient de porter tout au sommet, trouvait néanmoins grâce à ses yeux. Le jeune Macron « reste du côté du peuple, donc de la gauche », se portait garante la pythie socialiste, au soir de sa vie. Nul n’aurait pu dire exactement à quelle intuition ou à quel événement inconnu du public Michel Rocard se référait, tant chaque apparition dans une usine ou chaque percée dans un bureau de poste dudit Macron se terminait par la vindicte d’ouvrières outrées par son irrespect, par d’indignes bousculades avec des chômeurs en fin de droits, quand ce n’était même par des œufs écrasés.
On devinera à quel point le spectre constamment brandi des « amis du journal » était devenu un poids terrible pour ceux qui, comme moi, avaient la charge de faire vivre celui-ci, de le projeter dans un avenir neuf, de tenter de lui rendre une part de son lustre. Toute figure intellectuelle nouvelle, à moins d’avoir fourni des preuves définitives de son innocuité, ou de sortir de quelque fabrique éditoriale à chapons d’un des « amis du journal », était suspecte par définition. Le délabrement de « l’Obsolète », titre autrefois renommé sur le plan intellectuel, crevait désormais invinciblement le cœur de quiconque s’intéressait à la vie des idées. On ne pouvait s’empêcher de songer à Matera, cette incroyable ville du sud de l’Italie, blanche de chaleur, où l’ancien cimetière est construit sur le toit des maisons. Les morts aussi étaient montés sur le dos des vivants à « l’Obsolète », et désormais ils cherchaient chaque jour à les enterrer. Cet agrippement désespéré au passé, qui se donnait les apparences de la fidélité quand il n’était que la manifestation de l’extinction de toute aptitude au renouveau vital, n’était pourtant que l’un des facteurs dans la terrible crise d’identité que traversaient alors ce journal et tout le centre de la gauche française avec lui.
Quelque chose ne tournait plus rond, et depuis de nombreuses années déjà, dans la représentation du monde que proposait la « deuxième gauche », ainsi qu’on l’appelait encore. Moderniste, préférant la culture du compromis à celle de luttes sociales jugées anachroniques, battant des mains à l’idée de toute désagrégation de « rigidités », s’enthousiasmant pour la réforme en soi à travers les âges, celle-ci faisait comme si une gauche « archaïque et dogmatique » régnait encore sur les urnes et les consciences. Or il n’en était rien, et depuis longtemps, bien sûr, depuis qu’un gouvernement socialiste avait définitivement renoncé, en 1983, à protéger les travailleurs contre les désirs impérieux du marché. Tout le système moral de la « deuxième gauche » s’en était trouvé pris à contre-pied.
Il le serait paradoxalement aussi, quelques années plus tard, avec l’effondrement d’un Mur qui signerait la disparition terrestre du royaume communiste. La perte de l’ennemi est toujours un moment critique pour une organisation collective. Pour la « deuxième gauche », ce fut une catastrophe. Toujours celle-ci avait prospéré sur la condamnation des doctrines radicales, sur la crainte entretenue de voir ces dernières un jour portées au pouvoir dans un vieux pays jacobin qu’on s’obstinait à leur dire favorable. Or tout tendait désormais à montrer que la nationalisation des industries et du crédit était une page refermée de l’histoire, et que la confiscation de la propriété des maîtres ne risquait nullement de revenir de sitôt au goût du jour.
L’ennemi nouveau pour une social-démocratie en vie, c’eût à l’évidence dû être ce stade avancé du libéralisme en train d’anéantir un à un tous les acquis du passé, et qui bientôt, sous un autre gouvernement aux couleurs socialistes trompeuses, tenterait même d’araser le Code du travail tout entier. La « deuxième gauche » décida toutefois que, contrairement au fameux principe énoncé par Lampedusa, pour que rien ne change, tout devait continuer exactement comme avant.
Aussi inouïe que la chose paraisse, ni la ruine à grand spectacle du communisme, ni la reddition intime du socialisme, non plus que les dérèglements désormais évidents de la mondialisation, ne changèrent rien à la politique générale prônée par « l’Obsolète », ni à ses appréciations, ni à ses appréhensions, qui dès lors devinrent irrémédiablement chimériques. Alors que le capitalisme financier avait enfin réalisé son grand rêve de faire de l’argent seulement avec de l’argent, on continua à faire comme si les capitalistes d’aujourd’hui étaient encore les pères de familles d’hier, un œil sur la trésorerie, l’autre sur l’intérêt commun.
À un moment extraordinairement critique de l’histoire, lors de la grande crise de 2008 qui vit s’effondrer banques et Bourses mondiales, l’un des membres éminents de « l’Obsolète », figure historique du syndicalisme réformiste, eut toutefois la révélation complète de la duperie à laquelle il collaborait. « La greffe néolibérale a contaminé la social-démocratie », se mit tout de go à déclarer le célèbre éditorialiste Jacques Julliard dans des entretiens accordés à la presse radicale qui inquiétaient ses employeurs. Blâmant certains acteurs de la « deuxième gauche » d’être passés en masse chez Sarkozy un an auparavant, il invoquait la nécessité de renouer avec les principes d’une social-démocratie de combat, face à une social-démocratie devenue aujourd’hui simple « ligne de repli de la bourgeoisie d’affaires ». On ne pouvait mieux dire. Conséquent avec lui-même, Julliard choisit cette année-là de quitter « l’Obsolète », où son brio d’éditorialiste lui valait depuis l’origine les persécutions envieuses du fondateur, afin de rejoindre le journal Marianne, et de passer ainsi de la place de la Bourse aux abords de la République.
Là-bas il retrouverait hélas une même social-démocratie complice et résignée, au faux nez patriote et souverainiste cette fois. Lui-même du reste sembla finalement s’accommoder du nouveau gouvernement socialiste qui parvint au pouvoir en 2012, et dont on ne tarda pourtant pas à voir qu’il était peu décidé à arracher la « greffe néolibérale ». Il trouvait bien du courage au président Hollande, qui savait décidément mieux s’y prendre avec les éditorialistes vedettes qu’avec les gens ordinaires, et le recevait en tête à tête à l’Élysée pour écouter des avis qu’il suivait ensuite distraitement ; bref, tout rentra dans l’ordre.