Au sein des « amis du journal », un homme se distinguait entre tous par l’influence considérable dont il jouissait encore à « l’Obsolète », autant que par la position éminente qu’il occupait depuis cinquante ans dans les coulisses de la vie des idées à Paris. Ainsi l’éditeur Pierre Nora avait-il même acquis, au cours des dernières années, un empire total sur l’esprit du fondateur qui, non content l’été venu de rejoindre sa résidence secondaire, s’en remettait presque entièrement à lui pour tout ce qui relevait des choix intellectuels. À Jean Joël, il signalait les suspects radicaux à mettre prioritairement à l’index, et les protégés déjà bien reçus au Figaro, à qui le premier hebdomadaire de la gauche française se devait néanmoins d’offrir l’asile.
Issu d’une puissante lignée de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, Pierre Nora était à la fois le frère de Simon, ancien résistant et patron du groupe Hachette disparu en 2006, l’oncle d’Olivier, qui présidait aux destinées de la maison d’édition Grasset, en même temps que celui d’une figure influente du service économie de « l’Obsolète », journaliste connue pour ses positions ultralibérales dont l’hostilité à mon égard était minérale. On pouvait voir en eux les Kennedy du 6e arrondissement, sans doute autant par référence à leur vaste influence qu’aux yeux clairs qui leur donnaient à tous une ressemblance frappante, et à tout ce qui faisait d’eux les souverains-nés du milieu médiatique et intellectuel de cette fin d’époque.
Au sein des éditions Gallimard, Pierre Nora avait jadis créé une collection de sciences humaines prestigieuse, qui l’avait placé au centre du jeu parisien, sans avoir lui-même à plonger les mains dans l’archive, ce que lui reprochaient à mots plus ou moins couverts la plupart de ses pairs. Au milieu des années 80, le projet et la supervision d’un vaste chantier appelé Les Lieux de mémoire lui avait néanmoins conféré, auprès du public, le statut de grand historien auquel la conscience qu’il avait de sa valeur aspirait. Les Lieux de mémoire proposaient une promenade nostalgique et apaisée au milieu des grands symboles consensuels de la nation française. Les anciens tumultes y étaient vus comme désormais dépassés. Monuments emblématiques, événements fondateurs et personnages d’Épinal, tout ce qui méritait une plaque commémorative ou un cordon bleu-blanc-rouge pouvait en soi être promu « lieu de mémoire ». La France devait cesser d’être « une histoire qui nous divise pour devenir une culture qui nous rassemble », déclarait Pierre Nora pour justifier l’entreprise.
C’était en effet l’époque où la France, qui semblait en avoir fini avec l’avenir, était en train de se transformer en gardienne de cimetière de son propre passé, faisant visiter ses propres artères, où un sang vif avait autrefois coulé, comme on fait visiter un caveau. À cette entreprise-là, le tempérament de Pierre Nora était particulièrement ajusté. D’une intelligence aiguë, tout en piques insidieuses, il semblait comme coupé de la vie, qu’il voyait passer sous ses fenêtres sans pouvoir y prendre pleinement sa part. La dernière barricade de Mai 68, posée juste devant son domicile alors qu’il avait trente-six ans, fut comme « sa scène primitive », ainsi qu’il en fit l’aveu un jour dans un livre de souvenirs. L’Histoire, il aurait pu penser que c’était cela, les CRS chargeant la jeunesse sous ses fenêtres, les cris qui montaient jusqu’à lui depuis le boulevard Saint-Germain, le tumulte d’une révolution en train d’avorter qui changerait à jamais l’atmosphère du pays. Il préféra néanmoins penser que l’Histoire c’était, comme le philosophe Alexandre Kojève le lui avait affirmé la veille, quelque chose qui appartenait désormais au passé. Cette nuit-là, le jeune Pierre Nora eut la conviction qu’il n’y avait peut-être plus grand-chose à vivre, qu’il fallait seulement se retourner et continuer à compiler.
Il y avait peut-être une réelle blessure chez cet homme. Une dissociation d’avec l’événement en train de se faire, vouée à le protéger des convulsions du temps. À douze ans, il avait échappé de peu à une arrestation à Villard-de-Lans. L’histoire avait failli l’engloutir, il préférait en finir avec elle. Dans le récit qu’il donnait de sa nuit de conversion résolue à l’immobilité, il y avait cependant aussi, à l’évidence, une façon de colorer de mélancolie grandiose une simple pente à la célébration d’un ordre qu’il n’y avait à ses yeux plus lieu de changer. Une humeur de grand bourgeois déjà très installé, en somme. Toujours est-il que c’est ce même homme, qui aimait à se dépeindre innocemment comme « sans opinions décidées », qui se fixa pour programme de faire définitivement passer à la France le goût de la radicalité.
À l’aube des années 80, la revue qu’il fonda au sein des mêmes éditions Gallimard serait l’avant-garde de ce combat pour le statu quo et la réduction de la vie intellectuelle française à quelques options et quelques noms autorisés. Pierre Nora ne s’en était jamais caché, la motivation principale qui l’avait animé lorsqu’il avait fondé ce périodique renommé appelé Le Débat avait été d’en finir avec toutes les philosophies de l’engagement, d’acter une bonne fois pour toutes la fin de l’âge idéologique. Alors que les intentions tortueuses de François Mitterrand à l’égard de ses alliés communistes n’apparaissaient pas encore nettement, le Programme commun en vue de l’élection présidentielle de 1981 alimentait toutes les craintes en ce début de décennie. Aussi Le Débat ne s’était-il pas trouvé seul à œuvrer pour faire barrage aux tentations extrémistes redoutées du futur nouveau régime, ainsi que l’historien britannique Perry Anderson le remarqua dans une charge intitulée La Pensée tiède, parue au milieu des années 2000. Sous une coloration chrétienne de gauche, la revue Esprit agirait dans le même sens, ainsi qu’une nouvelle parution, Commentaire, dans une version plus durement libérale et atlantiste de la chose, qui naîtrait des inquiétudes de Raymond Aron, auteur de L’Opium des intellectuel, essai dans lequel le philosophe avait dénoncé, dès les années 50, la servitude volontaire des clercs dans leur rapport à l’Union soviétique.
Dans ce triangle des Bermudes de la pensée que formaient au début des années 80 les trois revues, la gauche était, sans faire de bruit, en train de célébrer ses noces durables avec l’intelligentsia de droite. Une commune foi animait en effet tous ces patrons de revue, auxquels se mêlaient des universitaires, mais aussi des politiques qui venaient y écrire, de temps à autre, pour montrer qu’eux aussi avaient fait leurs humanités. Une foi qui allait prendre tout son essor dans le pays après 1983, quand serait définitivement chassé des esprits le spectre d’un socialisme étatiste. L’idée que la gauche raisonnable et la droite tocquevillienne avaient tout pour s’entendre. L’idée que, la démocratie ayant largement triomphé, le rôle des intellectuels était désormais d’en gérer loyalement les bénéfices pour tous, et certainement pas de jouer un quelconque rôle de contrepouvoirs. L’idée que, à condition d’anéantir dans l’œuf la moindre résurgence d’idéologie radicale, le temps pouvait s’écouler ainsi, lové dans une molle fin de l’histoire, tièdement libérale, à peine perturbée par quelques guerres « zéro mort » fort heureusement localisées à l’autre bout du monde.
Fondée dans les mêmes années par François Furet, autre maître à penser de « l’Obsolète » jusqu’à sa mort à la fin des années 90, la Fondation Saint-Simon ne se proposait pas d’autre programme. De futurs patrons du CAC 40 qui revendiquaient alors un passé trotskiste, y croisaient de futurs professeurs au Collège de France formés à HEC. De futurs conseillers du président Sarkozy s’y frottaient à des célébrités des médias, et c’est dans ce même esprit que Laurent Môquet, alternativement directeur des rédactions de « l’Obsolète » et de Libération venait y chercher l’inspiration.
Tout ce petit carrousel d’influence communiait dans l’idée que la France devait en finir avec ses démons radicaux, que le libéralisme et la démocratie marchaient comme par enchantement de pair, l’un installant infailliblement les conditions pour l’émergence de l’autre, qu’il fallait « moderniser » le pays, c’est-à-dire surtout mettre le cap vers le grand large d’une économie toujours plus ouverte. En somme, il était urgent d’oublier la culture du conflit social, de libérer la voie au capital et de balancer par-dessus bord toutes les pesantes gangues protectrices issues de la Libération. Ce qu’il fallait, c’était en finir avec la « préférence française pour le chômage », selon l’audacieuse formule de l’un de ses membres, ancien patron du CAC 40 qui deviendrait l’un des éphémères mais des plus symptomatiques directeurs de « l’Obsolète ».
À l’été 1999, l’année même où j’entrai en stage dans ce journal, personne n’en avait encore vraiment pris conscience, mais les temps avaient déjà changé. La Fondation Saint-Simon venait de s’autodissoudre, François Furet, maître à penser du fondateur Jean Joël, venait de mourir lors d’une partie de tennis disputée avec le futur ministre Luc Ferry, les événements de l’hiver 1995 avaient fait resurgir l’ombre de la politique, à nouveau l’on avait vu des penseurs grimper sur des bidons.
Un crime de masse à Manhattan en 2001, financé par une branche hérétique de nos alliés saoudiens, ne tarderait plus à pulvériser l’idée de fin de l’Histoire sur laquelle avaient prospéré tant d’intellectuels pour magazines illustrés. S’en trouverait achevé le sentiment de « grève des événements » qui avait infusé tout au long des années 90, selon le mot de Jean Baudrillard, l’un des penseurs les plus lucides de la période, et aussi l’un des plus calomniés. Il n’empêche, « l’Obsolète » et la poignée d’intellectuels organiques qui lui fournissaient encore son carburant n’étaient aucunement déterminés, eux, à changer de paradigme. Le bain idéologique dans lequel avait fermenté durant vingt longues années ce journal et les élites « progressistes » du pays entier, personne ne voulait y renoncer. Était-ce encore possible, d’ailleurs, après tant d’erreurs prônées, et tant de reniements vantés comme autant d’avancées ?
Je souris tristement en pensant que, c’est peut-être l’été même où j’y suis entrée, que « l’Obsolète » aurait pu, lui aussi, courageusement décider de se saborder, comme le fit quelques mois auparavant, à l’unanimité, le club de réflexion patronal dont il était au parfait diapason. Mais un journal ne se dissout pas comme un parti ou un cercle de réflexion qui a échoué ou trop bien rempli sa mission : il nourrit des centaines de bouches, des familles entières, il est donc impérieusement tenu de survivre à sa propre mort. Il aurait dû se renouveler plutôt, ce qui supposait d’admettre un nombre colossal de manquements et d’erreurs.
Il ne changea pas. Tels ces personnages de Tex Avery qui, après avoir dépassé la falaise, continuent à courir au-dessus du vide, le journal persévéra dans la duplicité, en dépit du gouffre qui s’ouvrait désormais au-dessous de lui.