13  La gauche Finkielkraut

Il y avait tout de même jusqu’ici un point sur lequel le « camp du Bien » avait réussi à ne pas trop transiger, à ne pas céder sur son apparence de principes, et ce point c’était la défense abstraite et souvent toute théorique des immigrés et de leurs enfants. Cette affaire-là avait fini par devenir, au fil du temps, l’ultime corde de rappel pour toute une gauche désormais incapable de se définir elle-même, puisqu’elle avait presque entièrement rallié les doctrines économiques de la droite. On savait donc qu’on avait affaire à un individu à peu près fréquentable si celui-ci déclarait redouter une fermeture des frontières, craindre un repli national, et s’évertuait à dispenser quelques paroles de dame patronnesse sur l’accueil indispensable de l’étranger.

Fut un temps où un lecteur type de « l’Obsolète » soutenait ainsi, par principe et sans restriction, les figures héroïques successives que furent le jeune beur des cités, l’athlète noir victorieux dans une compétition sportive, ou l’humoriste franco-marocain enflammant les stand-up parisiens. Les choses s’étaient un peu embrouillées depuis. L’islam était venu tout compliquer, d’habiles idéologues s’étaient employés à raccorder directement le délitement de nos sociétés à la question de l’immigration, d’anciens gauchistes en appelaient désormais au principe de réalité : c’était à ne plus s’y retrouver.

« Ce n’est pas nous qui sommes devenus réactionnaires, c’est le réel qui est devenu réactionnaire », avais-je un jour entendu déplorer vertueusement un des éditorialistes de « l’Obsolète », chargé d’indiquer chaque semaine la voie étroite à des centaines de milliers de lecteurs. Ah ! l’excellent homme ! voilà qui était bien trouvé. Un peu de savoir-faire dialectique pouvait encore tout sauver, et rendre sa pureté à un camp de la gauche en train de renoncer. Laurent Môquet avait du reste trouvé la formule si propre à exprimer sa pensée qu’il l’avait dès la semaine suivante couché sur le papier.

Ce n’était pourtant qu’un début. Bientôt on entendrait des clercs se réclamant autrefois du Progrès déclarer que « l’antiracisme », c’était cela désormais le vrai crime universel, et qu’à trop le cultiver, il mènerait droit à une nouvelle liquidation des Juifs. Bientôt on verrait un spécialiste des droites extrêmes issu de la gauche radicale se spécialiser dans la dénonciation de l’« immigrationnisme », et traquer derrière chaque électeur socialiste un nouvel Eichmann. Bientôt on lirait un essayiste à cheveux longs autrefois familier de « l’Obsolète », Pascal Bruckner, revendiquer dans Le Figaro de porter le qualificatif de réactionnaire comme un « titre de fierté ».

J’avais pourtant connu le temps, autour de 2002, où il était fortement déconseillé d’écrire le néologisme « droit-de-l’hommiste » dans un article, à moins de vouloir passer à l’instant-même pour un suppôt du parti du Diable, la chose vous étant explicitement signifiée. J’avais connu l’époque où l’on devait fournir des explications, jusque tard le soir dans le bureau du directeur pour avoir cité en bonne part le nom d’un intellectuel de centre droit comme Marcel Gauchet, curieusement perçu par la hiérarchie de « l’Obsolète » comme le nouveau Maurice Barrès, chantre nationaliste de la terre et des morts.

Dix ans plus tard, les consignes du temps s’étaient comme inversées. Ledit rédacteur en chef du Débat, Marcel Gauchet, jusqu’alors bras droit discret de Pierre Nora, était devenu une autorité écoutée par toute la gauche d’appareil. On prenait les conseils de ce « républicain sincère » jusqu’à l’Élysée, et le journal Libération, dans le fauteuil directorial duquel Laurent Môquet avait comme toujours fini par revenir se caler, lui consacrait désormais de très suaves portraits. Dix ans plus tard, des individus compromis dans des tambouilles idéologiques ouvertement xénophobes bénéficiaient d’une étonnante indulgence à « l’Obsolète ». Dix ans plus tard, il était extrêmement compliqué d’y écrire la moindre vérité au sujet de certaines figures de la gauche devenues de véritables héros de la Réaction, et célébrés en tant que tels dans les feuilles néofascistes qui se lançaient, ou connaissaient un regain de succès.

La glissade vers la droite de tout le spectre intellectuel et politique était continue, d’une profondeur inouïe. Et ce qui ne laissait pas d’étonner, c’est que, même parmi les journalistes qui comprenaient la situation, rares étaient ceux qui s’aventuraient à en fournir le saisissant tableau. Dans un média se revendiquant de la gauche, le portrait mesuré d’un intellectuel violemment réactionnaire pouvait même valoir quelques années d’avancement. Le regard détourné passait pour de la modération, la lâcheté pour de la pondération. Le papier était alors cité en exemple, signe de votre « ouverture ».

Parmi ces personnages de penseurs pour chaînes d’information déchaînées, l’un était entre tous remarquable. À lui seul, Alain Finkielkraut, en dépit de ses caractéristiques insolites, incarnait la dérive de l’époque entière. Fils d’immigrés juifs polonais, il avait surgi en 1981, avec un livre inattendu et même courageux, Le Juif imaginaire, dans lequel il avait exprimé son refus de devenir un « rentier de l’extermination », et fait le point sur le rapport incertain qu’il entretenait à sa propre judéité.

Lue d’un peu près, La Défaite de la pensée, parue six années plus tard, œuvre qui lui apportera une notoriété définitive en même temps qu’une inaltérable posture d’atrabilaire, présentait déjà les prodromes de ses élucubrations futures. À la suite de son frère de lait intellectuel Pascal Bruckner, publiquement intervenu juste avant lui pour soulager la culpabilité de l’homme blanc, Alain Finkielkraut s’y employait à alerter contre la « xénophilie », cette passion dangereuse poussant à s’intéresser à la culture des autres, et sommait son lecteur de résister à l’absence de hiérarchisation entre les réalisations de l’ancien civilisateur et celles de ses pupilles. À l’époque, le fébrile agrégé de lettres jouait encore aux Aufklärers, à l’homme des Lumières revisitées. Le tout était donc soigneusement inscrit sous la bannière de l’universel. À bien y réfléchir cependant, La Défaite de la pensée ne transpirait que d’une seule épouvante, celle de voir les anciens colonisés relever la tête.

Par la suite, son parcours tiendrait toutes ses promesses. Au fil du temps, les prises de position tourmentées de l’homme se firent de moins en moins discrètement ultradroitières. Depuis les émeutes qui enflammèrent les banlieues en 2005, Alain Finkielkraut s’était notamment fait l’odieuse spécialité de harceler de reproches les enfants d’immigrés. Jamais ceux-ci n’étaient assez fondus dans la masse, jamais ils n’étaient assez aplatis devant les talismans de la République, jamais on ne parvenait à suffisamment les oublier. Son propre passé de fils de Polonais aurait pu le pousser à l’indulgence, à la fraternité même, vis-à-vis de ces enfants, à la compréhension de la morsure de l’exil intérieur avec laquelle ils devaient vivre, quoiqu’étant, pour la plupart, nés ici. Au contraire, elle lui servait de promontoire d’où distribuer ses leçons. Et qu’importe si l’éducation d’excellence dont il avait bénéficié dans les années 50 n’existait plus de longue date pour ces enfants-là. Lui n’avait pas cherché à s’imposer à la France, il s’était incorporé en elle.

Quoique son identité juive n’ait cessé de le hanter toujours davantage au fil du temps, jusqu’à adopter des positions parfois extrémistes sur certaines radios communautaires, cela n’avait pas le moindre rapport. Lui pouvait cultiver deux identités, deux tendresses nationales. Eux n’y avaient nullement droit. Brandir un drapeau algérien un soir de match ou manger un couscous hallal signait la trahison. L’essayiste Alfred Fabre-Luce, qui finira incarcéré à la Libération, avait autrefois adressé ce même reproche de « double allégeance » aux Français juifs, mais là encore il eût été vain de le rappeler à Alain Finkielkraut, d’une part parce qu’il le savait parfaitement, d’autre part parce qu’il ne se possédait plus dès lors qu’il était question de jeunes métèques à capuches.

Ainsi cet homme mûr ne rougissait-il pas, par exemple, de reprocher à des enfants le port d’un prénom trop typé, signe de leur patente incapacité à s’intégrer. Ne pouvaient-ils, après tout, s’appeler Alain ou Pascal, comme tout le monde ? Il eût été difficile de dire avec exactitude de quel ravage intérieur ces partis pris de plus en plus scabreux étaient au juste le produit. Assurément il y avait là quelque chose de la névrose inconsciente du dernier arrivé, qui claque sans pitié la porte de la nation à la face des pauvres hères cherchant encore à y entrer. Une longue observation du personnage m’avait toutefois permis d’y déceler une authentique angoisse. Une confiance finalement pas si grande que cela en la France, dont il ne cessait pourtant avec exaltation de vanter la grandeur, alors même que c’est à la trahison de ce pays-là que son propre père devait d’avoir été déporté à Auschwitz.

Dans cette façon qu’avait Alain Finkielkraut de pointer sans relâche les nouveaux immigrés, il y avait une manière déplaisante de se ranger à la loi du plus fort, de se placer résolument du bon côté, celui de l’État et de son ordre, au cas où le temps des coups durs reviendrait. La fierté presque enfantine et le zèle de bon élève avec lesquels l’homme se revendiquait des institutions qui l’accueillaient trahissaient cette peur de fond, que ce soit France Culture où il disposait d’une émission très écoutée, l’École polytechnique, où il avait longtemps conféré devant des matheux distraits, ou encore l’Académie française, où on le verrait un jour s’émerveiller d’être accueilli « au son du tambour ».

Mû par ce désir sans doute largement irréfléchi de protection, il se trompait lourdement de stratégie cependant. L’antisémitisme, passion fondamentale, ne disparaîtrait jamais. Certains événements récents laissaient même penser que cette lèpre-là ne demandait qu’à se réinfecter dans les troupes du parti du Diable, dont Alain Finkielkraut, en dépit de ses prises de distance roublardes, était pourtant devenu au fil du temps une sorte de « compagnon de route » objectif.

Ce qui était étrange, dans le cas Finkielkraut, c’était l’immunité totale dont il semblait jouir dans le pays, renaissant plus fort encore après chaque obscénité nouvelle lâchée dans l’espace public. Une ancienne gloire du journalisme italien, Oriana Fallaci, avait comparé l’immigration maghrébine qu’elle voyait déferler sur l’Europe à la prolifération de « rats ». Alain Finkielkraut avait aussitôt pris sa défense. L’équipe nationale de football français était notoirement bigarrée. L’homme s’en était indigné dans un entretien accordé au quotidien israélien Haaretz. L’écrivain Renaud Camus vomissait à longueur de pages les citoyens basanés et avait même fondé un parti afin d’en débarrasser le pays. Il lui conservait toute sa respectueuse amitié et faisait publier leur correspondance dans le mensuel Causeur.

Les faits étaient là, connus de tous, exposés en place publique, mais gare à qui s’aventurait à les qualifier. Ce personnage-là avait même fini par devenir l’intellectuel le plus célébré du pays, tandis que les périodiques les plus extrémistes en avaient fait leur « voyant ». Même dans une rédaction se revendiquant de la gauche, s’en prendre à lui exposait à des désagréments sans fin. Un article critique sur Finkielkraut, c’était une semaine flinguée pour un journaliste, et parfois même un mois de négociations empêtrées pour la direction d’un journal.

Son arme c’était le téléphone, dont il harcelait sans vergogne les employeurs de ceux qui le contrariaient. À l’époque où je travaillais comme directrice adjointe de Marianne, il avait par exemple réussi à passer un droit de réponse parfaitement injustifié, profitant d’un déplacement à Istanbul qui m’avait tenue éloignée quelques jours du journal. Dans ce genre de pratiques peu glorieuses, il avait largement fini par dépasser un virtuose comme Bernard-Henri Lévy. À « l’Obsolète », ancien temple de l’antiracisme, il jouissait désormais de protections puissantes. Les compliments dont il embaumait en permanence le fondateur du journal Jean Joël avaient fini par porter leurs fruits. Soucieux de couvrir ses mauvaises actions, Alain Finkielkraut cherchait en permanence à enrôler sous sa bannière d’anciennes gloires de l’anticolonialisme français. Ainsi citait-il souvent en bonne part l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui n’était plus là pour se défendre, ou Jean Joël, dont chacun savait qu’il n’était pas insensible aux témoignages d’allégeance.

Sa réception à l’Académie française, le 28 janvier 2016, aurait mérité d’être disséquée comme l’un des événements les plus politiques de toute la décennie. Il ne se trouva cependant pas un seul journal pour avoir l’audace, ou même l’envie, de le faire. Ce n’était évidemment pas le fait de voir entrer sous la Coupole un intellectuel ultra-droitier qui fascinait dans cette affaire, l’institution étant le lieu naturel pour l’accueil de ce genre de personnages. Ce n’était pas davantage le fait, pourtant invraisemblable, de voir un fils de déporté prononcer l’éloge d’un collaborateur condamné à quinze ans de travaux forcés, Félicien Marceau, afin de s’asseoir dans le fauteuil sans doute le moins convoité de l’Académie. Ce qui fascinait, c’était la composition des soutiens mondains d’Alain Finkielkraut, qui offrait comme la géographie d’un nouveau continent politique aux rivages menaçants.

Dans son « comité de l’épée », ainsi qu’on appelait le cercle de donateurs sollicités pour réunir les cent mille euros nécessaires à la confection d’un trousseau d’académicien, on trouvait ainsi le Tout-Paris de la nouvelle gauche de droite. Un ex-directeur de « l’Obsolète », devenu l’un des dirigeants du groupe Lagardère, ainsi que sa compagne, ex-mannequin fort célèbre, avaient notamment beaucoup œuvré pour le bien-être vestimentaire du grand homme. « J’aime l’idée que ce Juif polonais devienne le nouveau Barrès, le chantre de la nation, le porte-parole de la culture française », avait déclaré sans ambages l’ex-normalien trotskiste devenu un temps cost killer à « l’Obsolète ». À côté du nouveau géant des télécoms Patrick Drahi et du milliardaire François Pinault, on trouvait encore d’autres figures historiques de « l’Obsolète », qui avaient, elles aussi, mis la main à la poche pour payer les boutons de culotte d’Alain Finkielkraut. Une intellectuelle proche de François Furet, historienne de référence du journal et proche de Jean Joël, ainsi que l’ancien directeur délégué qui était parti éditorialiser à Marianne.

Outre l’un des piliers du quotidien Le Monde, ils y côtoyaient en toute cordialité une nouvelle égérie de la réaction néorépublicaine décomplexée, ainsi que le nouveau directeur de la rédaction du Figaro Magazine, qui avait été recruté dans les rangs de Valeurs actuelles. Le fondateur de « l’Obsolète », Jean Joël, avait cette fois eu le flair de ne pas mêler son nom à cette mascarade pour laquelle il avait été sans relâche sollicité. Au dernier moment, surpris par sa propre témérité, il n’avait toutefois pas trouvé la force de ne pas se rendre à la cérémonie, où l’on avait donc pu le voir assis aux côtés de Véra, la femme d’un ancien géant de la littérature tchèque qui, lui aussi, avait de longue date succombé au chant des sirènes finkielkrautiennes, et cela jusqu’à participer à ce naufrage mondain.

Au nombre des académiciens qui avaient tout fait pour rabattre ledit Finkielkraut vers le Quai Conti, on comptait également Max Gallo, ancien porte-parole socialiste sous François Mitterrand, et bien sûr l’inévitable Pierre Nora, puissant historien de cour et intime de Jean Joël. À l’impétrant, Nora avait réservé, pour le jour de la cérémonie, un discours redoutable autant par son brio que par la cruauté de ses insinuations. Sous couvert de louanger le lauréat endimanché du jour, il n’avait cessé de pointer les faiblesses de son œuvre et de son caractère, depuis sa manie de faire courir sa plume de citations en citations, jusqu’au ressassement obsessionnel qui lui tenait souvent lieu de pensée.

L’essentiel n’était cependant pas là, la méchanceté de Pierre Nora étant devenue proverbiale, notamment à l’égard de ses amis, qui étaient les premiers à y être exposés et par conséquent à la redouter. Le point important était que, dès les premières minutes de son discours de réception, Nora avait surtout procédé à un effacement complet des ardoises idéologiques pourtant chargées d’Alain Finkielkraut. Après avoir souligné le désaccord qu’il avait longtemps entretenu avec l’intellectuel concernant les causes de la désintégration française, Pierre Nora décelant là une faiblesse propre à notre République, tandis que Finkielkraut mettait en cause sans détour l’Islam, l’hôte avait ajouté une phrase terrible. « Peut-être les événements de cette dernière année sont-ils en train de me donner tort », avait glissé Pierre Nora, se référant aux différents attentats djihadistes qui avaient ensanglanté l’an 2015 en France. Ainsi le blanc-seing donné au nouvel académicien était total. Sur les questions d’identité aussi, la « deuxième gauche » était en train d’achever sa mue en deuxième droite.

De xénophobe compulsif, Alain Finkielkraut se voyait donc promu en précurseur courageux, le tout sous les yeux mêmes du chef du gouvernement socialiste, qui avait tenu à assister à ce tableau, assis au premier rang, sourire frémissant de midinette sur les lèvres. Voilà où en était la gauche libérale, européenne, et progressiste. À écouter béatement l’éloge d’un collaborateur par un réactionnaire vedette. « Bien souvent je me retrouve dans sa pensée, ses écrits et ses déclarations », avait déclaré Manuel Valls à un journal libéral supposément ennemi de sa politique qui lui avait consacré un portrait enthousiaste. La veille de cette cérémonie, la dernière ministre de son gouvernement à se barder encore de principes, Guyanaise de caractère et symbole honni de la droite la plus rance, avait choisi de tirer sa révérence.