Lorsqu’un système atteint un tel degré d’imposture, les points de tension deviennent extrêmes au sein du personnel chargé d’assurer sa maintenance quotidienne. Certains craquent, se referment dans le silence ou la honte. D’autres tiennent le coup. Ce sont généralement les plus vides, les plus faux, ceux qu’une névrose personnelle a mis à l’unisson d’un régime de mystification généralisée. Or les mots de la politique en étaient venus, au sein des élites dirigeantes du pays, à désigner l’exact contraire du sens que l’usage ordinaire ou l’histoire entière leur accordait.
Ainsi le partage entre la droite et la gauche avait-il perdu toute substance, tant une même uniformité libérale et autoritaire régnaient désormais d’un bord à l’autre. Et la merveille de l’opération, sa touche de perversion ultime, c’était que ceux-là mêmes qui avaient tout mis en œuvre pour en arriver là n’hésitaient pas à s’en lamenter avec une sincérité qui ne semblait pas feinte. « Oui, la gauche peut mourir… », alertait par exemple le Premier ministre socialiste qui se vantait de penser à l’unisson d’Alain Finkielkraut, icône vivante de toute la droite.
On comprendra dans ces conditions que l’organe de la gauche officielle que « l’Obsolète » s’acharnait encore à être ne parvienne plus à se désigner, ni même à se connaître lui-même. Quand, par extraordinaire, on arrivait à arracher à Jean Joël une définition de la gauche, il s’en tirait avec une phrase énigmatique, tantôt attribuée à Foucault, tantôt à Sartre : « La gauche existe, mais elle ne sait pas qui elle est ». Poussé dans ses retranchements, le fondateur pouvait aussi à l’occasion en venir à invoquer évasivement « la défense des humiliés », sans renseigner son interlocuteur davantage.
Du côté du nouveau directeur de la rédaction de « l’Obsolète », celui que l’ogre des télécoms et ses associés avaient placé là, l’exercice pouvait donner lieu à des résultats plus réjouissants encore. Être de gauche, c’était avant tout ne pas être de droite, pour ce garçon peu porté à la spéculation. « Chacun comprend cela, pontifiait-il d’une voix ralentie, comme artificiellement posée. Tout le monde connaît les engagements de l’Obsolète. » Ce genre d’évocation vague suffisait selon lui à clore l’affaire, le reste n’étant que discussion sur le sexe des anges destinée à divertir quelques universitaires. Lorsque, sommé d’aller plus loin, il tentait néanmoins de pousser les gaz, cela pouvait donner dans ses éditoriaux des choses comme celles-ci… être de gauche, « c’est penser l’infiniment grand en trouvant des solutions qui améliorent l’infiniment petit, c’est-à-dire le quotidien des gens ». Le genre de phrases qui aurait peut-être convenu à une réclame de compagnies d’assurances, mais qui peinait à redonner un cap au navire amiral de la gauche, même très amorti. D’autant moins que l’azimut était totalement perdu désormais, et que d’anciennes figures tutélaires de « l’Obsolète » n’hésitaient plus à accorder des entretiens à la revue de l’extrême droite païenne, Éléments.
Un mot servait toutefois encore de feuille de vigne dans ce journal, alors que le terrain idéologique français entier était en train de s’effondrer, et qu’on ne savait plus à quel faux-semblant se raccrocher. Ce mot, en apparence inoffensif, c’était celui de « social-démocrate » qui, je l’ai dit, figurait dans la fameuse « Charte » encadrant la liberté de conscience de tout individu recruté par « l’Obsolète ». C’est du reste sur la base de ce seul mot-là que Claude Rossignel s’appuierait un jour pour justifier mon élimination. « Notre journal est d’inspiration sociale-démocrate », rappellerait-il solennellement à l’occasion du conseil de surveillance qui rendrait publique la chose. Or, aux yeux de l’industriel, sans doute plus calé en design de cabines de douche qu’en philosophie politique, j’avais transgressé cet article de foi, et je m’appliquais même à faire publier « des articles anti-démocratiques ». Que pouvaient bien signifier ces mots-là ?
Par une singulière ironie de l’histoire, c’est à Karl Marx que l’on devait d’avoir popularisé le mot de « social-démocratie », ainsi qu’un des « amis du journal », Michel Rocard, l’avait lui-même rappelé un jour dans « l’Obsolète ». Cela, bien sûr, il eût été inutile de le signaler à Claude Rossignel, qui au seul nom de Marx était déjà en état d’alerte, et n’aurait pas davantage pu croire que la philosophie tout entière était née d’une critique radicale de la démocratie, au IVe siècle avant Jésus-Christ.
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx avait ainsi désigné par le nom de « sociaux-démocrates » les courants socialistes récemment nés en France. La figure la plus éminente qui s’en détachait était un dénommé Pierre Leroux, adversaire acharné du libéralisme, partisan d’un socialisme ouvrier qui passerait, disait-il, par une destruction de l’individualisme. Son principal héritier, le seul à se réclamer sans relâche de son œuvre aujourd’hui, était un philosophe solitaire du sud de la France nommé Jean-Claude Michéa, dont je lisais l’œuvre avec attention depuis le début des années 2000, et qui m’avait conservé son amitié, en dépit de l’horreur que lui inspiraient les renoncements de « l’Obsolète ». En somme, les derniers « sociaux-démocrates » du pays, au sens historique du terme, étaient en guerre intellectuelle contre ce journal, qui, à leurs yeux, avait largué tous les principes élémentaires du socialisme au profit d’une défense inconditionnelle des forces de l’argent.
À l’image de la gauche qui était alors au pouvoir, le journal de Jean Joël avait bien sûr de longue date fait ses adieux à la social-démocratie, c’est-à-dire à toute volonté de protéger la société des effets destructeurs des marchés. Sans relâche, le service « économie » s’extasiait de la mise sous tension libérale de tous les métiers. Une orthodoxie budgétaire de fer s’y voyait prônée, les plus absurdes politiques européennes justifiées, et les figures patronales les moins reluisantes régulièrement encensées. Le nom de « socialisme » lui-même était regardé comme une vieillerie que « l’Obsolète » traînait non sans honte, notamment face aux publicitaires qu’il aurait tant aimé aguicher. Mieux vaudrait résolument s’en débarrasser, l’effacer, avait du reste pu affirmer sans circonlocution le Premier ministre socialiste dans l’entretien qu’il avait accordé à « l’Obsolète » en 2014, à l’occasion du grand toilettage du journal.
La une de ce numéro historique, qui avait valu à « l’Obsolète » un prix décerné par la corporation, avait été placardée par deux mètres sur quatre dans le hall d’entrée. Ainsi, dès le seuil de « l’Obsolète », le visage monumental de Manuel Valls, percé par un regard noir de dément, fixait les visiteurs et leur assénait cette phrase, écrite sur la couverture : « Il faut en finir avec la gauche passéiste ». Les standardistes qui travaillaient dans le hall avaient à plusieurs reprises demandé la permission de décrocher l’envahissant panneau, et certains journalistes avaient aussi émis le souhait de s’en débarrasser. Jamais le directeur de la rédaction ne voulut céder. Le gigantesque portrait, digne d’un démocrate nord-africain, y trônait donc encore, terrifiante allégorie d’une gauche en train de se dévorer elle-même, mais qui avait au moins le mérite d’annoncer la couleur sur ce qui était en train de se passer idéologiquement dans ces lieux.
Ledit Premier ministre, petit homme colérique aux idées simples, était devenu l’enfant chéri de « l’Obsolète ». Le chef du service politique en était entiché, et dans bien d’autres endroits encore, comme Marianne, sa gauche en peau de lapin et ses postures de matamore faisaient recette. Je l’avais autrefois rencontré à l’occasion d’un déjeuner de la rédaction, lorsque je travaillais pour ce dernier journal, pendant la campagne présidentielle de 2012. Manuel Valls était alors totalement effacé, comme empêtré dans une absolue servilité à l’égard du candidat qu’il escortait en tout lieu. François Hollande, d’humeur enjouée et comme transfiguré par le succès qui l’annonçait dans quelques semaines à l’Élysée, s’amusait manifestement à jouer avec ses nerfs catalans à vif. À la question attendue de l’un des échotiers présents, lui demandant s’il envisageait un jour de nommer Manuel Valls à Matignon, le futur président avait répondu : « Trop à gauche. » La table entière avait ri d’un même éclat, chacun connaissant les convictions libérales-droitières extrémistes du personnage, et Manuel Valls, cramoisi de confusion et d’agacement, n’avait plus ouvert la bouche jusqu’au service des sorbets.
Nommé chef du gouvernement, il était entre-temps devenu l’un des plus stupéfiants praticiens de ce qu’Orwell avait jadis appelé la « double pensée ». Assurer deux choses totalement contradictoires, et croire en même temps aux deux, avec la même conviction. Asséner avec force une idée, tout en appliquant exactement l’idée contraire, sans remarquer le moins du monde le problème. Affirmer, par exemple, la nécessité de suspendre certains droits démocratiques, et en même temps que le gouvernement est le gardien de la démocratie. Ce genre de torsions mentales semblait tout à fait spontané à Manuel Valls, qui s’était longtemps pris pour un Tony Blair français, avant de s’épanouir en héritier autoritaire de Guy Mollet. Ainsi pouvait-il redouter la mort de la gauche, tout en réclamant la même année dans les colonnes de « l’Obsolète » que la gauche explosât enfin afin d’opérer une clarification. Ainsi pouvait-il piétiner le vote des parlementaires à grand renfort d’arbitraire, tout en affirmant que sa mission était de consolider la démocratie. Ainsi pouvait-il s’attaquer avec une brutalité sans équivalent au Code protecteur du travail, à seule fin affichée de donner plus de pouvoir aux travailleurs. Ses raisonnements étaient à la fois totalement tordus et absolument sincères.
Il incarnait la langue d’un nouveau pouvoir. Un pouvoir qui n’était pas cynique, au sens où celui-ci aurait clairement assumé qu’il mentait. Manuel Valls n’était pas cynique. Il ne savait pas qu’il mentait. Il faisait partie des rares individus à coller absolument à cette langue d’un nouveau genre. La langue de la gauche après sa propre mort. Au fond, tout le monde ou presque savait que le socialisme d’appareil n’était plus qu’un mausolée sinistre, un poltergeist sans vie qui ne pouvait pas mourir pour l’unique raison qu’il était déjà mort. La plupart des cadres de la rue de Solférino en avaient eux-mêmes la pleine conscience. L’important était que la chose ne fût pas dite. L’important était qu’il reste des journaux et des clercs en charge de ne surtout jamais écrire ce que tout le monde savait. À savoir que cette gauche-là ne vivait plus que sur une adversité feinte, pour garantir un certain nombre de prébendes, sauver des conseils généraux et le plus grand nombre de postes d’élus.
« L’Obsolète » était de ces lieux-là. Les directeurs qui s’y succédaient devaient partager ce savoir spontanément, sans jamais qu’il eût à être formulé. À ce jeu, la pauvreté de la langue et le simplisme conceptuel étaient de vraies forces. Certains des cadres de « l’Obsolète » y étaient à cet égard parfaitement adaptés. À les entendre parler cette langue du néant, on n’aurait su dire s’ils étaient totalement creux ou entièrement pervers.
L’important c’était aussi de repérer tout individu susceptible de s’émouvoir du subterfuge, et de réussir rapidement à le neutraliser. Si la gauche, en perdant son surmoi populaire et marxiste au début des années 80, avait vu son astre pâlir jusqu’à devenir une autre droite, il fallait que toute personne qui en ferait l’observation passe à l’instant pour un extrémiste. Un garde rouge radicalisé. Avec cette engeance-là, il ne fallait pas hésiter à brandir les morts du communisme. La chose se faisait encore couramment à « l’Obsolète », soixante ans après la déstalinisation de l’Union soviétique. Aussi invraisemblable que la chose paraisse, un des jeunes rédacteurs en chef les plus couvés par la direction aimait, il y a peu encore, à coincer dans les couloirs quelques subalternes à son goût trop marqués politiquement pour marmonner invariablement sur leur passage : « Cent millions de morts… ».
C’était à la fois saugrenu et totalement odieux. L’une de ses « cibles » attendit plusieurs années avant de se confier un jour sur ce harcèlement d’un genre inédit. C’était à n’en pas revenir. L’idéologie molle qui régissait en apparence « l’Obsolète » sécrétait ainsi des persécutions idéologiques d’une incroyable dureté. C’était peut-être cela, justement, le vrai secret du régime : sa décomposition était si avancée qu’il avait désormais besoin de violents efforts de contention pour la masquer.