17  J’ai décidé de professionnaliser le management »

Dans le Métier de vivre, journal interrompu par son suicide, Cesare Pavese écrit quelque part : « L’origine de tous les péchés est le sentiment d’infériorité – autrement dit l’ambition. » Cette fois, Matthieu Lunedeau avait visé trop haut. Les choses lui avaient rapidement glissé des mains à « l’Obsolète », dont le cœur de métier lui échappait en réalité. Dans l’un des derniers journaux où se célébrait encore le culte des mots et des idées, il ne parvenait à produire que de fades éditoriaux, emplis de tous les stéréotypes de l’époque, dont l’écriture lui était un tel supplice que toujours il la repoussait inconsciemment, jusqu’à parfois s’y prendre une ou deux heures avant l’envoi à l’imprimerie. Chapelet d’évidences creuses ponctué par quelques notations prudhommesques, jamais l’œil n’y était arrêté par une vue singulière, une quelconque audace intellectuelle, une réminiscence inattendue.

Sur ce terrain-là également, Lunedeau était comme le stade terminal de la longue maladie qu’avait fini par devenir l’éditorialisme français. De morceau de bravoure qu’il avait été à une époque, l’exercice se résumait désormais le plus souvent, quelle que soit l’orientation du journal, à une pénible justification des réformes exigées par la mondialisation libérale, à laquelle seuls quelques anciens normaliens égarés dans la presse, comme Jacques Julliard à Marianne, parvenaient encore à donner quelque cachet. À quoi devait-on ces purges éditoriales qui, clouées en proue des journaux, vous tombaient littéralement des yeux ? À la dégradation de la langue propre au temps sans doute, mais aussi au rachat successif de tous les titres de médias par les avionneurs, grands financiers et autres géants des télécoms. L’éditorial étant comme la vitrine du journal, la seule chose que, dans le meilleur des cas, les actionnaires se hasardaient une fois par an à lire, les différents directeurs semblaient y saisir l’occasion de faire les beaux devant leurs maîtres, exhibant leurs petits ventres réformistes en signe de soumission.

Avec Lunedeau, toutefois, l’exercice agonisait. L’absence de forme digne de ce nom révélait cette fois crûment la misère du fond, et c’est donc toute la mécanique qui se grippait. Le plus terrible c’est que son rapport mutilé à la langue lui rendait presque impossible de féliciter les journalistes pour la maestria que tel ou tel avait pu mettre dans un papier. Il était même un relecteur sans pitié pour les autres, son pointillisme pouvant aller jusqu’à l’humiliation publique. À « l’Obsolète », où la tradition de la glose entre pairs avait fini par devenir au fil des décennies aussi codifiée que l’amour courtois à l’âge médiéval, les rites en étaient pourtant bien connus et, jusqu’alors, scrupuleusement respectés. Au lendemain de la parution du journal, le flatteur devait prendre un air extatique pour s’adresser à son confrère en disant : « En lisant ton papier, je me suis régalé. » À quoi le flatté se devait de répondre, aussi empourpré que son teint le lui permettait : « Venant de toi, cela me fait particulièrement plaisir. » Avec le nouveau directeur-manager, cette page-là de l’histoire des mœurs était refermée.

Son aversion pour les mots avait fini par devenir si profonde que Matthieu Lunedeau semblait parfois vouloir transformer « l’Obsolète » en grand livre d’images. Toujours la photographie y prenait davantage de place, jusqu’à dévorer entièrement le texte au fil des pages. « Pas de photo, pas de sujet », faisait partie de ces phrases qu’il aimait à s’entendre répéter lors des réunions qu’il organisait d’abondance autour de sa personne, pour se donner les apparences d’une souveraineté qui le tranquillisaient. Au nombre de ces phrases, il y avait aussi : « La vie est un risque », aphorisme pour philosophe de syndicat patronal, que le nouveau directeur prononçait souvent, notamment lorsqu’il s’agissait de faire signer un contrat de travail sans reprise d’années d’ancienneté à l’un des salariés. Mais le véritable viatique de Lunedeau c’était « la modernité ». Quand il ne savait que dire au sujet d’une mesure gouvernementale qui avait son suffrage, quand il ne parvenait pas à traduire le sentiment qui lui faisait préférer telle nuance chromatique de rose en couverture au lieu de telle autre, il disait : « C’est plus moderne », et l’angoisse semblait s’apaiser, l’affreuse angoisse qui l’étreignait désormais, à chaque fois qu’il avait à prendre la moindre décision relevant de son niveau de responsabilité.

Un célèbre manuel de management des années 1960, Le Principe de Peter, énonce que, lorsqu’un dirigeant d’entreprise, ou même un cadre subalterne, atteint son « niveau d’incompétence », il se met spontanément à inventer des substitutions à l’activité qu’il ne parvient pas à assumer pour ne pas avoir à affronter l’odieuse vérité. Aussi prodigieuse que la chose puisse sembler, moins d’un an après son arrivée, Matthieu Lunedeau les avaient déjà presque toutes mises en œuvre. Certaines de ces substitutions salvatrices étaient parfois rudimentaires, comme la manifestation d’un intérêt soudain pour la conception d’organigrammes, ou l’élaboration compulsive de plans tirés sur la comète qui ne seraient jamais mis en œuvre. Mais il y avait aussi, et cela hélas plus durablement, l’organisation d’innombrables réunions, toutes absolument sans fin, durant lesquelles le vrai travail ne cessait, lui, de s’empiler ailleurs dangereusement.

Plus radicaux, d’autres subterfuges mis au point par Lunedeau l’amenèrent à lâcher totalement la réalisation du journal à certaines périodes de l’année, pour se borner à jouir des apparences de sa position. Mal à l’aise face à la conduite idéologique d’un journal et à la confection de unes propres à signifier quoi que ce soit, Lunedeau avait ainsi fini par trouver, à l’extérieur de « l’Obsolète », des dérivatifs à ces tâches directoriales tétanisantes. Ainsi, au fil des mois, les voyages d’annonceurs à New York, les colloques à Moscou ou à Bruxelles, et autres croisières touristiques dans les fjords nordiques pour lecteurs à la retraite, commencèrent à prendre toujours plus de place dans l’emploi de son temps. Des jours entiers il s’absentait de « l’Obsolète », et à ces moments-là, ma solitude à la barre du journal était totale.

Lorsque, par extraordinaire, il était assis à son bureau, seuls semblaient l’accaparer les problèmes industriels et publicitaires du journal, et gare à celui qui saisissait alors le moment pour venir lui soumettre un quelconque problème d’ordre journalistique. Il subissait les phrases types qui servaient à Lunedeau de bouclier protecteur : « On ne critique pas, si on n’a pas la solution. » Ou encore : « Allez, allez, des idées », prononcé avec le ton impatient d’un entraîneur de gymnaste en survêtement. Quand ce n’était pas simplement, l’œil mauvais : « Sois bref, je n’ai pas toute la journée. » La répugnance à l’égard de son métier semblait indépassable.

Ce n’est vraiment que dans les allées des séminaires organisés par Le Monde libre, où je me voyais conviée avec lui, que l’on pouvait voir Lunedeau heureux et à son affaire. Là-bas il était comme transfiguré, et d’ailleurs, c’est à peine s’il vous reconnaissait. Dans ces grand-messes officiellement vouées à « créer du collectif » entre les différentes rédactions du groupe, ou à l’occasion de ces tables rondes destinées à s’initier à « l’univers des start-up », tout le cheptel médiatique galonné de l’ogre des télécoms et de ses associés était de temps à autre rassemblé pour vingt-quatre heures. Sinueux dans son costume bleu ajusté, Lunedeau se déplaçait dans les jardins du bois de Vincennes un verre de blanc à la main, au milieu de la hiérarchie du quotidien de référence, jouant des coudes pour soutirer un déjeuner à la célèbre patronne du Huffington Post, et marchant au passage sur les pieds de quelque gouverneur déboussolé de Télérama.

Ces journées somptuaires, qu’aimait à organiser le factotum des actionnaires, semblaient avant tout destinées à enfoncer quelques portes ouvertes en perdant un maximum de temps, alors que le même exigeait toujours davantage de saignées dans les titres qu’il régissait. L’essentiel se jouait dans l’ostentation de la soumission au groupe même, demandée à chacun des « managers » du Monde libre, puisque l’odieux mot anglo-saxon figurait sur chacun des cartons d’invitation. Assis au premier rang, le factotum observait les stand-up amateurs que les cadres improvisaient à la tribune, et ronronnait d’aise sous les clins d’œil obséquieux et autre private jokes que lui adressaient les plus zélés des orateurs. Rien n’était plus pénible, dans ces circonstances, que d’observer le comportement de Lunedeau, pour moi qui devais le seconder et le servir chaque jour au journal. À tous égards, il jouait le jeu, frémissant d’un arrivisme rapace dont tout indiquait qu’un jour il serait capable de le mener au pire.

Son comportement à mon égard était très étrange, en vérité. En public, il était distant et presque glacial, quoique quémandant mon avis à tout propos. En aparté, il pouvait presque être sentimental. Pour une raison que je ne m’explique pas, il y avait une part de moi, ce qu’il appelait sans doute le « contraire » de lui, qui le tenait un minimum en respect. Ainsi je fus assez longtemps avant de m’apercevoir de sa possible dangerosité.

Un point m’avait tout de même dès le début inquiétée, c’était l’intérêt anormal qu’il manifestait pour toutes les questions relatives aux « ressources humaines », de même que sa foi profonde dans l’idéologie managériale, avec tout son cortège d’impostures. Ainsi, dès les premières semaines de ma prise de fonctions, m’avait-il informée d’un ton solennel : « J’ai décidé de professionnaliser le management. » Ne voyant pas exactement ce qu’une telle chose pouvait signifier dans un journal comme le nôtre dont tout le charme et, surtout, l’efficacité paradoxale, venaient justement du fait qu’il était éloigné des standards organisationnels de la banque, j’avais pris la chose pour une bizarrerie d’expression, une lubie sans suite. Lorsqu’il en vint à inscrire l’ensemble de la hiérarchie de « l’Obsolète » à de coûteuses séances de coaching, comportant certains jeux de rôle déshonorants, je dus convenir que j’avais sous-estimé la profondeur du mal.

C’est ainsi que, à ma grande honte, j’en vins moi-même, et par deux fois, à me retrouver, seule avec Matthieu Lunedeau, face à une coach d’entreprise au regard perçant, à l’occasion d’une sorte de remake de « L’Amour en danger », émission télévisée des années 90 où des couples exhibitionnistes venaient vider en public leurs vieilles querelles.

« Aude est la seule personne à qui je fasse confiance dans ce journal. Quand elle s’occupe de quelque chose, je sais qu’il n’y aura pas à repasser derrière. » J’avais failli en tomber à la renverse. Matthieu Lunedeau avait d’ordinaire le remerciement rare, et cette situation totalement artificielle semblait paradoxalement lui permettre de libérer certaines émotions humaines ordinaires. Inexplicablement, l’univers managérial semblait lui apporter une sécurité amniotique. Je ne fus pas peu surprise néanmoins le jour où la même coach nous demanda à tous les deux de dessiner sur une feuille blanche le journal tel que chacun de nous deux se le représentait. Épouvantée, je commençai à dessiner de grands cercles concentriques, et essayai d’improviser mentalement à la hâte une justification présentable à mes lamentables pâtés. Lorsque je relevai la tête, je vis que mon camarade, de son côté, avait tracé sur la feuille une série de barres numérotées, rigides strates qui ressemblaient singulièrement à ce que dut être la hiérarchie de l’armée prussienne dans ses plus rudes années. Pourtant habituée à voir de tout, comme le sont les psychiatres ou les gynécologues, la coach en resta elle-même interloquée. Décidément le « management » et ses innovations alléguées dissimulaient des pulsions et des appétits déjà historiquement bien documentés.

Inquiets de voir se rapprocher le mur dans lequel Matthieu Lunedeau emmenait désormais à vive allure le journal, certains membres de « l’Obsolète » commencèrent à répandre des bruits et à dépeindre celui-ci en roi fainéant n’aimant rien tant qu’à se tourner les pouces.

Rien n’était ni plus faux, ni plus malhonnête cependant. Tel un cycliste sur un vélo d’appartement, il dépensait au contraire une énergie impressionnante à toutes sortes de tâches inefficaces, sans parvenir à faire progresser les ventes du journal ni ses rentrées d’argent en quoi que ce soit dans l’opération. Jamais il ne comptait ses heures lorsqu’il s’agissait de caster une journaliste en charge des plans restos, d’assurer un comité de pilotage numérique, ou une réunion budget sans enjeu avec le premier chef venu du journal. Aux côtés du factotum, personnage brutal qui était comme l’épouvantail des actionnaires, il passa des soirées entières au dernier étage du journal à essayer de sauver le supplément Life Style de « l’Obsolète » à grand renfort de consulting hors de prix, et de séances de brainstorming d’où sortirent semble-t-il assez peu d’idées sensées. Après des mois de massage cardiaque désespéré, le luxueux mensuel, qui aurait dû être une tirelire toute pleine de publicités, dut mettre la clé sous la porte. Quelques journalistes furent licenciés.

Nommé à la tête du groupe Le Monde en 2010, ce factotum, dont les compétences étaient, semble-t-il, elles aussi depuis longtemps dépassées, exerçait une emprise à peine concevable sur Matthieu Lunedeau. Aboyant continuellement des ordres sur les deux téléphones portables du directeur de « l’Obsolète », il aurait pu le faire sauter de peur à travers un cerceau. Tout ce qu’il décidait, aussi saugrenu et improvisé que cela fût, se voyait à l’instant sacrificiellement assumé par Lunedeau, qui vivait dans l'attente d'un texto aimable de la brute. Je fus un certain temps avant de comprendre que pas une des phrases prononcées par Lunedeau dans son bureau ne sortait en réalité d’ailleurs que de la bouche même du factoctum, qui avait accompli l’exploit de le ventriloquer entièrement. C’était cela les journalistes-managers, ces hommes nouveaux d’une presse entièrement revenue dans le poing du capital, soixante ans après les espoirs d’indépendance de l’après-guerre. Des marionnettes terrorisées, prêtes à répercuter sur de plus faibles les violences intolérables qu’elles enduraient de la part de leur hiérarchie. Car cette terreur-là, le factotum la subissait lui aussi bien sûr, à certaines heures indicibles, l’ogre des télécoms ayant à juste titre remarqué que ses résultats à « l’Obsolète » étaient tout simplement exécrables.

Non seulement les ventes du vieil hebdomadaire n’avaient nullement été relancées depuis son rachat, mais elles étaient plus que jamais effondrées. À cela il fallait ajouter le fait que, en moins de quatre années, la rente publicitaire avait été divisée de plus de moitié. Quant aux connexions du site obsolete.com, qui autrefois avait été un modèle du genre envié, elles étaient désormais parties par centaines de milliers en fumée. Le factotum, qui n’aimait rien tant que s’entourer de faux durs qu’il pouvait à loisir manipuler, avait cette fois commis un bel impair en poussant ce Lunedeau vers le sommet. Ensemble, ils avaient réussi en moins de deux ans à naufrager quasi entièrement « l’Obsolète », et toute la ville le savait.