Depuis longtemps déjà, l’âme de Matthieu Lunedeau était perdue dans la brousse du management. Tétanisé par l’ampleur d’une tâche qui lui échappait par tous les bouts, démoli par de rudes séances avec le factotum des actionnaires qui se vengeait sur lui de ses propres revers, éprouvé par les nuits courtes qui s’ensuivaient, il avait perdu le sens de ce qui pouvait ou non se faire. Un jour sans doute il se réveillerait, mais il serait trop tard, il serait passé sur le corps de tous ses camarades, et l’œil blafard de la lucidité retrouvée ne lui serait plus d’un quelconque secours. Pour l’heure, il errait seul au cœur des ténèbres, prêt à tous les mauvais coups qui lui permettraient d’apaiser le courroux des dieux actionnaires dans l’unique crainte duquel il vivait désormais.
Les chiffres du journal étaient inquiétants, et surtout, le banquier d’affaires l’avait désormais méchamment dans le nez. Le dernier conseil de surveillance de l’année s’était affreusement mal passé, et de nombreux récits picaresques circulaient à ce sujet. À peine entré dans la pièce, l’homme, connu pour des coups d’éclat qui, dans son milieu, n’avaient rien que de très banals, avait jeté en direction de Matthieu Lunedeau le numéro de « l’Obsolète », où le mot d’ordre « Tout changer » s’étalait en absurdes lettres roses sur la couverture de la semaine, et lui avait lancé au visage : « C’est toi qui devrais changer ! » Dans le régime de terreur à quoi revenait le capitalisme actionnarial auquel une presse fragilisée avait entièrement dû se donner, il était fatal que le mâle Lunedeau tombât un jour sur plus « alpha » que lui.
Lorsque je récupérai ce dernier en fin d’après-midi après le conseil, il m’inspira une réelle pitié. Gris de peur, des larmes embuaient presque continûment ses yeux, et il semblait comme ralenti dans ses pensées. Le plus frappant, c’était toutefois qu’au milieu même de cet océan de détresse, quelque chose en lui renonçait à se révolter contre la loi du propriétaire qui venait de lui être rappelée. « Les actionnaires sont dans leur rôle », trouva-t-il la force de conclure après m’avoir livré le récit de ses effrayants déboires.
Sa foi dans le jeu managérial dépassait tout ce que j’avais pu anticiper. Longtemps j’avais cru que, dos au mur, il se battait bravement pour sa seule survie, mais c’était pire. Il le prouverait du reste un jour, en exécutant l’ordre de me broyer et en collaborant, après mon départ, à ce que soient jetés dehors nombre de nos camarades de « l’Obsolète ». En réalité il adhérait de tout son être à ce système violent, et cette croyance abrasait toute son intériorité. Comme un joueur défait qui jamais ne songerait à remettre en cause la circularité de la roulette, il attendait simplement, transi d’espoir, que la chance tourne.
La une de « l’Obsolète » qui avait suscité le sarcasme du plus politisé des actionnaires avait en vérité une désolante histoire. Alors que le parti de la fille du Diable était, pour la première fois de l’histoire, arrivé en tête au premier tour des élections régionales de décembre, Matthieu Lunedeau était une fois encore parti en voyage d’annonceurs à Miami. Tombé de l’avion après plusieurs nuits de java aux côtés des communicantes de diverses marques du luxe, il était revenu sur le coup de midi avec une idée en tête, improvisée dans le taxi, pour le journal qui devait être bouclé le lendemain. Un slogan, plus exactement : « #ToutChanger ».
Ce que pouvait recouvrir un tel énoncé dans l’esprit de Lunedeau, nul ne le savait, lui dont le conformisme « social-libéral » n’allait nullement en s’arrangeant. Toujours est-il que c’est à moi qu’était revenue la charge, en vingt-quatre heures, de faire l’impossible pour donner une apparence de réalité dans les pages de « l’Obsolète » à ce mot d’ordre révolutionnaire précédé du sigle « # », que sur les réseaux sociaux on appelait un hashtag, et qui, par avance, suffisait à en signer l’inanité.
La frivole opération « #ToutChanger » ne mena évidemment le journal à aucune proposition politique digne de ce nom. Qui comptait encore sur « l’Obsolète », où les rares déviants à la ligne solférinienne se voyaient comme moi désignés à la vindicte publique, pour impulser le grand renouveau démocratique dont on sentait monter le désir à travers tout le pays ?
La peur aidant, la ligne du journal ne cessa au contraire de se racornir davantage. Jusqu’ici bienveillant à l’égard de mes incartades idéologiques qu’il semblait trouver rafraîchissantes, ou à tout le moins inoffensives, Matthieu Lunedeau se recroquevilla toujours davantage sur le caveau de la famille socialiste. Cela se traduisit dans le journal par une inflation des interviews d’économistes néolibéraux pontifiants, des portraits d’ineptes ministres de la République, des tribunes officielles prônant certaines mesures antiterroristes notoirement chapardées dans le programme du parti de la fille du Diable. « On l’a repris en main », me disais-je souvent, songeant à Matthieu Lunedeau en ce début d’année 2016, sans parvenir à trouver l’explication à ce mystère.
Qui en tirait désormais les fils ? Ne comprenant pas comment les remontrances du plus à gauche des actionnaires avaient pu aboutir à faire repartir tout à droite le balancier politique de « l’Obsolète », je ne savais que penser. J’invoquais chez Lunedeau un réflexe de réassurance enfantine, qui pousse dans l’épreuve à se replier sur ce que l’on connaît le mieux. L’homme avait commencé sa carrière comme petit télégraphiste affecté au PS. Il revenait au pays, c’était pour moi l’explication.
Ce n’est que bien plus tard, au moment de mon exécution, qu’une autre hypothèse se présenta à moi pour rendre compte de ce prodige. L’ogre des télécoms, qui rendait désormais des visites à l’Élysée, s’était-il en personne chargé de mettre un peu de plomb dans la cervelle du directeur de la rédaction ? On ne l’avait pas seulement repris en main si tel était le cas. On le tenait par un gant de fer. Dépourvu de vraie conviction et menacé comme jamais, se vivant pour ainsi dire comme dans le couloir de la mort, Matthieu Lunedeau s’accrochait en tout cas désormais à une ligne « hollando-vallsienne » endurcie, minoritaire au sein même du PS, alors que, à travers l’Europe entière, toutes les gauches à son image étaient en train de s’effondrer. Pour « l’Obsolète », c’était un choix suicidaire, celui de l’échec intellectuel et marchand garanti. Pour moi, c’était un crève-cœur, un effroyable gâchis que j’étais par ailleurs tenue de superviser.
Le moment était en effet rien de moins qu’historique. Il aurait pu être incroyablement propice au grand journal de la gauche française que ce vieux périodique endormi pouvait encore ambitionner d’être, fort de son passé et de ses nombreux journalistes. La crise de la zone euro, à laquelle vint aussitôt s’ajouter celle des migrants, faisait voler en éclats toutes les formations de gauche ramollies à travers l’Europe. Tous les dogmes étaient à repenser. Un socialisme véritable, libéré de son pacte faustien avec le néolibéralisme, aurait pu renaître sur ces cendres, avec un vrai journal pour l’inventer et le porter. Hélas, le sort en avait décidé autrement, et cela en réalité depuis plusieurs années. La pièce était déjà soigneusement écrite, ne restait plus qu’à la jouer.
Sous la férule de l’ogre aux apparences débonnaires qui l’avait annexé, « l’Obsolète » était destiné à rester une feuille de la gauche Potemkine. Un vieux porte-avions rouillé, désespérément aligné, au milieu des autres vaisseaux fantômes à quoi se résumaient désormais les médias français que d’autres géants du CAC 40 détenaient. Comment avait-on pu imaginer que les choses puissent tourner autrement ? There is no such thing as a free lunch, disent les Anglais. On n’aliène pas sa liberté impunément.
Au grand mensonge du Monde libre, tout le monde avait eu envie d’adhérer cependant, et moi aussi j’avais stupidement voulu croire que le système n’était pas entièrement clôturé. Comme sous le glacis soviétique, seule une apparence de discours donnait en réalité le change, dans des organes qui n’étaient indépendants qu’en surface. La médiocrité faisait elle-même partie du programme. Trop de conviction nuisait, et vous désignait comme suspect, ainsi qu’Alexandre Zinoviev l’avait montré dans Les Hauteurs béantes, chef-d’œuvre paru il y a tout juste quarante ans, qui avait désossé l’entièreté du système soviétique.
Ainsi étions-nous nombreux à avoir eu la naïveté de penser à « l’Obsolète » que l’imitation de travail à quoi se résumait depuis des mois l’effervescence de Matthieu Lunedeau le mettait en danger. En fait cette apparence de travail lui garantissait une véritable sécurité. D’abord, celui qui était chargé de le surveiller, le factotum des actionnaires, était lui-même intéressé à la perpétuation du mensonge. Comment aurait-il pu, sinon, justifier devant ses maîtres tant d’erreurs de stratégie avalisées, tant de nominations ratées, tant de pertes accumulées ? À un niveau plus profond encore, certains des actionnaires de « l’Obsolète » eux-mêmes ne souhaitaient qu’une imitation de journal. En aucun cas ces derniers ne souhaitaient un organe qui se serait mis à penser, et n’aurait été dans ce cas que de peu d’utilité pour être bien reçu à l’Élysée.
Le véritable travail est souvent quelque chose de peu spectaculaire, notait par ailleurs Zinoviev dans son roman. L’imitation du travail, elle, est faite de bruit et d’agitation. « Ce sont des réunions, des symposiums, des rapports d’activité, des voyages, des remplacements de direction, des commissions, etc. », déclinait l’écrivain russe qui serait, pour ce livre-là, démis de toutes ses fonctions, exclu du Parti, et privé de tous ses diplômes. En découvrant ces lignes dans un vieil exemplaire jauni des éditions L’Âge d’homme, j’eus la certitude désagréable que l’imbécile c’était moi qui, avec les journalistes des services culture et idées, m’étais notamment acharnée pendant deux années à tenter de produire des pages appréciées par nos lecteurs. Très loin de cette étrange lubie, Matthieu Lunedeau avait en réalité tout compris au nouveau monde.
Nous étions en fait revenus à l’Union soviétique des années 70. Toutes les balances étaient faussées. La réalité fastidieuse du travail, nullement récompensée. Par une intime compréhension du système, le directeur de la rédaction en était même venu à inventer le plus redoutable moyen jamais mis au point pour zombifier un collectif entier : la réunion perpétuelle. Des mois durant, sous ses ordres, nous nous étions ainsi lancés dans différents cycles de refonte de la nouvelle formule de « l’Obsolète », qui jamais ne déboucheraient sur aucune prise de décision. Des centaines d’heures avaient été perdues, des commissions entières montées, des dizaines de rapports remis, entraînant la mise en place de tout une autre longue boucle de réunions, qui elles-mêmes feraient l’objet d’autres synopsis qui n’aboutiraient pas davantage. C’était une organisation implacable, à laquelle seuls ceux qui avaient abdiqué tout goût pour notre métier pouvaient au demeurant résister. Définitivement, l’essentiel n’était pas de faire un journal mais d’en fournir une sorte de spectacle, et c’était bien là la meilleure façon de servir le régime, la plus habile, celle qui se verrait désormais consacrée.