I  L'IDÉE DE PHÉNOMÈNE

La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent. On visait par là à supprimer un certain nombre de dualismes qui embarrassaient la philosophie et à les remplacer par le monisme du phénomène. Y a-t-on réussi ?

Il est certain qu'on s'est débarrassé en premier lieu de ce dualisme qui oppose dans l'existant l'intérieur à l'extérieur. Il n'y a plus d'extérieur de l'existant, si l'on entend par là une peau superficielle qui dissimulerait aux regards la véritable nature de l'objet. Et cette véritable nature, à son tour, si elle doit être la réalité secrète de la chose, qu'on peut pressentir ou supposer mais jamais atteindre parce qu'elle est « intérieure » à l'objet considéré, n'existe pas non plus. Les apparitions qui manifestent l'existant ne sont ni intérieures ni extérieures : elles se valent toutes, elles renvoient toutes à d'autres apparitions et aucune d'elles n'est privilégiée. La force, par exemple, n'est pas un conatus métaphysique et d'espèce inconnue qui se masquerait derrière ses effets (accélérations, déviations, etc.) : elle est l'ensemble de ces effets. Pareillement le courant électrique n'a pas d'envers secret : il n'est rien que l'ensemble des actions physico-chimiques (électrolyses, incandescence d'un filament de carbone, déplacement de l'aiguille du galvanomètre, etc.) qui le manifestent. Aucune de ces actions ne suffit à le révéler. Mais elle n'indique rien qui soit derrière elle : elle indique elle-même et la série totale. Il s'ensuit, évidemment, que le dualisme de l'être et du paraître ne saurait plus trouver droit de cité en philosophie. L'apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui tout l'être de l'existant. Et l'apparence, de son côté, n'est pas une manifestation inconsistante de cet être. Tant qu'on a pu croire aux réalités nouménales, on a présenté l'apparence comme un négatif pur. C'était « ce qui n'est pas l'être » ; elle n'avait d'autre être que celui de l'illusion et de l'erreur. Mais cet être même était emprunté, il était lui-même un faux-semblant et la difficulté la plus grande qu'on pouvait rencontrer, c'était de maintenir assez de cohésion et d'existence à l'apparence pour qu'elle ne se résorbe pas d'elle-même au sein de l'être non phénoménal. Mais si nous nous sommes une fois dépris de ce que Nietzsche appelait « l'illusion des arrière-mondes » et si nous ne croyons plus à l'être-de-derrière-l'apparition, celle-ci devient, au contraire, pleine positivité, son essence est un « paraître » qui ne s'oppose plus à l'être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît. Ainsi parvenons-nous à l'idée de phénomène, telle qu'on peut la rencontrer, par exemple, dans la « Phénoménologie » de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu. Relatif, le phénomène le demeure car le « paraître » suppose par essence quelqu'un à qui paraître. Mais il n'a pas la double relativité de l'Erscheinung kantienne. Il n'indique pas, par-dessus son épaule, un être véritable qui serait, lui, l'absolu. Ce qu'il est, il l'est absolument, car il se dévoile comme il est. Le phénomène peut être étudié et décrit en tant que tel, car il est absolument indicatif de lui-même.

Du même coup va tomber la dualité de la puissance et de l'acte. Tout est en acte. Derrière l'acte il n'y a ni puissance, ni « exis », ni vertu. Nous refuserons, par exemple, d'entendre par « génie » – au sens où l'on dit que Proust « avait du génie » ou qu'il « était » un génie – une puissance singulière de produire certaines œuvres, qui ne s'épuiserait pas, justement, dans la production de celles-ci. Le génie de Proust, ce n'est ni l'œuvre considérée isolément, ni le pouvoir subjectif de la produire : c'est l'œuvre considérée comme l'ensemble des manifestations de la personne. C'est pourquoi, enfin, nous pouvons également rejeter le dualisme de l'apparence et de l'essence. L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle : elle est l'essence. L'essence d'un existant n'est plus une vertu enfoncée au creux de cet existant, c'est la loi manifeste qui préside à la succession de ses apparitions, c'est la raison de la série. Au nominalisme de Poincaré, définissant une réalité physique (le courant électrique, par exemple), comme la somme de ses diverses manifestations, Duhem avait raison d'opposer sa propre théorie, qui faisait du concept l'unité synthétique de ces manifestations. Et, certes, la phénoménologie n'est rien moins qu'un nominalisme. Mais, en définitive, l'essence comme raison de la série n'est que le lien des apparitions, c'est-à-dire elle-même une apparition. C'est ce qui explique qu'il puisse y avoir une intuition des essences (la Wesenschau de Husserl, par exemple). Ainsi l'être phénoménal se manifeste, il manifeste son essence aussi bien que son existence et il n'est rien que la série bien liée de ces manifestations.

Est-ce à dire que nous ayons réussi à supprimer tous les dualismes en réduisant l'existant à ses manifestations ? Il semble plutôt que nous les ayons tous convertis en un dualisme nouveau : celui du fini et de l'infini. L'existant, en effet, ne saurait se réduire à une série finie de manifestations, puisque chacune d'elles est un rapport à un sujet en perpétuel changement. Quand un objet ne se livrerait qu'à travers une seule « Abschattung », le seul fait d'être sujet implique la possibilité de multiplier les points de vue sur cette « Abschattung ». Cela suffit pour multiplier à l'infini l'« Abschattung » considérée. En outre, si la série d'apparitions était finie, cela signifierait que les premières apparues n'ont pas la possibilité de reparaître, ce qui est absurde, ou qu'elles peuvent être toutes données à la fois, ce qui est plus absurde encore. Concevons bien, en effet, que notre théorie du phénomène a remplacé la réalité de la chose par l'objectivité du phénomène et qu'elle a fondé celle-ci sur un recours à l'infini. La réalité de cette tasse, c'est qu'elle est là et qu'elle n'est pas moi. Nous traduirons cela en disant que la série de ses apparitions est liée par une raison qui ne dépend pas de mon bon plaisir. Mais l'apparition réduite à elle-même et sans recours à la série dont elle fait partie ne saurait être qu'une plénitude intuitive et subjective : la manière dont le sujet est affecté. Si le phénomène doit se révéler transcendant, il faut que le sujet lui-même transcende l'apparition vers la série totale dont elle est un membre. Il faut qu'il saisisse le rouge à travers son impression de rouge. Le rouge, c'est-à-dire la raison de la série ; le courant électrique à travers l'électrolyse, etc. Mais si la transcendance de l'objet se fonde sur la nécessité pour l'apparition de se faire toujours transcender, il en résulte qu'un objet pose par principe la série de ses apparitions comme infinies. Ainsi l'apparition qui est finie s'indique elle-même dans sa finitude, mais exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d'être dépassée vers l'infini. Cette opposition nouvelle, le « fini et l'infini », ou mieux « l'infini dans le fini », remplace le dualisme de l'être et du paraître : ce qui paraît, en effet, c'est seulement un aspect de l'objet et l'objet est tout entier dans cet aspect et tout entier hors de lui. Tout entier dedans en ce qu'il se manifeste dans cet aspect : il s'indique lui-même comme la structure de l'apparition, qui est en même temps la raison de la série. Tout entier dehors, car la série elle-même n'apparaîtra jamais ni ne peut apparaître. Ainsi, le dehors s'oppose de nouveau au dedans et l'être-qui-ne-paraît-pas à l'apparition. Pareillement une certaine « puissance » revient habiter le phénomène et lui conférer sa transcendance même : la puissance d'être développé en une série d'apparitions réelles ou possibles. Le génie de Proust, même réduit aux œuvres produites, n'en équivaut pas moins à l'infinité des points de vue possibles qu'on pourra prendre sur cette œuvre et qu'on nommera « l'inépuisabilité » de l'œuvre proustienne. Mais cette inépuisabilité qui implique une transcendance et un recours à l'infini, n'est-elle pas une « exis », au moment même où on la saisit sur l'objet ? L'essence enfin est radicalement coupée de l'apparence individuelle qui la manifeste, puisqu'elle est par principe ce qui doit pouvoir être manifesté par une série de manifestations individuelles.

A remplacer ainsi une diversité d'oppositions par un dualisme unique qui les fonde toutes, avons-nous gagné ou perdu ? C'est ce que nous verrons bientôt. Pour l'instant, la première conséquence de la « théorie du phénomène », c'est que l'apparition ne renvoie pas à l'être comme le phénomène kantien au noumène. Puisqu'il n'y a rien derrière elle et qu'elle n'indique qu'elle-même (et la série totale des apparitions), elle ne peut être supportée par un autre être que le sien propre, elle ne saurait être la mince pellicule de néant qui sépare l'être-sujet de l'être-absolu. Si l'essence de l'apparition est un « paraître » qui ne s'oppose plus à aucun être, il y a un problème légitime de l'être de ce paraître. C'est ce problème qui nous occupera ici et qui sera le point de départ de nos recherches sur l'être et le néant.

II  LE PHÉNOMÈNE D'ÊTRE ET L'ÊTRE DU PHÉNOMÈNE

L'apparition n'est soutenue par aucun existant différent d'elle : elle a son être propre. L'être premier que nous rencontrons dans nos recherches ontologiques, c'est donc l'être de l'apparition. Est-il lui-même une apparition ? Il le semble d'abord. Le phénomène est ce qui se manifeste et l'être se manifeste à tous en quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en avons une certaine compréhension. Ainsi doit-il y avoir un phénomène d'être, une apparition d'être, descriptible comme telle. L'être nous sera dévoilé par quelque moyen d'accès immédiat, l'ennui, la nausée, etc., et l'ontologie sera la description du phénomène d'être tel qu'il se manifeste, c'est-à-dire sans intermédiaire. Pourtant, il convient de poser à toute ontologie une question préalable : le phénomène d'être ainsi atteint est-il identique à l'être des phénomènes, c'est-à-dire : l'être qui se dévoile à moi, qui m'apparaît, est-il de même nature que l'être des existants qui m'apparaissent ? Il semble qu'il n'y ait pas de difficulté : Husserl a montré comment une réduction eidétique est toujours possible, c'est-à-dire comment on peut toujours dépasser le phénomène concret vers son essence et, pour Heidegger, la « réalité-humaine » est ontico-ontologique, c'est-à-dire qu'elle peut toujours dépasser le phénomène vers son être. Mais le passage de l'objet singulier à l'essence est passage de l'homogène à l'homogène. En est-il de même du passage de l'existant au phénomène d'être ? Dépasser l'existant vers le phénomène d'être, est-ce bien le dépasser vers son être, comme on dépasse le rouge particulier vers son essence ? Regardons mieux.

Dans un objet singulier, on peut toujours distinguer des qualités comme la couleur, l'odeur, etc. Et, à partir de celles-ci, on peut toujours fixer une essence qu'elles impliquent, comme le signe implique la signification. L'ensemble « objet-essence » fait un tout organisé : l'essence n'est pas dans l'objet, elle est le sens de l'objet, la raison de la série d'apparitions qui le dévoilent. Mais l'être n'est ni une qualité de l'objet saisissable parmi d'autres, ni un sens de l'objet. L'objet ne renvoie pas à l'être comme à une signification : il serait impossible, par exemple, de définir l'être comme une présence – puisque l'absence dévoile aussi l'être, puisque ne pas être là, c'est encore être. L'objet ne possède pas l'être, et son existence n'est pas une participation à l'être, ni tout autre genre de relation. Il est, c'est la seule manière de définir sa façon d'être ; car l'objet ne masque pas l'être, mais il ne le dévoile pas non plus : il ne le masque pas, car il serait vain d'essayer d'écarter certaines qualités de l'existant pour trouver l'être derrière elles, l'être est l'être de toutes également – il ne le dévoile pas, car il serait vain de s'adresser à l'objet pour appréhender son être. L'existant est phénomène, c'est-à-dire qu'il se désigne lui-même comme ensemble organisé de qualités. Lui-même et non son être. L'être est simplement la condition de tout dévoilement : il est être-pour-dévoiler et non être dévoilé. Que signifie donc ce dépassement vers l'ontologique dont parle Heidegger ? A coup sûr, je puis dépasser cette table ou cette chaise vers son être et poser la question de l'être-table ou de l'être-chaise. Mais, à cet instant, je détourne les yeux de la table-phénomène pour fixer l'être-phénomène, qui n'est plus la condition de tout dévoilement – mais qui est lui-même un dévoilé, une apparition et qui, comme telle, a à son tour besoin d'un être sur le fondement duquel il puisse se dévoiler.

Si l'être des phénomènes ne se résout pas en un phénomène d'être et si pourtant nous ne pouvons rien dire sur l'être qu'en consultant ce phénomène d'être, le rapport exact qui unit le phénomène d'être à l'être du phénomène doit être établi avant tout. Nous pourrons le faire plus aisément si nous considérons que l'ensemble des remarques précédentes a été directement inspiré par l'intuition révélante du phénomène d'être. En considérant non l'être comme condition du dévoilement, mais l'être comme apparition qui peut être fixée en concepts, nous avons compris tout d'abord que la connaissance ne pouvait à elle seule rendre raison de l'être, c'est-à-dire que l'être du phénomène ne pouvait se réduire au phénomène d'être. En un mot, le phénomène d'être est « ontologique » au sens où l'on appelle ontologique la preuve de saint Anselme et de Descartes. Il est un appel d'être ; il exige, en tant que phénomène, un fondement qui soit transphénoménal. Le phénomène d'être exige la transphénoménalité de l'être. Cela ne veut pas dire que l'être se trouve caché derrière les phénomènes (nous avons vu que le phénomène ne peut pas masquer l'être) – ni que le phénomène soit une apparence qui renvoie à un être distinct (c'est en tant qu'apparence que le phénomène est, c'est-à-dire qu'il s'indique sur le fondement de l'être). Ce qui est impliqué par les considérations qui précèdent, c'est que l'être du phénomène, quoique coextensif au phénomène, doit échapper à la condition phénoménale – qui est de n'exister que pour autant qu'on se révèle – et que, par conséquent, il déborde et fonde la connaissance qu'on en prend.

III  LE COGITO « PRÉRÉFLEXIF » ET L'ÊTRE DU « PERCIPERE »

On sera peut-être tenté de répondre que les difficultés mentionnées plus haut tiennent toutes à une certaine conception de l'être, à une manière de réalisme ontologique tout à fait incompatible avec la notion même d'apparition. Ce qui mesure l'être de l'apparition c'est, en effet, qu'elle apparaît. Et, puisque nous avons borné la réalité au phénomène, nous pouvons dire du phénomène qu'il est comme il apparaît. Pourquoi ne pas pousser l'idée jusqu'à sa limite et dire que l'être de l'apparition c'est son apparaître ? Ce qui est simplement une façon de choisir des mots nouveaux pour habiller le vieil « esse est percipi » de Berkeley. Et c'est bien, en effet, ce que fera un Husserl, lorsque, après avoir effectué la réduction phénoménologique, il traitera le noème d'irréel et déclarera que son « esse » est un « percipi ».

Il ne paraît pas que la célèbre formule de Berkeley puisse nous satisfaire. Ceci pour deux raisons essentielles, tenant l'une à la nature du percipi, l'autre à celle du percipere.

Nature du « percipere ». – Si toute métaphysique, en effet, suppose une théorie de la connaissance, en revanche toute théorie de la connaissance suppose une métaphysique. Cela signifie, entre autres choses, qu'un idéalisme soucieux de réduire l'être à la connaissance qu'on en prend, devrait auparavant assurer de quelque manière l'être de la connaissance. Si l'on commence, au contraire, par poser celle-ci comme un donné, sans se préoccuper d'en fonder l'être et si l'on affirme ensuite « esse est percipi », la totalité « perception-perçu », faute d'être soutenue par un être solide, s'effondre dans le néant. Ainsi l'être de la connaissance ne peut être mesuré par la connaissance ; il échappe au « percipi »1. Ainsi l'être-fondement du percipere et du percipi doit échapper lui-même au percipi : il doit être transphénoménal. Nous revenons à notre point de départ. Toutefois on peut nous accorder que le percipi renvoie à un être qui échappe aux lois de l'apparition, mais tout en maintenant que cet être transphénoménal est l'être du sujet. Ainsi le percipi renverrait au percipiens – le connu à la connaissance et celle-ci à l'être connaissant en tant qu'il est, non en tant qu'il est connu, c'est-à-dire à la conscience. C'est ce qu'a compris Husserl : car si le noème est pour lui un corrélatif irréel de la noèse, dont la loi ontologique est le percipi, la noèse, au contraire, lui apparaît comme la réalité, dont la caractéristique principale est de se donner à la réflexion qui la connaît, comme « ayant été déjà là avant ». Car la loi d'être du sujet connaissant, c'est d'être-conscient. La conscience n'est pas un mode de connaissance particulier, appelé sens intime ou connaissance de soi, c'est la dimension d'être transphénoménale du sujet.

Essayons de mieux comprendre cette dimension d'être. Nous disions que la conscience est l'être connaissant en tant qu'il est et non en tant qu'il est connu. Cela signifie qu'il convient d'abandonner le primat de la connaissance, si nous voulons fonder cette connaissance même. Et, sans doute, la conscience peut connaître et se connaître. Mais elle est, en elle-même, autre chose qu'une connaissance retournée sur soi.

Toute conscience, Husserl l'a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu'il n'est pas de conscience qui ne soit position d'un objet transcendant, ou, si l'on préfère, que la conscience n'a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n'est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l'espace, à côté de la fenêtre, etc. L'existence de la table, en effet, est un centre d'opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d'une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l'infini l'inventaire qu'elle peut dresser d'elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d'une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu'elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s'épuise dans cette position même : tout ce qu'il y a d'intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors, vers la table ; toutes mes activités judicatives ou pratiques, toute mon affectivité du moment se transcendent, visent la table et s'y absorbent. Toute conscience n'est pas connaissance (il y a des consciences affectives, par exemple), mais toute conscience connaissante ne peut être connaissance que de son objet.

Pourtant la condition nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soit connaissance de son objet, c'est qu'elle soit conscience d'elle-même comme étant cette connaissance. C'est une condition nécessaire : si ma conscience n'était pas conscience d'être conscience de table, elle serait donc conscience de cette table sans avoir conscience de l'être ou, si l'on veut, une conscience qui s'ignorerait soi-même, une conscience inconsciente – ce qui est absurde. C'est une condition suffisante : il suffit que j'aie conscience d'avoir conscience de cette table pour que j'en aie en effet conscience. Cela ne suffit certes pas pour me permettre d'affirmer que cette table existe en soi – mais bien qu'elle existe pour moi.

Que sera cette conscience de conscience ? Nous subissons à un tel point l'illusion du primat de la connaissance, que nous sommes tout de suite prêts à faire de la conscience de conscience une idea ideae à la manière de Spinoza, c'est-à-dire une connaissance de connaissance. Alain ayant à exprimer cette évidence : « Savoir, c'est avoir conscience de savoir », la traduit en ces termes : « Savoir, c'est savoir qu'on sait. » Ainsi aurons-nous défini la réflexion ou conscience positionnelle de la conscience, ou mieux encore connaissance de la conscience. Ce serait une conscience complète et dirigée vers quelque chose qui n'est pas elle, c'est-à-dire vers la conscience réfléchie. Elle se transcenderait donc et, comme la conscience positionnelle du monde, s'épuiserait à viser son objet. Seulement cet objet serait lui-même une conscience.

Il ne paraît pas que nous puissions accepter cette interprétation de la conscience de conscience. La réduction de la conscience à la connaissance, en effet, implique qu'on introduit dans la conscience la dualité sujet-objet, qui est typique de la connaissance. Mais si nous acceptons la loi du couple connaissant-connu, un troisième terme sera nécessaire pour que le connaissant devienne connu à son tour et nous serons placés devant ce dilemme : ou nous arrêter à un terme quelconque de la série : connu – connaissant connu – connaissant connu du connaissant, etc., alors c'est la totalité du phénomène qui tombe dans l'inconnu, c'est-à-dire que nous butons toujours contre une réflexion non consciente de soi et terme dernier – ou bien nous affirmons la nécessité d'une régression à l'infini (idea ideae ideae, etc.), ce qui est absurde. Ainsi la nécessité de fonder ontologiquement la connaissance se doublerait ici d'une nécessité nouvelle : celle de la fonder épistémologiquement. N'est-ce pas qu'il ne faut pas introduire la loi du couple dans la conscience ? La conscience de soi n'est pas couple. Il faut, si nous voulons éviter la régression à l'infini, qu'elle soit rapport immédiat et non-cognitif de soi à soi.

D'ailleurs la conscience réflexive pose la conscience réfléchie comme son objet : je porte, dans l'acte de réflexion, des jugements sur la conscience réfléchie, j'en ai honte, j'en suis fier, je la veux, je la refuse, etc. La conscience immédiate que je prends de percevoir ne me permet ni de juger, ni de vouloir, ni d'avoir honte. Elle ne connaît pas ma perception, elle ne la pose pas : tout ce qu'il y a d'intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors, vers le monde. En revanche, cette conscience spontanée de ma perception est constitutive de ma conscience perceptive. En d'autres termes, toute conscience positionnelle d'objet est en même temps conscience non positionnelle d'elle-même. Si je compte les cigarettes qui sont dans cet étui, j'ai l'impression du dévoilement d'une propriété objective de ce groupe de cigarettes : elles sont douze. Cette propriété apparaît à ma conscience comme une propriété existant dans le monde. Je puis fort bien n'avoir aucune conscience positionnelle de les compter. Je ne me « connais pas comptant ». La preuve en est que les enfants qui sont capables de faire une addition spontanément, ne peuvent pas expliquer ensuite comment ils s'y sont pris ; les tests de Piaget qui le démontrent constituent une excellente réfutation de la formule d'Alain : Savoir, c'est savoir qu'on sait. Et pourtant, au moment où ces cigarettes se dévoilent à moi comme douze, j'ai une conscience non-thétique de mon activité additive. Si l'on m'interroge, en effet, si l'on me demande : « Que faites-vous là ? » je répondrai aussitôt : « Je compte », et cette réponse ne vise pas seulement la conscience instantanée que je puis atteindre par la réflexion, mais celles qui sont passées sans avoir été réfléchies, celles qui sont pour toujours irréfléchies dans mon passé immédiat. Ainsi n'y a-t-il aucune espèce de primat de la réflexion sur la conscience réfléchie : ce n'est pas celle-là qui révèle celle-ci à elle-même. Tout au contraire, c'est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible : il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. En même temps, c'est la conscience non-thétique de compter qui est la condition même de mon activité additive. S'il en était autrement, comment l'addition serait-elle le thème unificateur de mes consciences ? Pour que ce thème préside à toute une série de synthèses d'unifications et de récognitions, il faut qu'il soit présent à lui-même, non comme une chose mais comme une intention opératoire qui ne peut exister que comme « révélante-révélée », pour employer une expression de Heidegger. Ainsi, pour compter, faut-il avoir conscience de compter.

Sans doute, dira-t-on, mais il y a cercle. Car ne faut-il pas que je compte en fait pour que je puisse avoir conscience de compter ? Il est vrai. Pourtant, il n'y a pas cercle ou, si l'on veut, c'est la nature même de la conscience d'exister « en cercle ». C'est ce qui peut s'exprimer en ces termes : toute existence consciente existe comme consciente d'exister. Nous comprenons à présent pourquoi la conscience première de conscience n'est pas positionnelle : c'est qu'elle ne fait qu'un avec la conscience dont elle est conscience. D'un seul coup elle se détermine comme conscience de perception et comme perception. Ces nécessités de la syntaxe nous ont obligé jusqu'ici à parler de la « conscience non positionnelle de soi ». Mais nous ne pouvons user plus longtemps de cette expression où le « de soi » éveille encore l'idée de connaissance. (Nous mettrons désormais le « de » entre parenthèses, pour indiquer qu'il ne répond qu'à une contrainte grammaticale.)

Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d'existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose. De même qu'un objet étendu est contraint d'exister selon les trois dimensions, de même une intention, un plaisir, une douleur ne sauraient exister que comme conscience immédiate (d') eux-mêmes. L'être de l'intention ne peut être que conscience, sinon l'intention serait chose dans la conscience. Il ne faut donc pas entendre ici que quelque cause extérieure (un trouble organique, une impulsion inconsciente, une autre « Erlebnis ») pourrait déterminer un événement psychique – un plaisir, par exemple – à se produire, et que cet événement ainsi déterminé dans sa structure matérielle serait astreint, d'autre part, à se produire comme conscience (de) soi. Ce serait faire de la conscience non-thétique une qualité de la conscience positionnelle (au sens où la perception, conscience positionnelle de cette table, aurait par surcroît la qualité de conscience (de) soi) et retomber ainsi dans l'illusion du primat théorique de la connaissance. Ce serait, en outre, faire de l'événement psychique une chose, et le qualifier de conscient comme je peux qualifier, par exemple, ce buvard de rose. Le plaisir ne peut pas se distinguer – même logiquement – de la conscience de plaisir. La conscience (de) plaisir est constitutive du plaisir, comme le mode même de son existence, comme la matière dont il est fait et non comme une forme qui s'imposerait après coup à une matière hédoniste. Le plaisir ne peut exister « avant » la conscience de plaisir – même sous la forme de virtualité, de puissance. Un plaisir en puissance ne saurait exister que comme conscience (d') être en puissance, il n'y a de virtualités de conscience que comme conscience de virtualités.

Réciproquement, comme je le montrais tout à l'heure, il faut éviter de définir le plaisir par la conscience que j'en prends. Ce serait tomber dans un idéalisme de la conscience qui nous ramènerait par des voies détournées au primat de la connaissance. Le plaisir ne doit pas s'évanouir derrière la conscience qu'il a (de) lui-même : ce n'est pas une représentation, c'est un événement concret, plein et absolu. Il n'est pas plus une qualité de la conscience (de) soi que la conscience (de) soi n'est une qualité du plaisir. Il n'y a pas plus d'abord une conscience qui recevrait ensuite l'affection « plaisir », comme une eau qu'on colore, qu'il n'y a d'abord un plaisir (inconscient ou psychologique) qui recevrait ensuite la qualité de conscient, comme un faisceau de lumière. Il y a un être indivisible, indissoluble – non point une substance soutenant ses qualités comme de moindres êtres, mais un être qui est existence de part en part. Le plaisir est l'être de la conscience (de) soi et la conscience (de) soi est la loi d'être du plaisir. C'est ce qu'exprime fort bien Heidegger, lorsqu'il écrit (en parlant du « Dasein », à vrai dire, non de la conscience) : « Le “comment” (essentia) de cet être doit, pour autant qu'il est possible en général d'en parler, être conçu à partir de son être (existentia). » Cela signifie que la conscience n'est pas produite comme exemplaire singulier d'une possibilité abstraite, mais qu'en surgissant au sein de l'être elle crée et soutient son essence, c'est-à-dire l'agencement synthétique de ses possibilités.

Cela veut dire aussi que le type d'être de la conscience est à l'inverse de celui que nous révèle la preuve ontologique : comme la conscience n'est pas possible avant d'être, mais que son être est la source et la condition de toute possibilité, c'est son existence qui implique son essence. Ce que Husserl exprime heureusement en parlant de sa « nécessité de fait ». Pour qu'il y ait une essence du plaisir, il faut qu'il y ait d'abord le fait d'une conscience (de) ce plaisir. Et c'est en vain qu'on tenterait d'invoquer de prétendues lois de la conscience, dont l'ensemble articulé en constituerait l'essence : une loi est un objet transcendant de connaissance ; il peut y avoir conscience de loi, non loi de la conscience. Pour les mêmes raisons, il est impossible d'assigner à une conscience une autre motivation qu'elle-même. Sinon il faudrait concevoir que la conscience, dans la mesure où elle est un effet, est non consciente (de) soi. Il faudrait que, par quelque côté, elle fût sans être consciente (d') être. Nous tomberions dans cette illusion trop fréquente qui fait de la conscience un demi-inconscient ou une passivité. Mais la conscience est conscience de part en part. Elle ne saurait donc être limitée que par elle-même.

Cette détermination de la conscience par soi ne doit pas être conçue comme une genèse, comme un devenir, car il faudrait supposer que la conscience est antérieure à sa propre existence. Il ne faut pas non plus concevoir cette création de soi comme un acte. Sinon, en effet, la conscience serait conscience (de) soi comme acte, ce qui n'est pas. La conscience est un plein d'existence et cette détermination de soi par soi est une caractéristique essentielle. Il sera même prudent de ne pas abuser de l'expression « cause de soi », qui laisse supposer une progression, un rapport de soi-cause à soi-effet. Il serait plus juste de dire, tout simplement : la conscience existe par soi. Et par là il ne faut pas entendre qu'elle se « tire du néant ». Il ne saurait y avoir de « néant de conscience » avant la conscience. « Avant » la conscience, on ne peut concevoir qu'un plein d'être dont aucun élément ne peut envoyer à une conscience absente. Pour qu'il y ait néant de conscience, il faut une conscience qui a été et qui n'est plus et une conscience témoin qui pose le néant de la première conscience pour une synthèse de récognitions. La conscience est antérieure au néant et « se tire » de l'être2.

On aura peut-être quelque peine à accepter ces conclusions. Mais si on les regarde mieux, elles paraîtront parfaitement claires : le paradoxe n'est pas qu'il y ait des existences par soi, mais qu'il n'y ait pas qu'elles. Ce qui est véritablement impensable, c'est l'existence passive, c'est-à-dire une existence qui se perpétue sans avoir la force ni de se produire ni de se conserver. De ce point de vue il n'est rien de plus inintelligible que le principe d'inertie. Et, en effet, d'où « viendrait » la conscience, si elle pouvait « venir » de quelque chose ? Des limbes de l'inconscient ou du physiologique. Mais si l'on se demande comment ces limbes, à leur tour, peuvent exister et d'où ils tirent leur existence, nous nous trouvons ramenés au concept d'existence passive, c'est-à-dire que nous ne pouvons absolument plus comprendre comment ces données non conscientes, qui ne tirent pas leur existence d'elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de produire une conscience. C'est ce que marque assez la grande faveur qu'a connue la preuve « a contingentia mundi ».

Ainsi, en renonçant au primat de la connaissance, nous avons découvert l'être du connaissant et rencontré l'absolu, cet absolu même que les rationalistes du XVIIe siècle avaient défini et constitué logiquement comme un objet de connaissance. Mais, précisément parce qu'il s'agit d'un absolu d'existence et non de connaissance, il échappe à cette fameuse objection selon laquelle un absolu connu n'est plus un absolu, parce qu'il devient relatif à la connaissance qu'on en prend. En fait, l'absolu est ici non pas le résultat d'une construc tion logique sur le terrain de la connaissance, mais le sujet de la plus concrète des expériences. Et il n'est point relatif à cette expérience, parce qu'il est cette expérience. Aussi est-ce un absolu non substantiel. L'erreur ontologique du rationalisme cartésien, c'est de n'avoir pas vu que, si l'absolu se définit par le primat de l'existence sur l'essence, il ne saurait être conçu comme une substance. La conscience n'a rien de substantiel, c'est une pure « apparence », en ce sens qu'elle n'existe que dans la mesure où elle s'apparaît. Mais c'est précisément parce qu'elle est pure apparence, parce qu'elle est un vide total (puisque le monde entier est en dehors d'elle), c'est à cause de cette identité en elle de l'apparence et de l'existence qu'elle peut être considérée comme l'absolu.

IV  L'ÊTRE DU « PERCIPI »

Il semble que nous soyons parvenu au terme de notre recherche. Nous avions réduit les choses à la totalité liée de leurs apparences, puis nous avons constaté que ces apparences réclamaient un être qui ne fût plus lui-même apparence. Le « percipi » nous a renvoyé à un « percipiens », dont l'être s'est révélé à nous comme conscience. Ainsi aurions-nous atteint le fondement ontologique de la connaissance, l'être premier à qui toutes les autres apparitions apparaissent, l'absolu par rapport à quoi tout phénomène est relatif. Ce n'est point le sujet, au sens kantien du terme, mais c'est la subjectivité même, l'immanence de soi à soi. Dès à présent, nous avons échappé à l'idéalisme : pour celui-ci l'être est mesuré par la connaissance, ce qui le soumet à la loi de dualité ; il n'y a d'être que connu, s'agît-il de la pensée même : la pensée ne s'apparaît qu'à travers ses propres produits, c'est-à-dire que nous ne la saisissons jamais que comme la signification des pensées faites ; et le philosophe en quête de la pensée doit interroger les sciences constituées pour l'en tirer, à titre de condition de leur possibilité. Nous avons saisi, au contraire, un être qui échappe à la connaissance et qui la fonde, une pensée qui ne se donne point comme représentation ou comme signification des pensées exprimées, mais qui est directement saisie en tant qu'elle est – et ce mode de saisissement n'est pas un phénomène de connaissance, mais c'est la structure de l'être. Nous nous trouvons à présent sur le terrain de la phénoménologie husserlienne, bien que Husserl lui-même n'ait pas toujours été fidèle à son intuition première. Sommes-nous satisfait ? Nous avons rencontré un être transphénoménal. mais est-ce bien l'être auquel renvoyait le phénomène d'être, est-ce bien l'être du phénomène ? Autrement dit l'être de la conscience suffit-il à fonder l'être de l'apparence en tant qu'apparence ? Nous avons arraché son être au phénomène pour le donner à la conscience, et nous comptions qu'elle le lui restituerait ensuite. Le pourra-t-elle ? C'est ce que va nous apprendre un examen des exigences ontologiques du percipi.

Notons d'abord qu'il y a un être de la chose perçue en tant qu'elle est perçue. Même si je voulais réduire cette table à une synthèse d'impressions subjectives, au moins faut-il remarquer qu'elle se révèle, en tant que table, à travers cette synthèse, qu'elle en est la limite transcendante, la raison et le but. La table est devant la connaissance et ne saurait être assimilée à la connaissance qu'on en prend, sinon elle serait conscience, c'est-à-dire pure immanence, et elle s'évanouirait comme table. Pour le même motif, même si une pure distinction de raison doit la séparer de la synthèse d'impressions subjectives à travers laquelle on la saisit, du moins ne peut-elle pas être cette synthèse : ce serait la réduire à une activité synthétique de liaison. En tant, donc, que le connu ne peut se résorber dans la connaissance, il faut lui reconnaître un être. Cet être, nous dit-on, c'est le percipi. Reconnaissons tout d'abord que l'être du percipi ne peut se réduire à celui du percipiens – c'est-à-dire à la conscience – pas plus que la table ne se réduit à la liaison des représentations. Tout au plus, pourrait-on dire qu'il est relatif à cet être. Mais cette relativité ne dispense pas d'une inspection de l'être du percipi.

Or, le mode du percipi est le passif. Si donc l'être du phénomène réside dans son percipi, cet être est passivité. Relativité et passivité, telles seraient les structures caractéristiques de l'esse en tant que celui-ci se réduirait au percipi. Qu'est-ce que la passivité ? Je suis passif lorsque je reçois une modification dont je ne suis pas l'origine – c'est-à-dire ni le fondement ni le créateur. Ainsi mon être supporte-t-il une manière d'être dont il n'est pas la source. Seulement, pour supporter, encore faut-il que j'existe et, de ce fait, mon existence se situe toujours au-delà de la passivité. « Supporter passivement », par exemple, est une conduite que je tiens et qui engage ma liberté aussi bien que « rejeter résolument ». Si je dois être pour toujours « celui-qui-a-été-offensé », il faut que je persévère dans mon être, c'est-à-dire que je m'affecte moi-même de l'existence. Mais, par là même, je reprends à mon compte, en quelque sorte, et j'assume mon offense, je cesse d'être passif vis-à-vis d'elle. D'où cette alternative : ou bien je ne suis pas passif en mon être, alors je deviens le fondement de mes affections même si tout d'abord je n'en ai pas été l'origine – ou bien je suis affecté de passivité jusqu'en mon existence, mon être est un être reçu et alors tout tombe dans le néant. Ainsi la passivité est un phénomène doublement relatif : relatif à l'activité de celui qui agit et à l'existence de celui qui pâtit. Cela implique que la passivité ne saurait concerner l'être même de l'existant passif : elle est une relation d'un être à un autre être et non d'un être à un néant. Il est impossible que le percipere affecte le perceptum de l'être, car pour être affecté il faudrait que le perceptum fût déjà donné en quelque façon, donc qu'il existe avant d'avoir reçu l'être. On peut concevoir une création, à la condition que l'être créé se reprenne, s'arrache au créateur pour se refermer sur soi aussitôt et assumer son être : c'est en ce sens qu'un livre existe contre son auteur. Mais si l'acte de création doit se continuer indéfiniment, si l'être créé est soutenu jusqu'en ses plus infimes parties, s'il n'a aucune indépendance propre, s'il n'est en lui-même que du néant, alors la créature ne se distingue aucunement de son créateur, elle se résorbe en lui ; nous avions affaire à une fausse transcendance et le créateur ne peut même pas avoir l'illusion de sortir de sa subjectivité3.

D'ailleurs la passivité du patient réclame une passivité égale chez l'agent – c'est ce qu'exprime le principe de l'action et de la réaction : c'est parce qu'on peut broyer, étreindre, couper notre main que notre main peut broyer, couper, étreindre. Quelle est la part de passivité qu'on peut assigner à la perception, à la connaissance ? Elles sont tout activité, tout spontanéité. C'est précisément parce qu'elle est spontanéité pure, parce que rien ne peut mordre sur elle, que la conscience ne peut agir sur rien. Ainsi l'esse est percipi exigerait que la conscience, pure spontanéité qui ne peut agir sur rien, donne l'être à un néant transcendant en lui conservant son néant d'être : autant d'absurdités. Husserl a tenté de parer à ces objections en introduisant la passivité dans la noèse : c'est la hylé ou flux pur du vécu et matière des synthèses passives. Mais il n'a fait qu'ajouter une difficulté supplémentaire à celles que nous mentionnions. Voilà réintroduites, en effet, ces données neutres dont nous montrions tout à l'heure l'impossibilité. Sans doute ne sont-elles pas des « contenus » de conscience, mais elles n'en demeurent que plus inintelligibles. La hylé ne saurait être, en effet, de la conscience, sinon elle s'évanouirait en translucidité et ne pourrait offrir cette base impressionnelle et résistante qui doit être dépassée vers l'objet. Mais si elle n'appartient pas à la conscience, d'où tire-t-elle son être et son opacité ? Comment peut-elle garder à la fois la résistance opaque des choses et la subjectivité de la pensée ? Son esse ne peut lui venir d'un percipi puisqu'elle n'est même pas perçue, puisque la conscience la transcende vers les objets. Mais si elle le tire d'elle seule, nous retrouvons le problème insoluble du rapport de la conscience avec des existants indépendants d'elle. Et si même on accordait à Husserl qu'il y a une couche hylétique de la noèse, on ne saurait concevoir comment la conscience peut transcender ce subjectif vers l'objectivité. En donnant à la hylé les caractères de la chose et les caractères de la conscience, Husserl a cru faciliter le passage de l'une à l'autre, mais il n'est arrivé qu'à créer un être hybride que la conscience refuse et qui ne saurait faire partie du monde.

Mais, en outre, nous l'avons vu, le percipi implique que la loi d'être du perceptum est la relativité. Peut-on concevoir que l'être du connu soit relatif à la connaissance ? Que peut signifier la relativité d'être, pour un existant, sinon que cet existant a son être en autre chose qu'en lui-même, c'est-à-dire en un existant qu'il n'est pas ? Certes il ne serait pas inconcevable qu'un être fût extérieur à soi, si l'on entendait par là que cet être est sa propre extériorité. Mais ce n'est pas le cas ici. L'être perçu est devant la conscience, elle ne peut l'atteindre et il ne peut y pénétrer et, comme il est coupé d'elle, il existe coupé de sa propre existence. Il ne servirait à rien d'en faire un irréel, à la manière de Husserl ; même à titre d'irréel, il faut bien qu'il existe.

Ainsi les deux déterminations de relativité et de passivité, qui peuvent concerner des manières d'être, ne sauraient en aucun cas s'appliquer à l'être. L'esse du phénomène ne saurait être son percipi. L'être transphénoménal de la conscience ne saurait fonder l'être transphénoménal du phénomène. On voit l'erreur des phénoménistes : ayant réduit, à juste titre, l'objet à la série liée de ses apparitions, ils ont cru avoir réduit son être à la succession de ses manières d'être et c'est pourquoi ils l'ont expliqué par des concepts qui ne peuvent s'appliquer qu'à des manières d'être, car ils désignent des relations entre une pluralité d'êtres déjà existants.

V  LA PREUVE ONTOLOGIQUE

On ne fait pas à l'être sa part : nous croyions être dispensé d'accorder la transphénoménalité à l'être du phénomène, parce que nous avons découvert la transphénoménalité de l'être de la conscience. Nous allons voir, tout au contraire, que cette transphénoménalité même exige celle de l'être du phénomène. Il y a une « preuve ontologique » à tirer non du cogito réflexif, mais de l'être préréflexif du percipiens. C'est ce que nous allons tenter d'exposer à présent.

Toute conscience est conscience de quelque chose. Cette définition de la conscience peut être prise en deux sens bien distincts : ou bien nous entendons par là que la conscience est constitutive de l'être de son objet, ou bien cela signifie que la conscience en sa nature la plus profonde est rapport à un être transcendant. Mais la première acception de la formule se détruit d'elle-même : être conscience de quelque chose c'est être en face d'une présence concrète et pleine qui n'est pas la conscience. Sans doute peut-on avoir conscience d'une absence. Mais cette absence paraît nécessairement sur fond de présence. Or, nous l'avons vu, la conscience est une subjectivité réelle et l'impression est une plénitude subjective. Mais cette subjectivité ne saurait sortir de soi pour poser un objet transcendant en lui conférant la plénitude impressionnelle. Si donc l'on veut à tout prix que l'être du phénomène dépende de la conscience, il faut que l'objet se distingue de la conscience non par sa présence, mais par son absence, non par sa plénitude, mais par son néant. Si l'être appartient à la conscience, l'objet n'est pas la conscience non dans la mesure où il est un autre être, mais dans celle où il est un non-être. C'est le recours à l'infini, dont nous parlions dans la première section de cet ouvrage. Pour Husserl, par exemple, l'animation du noyau hylétique par les seules intentions qui peuvent trouver leur remplissement (Erfüllung) dans cette hylé ne saurait suffire à nous faire sortir de la subjectivité. Les intentions véritablement objectivantes, ce sont les intentions vides, celles qui visent par-delà l'apparition présente et subjective la totalité infinie de la série d'apparitions. Entendons, en outre, qu'elles les visent en tant qu'elles ne peuvent jamais être données toutes à la fois. C'est l'impossibilité de principe pour les termes en nombre infini de la série d'exister en même temps devant la conscience en même temps que l'absence réelle de tous ces termes, sauf un, qui est le fondement de l'objectivité. Présentes, ces impressions – fussent-elles en nombre infini – se fondraient dans le subjectif, c'est leur absence qui leur donne l'être objectif. Ainsi l'être de l'objet est un pur non-être. Il se définit comme un manque. C'est ce qui se dérobe, ce qui, par principe, ne sera jamais donné, ce qui se livre par profils fuyants et successifs. Mais comment le non-être peut-il être le fondement de l'être ? Comment le subjectif absent et attendu devient-il par là l'objectif ? Une grande joie que j'espère, une douleur que je redoute acquièrent de ce fait une certaine transcendance, je l'accorde. Mais cette transcendance dans l'immanence ne nous fait pas sortir du subjectif. Il est vrai que les choses se donnent par profils – c'est-à-dire tout simplement par apparitions. Et il est vrai que chaque apparition renvoie à d'autres apparitions. Mais chacune d'elles est déjà à elle toute seule un être transcendant, non une matière impressionnelle subjective – une plénitude d'être, non un manque – une présence, non une absence. C'est en vain qu'on tentera un tour de passe-passe, en fondant la réalité de l'objet sur la plénitude subjective impressionnelle et son objectivité sur le non-être : jamais l'objectif ne sortira du subjectif, ni le transcendant de l'immanence, ni l'être du non-être. Mais, dira-t-on, Husserl définit précisément la conscience comme une transcendance. En effet : c'est là ce qu'il pose ; et c'est sa découverte essentielle. Mais dès le moment qu'il fait du noème un irréel, corrélatif de la noèse, et dont l'esse est un percipi, il est totalement infidèle à son principe.

La conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience ; c'est-à-dire que la conscience naît portée sur un être qui n'est pas elle. C'est ce que nous appelons la preuve ontologique. On répondra sans doute que l'exigence de la conscience ne prouve pas que cette exigence doive être satisfaite. Mais cette objection ne saurait valoir contre une analyse de ce que Husserl appelle intentionnalité et dont il a méconnu le caractère essentiel. Dire que la conscience est conscience de quelque chose cela signifie qu'il n'y a pas d'être pour la conscience en dehors de cette obligation précise d'être intuition révélante de quelque chose, c'est-à-dire d'un être transcendant. Non seulement la subjectivité pure échoue à se transcender pour poser l'objectif, si elle est donnée d'abord, mais encore une subjectivité « pure » s'évanouirait. Ce qu'on peut nommer proprement subjectivité, c'est la conscience (de) conscience. Mais il faut que cette conscience (d'être) conscience se qualifie en quelque façon et elle ne peut se qualifier que comme intuition révélante, sinon elle n'est rien. Or, une intuition révélante implique un révélé. La subjectivité absolue ne peut se constituer qu'en face d'un révélé, l'immanence ne peut se définir que dans la saisie d'un transcendant. On croira retrouver ici comme un écho de la réfutation kantienne de l'idéalisme problématique. Mais c'est bien plutôt à Descartes qu'il faut penser. Nous sommes ici sur le plan de l'être, non de la connaissance : il ne s'agit pas de montrer que les phénomènes du sens interne impliquent l'existence de phénomènes objectifs et spatiaux, mais que la conscience implique dans son être un être non conscient et transphénoménal. En particulier il ne servirait à rien de répondre qu'en effet la subjectivité implique l'objectivité et qu'elle se constitue elle-même en constituant l'objectif : nous avons vu que la subjectivité est impuissante à constituer l'objectif. Dire que la conscience est conscience de quelque chose, c'est dire qu'elle doit se produire comme révélation révélée d'un être qui n'est pas elle et qui se donne comme existant déjà lorsqu'elle le révèle.

Ainsi nous étions parti de la pure apparence et nous sommes arrivé en plein être. La conscience est un être dont l'existence pose l'essence, et, inversement, elle est conscience d'un être dont l'essence implique l'existence, c'est-à-dire dont l'apparence réclame d'être. L'être est partout. Certes, nous pourrions appliquer à la conscience la définition que Heidegger réserve au Dasein et dire qu'elle est un être pour lequel il est dans son être question de son être, mais il faudrait la compléter et la formuler à peu près ainsi : la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui.

Il est bien entendu que cet être n'est autre que l'être transphénoménal des phénomènes et non un être nouménal qui se cacherait derrière eux. C'est l'être de cette table, de ce paquet de tabac, de la lampe, plus généralement l'être du monde qui est impliqué par la conscience. Elle exige simplement que l'être de ce qui apparaît n'existe pas seulement en tant qu'il apparaît. L'être transphénoménal de ce qui est pour la conscience est lui-même en soi.

VI  L'ÊTRE EN SOI

Nous pouvons à présent donner quelques précisions sur le phénomène d'être que nous avons consulté pour établir nos remarques précédentes. La conscience est révélation-révélée des existants et les existants comparaissent devant la conscience sur le fondement de leur être. Toutefois, la caractéristique de l'être d'un existant, c'est de ne pas se dévoiler lui-même, en personne, à la conscience ; on ne peut pas dépouiller un existant de son être, l'être est le fondement toujours présent de l'existant, il est partout en lui et nulle part, il n'y a pas d'être qui ne soit être d'une manière d'être et qu'on ne saisisse à travers la manière d'être qui le manifeste et le voile en même temps. Toutefois, la conscience peut toujours dépasser l'existant, non point vers son être, mais vers le sens de cet être. C'est ce qui fait qu'on peut l'appeler ontico-ontologique, puisqu'une caractéristique fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers l'ontologique. Le sens de l'être de l'existant, en tant qu'il se dévoile à la conscience, c'est le phénomène d'être. Ce sens a lui-même un être, sur le fondement de quoi il se manifeste. C'est de ce point de vue qu'on peut entendre le fameux argument de la scolastique, selon lequel il y avait un cercle vicieux dans toute proposition qui concernait l'être, puisque tout jugement sur l'être impliquait déjà l'être. Mais en fait il n'y a pas de cercle vicieux car il n'est pas nécessaire de dépasser à nouveau l'être de ce sens vers son sens : le sens de l'être vaut pour l'être de tout phénomène, y compris son être propre. Le phénomène d'être n'est pas l'être, nous l'avons déjà marqué. Mais il indique l'être et l'exige – quoique, à vrai dire, la preuve ontologique que nous mentionnions plus haut ne vaille pas spécialement ni uniquement pour lui : il y a une preuve ontologique valable pour tout le domaine de la conscience. Mais cette preuve suffit à justifier tous les enseignements que nous pourrons tirer du phénomène d'être. Le phénomène d'être, comme tout phénomène premier, est immédiatement dévoilé à la conscience. Nous en avons à chaque instant ce que Heidegger appelle une compréhension préontologique, c'est-à-dire qui ne s'accompagne pas de fixation en concepts et d'élucidation. Il s'agit donc pour nous, à présent, de consulter ce phénomène et d'essayer de fixer par ce moyen le sens de l'être. Il faut remarquer toutefois :

1o que cette élucidation du sens de l'être ne vaut que pour l'être du phénomène. L'être de la conscience étant radicalement autre, son sens nécessitera une élucidation particulière à partir de la révélation-révélée d'un autre type d'être, l'être-pour-soi, que nous définirons plus loin et qui s'oppose à l'être-en-soi du phénomène ;

2o que l'élucidation du sens de l'être en soi que nous allons tenter ici ne saurait être que provisoire. Les aspects qui nous seront révélés impliquent d'autres significations qu'il nous faudra saisir et fixer ultérieurement. En particulier les réflexions qui précèdent ont permis de distinguer deux régions d'être absolument tranchées : l'être du cogito préréflexif et l'être du phénomène. Mais, bien que le concept d'être ait ainsi cette particularité d'être scindé en deux régions incommunicables, il faut pourtant expliquer que ces deux régions puissent être placées sous la même rubrique. Cela nécessitera l'inspection de ces deux types d'être et il est évident que nous ne pourrons véritablement saisir le sens de l'un ou de l'autre que lorsque nous pourrons établir leurs véritables rapports avec la notion de l'être en général, et les relations qui les unissent. Nous avons établi en effet, par l'examen de la conscience non positionnelle (de) soi, que l'être du phénomène ne pouvait en aucun cas agir sur la conscience. Par là, nous avons écarté une conception réaliste des rapports du phénomène avec la conscience. Mais nous avons montré aussi, par l'examen de la spontanéité du cogito non réflexif, que la conscience ne pouvait sortir de sa subjectivité, si celle-ci lui était donnée d'abord, et qu'elle ne pouvait agir sur l'être transcendant ni comporter sans contradiction les éléments de passivité nécessaires pour pouvoir constituer à partir d'eux un être transcendant : nous avons écarté ainsi la solution idéaliste du problème. Il semble que nous nous soyons fermé toutes les portes et que nous nous soyons condamné à regarder l'être transcendant et la conscience comme deux totalités closes et sans communication possible. Il nous faudra montrer que le problème comporte une autre solution, par delà le réalisme et l'idéalisme.

Toutefois, il est un certain nombre de caractéristiques qui peuvent être fixées immédiatement parce qu'elles ressortent d'elles-mêmes, pour la plupart, de ce que nous venons de dire.

La claire vision du phénomène d'être a été obscurcie souvent par un préjugé très général que nous nommerons le créationnisme. Comme on supposait que Dieu avait donné l'être au monde, l'être paraissait toujours entaché d'une certaine passivité. Mais une création ex nihilo ne peut expliquer le surgissement de l'être, car si l'être est conçu dans une subjectivité, fût-elle divine, il demeure un mode d'être intrasubjectif. Il ne saurait y avoir, dans cette subjectivité, même la représentation d'une objectivité et par conséquent elle ne saurait même s'affecter de la volonté de créer de l'objectif. D'ailleurs l'être, fût-il posé soudain hors du subjectif par la fulguration dont parle Leibniz, il ne peut s'affirmer comme être qu'envers et contre son créateur, sinon il se fond en lui : la théorie de la création continuée, en ôtant à l'être ce que les Allemands appellent la « Selbstständigkeit », le fait s'évanouir dans la subjectivité divine. Si l'être existe en face de Dieu, c'est qu'il est son propre support, c'est qu'il ne conserve pas la moindre trace de la création divine. En un mot, même s'il avait été créé, l'être-en-soi serait inexplicable par la création, car il reprend son être par delà celle-ci. Cela équivaut à dire que l'être est incréé. Mais il ne faudrait pas en conclure que l'être se crée lui-même, ce qui supposerait qu'il est antérieur à soi. L'être ne saurait être causa sui à la manière de la conscience. L'être est soi. Cela signifie qu'il n'est ni passivité ni activité. L'une et l'autre de ces notions sont humaines et désignent des conduites humaines ou les instruments des conduites humaines. Il y a activité lorsqu'un être conscient dispose des moyens en vue d'une fin. Et nous appelons passifs les objets sur lesquels s'exerce notre activité, en tant qu'ils ne visent pas spontanément la fin à laquelle nous les faisons servir. En un mot, l'homme est actif et les moyens qu'il emploie sont dits passifs. Ces concepts, portés à l'absolu, perdent toute signification. En particulier, l'être n'est pas actif : pour qu'il y ait une fin et des moyens, il faut qu'il y ait de l'être. A plus forte raison ne saurait-il être passif, car pour être passif il faut être. La consistance-en-soi de l'être est par delà l'actif comme le passif. Il est également par delà la négation comme l'affirmation. L'affirmation est toujours affirmation de quelque chose, c'est-à-dire que l'acte affirmatif se distingue de la chose affirmée. Mais si nous supposons une affirmation dans laquelle l'affirmé vient remplir l'affirmant et se confond avec lui, cette affirmation ne peut pas s'affirmer, par trop de plénitude et par inhérence immédiate du noème à la noèse. C'est bien là ce qu'est l'être, si nous le définissons, pour rendre les idées plus claires, par rapport à la conscience : il est le noème dans la noèse, c'est-à-dire l'inhérence à soi sans la moindre distance. De ce point de vue, il ne faudrait pas l'appeler « immanence », car l'immanence est malgré tout rapport à soi, elle est le plus petit recul qu'on puisse prendre de soi à soi. Mais l'être n'est pas rapport à soi, il est soi. Il est une immanence qui ne peut pas se réaliser, une affirmation qui ne peut pas s'affirmer, une activité qui ne peut pas agir, parce qu'il s'est empâté de soi-même. Tout se passe comme si pour libérer l'affirmation de soi du sein de l'être il fallait une décompression d'être. N'entendons pas d'ailleurs que l'être est une affirmation de soi indifférenciée : l'indifférenciation de l'en-soi est par delà une infinité d'affirmations de soi, dans la mesure où il y a une infinité de manières de s'affirmer. Nous résumerons ces premiers résultats en disant que l'être est en soi.

Mais si l'être est en soi, cela signifie qu'il ne renvoie pas à soi, comme la conscience (de) soi : ce soi, il l'est. Il l'est au point que la réflexion perpétuelle qui constitue le soi se fond en une identité. C'est pourquoi l'être est, au fond, par delà le soi et notre première formule ne peut être qu'une approximation due aux nécessités du langage. En fait, l'être est opaque à lui-même précisément parce qu'il est rempli de lui-même. C'est ce que nous exprimerons mieux en disant que l'être est ce qu'il est. Cette formule, en apparence, est strictement analytique. En fait, elle est loin de se ramener au principe d'identité, en tant que celui-ci est le principe inconditionné de tous les jugements analytiques. D'abord, elle désigne une région singulière de l'être : celle de l'être en soi. Nous verrons que l'être du pour soi se définit au contraire comme étant ce qu'il n'est pas et n'étant pas ce qu'il est. Il s'agit donc ici d'un principe régional et, comme tel, synthétique. En outre, il faut opposer cette formule : l'être en soi est ce qu'il est, à celle qui désigne l'être de la conscience : celle-ci, en effet, nous le verrons, a à être ce qu'elle est. Ceci nous renseigne sur l'acception spéciale qu'il faut donner au « est » de la phrase « l'être est ce qu'il est ». Du moment qu'il existe des êtres qui ont à être ce qu'ils sont, le fait d'être ce qu'on est n'est nullement une caractéristique purement axiomatique : il est un principe contingent de l'être en soi. En ce sens, le principe d'identité, principe des jugements analytiques, est aussi un principe régional synthétique de l'être. Il désigne l'opacité de l'être-en-soi. Cette opacité ne tient pas de notre position par rapport à l'en-soi, au sens où nous serions obligés de l'apprendre et de l'observer parce que nous sommes « dehors ». L'être-en-soi n'a point de dedans qui s'opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi. L'en-soi n'a pas de secret : il est massif. En un sens, on peut le désigner comme une synthèse. Mais c'est la plus indissoluble de toutes : la synthèse de soi avec soi. Il en résulte évidemment que l'être est isolé dans son être et qu'il n'entretient aucun rapport avec ce qui n'est pas lui. Les passages, les devenirs, tout ce qui permet de dire que l'être n'est pas encore ce qu'il sera et qu'il est déjà ce qu'il n'est pas, tout cela lui est refusé par principe. Car l'être est l'être du devenir et de ce fait il est par delà le devenir. Il est ce qu'il est, cela signifie que, par lui-même, il ne saurait même pas ne pas être ce qu'il n'est pas ; nous avons vu en effet qu'il n'enveloppait aucune négation. Il est pleine positivité. Il ne connaît donc pas l'altérité : il ne se pose jamais comme autre qu'un autre être ; il ne peut soutenir aucun rapport avec l'autre. Il est lui-même indéfiniment et il s'épuise à l'être. De ce point de vue nous verrons plus tard qu'il échappe à la temporalité. Il est, et quand il s'effondre on ne peut même pas dire qu'il n'est plus. Ou, du moins, c'est une conscience qui peut prendre conscience de lui comme n'étant plus, précisément parce qu'elle est temporelle. Mais lui-même n'existe pas comme un manque là où il était : la pleine positivité d'être s'est reformée sur son effondrement. Il était et à présent d'autres êtres sont : voilà tout.

Enfin – ce sera notre troisième caractéristique – l'être-en-soi est. Cela signifie que l'être ne peut être ni dérivé du possible, ni ramené au nécessaire. La nécessité concerne la liaison des propositions idéales mais non celle des existants. Un existant phénoménal ne peut jamais être dérivé d'un autre existant, en tant qu'il est existant. C'est ce qu'on appelle la contingence de l'être-en-soi. Mais l'être-en-soi ne peut pas non plus être dérivé d'un possible. Le possible est une structure du pour-soi, c'est-à-dire qu'il appartient à l'autre région d'être. L'être-en-soi n'est jamais ni possible ni impossible, il est. C'est ce que la conscience exprimera – en termes anthropomorphiques – en disant qu'il est de trop, c'est-à-dire qu'elle ne peut absolument le dériver de rien, ni d'un autre être, ni d'un possible, ni d'une loi nécessaire. Incréé, sans raison d'être, sans rapport aucun avec un autre être, l'être-en-soi est de trop pour l'éternité.

L'être est. L'être est en soi. L'être est ce qu'il est. Voilà les trois caractères que l'examen provisoire du phénomène d'être nous permet d'assigner à l'être des phénomènes. Pour l'instant, il nous est impossible de pousser plus loin notre investigation. Ce n'est pas l'examen de l'en-soi – qui n'est jamais que ce qu'il est – qui nous permettra d'établir et d'expliquer ses relations avec le pour-soi. Ainsi, nous sommes parti des « apparitions » et nous avons été conduit progressivement à poser deux types d'être : l'en-soi et le pour-soi, sur lesquels nous n'avons encore que des renseignements superficiels et incomplets. Une foule de questions demeurent encore sans réponse : quel est le sens profond de ces deux types d'être ? Pour quelles raisons appartiennent-ils l'un et l'autre à l'être en général ? Quel est le sens de l'être, en tant qu'il comprend en lui ces deux régions d'être radicalement tranchées ? Si l'idéalisme et le réalisme échouent l'un et l'autre à expliquer les rapports qui unissent en fait ces régions en droit incommunicables, quelle autre solution peut-on donner à ce problème ? et comment l'être du phénomène peut-il être transphénoménal ?

C'est pour tenter de répondre à ces questions que nous avons écrit le présent ouvrage.


1 Il va de soi que toute tentative pour remplacer le percipere par une autre attitude de la réalité-humaine resterait pareillement infructueuse. Si l'on admettait que l'être se révèle à l'homme dans le « faire », encore faudrait-il assurer l'être du faire en dehors de l'action.

2 Cela ne signifie nullement que la conscience est le fondement de son être. Mais au contraire, comme nous le verrons plus loin, il y a une contingence plénière de l'être de la conscience. Nous voulons seulement indiquer : 1o que rien n'est cause de la conscience ; 2o qu'elle est cause de sa propre manière d'être.

3 C'est pour cette raison que la doctrine cartésienne de la substance trouve son achèvement logique dans le spinozisme.