Nos recherches nous ont conduit au sein de l'être. Mais aussi elles ont abouti à une impasse puisque nous n'avons pu établir de liaison entre les deux régions d'être que nous avons découvertes. C'est sans doute que nous avions choisi une mauvaise perspective pour conduire notre enquête. Descartes s'est trouvé en face d'un problème analogue lorsqu'il dut s'occuper des relations de l'âme avec le corps. Il conseillait alors d'en chercher la solution sur le terrain de fait où s'opérait l'union de la substance pensante avec la substance étendue, c'est-à-dire dans l'imagination. Le conseil est précieux : certes notre souci n'est pas celui de Descartes et nous ne concevons pas l'imagination comme lui. Mais ce qu'on peut retenir, c'est qu'il ne convient pas de séparer d'abord les deux termes d'un rapport pour essayer de les rejoindre ensuite : le rapport est synthèse. Par suite les résultats de l'analyse ne sauraient se recouvrir avec les moments de cette synthèse. M. Laporte dit que l'on abstrait lorsqu'on pense à l'état isolé ce qui n'est point fait pour exister isolément. Le concret, par opposition, est une totalité qui peut exister par soi seule. Husserl est du même avis : pour lui, le rouge est un abstrait car la couleur ne saurait exister sans la figure. Par contre la « chose » temporo-spatiale, avec toutes ses déterminations, est un concret. De ce point de vue, la conscience est un abstrait, puisqu'elle recèle en elle-même une origine ontologique vers l'en-soi et, réciproquement, le phénomène est un abstrait aussi puisqu'il doit « paraître » à la conscience. Le concret ne saurait être que la totalité synthétique dont la conscience comme le phénomène ne constituent que des moments. Le concret, c'est l'homme dans le monde avec cette union spécifique de l'homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme « être-dans le monde ». Interroger « l'expérience », comme Kant, sur ses conditions de possibilité, effectuer une réduction phénoménologique, comme Husserl, qui réduira le monde à l'état de corrélatif noématique de la conscience, c'est commencer délibérément par l'abstrait. Mais on ne parviendra pas plus à restituer le concret par la sommation ou l'organisation des éléments qu'on en a abstraits, qu'on ne peut, dans le système de Spinoza, atteindre la substance par la sommation infinie de ses modes. La relation des régions d'être est un jaillissement primitif et qui fait partie de la structure même de ces êtres. Or nous la découvrons dès notre première inspection. Il suffit d'ouvrir les yeux et d'interroger en toute naïveté cette totalité qu'est l'homme-dans-le-monde. C'est par la description de cette totalité que nous pourrons répondre à ces deux questions : 1o Quel est le rapport synthétique que nous nommons l'être-dans-le-monde ? 2o Que doivent être l'homme et le monde pour que le rapport soit possible entre eux ? A vrai dire, les deux questions débordent l'une sur l'autre et nous ne pouvons espérer y répondre séparément. Mais chacune des conduites humaines, étant conduite de l'homme dans le monde, peut nous livrer à la fois l'homme, le monde et le rapport qui les unit, à la condition que nous envisagions ces conduites comme des réalités objectivement saisissables et non comme des affections subjectives qui ne se découvriraient qu'au regard de la réflexion.
Nous ne nous bornerons pas à l'étude d'une seule conduite. Nous essaierons au contraire d'en décrire plusieurs et de pénétrer, de conduite en conduite, jusqu'au sens profond de la relation « homme-monde ». Mais il convient avant tout de choisir une conduite première qui puisse nous servir de fil conducteur dans notre recherche.
Or cette recherche même nous fournit la conduite désirée : cet homme que je suis, si je le saisis tel qu'il est en ce moment dans le monde, je constate qu'il se tient devant l'être dans une attitude interrogative. Au moment même où je demande : « Est-il une conduite qui puisse me révéler le rapport de l'homme avec le monde ? », je pose une question. Cette question je puis la considérer d'une façon objective, car il importe peu que le questionnant soit moi-même ou le lecteur qui me lit et qui questionne avec moi. Mais d'autre part, elle n'est pas simplement l'ensemble objectif des mots tracés sur cette feuille : elle est indifférente aux signes qui l'expriment. En un mot, c'est une attitude humaine pourvue de signification. Que nous révèle cette attitude ?
Dans toute question nous nous tenons en face d'un être que nous interrogeons. Toute question suppose donc un être qui questionne et un être qu'on questionne. Elle n'est pas le rapport primitif de l'homme à l'être-en-soi, mais au contraire elle se tient dans les limites de ce rapport et elle le suppose. D'autre part nous interrogeons l'être interrogé sur quelque chose. Ce sur quoi j'interroge l'être participe à la transcendance de l'être : j'interroge l'être sur ses manières d'être ou sur son être. De ce point de vue la question est une variété de l'attente : j'attends une réponse de l'être interrogé. C'est-à-dire que, sur le fond d'une familiarité préinterrogative avec l'être, j'attends de cet être un dévoilement de son être ou de sa manière d'être. La réponse sera un oui ou un non. C'est l'existence de ces deux possibilités également objectives et contradictoires qui distingue par principe la question de l'affirmation ou de la négation. Il existe des questions qui ne comportent pas, en apparence, de réponse négative – comme, par exemple, celle que nous posions plus haut : « Que nous révèle cette attitude ? » Mais, en fait, on voit qu'il est toujours possible de répondre par « Rien » ou « Personne » ou « Jamais » à des questions de ce type. Ainsi, au moment où je demande : « Est-il une conduite qui puisse me révéler le rapport de l'homme avec le monde ? », j'admets par principe la possibilité d'une réponse négative telle que : « Non, une pareille conduite n'existe pas. » Cela signifie que nous acceptons d'être mis en face du fait transcendant de la non-existence d'une telle conduite. On sera peut-être tenté de ne pas croire à l'existence objective d'un non-être ; on dira simplement que le fait, en ce cas, me renvoie à ma subjectivité : j'apprendrais de l'être transcendant que la conduite cherchée est une pure fiction. Mais, tout d'abord, appeler cette conduite une pure fiction, c'est masquer la négation sans l'ôter. « Etre pure fiction » équivaut ici à « n'être qu'une fiction ». Ensuite, détruire la réalité de la négation, c'est faire s'évanouir la réalité de la réponse. Cette réponse, en effet, c'est l'être même qui me la donne, c'est donc lui qui me dévoile la négation. Il existe donc, pour le questionnant, la possibilité permanente et objective d'une réponse négative. Par rapport à cette possibilité le questionnant, du fait même qu'il questionne, se pose comme en état de non-détermination : il ne sait pas si la réponse sera affirmative ou négative. Ainsi la question est un pont jeté entre deux non-êtres : non-être du savoir en l'homme, possibilité de non-être dans l'être transcendant. Enfin la question implique l'existence d'une vérité. Par la question même, le questionnant affirme qu'il attend une réponse objective, telle qu'on en puisse dire : « C'est ainsi et non autrement. » En un mot la vérité, à titre de différenciation de l'être, introduit un troisième non-être comme déterminant de la question : le non-être de limitation. Ce triple non-être conditionne toute interrogation et, en particulier, l'interrogation métaphysique – qui est notre interrogation.
Nous étions parti à la recherche de l'être et il nous semblait avoir été conduit au sein de l'être par la série de nos interrogations. Or, voilà qu'un coup d'œil jeté sur l'interrogation elle-même, au moment où nous pensions toucher au but, nous révèle tout à coup que nous sommes environnés de néant. C'est la possibilité permanente du non-être, hors de nous et en nous, qui conditionne nos questions sur l'être. Et c'est encore le non-être qui va circonscrire la réponse : ce que l'être sera s'enlèvera nécessairement sur le fond de ce qu'il n'est pas. Quelle que soit cette réponse, elle pourra se formuler ainsi : « L'être est cela et, en dehors de cela, rien. »
Ainsi une nouvelle composante du réel vient de nous apparaître : le non-être. Notre problème se complique d'autant, car nous n'avons plus seulement à traiter des rapports de l'être humain à l'être en soi, mais aussi des rapports de l'être avec le non-être et de ceux du non-être humain avec le non-être transcendant. Mais regardons-y mieux.
On va nous objecter que l'être en soi ne saurait fournir de réponses négatives. Ne disions-nous pas nous-même qu'il était par-delà l'affirmation comme la négation ? D'ailleurs l'expérience banale réduite à elle-même ne semble pas nous dévoiler de non-être. Je pense qu'il y a quinze cents francs dans mon portefeuille et je n'en trouve plus que treize cents : cela ne signifie point, nous dira-t-on, que l'expérience m'ait découvert le non-être de quinze cents francs mais tout simplement que j'ai compté treize billets de cent francs. La négation proprement dite m'est imputable, elle apparaîtrait seulement au niveau d'un acte judicatoire par lequel j'établirais une comparaison entre le résultat escompté et le résultat obtenu. Ainsi la négation serait simplement une qualité du jugement et l'attente du questionnant serait une attente du jugement-réponse. Quant au néant, il tirerait son origine des jugements négatifs, ce serait un concept établissant l'unité transcendante de tous ces jugements, une fonction propositionnelle du type : « X n'est pas. » On voit où conduit cette théorie : on vous fait remarquer que l'être-en-soi est pleine positivité et ne contient en lui même aucune négation. Ce jugement négatif, d'autre part, à titre d'acte subjectif, est assimilé rigoureusement au jugement affirmatif : on ne voit pas que Kant, par exemple, ait distingué dans sa texture interne l'acte judicatoire négatif de l'acte affirmatif ; dans les deux cas on opère une synthèse de concepts ; simplement cette synthèse, qui est un événement concret et plein de la vie psychique, s'opère ici au moyen de la copule « est » – et là au moyen de la copule « n'est pas » : de la même façon, l'opération manuelle de triage (séparation) et l'opération manuelle d'assemblage (union) sont deux conduites objectives qui possèdent la même réalité de fait. Ainsi la négation serait « au bout » de l'acte judicatif sans être, pour autant, « dans » l'être. Elle est comme un irréel enserré entre deux pleines réalités dont aucune ne la revendique : l'être-en-soi interrogé sur la négation renvoie au jugement, puisqu'il n'est que ce qu'il est – et le jugement, entière positivité psychique, renvoie à l'être puisqu'il formule une négation concernant l'être et, par conséquent, transcendante. La négation, résultat d'opérations psychiques concrètes, soutenue dans l'existence par ces opérations mêmes, incapable d'exister par soi, a l'existence d'un corrélatif noématique, son esse réside tout juste dans son percipi. Et le néant, unité conceptuelle des jugements négatifs, ne saurait avoir la moindre réalité si ce n'est celle que les Stoïciens conféraient à leur « lecton ». Pouvons-nous accepter cette conception ?
La question peut se poser en ces termes : la négation comme structure de la proposition judicative est-elle à l'origine du néant – ou, au contraire, est-ce le néant, comme structure du réel, qui est l'origine et le fondement de la négation ? Ainsi le problème de l'être nous a renvoyé à celui de la question comme attitude humaine et le problème de la question nous renvoie à celui de l'être de la négation.
Il est évident que le non-être apparaît toujours dans les limites d'une attente humaine. C'est parce que je m'attends à trouver quinze cents francs que je n'en trouve que treize cents. C'est parce que le physicien attend telle vérification de son hypothèse que la nature peut lui dire non. Il serait donc vain de nier que la négation apparaisse sur le fond primitif d'un rapport de l'homme au monde ; le monde ne découvre pas ses non-êtres à qui ne les a d'abord posés comme des possibilités. Mais est-ce à dire que ces non-êtres doivent être réduits à de la pure subjectivité ? Est-ce à dire qu'on doive leur donner l'importance et le type d'existence du « lecton » stoïcien, du noème husserlien ? Nous ne le croyons pas.
Tout d'abord il n'est pas vrai que la négation soit seulement une qualité du jugement ; la question se formule par un jugement interrogatif mais elle n'est pas jugement : c'est une conduite préjudicative ; je peux interroger du regard, du geste ; par l'interrogation je me tiens d'une certaine manière en face de l'être et ce rapport à l'être est un rapport d'être, le jugement n'en est que l'expression facultative. De même ce n'est pas nécessairement un homme que le questionneur questionne sur l'être : cette conception de la question, en en faisant un phénomène intersubjectif, la décolle de l'être auquel elle adhère et la laisse en l'air comme pure modalité de dialogue. Il faut concevoir que la question dialoguée est au contraire une espèce particulière du genre « interrogation » et que l'être interrogé n'est pas d'abord un être pensant : si mon auto a une panne, c'est le carburateur, les bougies, etc., que j'interroge ; si ma montre s'arrête, je puis interroger l'horloger sur les causes de cet arrêt, mais c'est aux différents mécanismes de la montre que l'horloger, à son tour, posera des questions. Ce que j'attends du carburateur, ce que l'horloger attend des rouages de la montre, ce n'est pas un jugement, c'est un dévoilement d'être sur le fondement de quoi l'on puisse porter un jugement. Et si j'attends un dévoilement d'être, c'est que je suis préparé du même coup à l'éventualité d'un non-être. Si j'interroge le carburateur, c'est que je considère comme possible qu'« il n'y ait rien » dans le carburateur. Ainsi ma question enveloppe par nature une certaine compréhension préjudicative du non-être ; elle est, en elle-même, une relation d'être avec le non-être, sur le fond de la transcendance originelle, c'est-à-dire d'une relation d'être avec l'être.
Si, d'ailleurs, la nature propre de l'interrogation est obscurcie par le fait que les questions sont fréquemment posées par un homme à d'autres hommes, il convient de remarquer ici que de nombreuses conduites non judicatives présentent dans sa pureté originelle cette compréhension immédiate du non-être sur fond d'être. Si nous envisageons, par exemple, la destruction, il nous faudra bien reconnaître que c'est une activité qui pourra sans doute utiliser le jugement comme un instrument mais qui ne saurait être définie comme uniquement ou même principalement judicative. Or elle présente la même structure que l'interrogation. En un sens, certes, l'homme est le seul être par qui une destruction peut être accomplie. Un plissement géologique, un orage ne détruisent pas – ou, du moins, ils ne détruisent pas directement : ils modifient simplement la répartition des masses d'êtres. Il n'y a pas moins après l'orage qu'avant. Il y a autre chose. Et même cette expression est impropre car, pour poser l'altérité, il faut un témoin qui puisse retenir le passé en quelque manière et le comparer au présent sous la forme du « ne-plus ». En l'absence de ce témoin, il y a de l'être, avant comme après l'orage : c'est tout. Et si le cyclone peut amener la mort de certains êtres vivants, cette mort ne sera destruction que si elle est vécue comme telle. Pour qu'il y ait destruction, il faut d'abord un rapport de l'homme à l'être, c'est-à-dire une transcendance ; et dans les limites de ce rapport il faut que l'homme saisisse un être comme destructible. Cela suppose un découpage limitatif d'un être dans l'être, ce qui, nous l'avons vu à propos de la vérité, est déjà néantisation. L'être considéré est cela et, en dehors de cela, rien. L'artilleur à qui l'on assigne un objectif prend soin de pointer son canon selon telle direction, à l'exclusion de toutes les autres. Mais cela ne serait rien encore si l'être n'était découvert comme fragile. Et qu'est-ce que la fragilité sinon une certaine probabilité de non-être pour un être donné dans des circonstances déterminées ? Un être est fragile s'il porte en son être une possibilité définie de non-être. Mais derechef c'est par l'homme que la fragilité arrive à l'être, car la limitation individualisante que nous mentionnions tout à l'heure est condition de la fragilité : un être est fragile et non pas tout l'être qui est au-delà de toute destruction possible. Ainsi le rapport de limitation individualisante que l'homme entretient avec un être sur le fond premier de son rapport à l'être fait arriver la fragilité en cet être comme apparition d'une possibilité permanente de non-être. Mais ce n'est pas tout : pour qu'il y ait destructibilité, il faut que l'homme se détermine en face de cette possibilité de non-être, soit positivement, soit négativement ; il faut qu'il prenne les mesures nécessaires pour la réaliser (destruction proprement dite) ou, par une négation du non-être, pour la maintenir toujours au niveau d'une simple possibilité (mesures de protection). Ainsi c'est l'homme qui rend les villes destructibles, précisément parce qu'il les pose comme fragiles et comme précieuses et parce qu'il prend à leur égard un ensemble de mesures de protection. Et c'est à cause de l'ensemble de ces mesures qu'un séisme ou une éruption volcanique peuvent détruire ces villes ou ces constructions humaines. Et le sens premier et le but de la guerre sont contenus dans la moindre édification de l'homme. Il faut donc bien reconnaître que la destruction est chose essentiellement humaine et que c'est l'homme qui détruit ses villes par l'intermédiaire des séismes ou directement, qui détruit ses bateaux par l'intermédiaire des cyclones ou directement. Mais en même temps il faut avouer que la destruction suppose une compréhension préjudicative du néant en tant que tel et une conduite en face du néant. En outre la destruction, bien qu'arrivant à l'être par l'homme, est un fait objectif et non une pensée. C'est bien dans l'être de cette potiche que s'est imprimée la fragilité et sa destruction serait un événement irréversible et absolu que je pourrais seulement constater. Il y a une transphénoménalité du non-être comme de l'être. L'examen de la conduite « destruction » nous amène donc aux mêmes résultats que l'examen de la conduite interrogative.
Mais si nous voulons décider à coup sûr, il n'est que de considérer un jugement négatif en lui-même et de nous demander s'il fait apparaître le non-être au sein de l'être ou s'il se borne à fixer une découverte antérieure. J'ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J'arrive en retard d'un quart d'heure : Pierre est toujours exact ; m'aura-t-il attendu ? Je regarde la salle, les consommateurs et je dis : « Il n'est pas là. » Y a-t-il une intuition de l'absence de Pierre ou bien la négation n'intervient-elle qu'avec le jugement ? A première vue il semble absurde de parler ici d'intuition puisque justement il ne saurait y avoir intuition de rien et que l'absence de Pierre est ce rien. Pourtant la conscience populaire témoigne de cette intuition. Ne dit-on pas, par exemple : « J'ai tout de suite vu qu'il n'était pas là » ? S'agit-il d'un simple déplacement de la négation ? Regardons-y de plus près.
Il est certain que le café, par soi-même, avec ses consommateurs, ses tables, ses banquettes, ses glaces, sa lumière, son atmosphère enfumée, et les bruits de voix, de soucoupes heurtées, de pas qui le remplissent, est un plein d'être. Et toutes les intuitions de détail que je puis avoir sont remplies par ces odeurs, ces sons, ces couleurs, tous phénomènes qui ont un être transphénoménal. Pareillement la présence actuelle de Pierre en un lieu que je ne connais pas est aussi plénitude d'être. Il semble que nous trouvions le plein partout. Mais il faut observer que, dans la perception, il y a toujours constitution d'une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe d'objets n'est spécialement désigné pour s'organiser en fond ou en forme : tout dépend de la direction de mon attention. Lorsque j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation du café en fond est une première néantisation. Chaque élément de la pièce, personne, table, chaise, tente de s'isoler, de s'enlever sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe dans l'indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car le fond est ce qui n'est vu que par surcroît, ce qui est l'objet d'une attention purement marginale. Ainsi cette néantisation première de toutes les formes, qui paraissent et s'engloutissent dans la totale équivalence d'un fond, est la condition nécessaire pour l'apparition de la forme principale, qui est ici la personne de Pierre. Et cette néantisation est donnée à mon intuition, je suis témoin de l'évanouissement successif de tous les objets que je regarde, en particulier des visages, qui me retiennent un instant (« Si c'était Pierre ? ») et qui se décomposent aussitôt précisément parce qu'ils « ne sont pas » le visage de Pierre. Si, toutefois, je découvrais enfin Pierre, mon intuition serait remplie par un élément solide, je serais soudain fasciné par son visage et tout le café s'organiserait autour de lui, en présence discrète. Mais justement Pierre n'est pas là. Cela ne veut point dire que je découvre son absence en quelque lieu précis de l'établissement. En fait Pierre est absent de tout le café ; son absence fige le café dans son évanescence, le café demeure fond, il persiste à s'offrir comme totalité indifférenciée à ma seule attention marginale, il glisse en arrière, il poursuit sa néantisation. Seulement il se fait fond pour une forme déterminée, il la porte partout au-devant de lui, il me la présente partout et cette forme qui se glisse constamment entre mon regard et les objets solides et réels du café, c'est précisément un évanouissement perpétuel, c'est Pierre s'enlevant comme néant sur le fond de néantisation du café. De sorte que ce qui est offert à l'intuition, c'est un papillotement de néant, c'est le néant du fond, dont la néantisation appelle, exige l'apparition de la forme, et c'est la forme – néant qui glisse comme un rien à la surface du fond Ce qui sert de fondement au jugement : « Pierre n'est pas là », c'est donc bien la saisie intuitive d'une double néantisation. Et, certes, l'absence de Pierre suppose un rapport premier de moi à ce café ; il y a une infinité de gens qui sont sans rapport aucun avec ce café faute d'une attente réelle qui constate leur absence. Mais, précisément, je m'attendais à voir Pierre et mon attente a fait arriver l'absence de Pierre comme un événement réel concernant ce café, c'est un fait objectif, à présent, que cette absence, je l'ai découverte et elle se présente comme un rapport synthétique de Pierre à la pièce dans laquelle je le cherche : Pierre absent hante ce café et il est la condition de son organisation néantisante en fond. Au lieu que les jugements que je peux m'amuser à porter ensuite, tels que « Wellington n'est pas dans ce café, Paul Valéry n'y est pas non plus, etc. », sont de pures significations abstraites, de pures applications du principe de négation, sans fondement réel ni efficacité, et ils ne parviennent pas à établir un rapport réel entre le café, Wellington ou Valéry : la relation : « n'est pas » est ici simplement pensée. Cela suffit à montrer que le non-être ne vient pas aux choses par le jugement de négation : c'est le jugement de négation au contraire qui est conditionné et soutenu par le non-être.
Comment, d'ailleurs, en serait-il autrement ? Comment pourrions-nous même concevoir la forme négative du jugement si tout est plénitude d'être et positivité ? Nous avions cru, un instant, que la négation pouvait surgir de la comparaison instituée entre le résultat escompté et le résultat obtenu. Mais voyons cette comparaison ; voici un premier jugement, acte psychique concret et positif, qui constate un fait : « Il y a 1 300 francs dans mon portefeuille » et en voici un autre, qui n'est autre chose, lui non plus, qu'une constatation de fait et une affirmation : « Je m'attendais à trouver 1 500 francs. » Voilà donc des faits réels et objectifs, des événements psychiques positifs, des jugements affirmatifs. Où la négation peut-elle trouver place ? Croit-on qu'elle est application pure et simple d'une catégorie ? Et veut-on que l'esprit possède en soi le non comme forme de triage et de séparation ? Mais en ce cas, c'est jusqu'au moindre soupçon de négativité qu'on ôte à la négation. Si l'on admet que la catégorie du non, catégorie existant en fait dans l'esprit, procédé positif et concret pour brasser et systématiser nos connaissances, est déclenchée soudain par la présence en nous de certains jugements affirmatifs et qu'elle vient soudain marquer de son sceau certaines pensées qui résultent de ces jugements, on aura soigneusement dépouillé, par ces considérations, la négation de toute fonction négative. Car la négation est refus d'existence. Par elle, un être (ou une manière d'être) est posé puis rejeté au néant. Si la négation est catégorie, si elle n'est qu'un tampon indifféremment posé sur certains jugements, où prendra-t-on qu'elle puisse néantir un être, le faire soudain surgir et le nommer pour le rejeter au non-être ? Si les jugements antérieurs sont des constatations de fait, comme celles que nous avons prises en exemple, il faut que la négation soit comme une invention libre, il faut qu'elle nous arrache à ce mur de positivité qui nous enserre : c'est une brusque solution de continuité qui ne peut en aucun cas résulter des affirmations antérieures, un événement original et irréductible. Mais nous sommes ici dans la sphère de la conscience. Et la conscience ne peut produire une négation sinon sous forme de conscience de négation. Aucune catégorie ne peut « habiter » la conscience et y résider à la manière d'une chose. Le non, comme brusque découverte intuitive, apparaît comme conscience (d'être) conscience du non. En un mot : s'il y a de l'être partout, ce n'est pas seulement le néant, qui, comme le veut Bergson, est inconcevable : de l'être on ne dérivera jamais la négation. La condition nécessaire pour qu'il soit possible de dire non, c'est que le non-être soit une présence perpétuelle, en nous et en dehors de nous, c'est que le néant hante l'être.
Mais d'où vient le néant ? Et s'il est la condition première de la conduite interrogative et, plus généralement, de toute enquête philosophique ou scientifique, quel est le rapport premier de l'être humain au néant, quelle est la première conduite néantisante ?
Il est encore trop tôt pour que nous puissions prétendre à dégager le sens de ce néant en face duquel l'interrogation nous a tout à coup jeté. Mais il y a quelques précisions que nous pouvons donner dès à présent. Il ne serait pas mauvais en particulier de fixer les rapports de l'être avec le non-être qui le hante. Nous avons constaté en effet un certain parallélisme entre les conduites humaines en face de l'être et celles que l'homme tient en face du néant ; et il nous vient aussitôt la tentation de considérer l'être et le non-être comme deux composantes complémentaires du réel, à la façon de l'ombre et de la lumière : il s'agirait en somme de deux notions rigoureusement contemporaines qui s'uniraient de telle sorte dans la production des existants, qu'il serait vain de les considérer isolément. L'être pur et le non-être pur seraient deux abstractions dont la réunion seule serait à la base de réalités concrètes.
Tel est certainement le point de vue de Hegel. C'est dans la Logique, en effet, qu'il étudie les rapports de l'Etre et du Non-Etre et il appelle cette logique « le système des déterminations pures de la pensée ». Et il précise sa définition1 : « Les pensées, telles qu'on les représente ordinairement, ne sont pas des pensées pures, car on entend par être pensé un être dont le contenu est un contenu empirique. Dans la logique, les pensées sont saisies de telle façon qu'elles n'ont d'autre contenu que le contenu de la pensée même et qui est engendré par elle. » Certes ces déterminations sont « ce qu'il y a de plus intime dans les choses » mais, en même temps, lorsqu'on les considère « en et pour elles-mêmes », on les déduit de la pensée elle-même et on découvre en elles-mêmes leur vérité. Toutefois, l'effort de la logique hégélienne sera pour « mettre en évidence l'incomplétude des notions (qu'elle) considère tour à tour et l'obligation, pour les entendre, de s'élever à une notion plus complète, qui les dépasse en les intégrant2 ». On peut appliquer à Hegel ce que Le Senne dit de la philosophie de Hamelin : « Chacun des termes inférieurs dépend du terme supérieur, comme l'abstrait du concret qui lui est nécessaire pour le réaliser. » Le véritable concret, pour Hegel, c'est l'Existant, avec son essence, c'est la Totalité produite par l'intégration synthétique de tous les moments abstraits qui se dépassent en elle, en exigeant leur complément. En ce sens, l'Etre sera abstraction, la plus abstraite et la plus pauvre, si nous le considérons en lui-même, c'est-à-dire en le coupant de son dépassement vers l'Essence. En effet : « L'Etre se rapporte à l'Essence comme l'immédiat au médiat. Les choses, en général, “sont”, mais leur être consiste à manifester leur essence. L'Etre passe en l'Essence ; on peut exprimer ceci en disant : “L'être présuppose l'Essence.” Bien que l'Essence apparaisse, par rapport à l'Etre, comme médiée, l'Essence est néanmoins l'originel véritable. L'Etre retourne en son fondement ; l'Etre se dépasse en l'Essence3. »
Ainsi, l'Etre coupé de l'Essence qui en est le fondement devient « la simple immédiateté vide ». Et c'est bien ainsi que le définit la Phénoménologie de l'Esprit, qui présente l'Etre pur « du point de vue de la vérité » comme l'immédiat. Si le commencement de la logique doit être l'immédiat, nous trouverons donc le commencement dans l'Etre, qui est « l'indétermination qui précède toute détermination, l'indéterminé comme point de départ absolu ».
Mais aussitôt l'Etre ainsi déterminé « passe en » son contraire. « Cet Etre pur, écrit Hegel dans la Petite Logique, est l'abstraction pure et, par conséquent, la négation absolue qui, prise, elle aussi, dans son moment immédiat, est le non-être. » Le néant n'est-il pas, en effet, simple identité avec lui-même, vide complet, absence de déterminations et de contenu ? L'être pur et le néant pur sont donc la même chose. Ou plutôt, il est vrai de dire qu'ils diffèrent. Mais « comme ici la différence n'est pas encore une différence déterminée, car l'être et le non-être constituent le moment immédiat, telle qu'elle est en eux, cette différence ne saurait être nommée, elle n'est qu'une pure opinion4 ». Cela signifie concrètement qu'« il n'y a rien dans le ciel et sur terre qui ne contienne en soi et l'être et le néant5 ».
Il est encore trop tôt pour discuter en elle-même la conception hégélienne : c'est l'ensemble des résultats de notre recherche qui nous permettra de prendre position vis-à-vis d'elle. Il convient seulement de faire observer que l'être est réduit par Hegel à une signification de l'existant. L'être est enveloppé par l'essence, qui en est le fondement et l'origine. Toute la théorie de Hegel se fonde sur l'idée qu'il faut une démarche philosophique pour retrouver au début de la logique l'immédiat à partir du médiatisé, l'abstrait à partir du concret qui le fonde. Mais nous avons déjà fait remarquer que l'être n'est pas, par rapport au phénomène, comme l'abstrait par rapport au concret. L'être n'est pas une « structure parmi d'autres », un moment de l'objet, il est la condition même de toutes les structures et de tous les moments, il est le fondement sur lequel se manifesteront les caractères du phénomène. Et, pareillement, il n'est pas admissible que l'être des choses « consiste à manifester leur essence ». Car, alors, il faudrait un être de cet être. Si, d'ailleurs, l'être des choses « consistait » à manifester, on voit mal comment Hegel pourrait fixer un moment pur de l'Etre où nous ne trouverions même pas trace de cette structure première. Il est vrai que l'être pur est fixé par l'entendement, isolé et figé dans ses déterminations mêmes. Mais si le dépassement vers l'essence constitue le caractère premier de l'être et si l'entendement se borne à « déterminer et à persévérer dans les déterminations », on ne voit pas comment, précisément, il ne détermine pas l'être comme « consistant à manifester ». On dira que, pour Hegel, toute détermination est négation. Mais l'entendement, en ce sens, se borne à nier de son objet qu'il soit autre qu'il n'est. Cela suffit, sans doute, à empêcher toute démarche dialectique, mais cela ne devrait pas suffire pour faire disparaître jusqu'aux germes du dépassement. En tant que l'être se dépasse en autre chose, il échappe aux déterminations de l'entendement, mais en tant qu'il se dépasse, c'est-à-dire qu'il est au plus profond de soi l'origine de son propre dépassement, il se doit au contraire d'apparaître tel qu'il est à l'entendement qui le fige dans ses déterminations propres. Affirmer que l'être n'est que ce qu'il est, ce serait du moins laisser l'être intact en tant qu'il est son dépassement. C'est là l'ambiguïté de la notion hégélienne de « dépassement » qui tantôt paraît être un jaillissement du plus profond de l'être considéré et tantôt un mouvement externe par lequel cet être est entraîné. Il ne suffit pas d'affirmer que l'entendement ne trouve en l'être que ce qu'il est, il faut encore expliquer comment l'être, qui est ce qu'il est, peut n'être que cela : une semblable explication tirerait sa légitimité de la considération du phénomène d'être en tant que tel et non des procédés négateurs de l'entendement.
Mais ce qu'il convient ici d'examiner c'est surtout l'affirmation de Hegel selon laquelle l'être et le néant constituent deux contraires dont la différence, au niveau d'abstraction considéré, n'est qu'une simple « opinion ».
Opposer l'être au néant comme la thèse et l'antithèse, à la façon de l'entendement hégélien, c'est supposer entre eux une contemporanéité logique. Ainsi deux contraires surgissent en même temps comme les deux termes-limites d'une série logique. Mais il faut prendre garde ici que les contraires seuls peuvent jouir de cette simultanéité parce qu'ils sont également positifs (ou également négatifs). Mais le non-être n'est pas le contraire de l'être, il est son contradictoire. Cela implique une postériorité logique du néant sur l'être puisqu'il est l'être posé d'abord puis nié. Il ne se peut donc pas que l'être et le non-être soient des concepts de même contenu puisque, au contraire, le non-être suppose une démarche irréductible de l'esprit : quelle que soit l'indifférenciation primitive de l'être, le non-être est cette même indifférenciation niée. Ce qui permet à Hegel de « faire passer » l'être dans le néant, c'est qu'il a introduit implicitement la négation dans sa définition même de l'être. Cela va de soi. puisqu'une définition est négative, puisque Hegel nous a dit, en reprenant une formule de Spinoza, que omnis determinatio est negatio. Et n'écrit-il pas : « N'importe quelle détermination ou contenu qui distinguerait l'être d'autre chose, qui poserait en lui un contenu, ne permettrait pas de le maintenir dans sa pureté. Il est la pure indétermination et le vide. On ne peut rien appréhender en lui... » ? Ainsi est-ce lui qui introduit du dehors en l'être cette négation qu'il retrouvera ensuite lorsqu'il le fera passer dans le non-être. Seulement, il y a ici un jeu de mots sur la notion même de négation. Car si je nie de l'être toute détermination et tout contenu, ce ne peut être qu'en affirmant qu'au moins il est. Ainsi, qu'on nie de l'être tout ce qu'on voudra, on ne saurait faire qu'il ne soit pas, du fait même que l'on nie qu'il soit ceci ou cela. La négation ne saurait atteindre le noyau d'être de l'être qui est plénitude absolue et entière positivité. Par contre, le non-être est une négation qui vise ce noyau de densité plénière lui-même. C'est en son cœur que le non-être se nie. Lorsque Hegel écrit6 : « (L'être et le néant) sont des abstractions vides et l'une d'elles est aussi vide que l'autre », il oublie que le vide est vide de quelque chose7. Or, l'être est vide de toute détermination autre que l'identité avec lui-même ; mais le non-être est vide d'être. En un mot, ce qu'il faut rappeler ici contre Hegel, c'est que l'être est et que le néant n'est pas.
Ainsi, quand même l'être ne serait le support d'aucune qualité différenciée, le néant lui serait logiquement postérieur puisqu'il suppose l'être pour le nier, puisque la qualité irréductible du non vient se surajouter à cette masse indifférenciée d'être pour la livrer. Cela ne signifie pas seulement que nous devons refuser de mettre être et non-être sur le même plan, mais encore que nous devons prendre garde de ne jamais poser le néant comme un abîme originel d'où l'être sortirait. L'usage que nous faisons de la notion de néant sous sa forme familière suppose toujours une spécification préalable de l'être. Il est frappant, à cet égard, que la langue nous fournisse un néant de choses (« Rien ») et un néant d'êtres humains (« Personne »). Mais la spécification est plus poussée encore dans la majorité des cas : on dit, en désignant une collection particulière d'objets : « Ne touche à rien », c'est-à-dire, très précisément, à rien de cette collection. Pareillement, celui qu'on interroge sur des événements bien déterminés de la vie privée ou publique répond : « Je ne sais rien » et ce rien comporte l'ensemble des faits sur lesquels on l'a interrogé. Socrate même, avec sa phrase fameuse : « Je sais que je ne sais rien », désigne par ce rien précisément la totalité de l'être considérée en tant que Vérité. Si, adoptant un instant le point de vue des cosmogonies naïves, nous essayions de nous demander ce qu'il « y avait » avant qu'il y eût un monde et que nous répondions « rien », nous serions bien forcés de reconnaître que cet « avant » comme ce « rien » sont à effet rétroactif. Ce que nous nions aujourd'hui, nous qui sommes installés dans l'être, c'est qu'il y eût de l'être avant cet être. La négation émane ici d'une conscience qui se retourne vers les origines. Si nous ôtions à ce vide originel son caractère d'être vide de ce monde-ci et de tout ensemble ayant pris la forme de monde, comme aussi bien son caractère d'avant qui présuppose un après par rapport auquel je le constitue comme avant, c'est la négation même qui s'évanouirait, faisant place à une totale indétermination qu'il serait impossible de concevoir, même et surtout à titre de néant. Ainsi, en renversant la formule de Spinoza, nous pourrions dire que toute négation est détermination. Cela signifie que l'être est antérieur au néant et le fonde. Par quoi il faut entendre non seulement que l'être a sur le néant une préséance logique mais encore que c'est de l'être que le néant tire concrètement son efficace. C'est ce que nous exprimions en disant que le néant hante l'être. Cela signifie que l'être n'a nul besoin de néant pour se concevoir et qu'on peut inspecter sa notion exhaustivement sans y trouver la moindre trace du néant. Mais au contraire le néant qui n'est pas ne saurait avoir qu'une existence empruntée : c'est de l'être qu'il prend son être ; son néant d'être ne se rencontre que dans les limites de l'être et la disparition totale de l'être ne serait pas l'avènement du règne du non-être, mais au contraire l'évanouissement concomitant du néant : il n'y a de non-être qu'à la surface de l'être.
Il est vrai qu'on peut concevoir d'autre manière la complémentarité de l'être et du néant. On peut voir dans l'un et l'autre deux composantes également nécessaires du réel, mais sans « faire passer » l'être dans le néant, comme Hegel, ni insister, comme nous le tentions, sur la postériorité du néant : on mettrait l'accent au contraire sur les forces réciproques d'expulsion qu'être et non-être exerceraient l'un sur l'autre, le réel étant, en quelque sorte, la tension résultant de ces forces antagonistes. C'est vers cette conception nouvelle que s'oriente Heidegger8.
Il ne faut pas longtemps pour voir le progrès que sa théorie du Néant représente par rapport à celle de Hegel. D'abord, l'être et le non-être ne sont plus des abstractions vides. Heidegger, dans son ouvrage principal, a montré la légitimité de l'interrogation sur l'être : celui-ci n'a plus ce caractère d'universel scolastique, qu'il gardait encore chez Hegel ; il y a un sens de l'être qu'il faut élucider ; il y a une « compréhension préontologique » de l'être, qui est enveloppée dans chacune des conduites de la « réalité-humaine », c'est-à-dire dans chacun de ses projets. De la même façon, les apories qu'on a coutume de soulever dès qu'un philosophe touche au problème du Néant se révèlent sans portée : elles n'ont de valeur qu'en tant qu'elles limitent l'usage de l'entendement et elles montrent simplement que ce problème n'est pas du ressort de l'entendement. Il existe au contraire de nombreuses attitudes de la « réalité-humaine » qui impliquent une « compréhension » du néant : la haine, la défense, le regret, etc. Il y a même pour le Dasein une possibilité permanente de se trouver « en face » du néant et de le découvrir comme phénomène : c'est l'angoisse. Toutefois, Heidegger, tout en établissant les possibilités d'une saisie concrète du néant, ne tombe pas dans l'erreur de Hegel, il ne conserve pas au non-être un être, fût-ce un être abstrait : le néant n'est pas, il se néantise. Il est soutenu et conditionné par la transcendance. On sait que, pour Heidegger, l'être de la réalité-humaine se définit comme « être-dans-le-monde ». Et le monde est le complexe synthétique des réalités ustensiles en tant qu'elles s'indiquent les unes les autres suivant des cercles de plus en plus vastes et en tant que l'homme se fait annoncer à partir de ce complexe ce qu'il est. Cela signifie à la fois que la « réalité-humaine » surgit en tant qu'elle est investie par l'être, elle « se trouve » (sich befinden) dans l'être – et, à la fois, que c'est la réalité-humaine qui fait que cet être qui l'assiège se dispose autour d'elle sous forme de monde. Mais elle ne peut faire paraître l'être comme totalité organisée en monde qu'en le dépassant. Toute détermination, pour Heidegger, est dépassement, puisqu'elle suppose recul, prise de point de vue. Ce dépassement du monde, condition de la surrection même du monde comme tel, le Dasein l'opère vers lui-même. La caractéristique de l'ipséité, en effet (Selbstheit), c'est que l'homme est toujours séparé de ce qu'il est par toute la largeur de l'être qu'il n'est pas. Il s'annonce à lui-même de l'autre côté du monde et il revient s'intérioriser vers lui-même à partir de l'horizon : l'homme est « un être des lointains ». C'est dans le mouvement d'intériorisation qui traverse tout l'être que l'être surgit et s'organise comme monde, sans qu'il y ait priorité du mouvement sur le monde, ni du monde sur le mouvement. Mais cette apparition du soi par delà le monde, c'est-à-dire de la totalité du réel, est une émergence de la réalité-humaine dans le néant. C'est dans le néant seul qu'on peut dépasser l'être. En même temps, c'est du point de vue de l'au-delà du monde que l'être est organisé en monde, ce qui signifie d'une part que la réalité-humaine surgit comme émergence de l'être dans le non-être et d'autre part que le monde est « en suspens » dans le néant. L'angoisse est la découverte de cette double et perpétuelle néantisation. Et c'est à partir de ce dépassement du monde que le Dasein va réaliser la contingence du monde, c'est-à-dire poser la question : « D'où vient qu'il y ait quelque chose plutôt que rien ? » La contingence du monde apparaît donc à la réalité-humaine en tant qu'elle s'est installée dans le néant pour la saisir.
Voici donc le néant cernant l'être de toute part et, du même coup, expulsé de l'être ; voici que le néant se donne comme ce par quoi le monde reçoit ses contours de monde. Cette solution peut-elle nous satisfaire ?
Certes, on ne saurait nier que l'appréhension du monde comme monde est néantisante. Dès que le monde paraît comme monde, il se donne comme n'étant que cela. La contrepartie nécessaire de cette appréhension est donc bien l'émergence de la réalité-humaine dans le néant. Mais d'où vient le pouvoir qu'a la réalité-humaine d'émerger ainsi dans le non-être ? Sans nul doute, Heidegger a raison d'insister sur le fait que la négation tire son fondement du néant. Mais si le néant fonde la négation, c'est qu'il enveloppe en lui comme sa structure essentielle le non. Autrement dit, ce n'est pas comme vide indifférencié ou comme altérité qui ne se poserait pas comme altérité9 que le néant fonde la négation. Il est à l'origine du jugement négatif parce qu'il est lui-même négation. Il fonde la négation comme acte parce qu'il est la négation comme être. Le néant ne peut être néant que s'il se néantise expressément comme néant du monde ; c'est-à-dire si dans sa néantisation il se dirige expressément vers ce monde pour se constituer comme refus du monde. Le néant porte l'être en son cœur. Mais en quoi l'émergence rend-elle compte de ce refus néantisant ? Loin que la transcendance, qui est « projet de soi par delà... », puisse fonder le néant, c'est au contraire le néant qui est au sein même de la transcendance et qui la conditionne. Or, la caractéristique de la philosophie heideggérienne, c'est d'utiliser pour décrire le Dasein des termes positifs qui masquent tous des négations implicites. Le Dasein est « hors de soi, dans le monde », il est « un être des lointains », il est « souci », il est « ses propres possibilités », etc. Tout cela revient à dire que le Dasein « n'est pas » en soi, qu'il « n'est pas » à lui-même dans une proximité immédiate et qu'il « dépasse » le monde en tant qu'il se pose lui-même comme n'étant pas en soi et comme n'étant pas le monde. En ce sens, c'est Hegel qui a raison contre Heidegger, lorsqu'il déclare que l'Esprit est le négatif. Seulement, on peut poser à l'un et à l'autre la même question sous des formes à peine différentes ; on doit dire à Hegel : « Il ne suffit pas de poser l'esprit comme la médiation et le négatif, il faut montrer la négativité comme structure de l'être de l'esprit. Que doit être l'esprit pour qu'il puisse se constituer comme négatif ? » Et l'on peut demander à Heidegger : « Si la négation est la structure première de la transcendance, que doit être la structure première de la réalité-humaine pour qu'elle puisse transcender le monde ? » Dans les deux cas on nous montre une activité négatrice et l'on ne se préoccupe pas de fonder cette activité sur un être négatif. Et Heidegger, en outre, fait du néant une sorte de corrélatif intentionnel de la transcendance sans voir qu'il l'a déjà inséré dans la transcendance même, comme sa structure originelle.
Mais, en outre, à quoi sert d'affirmer que le néant fonde la négation, si c'est pour faire ensuite une théorie du non-être qui coupe, par hypothèse, le néant de toute négation concrète ? Si j'émerge dans le néant par delà le monde, comment ce néant extra-mondain peut-il fonder ces petits lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instant au sein de l'être ? Je dis que « Pierre n'est pas là », que « je n'ai plus d'argent », etc. Faut-il vraiment dépasser le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu'à l'être pour fonder ces jugements quotidiens ? Et comment l'opération peut-elle se faire ? Il ne s'agit nullement de faire glisser le monde dans le néant, mais simplement, en se tenant dans les limites de l'être, de refuser un attribut à un sujet. Dira-t-on que chaque attribut refusé, chaque être nié est happé par un seul et même néant extra-mondain, que le non-être est comme le plein de ce qui n'est pas, que le monde est en suspens dans le non-être, comme le réel au sein des possibles ? En ce cas, il faudrait faire que chaque négation eût pour origine un dépassement particulier : le dépassement de l'être vers l'autre. Mais qu'est-ce que ce dépassement, sinon tout simplement la médiation hégélienne – et n'avons-nous pas déjà et vainement demandé à Hegel le fondement néantisant de la médiation ? Et d'ailleurs, si même l'explication valait pour les négations radicales et simples qui refusent à un objet déterminé toute espèce de présence au sein de l'être (« le Centaure n'existe pas » – « Il n'y a pas de raison pour qu'il soit en retard » – « Les anciens Grecs ne pratiquaient pas la polygamie ») et qui, à la rigueur, peuvent contribuer à constituer le néant comme une sorte de lieu géométrique de tous les projets manqués, de toutes les représentations inexactes, de tous les êtres disparus ou dont l'idée est seulement forgée, cette interprétation du non-être ne vaudrait plus pour un certain type de réalités – à vrai dire les plus fréquentes – qui incluent le non-être dans leur être. Comment admettre, en effet, qu'une partie d'elles soit dans l'univers et toute une autre partie dehors dans le néant extra-mondain ?
Prenons, par exemple, la notion de distance, qui conditionne la détermination d'un emplacement, la localisation d'un point. Il est facile de voir qu'elle possède un moment négatif : deux points sont distants lorsqu'ils sont séparés par une certaine longueur. C'est dire que la longueur, attribut positif d'un segment de droite, intervient ici à titre de négation d'une proximité absolue et indifférenciée. On voudra peut-être réduire la distance à n'être que la longueur du segment dont les deux points considérés, A et B, seraient les limites. Mais ne voit-on pas qu'on a changé la direction de l'attention, dans ce cas, et que l'on a, sous le couvert du même mot, donné un autre objet à l'intuition ? Le complexe organisé qui est constitué par le segment avec ses deux termes-limites peut fournir en effet deux objets différents à la connaissance. On peut en effet se donner le segment comme objet immédiat de l'intuition ; auquel cas ce segment figure une tension pleine et concrète dont la longueur est un attribut positif et les deux points A et B n'apparaissent que comme un moment de l'ensemble, c'est-à-dire en tant qu'ils sont impliqués par le segment lui-même comme ses limites ; alors la négation expulsée du segment et de sa longueur se réfugie dans les deux limites : dire que le point B est limite du segment, c'est dire que le segment ne s'étend pas au-delà de ce point. La négation est ici structure secondaire de l'objet. Si au contraire on dirige son attention sur les deux points A et B, ils s'enlèvent comme objets immédiats de l'intuition, sur fond d'espace. Le segment s'évanouit comme objet plein et concret, il est saisi à partir des deux points comme le vide, le négatif qui les sépare : la négation s'échappe des points, qui cessent d'être limites, pour imprégner la longueur même du segment à titre de distance. Ainsi la forme totale constituée par le segment et ses deux termes avec la négation intrastructurale est susceptible de se laisser saisir de deux manières. Ou plutôt, il y a deux formes et la condition de l'apparition de l'une est la désagrégation de l'autre, exactement comme, dans la perception, on constitue tel objet comme forme en repoussant tel autre objet jusqu'à en faire un fond et réciproquement. Dans les deux cas, nous trouvons la même quantité de négation qui tantôt passe dans la notion de limites et tantôt dans la notion de distance, mais qui, en aucun cas, ne peut être supprimée. Dira-t-on que l'idée de distance est psychologique et qu'elle désigne seulement l'étendue qu'il faut franchir pour aller du point A au point B ? Nous répondrons que la même négation est incluse dans ce « franchir » puisque cette notion exprime précisément la résistance passive de l'éloignement. Nous admettrons volontiers avec Heidegger que la réalité-humaine est « déséloignante », c'est-à-dire qu'elle surgit dans le monde comme ce qui crée, et, à la fois, fait s'évanouir les distances (ent-fernend). Mais ce déséloignement, même s'il est la condition nécessaire pour « qu'il y ait » en général un éloignement, enveloppe l'éloignement en lui-même comme la structure négative qui doit être surmontée. En vain tentera-t-on de réduire la distance au simple résultat d'une mesure : ce qui est apparu, au cours de la description qui précède, c'est que les deux points et le segment qui est compris entre eux ont l'unité indissoluble de ce que les Allemands appellent une « Gestalt ». La négation est le ciment qui réalise cette unité. Elle définit précisément le rapport immédiat qui lie ces deux points et qui les présente à l'intuition comme l'unité indissoluble de la distance. Cette négation, vous la couvrez seulement si vous prétendez réduire la distance à la mesure d'une longueur, car c'est elle qui est la raison d'être de cette mesure.
Ce que nous venons de montrer par l'examen de la distance, nous aurions pu tout aussi bien le faire voir en décrivant des réalités comme l'absence, l'altération, l'altérité, la répulsion, le regret, la distraction, etc. Il existe une quantité infinie de réalités qui ne sont pas seulement objets de jugement, mais qui sont éprouvées, combattues, redoutées, etc., par l'être humain, et qui sont habitées par la négation dans leur intrastructure, comme par une condition nécessaire de leur existence. Nous les appellerons des négatités. Kant en avait entrevu la portée lorsqu'il parlait de concepts limitatifs (immortalité de l'âme), sortes de synthèses entre le négatif et le positif, où la négation est condition de positivité. La fonction de la négation varie suivant la nature de l'objet considéré : entre les réalités pleinement positives (qui pourtant retiennent la négation comme condition de la netteté de leurs contours, comme ce qui les arrête à ce qu'elles sont) et celles dont la positivité n'est qu'une apparence qui dissimule un trou de néant tous les intermédiaires sont possibles. Il devient impossible, en tout cas, de rejeter ces négations dans un néant extra-mondain puisqu'elles sont dispersées dans l'être, soutenues par l'être et conditions de la réalité. Le néant ultra-mondain rend compte de la négation absolue ; mais nous venons de découvrir un pullulement d'êtres intra-mondains qui possèdent autant de réalité et d'efficience que les autres êtres, mais qui enferment en eux du non-être. Ils requièrent une explication qui demeure dans les limites du réel. Le néant, s'il n'est soutenu par l'être, se dissipe en tant que néant, et nous retombons sur l'être. Le néant ne peut se néantiser que sur fond d'être : si du néant peut être donné, ce n'est ni avant ni après l'être, ni, d'une manière générale, en dehors de l'être, mais c'est au sein même de l'être, en son cœur comme un ver.
Il convient à présent de jeter un coup d'œil en arrière et de mesurer le chemin parcouru. Nous avons posé d'abord la question de l'être. Puis, nous retournant sur cette question même, conçue comme un type de conduite humaine, nous l'avons interrogée à son tour. Nous avons alors dû reconnaître que, si la négation n'existait pas, aucune question ne saurait être posée, en particulier celle de l'être. Mais cette négation elle-même, envisagée de plus près, nous a renvoyé au néant comme son origine et son fondement : pour qu'il y ait de la négation dans le monde et pour que nous puissions, par conséquent, nous interroger sur l'être, il faut que le néant soit donné en quelque façon. Nous nous sommes aperçu qu'on ne pouvait concevoir le néant en dehors de l'être, ni comme notion complémentaire et abstraite, ni comme milieu infini où l'être serait en suspens. Il faut que le néant soit donné au cœur de l'être, pour que nous puissions saisir ce type particulier de réalités que nous avons appelées des négatités. Mais ce néant intra-mondain, l'être-en-soi ne saurait le produire : la notion d'être comme pleine positivité ne contient pas le néant comme une de ses structures. On ne peut même pas dire qu'elle en est exclusive : elle est sans rapport aucun avec lui. De là la question qui se pose à nous à présent avec une urgence particulière : si le néant ne peut être conçu ni en dehors de l'être ni à partir de l'être et si, d'autre part, étant non-être, il ne peut tirer de soi la force nécessaire pour « se néantiser », d'où vient le néant ?
Si l'on veut serrer de près le problème, il faut d'abord reconnaître que nous ne pouvons concéder au néant la propriété de « se néantiser ». Car, bien que le verbe « se néantiser » ait été conçu pour ôter au néant jusqu'au moindre semblant d'être, il faut avouer que seul l'être peut se néantiser, car, de quelque façon que ce soit, pour se néantiser il faut être. Or, le néant n'est pas. Si nous pouvons en parler, c'est qu'il possède seulement une apparence d'être, un être emprunté, nous l'avons noté plus haut. Le néant n'est pas, le néant « est été » ; le néant ne se néantise pas, le néant « est néantisé ». Reste donc qu'il doit exister un être – qui ne saurait être l'en-soi – et qui a pour propriété de néantiser le néant, de le supporter de son être, de l'étayer perpétuellement de son existence même, un être par quoi le néant vient aux choses. Mais comment cet être doit-il être par rapport au néant pour que, par lui, le néant vienne aux choses ? Il faut observer d'abord que l'être envisagé ne peut être passif par rapport au néant : il ne peut le recevoir ; le néant ne pourrait venir à cet être sinon par un autre être – ce qui nous renverrait à l'infini. Mais, d'autre part, l'être par qui le néant vient au monde ne peut produire le néant en demeurant indifférent à cette production, comme la cause stoïcienne qui produit son effet sans s'altérer. Il serait inconcevable qu'un être qui est pleine positivité maintienne et crée hors de soi un néant d'être transcendant, car il n'y aurait rien en l'être par quoi l'être puisse se dépasser vers le non-être. L'être par qui le néant arrive dans le monde doit néantiser le néant dans son être et, même ainsi, il courrait encore le risque d'établir le néant comme un transcendant au cœur même de l'immanence, s'il ne néantisait le néant dans son être à propos de son être. L'être par qui le néant arrive dans le monde est un être en qui, dans son être, il est question du néant de son être : l'être par qui le néant vient au monde doit être son propre néant. Et par là il faut entendre non un acte néantisant, qui requerrait à son tour un fondement dans l'être, mais une caractéristique ontologique de l'être requis. Reste à savoir dans quelle région délicate et exquise de l'être nous rencontrerons l'être qui est son propre néant.
Nous serons aidé dans notre recherche par un examen plus complet de la conduite qui nous a servi de point de départ. Il faut donc revenir à l'interrogation. Nous avons vu, on s'en souvient, que toute question pose, par essence, la possibilité d'une réponse négative. Dans la question on interroge un être sur son être ou sur sa manière d'être. Et cette manière d'être ou cet être est voilé : une possibilité reste toujours ouverte pour qu'il se dévoile comme un néant. Mais du fait même qu'on envisage qu'un existant peut toujours se dévoiler comme rien, toute question suppose qu'on réalise un recul néantisant par rapport au donné, qui devient une simple présentation, oscillant entre l'être et le néant. Il importe donc que le questionneur ait la possibilité permanente de se décrocher des séries causales qui constituent l'être et qui ne peuvent produire que de l'être. Si nous admettions en effet que la question est déterminée dans le questionneur par le déterminisme universel, elle cesserait non seulement d'être intelligible, mais même concevable. Une cause réelle, en effet, produit un effet réel et l'être causé est tout entier engagé par la cause dans la positivité : dans la mesure où il dépend dans son être de la cause, il ne saurait y avoir en lui le moindre germe de néant ; en tant que le questionneur doit pouvoir opérer par rapport au questionné une sorte de recul néantisant, il échappe à l'ordre causal du monde, il se désenglue de l'être. Cela signifie que, par un double mouvement de néantisation, il néantise le questionné par rapport à lui, en le plaçant dans un état neutre, entre l'être et le non-être – et qu'il se néantise lui-même par rapport au questionné en s'arrachant à l'être pour pouvoir sortir de soi la possibilité d'un non-être. Ainsi, avec la question, une certaine dose de négatité est introduite dans le monde : nous voyons le néant iriser le monde, chatoyer sur les choses. Mais, en même temps, la question émane d'un questionneur qui se motive lui-même dans son être comme questionnant, en décollant de l'être. Elle est donc, par définition, un processus humain. L'homme se présente donc, au moins dans ce cas, comme un être qui fait éclore le néant dans le monde, en tant qu'il s'affecte lui-même de non-être à cette fin.
Ces remarques peuvent nous servir de fil conducteur pour examiner les négatités dont nous parlions précédemment. A n'en point douter ce sont des réalités transcendantes : la distance, par exemple, s'impose à nous comme quelque chose dont il faut tenir compte, qu'il faut franchir avec effort. Pourtant ces réalités sont d'une nature très particulière : elles marquent toutes immédiatement un rapport essentiel de la réalité-humaine au monde. Elles tirent leur origine d'un acte de l'être humain, ou d'une attente ou d'un projet, elles marquent toutes un aspect de l'être en tant qu'il apparaît à l'être humain qui s'engage dans le monde. Et les rapports de l'homme au monde qu'indiquent les négatités n'ont rien de commun avec les relations a posteriori qui se dégagent de notre activité empirique. Il ne s'agit pas non plus de ces rapports d'ustensilité par quoi les objets du monde se découvrent, selon Heidegger, à la « réalité-humaine ». Toute négatité apparaît plutôt comme une des conditions essentielles de ce rapport d'ustensilité. Pour que la totalité de l'être s'ordonne autour de nous en ustensiles, pour qu'elle se morcelle en complexes différenciés qui renvoient les uns aux autres et qui peuvent servir, il faut que la négation surgisse, non comme une chose parmi d'autres choses, mais comme une rubrique catégorielle présidant à l'ordonnance et à la répartition des grandes masses d'être en choses. Ainsi la surrection de l'homme au milieu de l'être qui « l'investit » fait que se découvre un monde. Mais le moment essentiel et primordial de cette surrection, c'est la négation. Ainsi avons-nous atteint le terme premier de cette étude : l'homme est l'être par qui le néant vient au monde. Mais cette question en provoque aussitôt une autre : Que doit être l'homme en son être pour que par lui le néant vienne à l'être ?
L'être ne saurait engendrer que l'être et, si l'homme est englobé dans ce processus de génération, il ne sortira de lui que de l'être. S'il doit pouvoir interroger sur ce processus, c'est-à-dire le mettre en question, il faut qu'il puisse le tenir sous sa vue comme un ensemble, c'est-à-dire se mettre lui-même en dehors de l'être et du même coup affaiblir la structure d'être de l'être. Toutefois il n'est pas donné à la réalité-humaine d'anéantir, même provisoirement, la masse d'être qui est posée en face d'elle. Ce qu'elle peut modifier, c'est son rapport avec cet être. Pour elle, mettre hors de circuit un existant particulier, c'est se mettre elle-même hors de circuit par rapport à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle est hors d'atteinte, il ne saurait agir sur elle, elle s'est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité-humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté. Mais la liberté n'est ici qu'un mot. Si nous voulons pénétrer plus avant dans la question, nous ne devons pas nous contenter de cette réponse et nous devons nous demander à présent : Que doit être la liberté humaine si le néant doit venir par elle au monde ?
Il ne nous est pas encore possible de traiter dans toute son ampleur le problème de la liberté.10 En effet les démarches que nous avons accomplies jusqu'ici montrent clairement que la liberté n'est pas une faculté de l'âme humaine qui pourrait être envisagée et décrite isolément. Ce que nous cherchions à définir, c'est l'être de l'homme en tant qu'il conditionne l'apparition du néant et cet être nous est apparu comme liberté. Ainsi la liberté comme condition requise à la néantisation du néant n'est pas une propriété qui appartiendrait, entre autres, à l'essence de l'être humain. Nous avons déjà marqué d'ailleurs que le rapport de l'existence à l'essence n'est pas chez l'homme semblable à ce qu'il est pour les choses du monde. La liberté humaine précède l'essence de l'homme et la rend possible, l'essence de l'être humain est en suspens dans sa liberté. Ce que nous appelons liberté est donc impossible à distinguer de l'être de la réalité-humaine. L'homme n'est point d'abord pour être libre ensuite, mais il n'y a pas de différence entre l'être de l'homme et son « être-libre ». Il ne s'agit donc pas ici d'aborder de front une question qui ne pourra se traiter exhaustivement qu'à la lumière d'une élucidation rigoureuse de l'être humain ; mais nous avons à traiter de la liberté en liaison avec le problème du néant et dans la stricte mesure où elle conditionne son apparition.
Ce qui paraît d'abord avec évidence c'est que la réalité-humaine ne peut s'arracher au monde – dans la question, le doute méthodique, le doute sceptique, l'ἐποχή, etc. – que si, par nature, elle est arrachement à elle-même. C'est ce que Descartes avait vu, qui fonde le doute sur la liberté en réclamant pour nous la possibilité de suspendre nos jugements – et Alain après lui. C'est aussi en ce sens que Hegel affirme la liberté de l'esprit, dans la mesure où l'esprit est la médiation, c'est à-dire le Négatif. Et d'ailleurs, c'est une des directions de la philosophie contemporaine que de voir dans la conscience humaine une sorte d'échappement à soi : tel est le sens de la transcendance heideggerienne ; l'intentionnalité de Husserl et de Brentano a elle aussi, à plus d'un chef, le caractère d'un arrachement à soi. Mais ce n'est pas encore comme intrastructure de la conscience que nous envisagerons la liberté : nous manquons pour l'instant des instruments et de la technique qui nous permettraient de mener à bien cette entreprise. Ce qui nous intéresse présentement, c'est une opération temporelle, puisque l'interrogation est, comme le doute, une conduite : elle suppose que l'être humain repose d'abord au sein de l'être et s'en arrache ensuite par un recul néantisant. C'est donc un rapport à soi au cours d'un processus temporel que nous envisageons ici comme condition de la néantisation. Nous voulons simplement montrer qu'en assimilant la conscience à une séquence causale indéfiniment continuée, on la transmue en une plénitude d'être et, par là, on la fait rentrer dans la totalité illimitée de l'être, comme le marque bien la vanité des efforts du déterminisme psychologique pour se dissocier du déterminisme universel et pour se constituer comme série à part. La chambre de l'absent, les livres qu'il feuilletait, les objets qu'il touchait ne sont, par eux-mêmes, que des livres, des objets, c'est-à-dire des actualités pleines : les traces mêmes qu'il a laissées ne peuvent être déchiffrées comme traces de lui qu'à l'intérieur d'une situation où il est déjà posé comme absent ; le livre corné, aux pages usées, n'est pas par lui-même un livre que Pierre a feuilleté, qu'il ne feuillette plus : c'est un volume aux pages repliées, fatiguées, il ne peut renvoyer qu'à soi ou à des objets présents, à la lumière qui l'éclaire, à la table qui le supporte, si on le considère comme la motivation présente et transcendante de ma perception ou même comme le flux synthétique et réglé de mes impressions sensibles. Il ne servirait à rien d'invoquer une association par contiguïté, comme Platon dans le Phédon, qui ferait paraître une image de l'absent en marge de la perception de la lyre ou de la cithare qu'il a touchées. Cette image, si on la considère en elle-même et dans l'esprit des théories classiques, est une certaine plénitude, c'est un fait psychique concret et positif. Par suite il faudra porter sur elle un jugement négatif à double face : subjectivement, pour signifier que l'image n'est pas une perception – objectivement pour nier de ce Pierre dont je forme l'image qu'il soit là présentement. C'est le fameux problème des caractéristiques de l'image vraie, qui a préoccupé tant de psychologues, de Taine à Spaier. L'association, on le voit, ne supprime pas le problème : elle le repousse au niveau réflexif. Mais de toute façon elle réclame une négation, c'est-à-dire à tout le moins un recul néantisant de la conscience vis-à-vis de l'image saisie comme phénomène subjectif, pour la poser précisément comme n'étant qu'un phénomène subjectif. Or j'ai tenté de montrer ailleurs11 que, si nous posons d'abord l'image comme une perception renaissante, il est radicalement impossible de la distinguer ensuite des perceptions actuelles. L'image doit enfermer dans sa structure même une thèse néantisante. Elle se constitue comme image en posant son objet comme existant ailleurs ou n'existant pas. Elle porte en elle une double négation : elle est néantisation du monde d'abord (en tant qu'il n'est pas le monde qui offrirait présentement à titre d'objet actuel de perception l'objet visé en image), néantisation de l'objet de l'image ensuite (en tant qu'il est posé comme non actuel) et, du même coup, néantisation d'elle-même (en tant qu'elle n'est pas un processus psychique concret et plein). En vain invoquera-t-on, pour expliquer que je saisis l'absence de Pierre dans la chambre, ces fameuses « intentions vides » de Husserl, qui sont, pour une grande part, constitutives de la perception. Il y a, en effet, entre les différentes intentions perceptives des rapports de motivation (mais la motivation n'est pas la causation) et, parmi ces intentions, les unes sont pleines, c'est-à-dire remplies par ce qu'elles visent, et les autres vides. Mais comme précisément la matière qui devrait remplir les intentions vides n'est pas, ce ne peut être elle qui les motive dans leur structure. Et comme les autres intentions sont pleines, elles ne peuvent pas non plus motiver les intentions vides en tant qu'elles sont vides. D'ailleurs ces intentions sont des natures psychiques et ce serait une erreur de les envisager à la manière de choses, c'est-à-dire de récipients qui seraient donnés d'abord, qui pourraient être, selon les cas, vides ou remplis et qui seraient, par nature, indifférents à leur état de vide ou de remplissement. Il semble que Husserl n'ait pas toujours échappé à cette illusion chosiste. Pour être vide, il faut qu'une intention soit consciente d'elle-même comme vide et précisément comme vide de la matière précise qu'elle vise. Une intention vide se constitue elle-même comme vide dans l'exacte mesure où elle pose sa matière comme inexistante ou absente. En un mot, une intention vide est une conscience de négation qui se transcende vers un objet qu'elle pose comme absent ou non existant. Ainsi, quelle que soit l'explication que nous en donnions, l'absence de Pierre requiert, pour être constatée ou sentie, un moment négatif par lequel la conscience, en l'absence de toute détermination antérieure, se constitue elle-même comme négation. En concevant, à partir de mes perceptions de la chambre qu'il habita, celui qui n'est plus dans la chambre, je suis de toute nécessité amené a faire un acte de pensée qu'aucun état antérieur ne peut déterminer ni motiver, bref à opérer en moi-même une rupture avec l'être. Et, en tant que j'use continuellement des négatités pour isoler et déterminer les existants, c'est-à-dire pour les penser, la succession de mes « consciences » est un perpétuel décrochage de l'effet par rapport à la cause, puisque tout processus néantisant exige de ne tirer sa source que de lui-même. En tant que mon état présent serait un prolongement de mon état antérieur, toute fissure par où pourrait se glisser la négation serait entièrement bouchée. Tout processus psychique de néantisation implique donc une coupure entre le passé psychique immédiat et le présent. Cette coupure est précisément le néant. Au moins, dira-t-on, reste-t-il la possibilité d'implication successive entre les processus néantisants. Ma constatation de l'absence de Pierre pourrait encore être déterminante pour mon regret de ne pas le voir ; vous n'avez pas exclu la possibilité d'un déterminisme des néantisations. Mais, outre que la première néantisation de la série doit nécessairement être décrochée des processus positifs antérieurs, que peut bien signifier une motivation du néant par le néant ? Un être peut bien se néantiser perpétuellement, mais dans la mesure où il se néantise il renonce à être l'origine d'un autre phénomène, fût-ce une seconde néantisation.
Reste à expliquer quelle est cette séparation, ce décollement des consciences qui conditionne toute négation. Si nous considérons la conscience antérieure envisagée comme motivation, nous voyons tout de suite avec évidence que rien n'est venu se glisser entre cet état et l'état présent. Il n'y a pas eu de solution de continuité dans le flux du déroulement temporel : sinon nous reviendrions à la conception inadmissible de la divisibilité infinie du temps et du point temporel ou instant comme limite de la division. Il n'y a pas eu non plus intercalage brusque d'un élément opaque qui aurait séparé l'antérieur du postérieur comme une lame de couteau sépare un fruit en deux. Ni non plus d'affaiblissement de la force motivante de la conscience antérieure : elle demeure ce qu'elle est, elle ne perd rien de son urgence. Ce qui sépare l'antérieur du postérieur, c'est précisément rien. Et ce rien est absolument infranchissable, justement parce qu'il n'est rien ; car dans tout obstacle à franchir, il y a un positif qui se donne comme devant être franchi. Mais dans le cas qui nous occupe, vainement chercherait-on une résistance à briser, un obstacle à franchir. La conscience antérieure est toujours là (encore qu'avec la modification de « passéité »), elle entretient toujours une relation d'interpénétration avec la conscience présente, mais sur le fond de ce rapport existentiel, elle est mise hors jeu, hors de circuit, entre parenthèses, exactement comme l'est, aux veux de celui qui pratique l'έποχἠ phénoménologique, le monde en lui et hors de lui. Ainsi la condition pour que la réalité-humaine puisse nier tout ou partie du monde, c'est qu'elle porte le néant en elle comme le rien qui sépare son présent de tout son passé. Mais ce n'est pas tout encore, car ce rien envisagé n'aurait pas encore le sens du néant : une suspension de l'être qui resterait innommée, qui ne serait pas conscience de suspendre l'être, viendrait du dehors de la conscience et aurait pour effet de la couper en deux, en réintroduisant l'opacité au sein de cette lucidité absolue12. En outre, ce rien ne serait nullement négatif. Le néant, nous l'avons vu plus haut, est fondement de la négation parce qu'il la recèle en lui, parce qu'il est la négation comme être. Il faut donc que l'être conscient se constitue lui-même par rapport à son passé comme séparé de ce passé par un néant ; il faut qu'il soit conscience de cette coupure d'être, mais non comme un phénomène qu'il subit : comme une structure conscientielle qu'il est. La liberté c'est l'être humain mettant son passé hors de jeu en sécrétant son propre néant. Entendons bien que cette nécessité première d'être son propre néant n'apparaît pas à la conscience par intermittence et à l'occasion de négations singulières : il n'est pas de moment de la vie psychique où n'apparaissent, à titre de structures secondaires au moins, des conduites négatives ou interrogatives ; et c'est continuellement que la conscience se vit elle-même comme néantisation de son être passé.
Mais on croira sans doute pouvoir nous renvoyer ici une objection dont nous nous sommes fréquemment servi : si la conscience néantisante n'existe que comme conscience de néantisation, on devrait pouvoir définir et décrire un mode perpétuel de conscience, présent comme conscience, et qui serait conscience de néantisation. Cette conscience existe-t-elle ? Voilà donc la nouvelle question qui est soulevée ici : si la liberté est l'être de la conscience, la conscience doit être comme conscience de liberté. Quelle est la forme que prend cette conscience de liberté ? Dans la liberté l'être humain est son propre passé (comme aussi son avenir propre) sous forme de néantisation. Si nos analyses ne nous ont pas égaré, il doit exister pour l'être humain, en tant qu'il est conscient d'être, une certaine manière de se tenir en face de son passé et de son avenir comme étant, à la fois, ce passé et cet avenir et comme ne les étant pas. Nous pourrons fournir à cette question une réponse immédiate : c'est dans l'angoisse que l'homme prend conscience de sa liberté ou, si l'on préfère, l'angoisse est le mode d'être de la liberté comme conscience d'être, c'est dans l'angoisse que la liberté est dans son être en question pour elle-même.
Kierkegaard décrivant l'angoisse avant la faute la caractérise comme angoisse devant la liberté. Mais Heidegger, dont on sait combien il a subi l'influence de Kierkegaard13, considère au contraire l'angoisse comme la saisie du néant. Ces deux descriptions de l'angoisse ne nous paraissent pas contradictoires : elles s'impliquent l'une l'autre au contraire.
Il faut donner raison d'abord à Kierkegaard : l'angoisse se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde et que l'angoisse est angoisse devant moi. Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m'y jeter. Une situation qui provoque la peur en tant qu'elle risque de modifier du dehors ma vie et mon être provoque l'angoisse dans la mesure où je me défie de mes réactions propres à cette situation. La préparation d'artillerie qui précède l'attaque peut provoquer la peur chez le soldat qui subit le bombardement, mais l'angoisse commencera chez lui quand il essaiera de prévoir les conduites qu'il opposera au bombardement, lorsqu'il se demandera s'il va pouvoir « tenir ». Pareillement le mobilisé qui rejoint son dépôt au commencement de la guerre peut, en certains cas, avoir peur de la mort ; mais, beaucoup plus souvent, il a « peur d'avoir peur », c'est-à-dire qu'il s'angoisse devant lui-même. La plupart du temps les situations périlleuses ou menaçantes sont à facettes : elles seront appréhendées à travers un sentiment de peur ou un sentiment d'angoisse selon qu'on envisagera la situation comme agissant sur l'homme ou l'homme comme agissant sur la situation. L'homme qui vient de recevoir « un coup dur », de perdre dans un krach une grosse partie de ses ressources, peut avoir peur de la pauvreté menaçante. Il s'angoissera l'instant d'après quand, en se tordant nerveusement les mains (réaction symbolique à l'action qui s'impose mais qui demeure entièrement indéterminée), il s'écrie : « Qu'est-ce que je vais faire ? Mais qu'est-ce que je vais faire ? » En ce sens la peur et l'angoisse sont exclusives l'une de l'autre, puisque la peur est appréhension irréfléchie du transcendant et l'angoisse appréhension réflexive du soi, l'une naît de la destruction de l'autre et le processus normal, dans le cas que je viens de citer, est un passage constant de l'une à l'autre. Mais il existe aussi des situations où l'angoisse apparaît pure, c'est-à-dire sans être jamais précédée ni suivie de la peur. Si, par exemple, on m'a élevé à une dignité nouvelle et chargé d'une mission délicate et flatteuse, je puis m'angoisser à la pensée que je ne serai pas capable, peut-être, de la remplir, sans avoir peur le moins du monde des conséquences de mon échec possible.
Que signifie l'angoisse, dans les différents exemples que je viens de donner ? Reprenons l'exemple du vertige. Le vertige s'annonce par la peur : je suis sur un sentier étroit et sans parapet qui longe un précipice. Le précipice se donne à moi comme à éviter, il représente un danger de mort. En même temps je conçois un certain nombre de causes relevant du déterminisme universel qui peuvent transformer cette menace de mort en réalité : je peux glisser sur une pierre et tomber dans l'abîme, la terre friable du sentier peut s'effondrer sous mes pas. A travers ces différentes prévisions, je suis donné à moi-même comme une chose, je suis passif par rapport à ces possibilités, elles viennent à moi du dehors ; en tant que je suis aussi un objet du monde, soumis à l'attraction universelle, ce ne sont pas mes possibilités. A ce moment apparaît la peur qui est saisie de moi-même à partir de la situation comme transcendant destructible au milieu des transcendants, comme objet qui n'a pas en soi l'origine de sa future disparition. La réaction sera d'ordre réflexif : je « ferai attention » aux pierres du chemin, je me tiendrai le plus loin possible du bord du sentier. Je me réalise comme repoussant de toutes mes forces la situation menaçante et je projette devant moi un certain nombre de conduites futures destinées à éloigner de moi les menaces du monde. Ces conduites sont mes possibilités. J'échappe à la peur du fait même que je me place sur un plan où mes possibilités propres se substituent à des probabilités transcendantes où l'activité humaine n'avait aucune place. Mais ces conduites, précisément parce qu'elles sont mes possibilités, ne m'apparaissent pas comme déterminées par des causes étrangères. Non seulement il n'est pas rigoureusement certain qu'elles seront efficaces, mais surtout il n'est pas rigoureusement certain qu'elles seront tenues, car elles n'ont pas d'existence suffisante par soi ; on pourrait dire, en abusant du mot de Berkeley, que leur « être est un être-tenu » et que leur « possibilité d'être n'est qu'un devoir-être-tenu14 ». De ce fait leur possibilité a pour condition nécessaire la possibilité de conduites contradictoires (ne pas faire attention aux pierres du chemin, courir, penser à autre chose) et la possibilité des conduites contraires (aller me jeter dans le précipice). Le possible que je fais mon possible concret ne peut paraître comme mon possible qu'en s'enlevant sur le fond de l'ensemble des possibles logiques que comporte la situation. Mais ces possibles refusés, à leur tour, n'ont d'autre être que leur « être-tenu », c'est moi qui les maintiens dans l'être et, inversement, leur non-être présent est un « ne pas devoir être tenu ». Nulle cause extérieure ne les écartera. Moi seul je suis la source permanente de leur non-être, je m'engage en eux ; pour faire paraître mon possible, je pose les autres possibles afin de les néantir. Cela ne produirait pas l'angoisse si je pouvais me saisir moi-même dans mes rapports avec ces possibles comme une cause produisant ses effets. En ce cas l'effet défini comme mon possible serait rigoureusement déterminé. Mais il cesserait alors d'être possible, il deviendrait simplement à-venir. Si donc je voulais éviter l'angoisse et le vertige, il suffirait que je puisse considérer les motifs (instinct de conservation, peur antérieure, etc.) qui me font refuser la situation envisagée comme déterminante de ma conduite antérieure, à la façon dont la présence, en un point déterminé, d'une masse donnée est déterminante des trajets effectués par d'autres masses : il faudrait que je saisisse en moi un rigoureux déterminisme psychologique. Mais, précisément, je m'angoisse parce que mes conduites ne sont que possibles et cela signifie justement que, tout en constituant un ensemble de motifs de repousser cette situation, je saisis au même moment ces motifs comme insuffisamment efficaces. Au moment même où je me saisis moi-même comme étant horreur du précipice, j'ai conscience de cette horreur comme non déterminante par rapport à ma conduite possible. En un sens, cette horreur appelle une conduite de prudence, elle est, en elle-même, ébauche de cette conduite et. en un autre sens, elle ne pose les développements ultérieurs de cette conduite que comme possibles, précisément parce que je ne la saisis pas comme cause de ces développements ultérieurs, mais comme exigence, appel, etc., etc. Or, nous l'avons vu, la conscience d'être est l'être de la conscience. Il ne s'agit donc pas ici d'une contemplation que je pourrais faire après coup d'une horreur déjà constituée : c'est l'être même de l'horreur de s'apparaître à elle-même comme n'étant pas cause de la conduite qu'elle appelle. En un mot, pour éviter la peur, qui me livre un avenir transcendant rigoureusement déterminé, je me réfugie dans la réflexion, mais celle-ci n'a à m'offrir qu'un avenir indéterminé. Cela veut dire qu'en constituant une certaine conduite comme possible et précisément parce qu'elle est mon possible, je me rends compte que rien ne peut m'obliger à tenir cette conduite. Pourtant je suis bien là-bas dans l'avenir, c'est bien vers celui que je serai tout à l'heure, au détour du sentier, que je me tends de toutes mes forces et en ce sens il y a déjà un rapport entre mon être futur et mon être présent. Mais au sein de ce rapport, un néant s'est glissé : je ne suis pas celui que je serai. D'abord je ne le suis pas parce que du temps m'en sépare. Ensuite parce que ce que je suis n'est pas le fondement de ce que je serai. Enfin parce qu'aucun existant actuel ne peut déterminer rigoureusement ce que je vais être. Comme pourtant je suis déjà ce que je serai (sinon je ne serai pas intéressé à être tel ou tel), je suis celui que je serai sur le mode de ne l'être pas. C'est à travers mon horreur que je suis porté vers l'avenir et elle se néantise en ce qu'elle constitue l'avenir comme possible. C'est précisément la conscience d'être son propre avenir sur le mode du n'être-pas que nous nommerons l'angoisse. Et, précisément, la néantisation de l'horreur comme motif, qui a pour effet de renforcer l'horreur comme état, a pour contrepartie positive l'apparition des autres conduites (en particulier de celle qui consiste à se jeter dans le précipice) comme mes possibles possibles. Si rien ne me contraint à sauver ma vie, rien ne m'empêche de me précipiter dans l'abîme. La conduite décisive émanera d'un moi que je ne suis pas encore. Ainsi le moi que je suis dépend en lui-même du moi que je ne suis pas encore, dans l'exacte mesure où le moi que je ne suis pas encore ne dépend pas du moi que je suis. Et le vertige apparaît comme la saisie de cette dépendance. Je m'approche du précipice et c'est moi que mes regards cherchent en son fond. A partir de ce moment, je joue avec mes possibles. Mes yeux, en parcourant l'abîme de haut en bas, miment ma chute possible et la réalisent symboliquement ; en même temps la conduite de suicide, du fait qu'elle devient « mon possible » possible, fait apparaître à son tour des motifs possibles de l'adopter (le suicide ferait cesser l'angoisse). Heureusement ces motifs à leur tour, du seul fait qu'ils sont motifs d'un possible, se donnent comme inefficients, comme non déterminants : ils ne peuvent pas plus produire le suicide que mon horreur de la chute ne peut me déterminer à l'éviter. C'est cette contre-angoisse qui en général fait cesser l'angoisse en la transmuant en indécision. L'indécision, à son tour, appelle la décision : on s'éloigne brusquement du bord du précipice et on reprend sa route.
L'exemple que nous venons d'analyser nous a montré ce que nous pourrions appeler « angoisse devant l'avenir ». Il en existe une autre : l'angoisse devant le passé. C'est celle du joueur qui a librement et sincèrement décidé de ne plus jouer et qui, lorsqu'il s'approche du « tapis vert », voit soudain « fondre » toutes ses résolutions, On a souvent décrit ce phénomène comme si la vue de la table de jeu réveillait en nous une tendance qui entrait en conflit avec notre résolution antérieure et finissait par nous entraîner malgré celle-ci. Outre qu'une pareille description est faite en termes chosistes et qu'elle peuple l'esprit de forces antagonistes (c'est, par exemple, la trop fameuse « lutte de la raison contre les passions » des moralistes), elle ne rend pas compte des faits. En réalité – les lettres de Dostoïevsky sont là pour en témoigner – il n'y a rien en nous qui ressemble à un début intérieur, comme si nous avions à peser des motifs et des mobiles avant de nous décider. La résolution antérieure de « ne plus jouer » est toujours là et, dans la plupart des cas, le joueur mis en présence de la table de jeu se retourne vers elle pour lui demander secours : car il ne veut pas jouer ou plutôt, ayant pris sa résolution la veille, il se pense encore comme ne voulant plus jouer, il croit à une efficace de cette résolution. Mais ce qu'il saisit alors dans l'angoisse, c'est précisément la totale inefficience de la résolution passée. Elle est là, sans doute, mais figée, inefficace, dépassée du fait même que j'ai conscience d'elle. Elle est moi encore, dans la mesure où je réalise perpétuellement mon identité avec moi-même à travers le flux temporel, mais elle n'est plus moi du fait qu'elle est pour ma conscience. Je lui échappe, elle manque à la mission que je lui avais donnée. Là encore, je la suis sur le mode du n'être-pas. Ce que le joueur saisit à cet instant, c'est encore la rupture permanente du déterminisme, c'est le néant qui le sépare de lui-même : j'aurais tant souhaité ne plus jouer ; même, j'ai eu, hier, une appréhension synthétique de la situation (ruine menaçante, désespoir de mes proches) comme m'interdisant de jouer. Il me semblait que j'avais ainsi constitué une barrière réelle entre le jeu et moi, et, voici que je m'en aperçois tout à coup, cette appréhension synthétique n'est plus qu'un souvenir d'idée, un souvenir de sentiment : pour qu'elle vienne m'aider à nouveau il faut que je la refasse ex nihito et librement ; elle n'est plus qu'un de mes possibles, comme le fait de jouer en est un autre, ni plus ni moins. Cette peur de désoler ma famille, il faut que je la retrouve, que je la recrée comme peur vécue, elle se tient derrière moi comme un fantôme sans os, il dépend de moi seul que je lui prête ma chair. Je suis seul et nu comme la veille devant la tentation et, après avoir édifié patiemment des barrages et des murs, après m'être enfermé dans le cercle magique d'une résolution, je m'aperçois avec angoisse que rien ne m'empêche de jouer. Et l'angoisse c'est moi, puisque par le seul fait de me porter à l'existence comme conscience d'être, je me fais n'être pas ce passé de bonnes résolutions que je suis.
En vain objecterait-on que cette angoisse a pour unique condition l'ignorance du déterminisme psychologique sous-jacent : je serais anxieux faute de connaître les mobiles réels et efficaces qui, dans l'ombre de l'inconscient, déterminent mon action. Nous répondrons d'abord que l'angoisse ne nous est pas apparue comme une preuve de la liberté humaine : celle-ci s'est donnée à nous comme la condition nécessaire de l'interrogation. Nous voulions seulement montrer qu'il existe une conscience spécifique de liberté et nous avons voulu montrer que cette conscience était l'angoisse. Cela signifie que nous avons voulu établir l'angoisse dans sa structure essentielle comme conscience de liberté. Or, de ce point de vue, l'existence d'un déterminisme psychologique ne saurait infirmer les résultats de notre description : ou bien, en effet, l'angoisse est ignorance ignorée de ce déterminisme – et alors elle se saisit bien, en effet, comme liberté. Ou bien on prétend que l'angoisse est conscience d'ignorer les causes réelles de nos actes. L'angoisse viendrait ici de ce que nous pressentirions, tapis au fond de nous-mêmes, des motifs monstrueux qui déclencheraient soudain des actes coupables. Mais en ce cas nous nous apparaîtrions comme choses du monde et nous serions à nous-mêmes notre propre situation transcendante. Alors l'angoisse s'évanouirait pour faire place à la peur, car c'est la peur qui est appréhension synthétique du transcendant comme redoutable.
Cette liberté, qui se découvre à nous dans l'angoisse, peut se caractériser par l'existence de ce rien qui s'insinue entre les motifs et l'acte. Ce n'est pas parce que je suis libre que mon acte échappe à la détermination des motifs, mais, au contraire, la structure des motifs comme inefficients est condition de ma liberté. Et si l'on demande quel est ce rien qui fonde la liberté, nous répondrons qu'on ne peut le décrire, puisqu'il n'est pas, mais qu'on peut au moins en livrer le sens, en tant que ce rien est été par l'être humain dans ses rapports avec lui-même. Il correspond à la nécessité pour le motif de ne paraître comme motif que comme corrélation d'une conscience de motif. En un mot, dès que nous renonçons à l'hypothèse des contenus de conscience, nous devons reconnaître qu'il n'y a jamais de motif dans la conscience : il n'en est que pour la conscience. Et du fait même que le motif ne peut surgir que comme apparition, il se constitue lui-même comme inefficace. Sans doute n'a-t-il pas l'extériorité de la chose temporo-spatiale, il appartient toujours à la subjectivité et il est saisi comme mien mais il est, par nature, transcendance dans l'immanence et la conscience lui échappe par le fait même de le poser, puisque c'est à elle qu'il incombe à présent de lui conférer sa signification et son importance. Ainsi le rien qui sépare le motif de la conscience se caractérise comme transcendance dans l'immanence ; c'est en se produisant elle-même comme immanence que la conscience néantise le rien qui la fait exister pour elle-même comme transcendance. Mais l'on voit que ce néant, qui est la condition de toute négation transcendante, ne peut être élucidé qu'à partir de deux autres néantisations primordiales : 1o la conscience n'est pas son propre motif en tant qu'elle est vide de tout contenu. Ceci nous renvoie à une structure néantisante du cogito préréflexif ; 2o la conscience est en face de son passé et de son avenir comme en face d'un soi qu'elle est sur le mode du n'être-pas. Cela nous renvoie à une structure néantisante de la temporalité.
Il ne saurait être encore question d'élucider ces deux types de néantisation : nous ne disposons pas, pour le moment, des techniques nécessaires. Il suffit de marquer que l'explication définitive de la négation ne pourra être donnée en dehors d'une description de la conscience (de) soi et de la temporalité.
Ce qu'il convient de noter ici, c'est que la liberté qui se manifeste par l'angoisse se caractérise par une obligation perpétuellement renouvelée de refaire le Moi qui désigne l'être libre. Lorsqu'en effet nous montrions, tout à l'heure, que mes possibles étaient angoissants parce qu'il dépendait de moi seul de les soutenir dans leur existence, cela ne voulait pas dire qu'ils dérivaient d'un moi qui, lui au moins, serait donné d'abord et passerait, dans le flux temporel, d'une conscience à une autre conscience. Le joueur qui doit réaliser à nouveau l'aperception synthétique d'une situation qui lui interdirait de jouer doit réinventer du même coup le moi qui peut apprécier cette situation, qui « est en situation ». Ce moi, avec son contenu a priori et historique, c'est l'essence de l'homme. Et l'angoisse comme manifestation de la liberté en face de soi signifie que l'homme est toujours séparé par un néant de son essence. Il faut reprendre ici le mot de Hegel : « Wesen ist was gewesen ist. » L'essence, c'est ce qui a été. L'essence, c'est tout ce qu'on peut indiquer de l'être humain par les mots : cela est. Et de ce fait, c'est la totalité des caractères qui expliquent l'acte. Mais l'acte est toujours par delà cette essence, il n'est acte humain qu'en tant qu'il dépasse toute explication qu'on en donne, précisément parce que tout ce qu'on peut désigner chez l'homme par la formule : cela est, de ce fait même a été. L'homme emporte avec lui continuellement une compréhension préjudicative de son essence mais de ce fait même il est séparé d'elle par un néant. L'essence, c'est tout ce que la réalité-humaine saisit d'elle-même comme ayant été. Et c'est ici qu'apparaît l'angoisse comme saisie du soi en tant qu'il existe comme mode perpétuel d'arrachement à ce qui est ; mieux encore : en tant qu'il se fait exister comme tel. Car nous ne pouvons jamais saisir une « Erlebnis » comme une conséquence vivante de cette nature qui est la nôtre. L'écoulement de notre conscience constitue au fur et à mesure cette nature, mais elle demeure toujours derrière nous et elle nous hante comme l'objet permanent de notre compréhension rétrospective. C'est en tant que cette nature est une exigence sans être un recours qu'elle est saisie comme angoissante.
Dans l'angoisse la liberté s'angoisse devant elle-même en tant qu'elle n'est jamais sollicitée ni entravée par rien. Reste, dira-t-on, que la liberté vient d'être définie comme une structure permanente de l'être humain : si l'angoisse la manifeste elle devrait être un état permanent de mon affectivité. Or elle est, au contraire, tout à fait exceptionnelle. Comment expliquer la rareté du phénomène d'angoisse ?
Il faut noter tout d'abord que les situations les plus courantes de notre vie, celles où nous saisissons nos possibles comme tels dans et par la réalisation active de ces possibles, ne se manifestent pas à nous par l'angoisse parce que leur structure même est exclusive de l'appréhension angoissée. L'angoisse, en effet, est la reconnaissance d'une possibilité comme ma possibilité, c'est-à-dire qu'elle se constitue lorsque la conscience se voit coupée de son essence par le néant ou séparée du futur par sa liberté même. Cela signifie qu'un rien néantisant m'ôte toute excuse et que, en même temps, ce que je projette comme mon être futur est toujours néantisé et réduit au rang de simple possibilité parce que le futur que je suis reste hors de mon atteinte. Mais il convient de remarquer que, dans ces différents cas, nous avons affaire à une forme temporelle où je m'attends dans le futur, où je « me donne rendez-vous de l'autre côté de cette heure, de cette journée ou de ce mois ». L'angoisse est la crainte de ne pas me trouver à ce rendez-vous, de ne plus même vouloir m'y rendre. Mais je puis aussi me trouver engagé dans des actes qui me révèlent mes possibilités dans l'instant même où ils les réalisent. C'est en allumant cette cigarette que j'apprends ma possibilité concrète ou, si l'on veut, mon désir de fumer ; c'est par l'acte même d'attirer à moi ce papier et cette plume que je me donne comme ma possibilité la plus immédiate l'action de travailler à cet ouvrage : m'y voilà engagé et je la découvre dans le moment même où déjà je m'y jette. En cet instant, certes, elle demeure ma possibilité, puisque je puis à chaque instant me détourner de mon travail, repousser le cahier, visser le capuchon de mon stylo. Mais cette possibilité d'interrompre l'action est rejetée au second rang du fait que l'action qui se découvre à moi à travers mon acte tend à cristalliser comme forme transcendante et relativement indépendante. La conscience de l'homme en action est conscience irréfléchie. Elle est conscience de quelque chose et le transcendant qui se découvre à elle est d'une nature particulière : c'est une structure d'exigence du monde qui découvre corrélativement en elle des rapports complexes d'ustensilité. Dans l'acte de tracer les lettres que je trace, la phrase totale, encore inachevée, se révèle comme exigence passive d'être tracée. Elle est le sens même des lettres que je forme et son appel n'est pas mis en question puisque, justement, je ne puis tracer les mots sans les transcender vers elle et que je la découvre comme condition nécessaire du sens des mots que je trace. En même temps et dans le cadre même de l'acte, un complexe indicatif d'ustensiles se révèle et s'organise (plume-encre-papier-lignes-marge, etc.), complexe qui ne peut être saisi pour lui-même mais qui surgit au sein de la transcendance qui me découvre la phrase à écrire comme exigence passive. Ainsi, dans la quasi-généralité des actes quotidiens, je suis engagé, j'ai parié et je découvre mes possibles en les réalisant et dans l'acte même de les réaliser comme des exigences, des urgences, des ustensilités. Et sans doute, en tout acte de cette espèce, demeure-t-il la possibilité d'une mise en question de cet acte, en tant qu'il renvoie à des fins plus lointaines et plus essentielles comme à ses significations ultimes et à mes possibilités essentielles. Par exemple, la phrase que j'écris est la signification des lettres que je trace, mais l'ouvrage entier que je veux produire est la signification de la phrase. Et cet ouvrage est une possibilité à propos de laquelle je peux sentir l'angoisse : il est vraiment mon possible et je ne sais si je le continuerai demain ; demain, par rapport à lui, ma liberté peut exercer son pouvoir néantisant. Seulement, cette angoisse implique la saisie de l'ouvrage en tant que tel comme ma possibilité : il faut que je me place directement en face de lui et que je réalise mon rapport à lui. Cela veut dire que je ne dois pas seulement poser à son sujet des questions objectives du type : « Faut-il écrire cet ouvrage ? » car ces questions me renvoient simplement à des significations objectives plus vastes, telles que : « Est-il opportun de l'écrire en ce moment ? » « Ne fait-il pas double emploi avec tel autre livre ? »« Sa matière est-elle d'un intérêt suffisant ? »« A-t-elle été suffisamment méditée ? », etc., toutes significations qui demeurent transcendantes et se donnent comme une foule d'exigences du monde. Pour que ma liberté s'angoisse à propos du livre que j'écris, il faut que ce livre apparaisse dans son rapport avec moi, c'est-à-dire il faut que je découvre d'une part mon essence en tant que ce que j'ai été (j'ai été « voulant écrire ce livre », je l'ai conçu, j'ai cru qu'il pouvait être intéressant de l'écrire et je me suis constitué de telle sorte qu'on ne peut plus me comprendre sans tenir compte de ce que ce livre a été mon possible essentiel) ; d'autre part, le néant qui sépare ma liberté de cette essence (j'ai été « voulant l'écrire », mais rien, même pas ce que j'ai été, ne peut me contraindre à l'écrire) ; enfin, le néant qui me sépare de ce que je serai (je découvre la possibilité permanente de l'abandonner comme la condition même de la possibilité de l'écrire et comme le sens même de ma liberté). Il faut que je saisisse ma liberté, dans la constitution même du livre comme mon possible, en tant qu'elle est destructrice possible, dans le présent et dans l'avenir, de ce que je suis. C'est dire qu'il me faut me placer sur le plan de la réflexion. Tant que je demeure sur le plan de l'acte, le livre à écrire n'est que la signification lointaine et présupposée de l'acte qui me révèle mes possibles : il n'en est que l'implication, il n'est pas thématisé et posé pour soi, il ne « fait pas question » ; il n'est conçu ni comme nécessaire ni comme contingent, il n'est que le sens permanent et lointain à partir duquel je peux comprendre ce que j'écris présentement et. de ce fait, il est conçu comme être, c'est-à-dire que c'est seulement en le posant comme le fond existant sur lequel ma phrase présente et existante émerge, que je peux conférer à ma phrase un sens déterminé. Or, nous sommes à chaque instant lancés dans le monde et engagés. Cela signifie que nous agissons avant de poser nos possibles et que ces possibles qui se découvrent comme réalisés ou en train de se réaliser renvoient à des sens qui nécessiteraient des actes spéciaux pour être mis en question. Le réveil qui sonne le matin renvoie à la possibilité d'aller à mon travail qui est ma possibilité. Mais saisir l'appel du réveil comme appel, c'est se lever L'acte même de se lever est donc rassurant, car il élude la question : « Est-ce que le travail est ma possibilité ? » et par conséquent il ne me met pas en mesure de saisir la possibilité du quiétisme, du refus de travail et finalement du refus du monde et de la mort. En un mot, dans la mesure où saisir le sens de la sonnerie, c'est être déjà debout à son appel, cette saisie me garantit contre l'intuition angoissante que c'est moi qui confère au réveil son exigence : moi et moi seul. De la même façon, ce qu'on pourrait appeler la moralité quotidienne est exclusive de l'angoisse éthique. Il y a angoisse éthique lorsque je me considère dans mon rapport originel aux valeurs. Celles-ci, en effet, sont des exigences qui réclament un fondement. Mais ce fondement ne saurait être en aucun cas l'être, car toute valeur qui fonderait sa nature idéale sur son être cesserait par là même d'être valeur et réaliserait l'hétéronomie de ma volonté. La valeur tire son être de son exigence et non son exigence de son être. Elle ne se livre donc pas à une intuition contemplative qui la saisirait comme étant valeur et par là même, lui ôterait ses droits sur ma liberté. Mais elle ne peut se dévoiler, au contraire, qu'à une liberté active qui la fait exister comme valeur du seul fait de la reconnaître pour telle. Il s'ensuit que ma liberté est l'unique fondement des valeurs et que rien, absolument rien, ne me justifie d'adopter telle ou telle échelle de valeurs. En tant qu'être par qui les valeurs existent je suis injustifiable. Et ma liberté s'angoisse d'être le fondement sans fondement des valeurs. Elle s'angoisse en outre parce que les valeurs, du fait qu'elles se révèlent par essence à une liberté, ne peuvent se dévoiler sans être du même coup « mises en question » puisque la possibilité de renverser l'échelle des valeurs apparaît complémentairement comme ma possibilité. C'est l'angoisse devant les valeurs qui est reconnaissance de l'idéalité des valeurs.
Mais, à l'ordinaire, mon attitude vis-à-vis des valeurs est éminemment rassurante. C'est que, en effet, je suis engagé dans un monde de valeurs. L'aperception angoissée des valeurs comme soutenues dans l'être par ma liberté est un phénomène postérieur et médiatisé. L'immédiat, c'est le monde avec son urgence et, dans ce monde où je m'engage, mes actes font lever des valeurs comme des perdrix, c'est par mon indignation que m'est donnée l'antivaleur « bassesse », dans mon admiration que m'est donnée la valeur « grandeur ». Et, surtout, mon obéissance à une fouie de tabous, qui est réelle, me découvre ces tabous comme existants en fait. Ce n'est pas après contemplation des valeurs morales que les bourgeois qui se nomment eux-mêmes « les honnêtes gens » sont honnêtes : mais ils sont jetés, dès leur surgissement dans le monde, dans une conduite dont le sens est l'honnêteté. Ainsi l'honnêteté acquiert un être, elle n'est pas mise en question ; les valeurs sont semées sur ma route comme mille petites exigences réelles semblables aux écriteaux qui interdisent de marcher sur le gazon.
Ainsi, dans ce que nous appellerons le monde de l'immédiat, qui se livre à notre conscience irréfléchie, nous ne nous apparaissons pas d'abord pour être jetés ensuite dans des entreprises. Mais notre être est immédiatement « en situation », c'est-à-dire qu'il surgit dans des entreprises et se connaît d'abord en tant qu'il se reflète sur ces entreprises. Nous nous découvrons donc dans un monde peuplé d'exigences, au sein de projets « en cours de réalisation » : j'écris, je vais fumer, j'ai rendez-vous ce soir avec Pierre, il ne faut pas que j'oublie de répondre à Simon, je n'ai pas le droit de cacher plus longtemps la vérité à Claude. Toutes ces menues attentes passives du réel, toutes ces valeurs banales et quotidiennes tirent leur sens, à vrai dire, d'un premier projet de moi-même qui est comme mon choix de moi-même dans le monde. Mais précisément, ce projet de moi vers une possibilité première, qui fait qu'il y a des valeurs, des appels, des attentes et en général un monde, ne m'apparaît qu'au-delà du monde comme le sens et la signification abstraits et logiques de mes entreprises. Pour le reste, il y a concrètement des réveils, des écriteaux, des feuilles d'impôts, des agents de police, autant de garde-fous contre l'angoisse. Mais dès que l'entreprise s'éloigne de moi, dès que je suis renvoyé à moi-même parce que je dois m'attendre dans l'avenir, je me découvre tout à coup comme celui qui donne son sens au réveil, celui qui s'interdit, à partir d'un écriteau, de marcher sur une plate-bande ou sur une pelouse, celui qui prête son urgence à l'ordre du chef, celui qui décide de l'intérêt du livre qu'il écrit, celui qui fait, enfin, que des valeurs existent pour déterminer son action par leurs exigences. J'émerge seul et dans l'angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières, tous les garde-fous s'écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n'ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c'est moi qui maintiens à l'être les valeurs ; rien ne peut m'assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j'ai à réaliser le sens du monde et de mon essence : j'en décide, seul, injustifiable et sans excuse.
L'angoisse est donc la saisie réflexive de la liberté par elle-même, en ce sens elle est médiation car, quoique conscience immédiate d'elle-même, elle surgit de la négation des appels du monde, elle apparaît dès que je me dégage du monde où je m'étais engagé, pour m'appréhender moi-même comme conscience qui possède une compréhension préontologique de son essence et un sens préjudicatif de ses possibles ; elle s'oppose à l'esprit de sérieux qui saisit les valeurs à partir du monde et qui réside dans la substantification rassurante et chosiste des valeurs. Dans le sérieux je me définis à partir de l'objet, en laissant de côté a priori comme impossibles toutes les entreprises que je ne suis pas en train d'entreprendre et en saisissant comme venant du monde et constitutif de mes obligations et de mon être le sens que ma liberté a donné au monde. Dans l'angoisse, je me saisis à la fois comme totalement libre et comme ne pouvant pas ne pas faire que le sens du monde lui vienne par moi.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il suffit de se porter sur le plan réflexif et d'envisager ses possibles lointains ou immédiats pour se saisir dans une pure angoisse. En chaque cas de réflexion, l'angoisse naît comme structure de la conscience réflexive en tant qu'elle considère la conscience réfléchie ; mais il reste que je peux tenir des conduites vis-à-vis de ma propre angoisse, en particulier des conduites de fuite. Tout se passe en effet comme si notre conduite essentielle et immédiate vis-à-vis de l'angoisse, c'était la fuite. Le déterminisme psychologique, avant d'être une conception théorique, est d'abord une conduite d'excuse ou, si l'on veut, le fondement de toutes les conduites d'excuse. Il est une conduite réflexive vis-à-vis de l'angoisse, il affirme qu'il y a en nous des forces antagonistes dont le type d'existence est comparable à celui des choses, il tente de combler les vides qui nous entourent, de rétablir les liens du passé au présent, du présent au futur, il nous pourvoit d'une nature productrice de nos actes et ces actes mêmes il en fait des transcendants, il les dote d'une inertie et d'une extériorité qui leur assignent leur fondement en autre chose qu'en eux-mêmes et qui rassurent éminemment parce qu'elles constituent un jeu permanent d'excuses, il nie cette transcendance de la réalité-humaine qui la fait émerger dans l'angoisse par delà sa propre essence ; du même coup, en nous réduisant à n'être jamais que ce que nous sommes, il réintroduit en nous la positivité absolue de l'être-en-soi et, par là, nous réintègre au sein de l'être.
Mais ce déterminisme, défense réflexive contre l'angoisse, ne se donne pas comme une intuition réflexive. Il ne peut rien contre l'évidence de la liberté, aussi se donne-t-il comme croyance de refuge, comme le terme idéal vers lequel nous pouvons fuir l'angoisse. Cela se manifeste, sur le terrain philosophique, par le fait que les psychologues déterministes ne prétendent pas fonder leur thèse sur les pures données de l'observation interne. Ils la présentent comme une hypothèse satisfaisante et dont la valeur vient de ce qu'elle rend compte des faits – ou comme un postulat nécessaire à l'établissement de toute psychologie. Ils admettent l'existence d'une conscience immédiate de liberté, que leurs adversaires leur opposent sous le nom de « preuve par l'intuition du sens intime ». Simplement, ils font porter le débat sur la valeur de cette révélation interne. Ainsi, l'intuition qui nous fait nous saisir comme cause première de nos états et de nos actes n'est discutée par personne. Reste qu'il est à la portée de chacun de nous d'essayer de médiatiser l'angoisse en s'élevant au-dessus d'elle et en la jugeant comme une illusion qui viendrait de l'ignorance où nous sommes des causes réelles de nos actes. Le problème qui se posera alors, c'est celui du degré de croyance en cette médiation. Une angoisse jugée est-elle une angoisse désarmée ? Evidemment non ; pourtant, un phénomène neuf prend ici naissance, un processus de distraction par rapport à l'angoisse qui, derechef, suppose en lui un pouvoir néantisant.
A lui seul, le déterminisme ne suffirait pas à fonder cette distraction, puisqu'il n'est qu'un postulat ou une hypothèse. Il est un effort de fuite plus concret et qui s'opère sur le terrain même de la réflexion. C'est tout d'abord une tentative de distraction par rapport aux possibles contraires de mon possible. Lorsque je me constitue comme compréhension d'un possible comme mon possible, il faut bien que je reconnaisse son existence au bout de mon projet et que je le saisisse comme moi-même, là-bas, m'attendant dans l'avenir, séparé de moi par un néant. En ce sens je me saisis comme origine première de mon possible et c'est ce qu'on nomme ordinairement la conscience de liberté, c'est cette structure de la conscience et elle seule que les partisans du libre arbitre ont en vue quand ils parlent de l'intuition du sens intime. Mais il arrive que je m'efforce, en même temps, de me distraire de la constitution des autres possibles qui contredisent mon possible. Je ne puis faire, à vrai dire, que je ne pose leur existence par le même mouvement qui engendre comme mien le possible choisi, je ne puis empêcher que je les constitue comme possibles vivants, c'est-à-dire comme ayant la possibilité de devenir mes possibles. Mais je m'efforce de les voir comme dotés d'un être transcendant et purement logique, bref, comme des choses. Si j'envisage sur le plan réflexif la possibilité d'écrire ce livre comme ma possibilité, je fais surgir entre cette possibilité et ma conscience un néant d'être qui la constitue comme possibilité et que je saisis précisément dans la possibilité permanente que la possibilité de ne l'écrire pas soit ma possibilité. Mais cette possibilité de ne pas l'écrire, je tente de me comporter envers elle comme vis-à-vis d'un objet observable et je me pénètre de ce que je veux y voir : j'essaie de la saisir comme devant être simplement mentionnée pour mémoire, comme ne me concernant pas. Il faut qu'elle soit possibilité externe, par rapport à moi, comme le mouvement par rapport à cette bille immobile. Si je pouvais y parvenir, les possibles antagonistes de mon possible, constitués comme entités logiques, perdraient leur efficace ; ils ne seraient plus menaçants puisqu'ils seraient des dehors, puisqu'ils cerneraient mon possible comme des éventualités purement concevables, c'est-à-dire, au fond, concevables par un autre ou comme possibles d'un autre qui se trouverait dans le même cas. Ils appartiendraient à la situation objective comme une structure transcendante ; ou, si l'on préfère et pour utiliser la terminologie de Heidegger : moi j'écrirai ce livre mais on pourrait aussi ne pas l'écrire. Ainsi me dissimulerais-je qu'ils sont moi-même et conditions immanentes de la possibilité de mon possible. Ils conserveraient juste assez d'être pour conserver à mon possible son caractère de gratuité, de libre possibilité d'un être libre, mais ils seraient désarmés de leur caractère menaçant : ils ne m'intéresseraient pas, le possible élu apparaîtrait, du fait de l'élection, comme mon seul possible concret et, par suite, le néant qui me sépare de lui et qui lui confère justement sa possibilité serait comblé.
Mais la fuite devant l'angoisse n'est pas seulement effort de distraction devant l'avenir : elle tente aussi de désarmer la menace du passé. Ce que je tente de fuir, ici, c'est ma transcendance même, en tant qu'elle soutient et dépasse mon essence. J'affirme que je suis mon essence, sur le mode d'être de l'en-soi. En même temps, toutefois, je refuse de considérer cette essence comme elle-même historiquement constituée et comme impliquant alors l'acte comme le cercle implique ses propriétés. Je la saisis, ou du moins j'essaie de la saisir, comme le commencement premier de mon possible et je n'admets point qu'elle ait en elle-même un commencement ; j'affirme alors qu'un acte est libre lorsqu'il reflète exactement mon essence. Mais, en outre, cette liberté qui m'inquiéterait si elle était liberté en face du Moi. je tente de la reporter au sein de mon essence, c'est-à-dire de mon Moi. Il s'agit d'envisager le Moi comme un petit Dieu qui m'habiterait et qui posséderait ma liberté comme une vertu métaphysique. Ce ne serait plus mon être qui serait libre en tant qu'être, mais mon Moi qui serait libre au sein de ma conscience. Fiction éminemment rassurante puisque la liberté a été enfoncée au sein d'un être opaque : c'est dans la mesure où mon essence n'est pas translucidité, où elle est transcendante dans l'immanence, que la liberté deviendrait une de ses propriétés. En un mot, il s'agit de saisir ma liberté dans mon Moi comme la liberté d'autrui15. On voit les thèmes principaux de cette fiction : mon Moi devient l'origine de ses actes comme autrui des siens, à titre de personne déjà constituée. Certes, il vit et se transforme, on concédera même que chacun de ses actes puisse contribuer à le transformer. Mais ces transformations harmonieuses et continues sont conçues sur ce type biologique. Elles ressemblent à celles que je peux constater chez mon ami Pierre lorsque je le revois après une séparation. C'est à ces exigences rassurantes que Bergson a expressément satisfait lorsqu'il a conçu sa théorie du Moi profond, qui dure et s'organise, qui est constamment contemporain de la conscience que j'en prends et qui ne saurait être dépassé par elle, qui se trouve à l'origine de nos actes non comme un pouvoir cataclysmique, mais comme un père engendre ses enfants, de sorte que l'acte, sans découler de l'essence comme une conséquence rigoureuse, sans même être prévisible, entretient avec elle un rapport rassurant, une ressemblance familiale : il va plus loin qu'elle, mais dans la même voie, il conserve, certes, une irréductibilité certaine, mais nous nous reconnaissons et nous nous apprenons en lui comme un père peut se reconnaître et s'apprendre dans le fils qui poursuit son œuvre. Ainsi, par une projection de la liberté – que nous saisissons en nous – dans un objet psychique qui est le Moi, Bergson a contribué à masquer notre angoisse, mais c'est aux dépens de la conscience même. Ce qu'il a constitué et décrit de la sorte, ce n'est pas notre liberté, telle qu'elle s'apparaît à elle-même : c'est la liberté d'autrui.
Tel est donc l'ensemble des processus par lesquels nous essayons de nous masquer l'angoisse : nous saisissons notre possible en évitant de considérer les autres possibles dont nous faisons les possibles d'un autrui indifférencié : ce possible, nous ne voulons pas le voir comme soutenu à l'être par une pure liberté néantisante, mais nous tentons de le saisir comme engendré par un objet déjà constitué, qui n'est autre que notre Moi, envisagé et décrit comme la personne d'autrui. Nous voudrions conserver de l'intuition première ce qu'elle nous livre comme notre indépendance et notre responsabilité, mais il s'agit pour nous de mettre en veilleuse tout ce qui est en elle néantisation originelle ; toujours prêts d'ailleurs à nous réfugier dans la croyance au déterminisme si cette liberté nous pèse ou si nous avons besoin d'une excuse. Ainsi fuyons-nous l'angoisse en tentant de nous saisir du dehors comme autrui ou comme une chose. Ce qu'on a coutume d'appeler révélation du sens intime ou intuition première de notre liberté n'a rien d'originel : c'est un processus déjà construit, expressément destiné à nous masquer l'angoisse, la véritable « donnée immédiate » de notre liberté.
Parvenons-nous par ces différentes constructions à étouffer ou à dissimuler notre angoisse ? Il est certain que nous ne saurions la supprimer puisque nous sommes angoisse. Quant à ce qui est de la voiler, outre que la nature même de la conscience et sa translucidité nous interdisent de prendre l'expression à la lettre, il faut noter le type particulier de conduite que nous signifions par là : nous pouvons masquer un objet extérieur parce qu'il existe indépendamment de nous ; pour la même raison, nous pouvons détourner notre regard ou notre attention de lui, c'est-à-dire tout simplement fixer les yeux sur quelque autre objet ; dès ce moment, chaque réalité – la mienne et celle de l'objet – reprend sa vie propre et le rapport accidentel qui unissait la conscience à la chose disparaît sans altérer pour cela l'une ou l'autre existence. Mais si je suis ce que je veux voiler, la question prend un tout autre aspect : je ne puis en effet vouloir « ne pas voir » un certain aspect de mon être que si je suis précisément au fait de l'aspect que je ne veux pas voir. Ce qui signifie qu'il faut que je l'indique dans mon être pour pouvoir m'en détourner ; mieux encore, il faut que j'y pense constamment pour prendre garde de ne pas y penser. Par là, il faut entendre non seulement que je dois, par nécessité, emporter perpétuellement avec moi ce que je veux fuir mais aussi que je dois viser l'objet de la fuite pour le fuir, ce qui signifie que l'angoisse, une visée intentionnelle de l'angoisse et une fuite de l'angoisse vers les mythes rassurants doivent être données dans l'unité d'une même conscience. En un mot, je fuis pour ignorer mais je ne peux ignorer que je fuis et la fuite de l'angoisse n'est qu'un mode de prendre conscience de l'angoisse. Ainsi ne peut-elle, à proprement parler, être ni masquée ni évitée. Pourtant, fuir l'angoisse ou être l'angoisse, ce ne saurait être tout à fait la même chose : si je suis mon angoisse pour la fuir, cela suppose que je puis me décentrer par rapport à ce que je suis, que je puis être l'angoisse sous la forme de « ne l'être pas », que je puis disposer d'un pouvoir néantisant au sein de l'angoisse même. Ce pouvoir néantisant néantit l'angoisse en tant que je la fuis et s'anéantit lui-même en tant que je la suis pour la fuir. C'est ce qu'on nomme la mauvaise foi. Il ne s'agit donc pas de chasser l'angoisse de la conscience, ni de la constituer en phénomène psychique inconscient ; mais tout simplement je puis me rendre de mauvaise foi dans l'appréhension de l'angoisse que je suis et cette mauvaise foi, destinée à combler le néant que je suis dans mon rapport à moi-même, implique précisément ce néant qu'elle supprime.
Nous voilà au terme de notre première description. L'examen de la négation ne saurait nous conduire plus loin. Elle nous a révélé l'existence d'un type particulier de conduite : la conduite en face du non-être, qui suppose une transcendance spéciale qu'il convient d'étudier à part. Nous nous trouvons donc en présence de deux ek-stases humaines : l'ek-stase qui nous jette dans l'être-en-soi et l'ek-stase qui nous engage dans le non-être. Il semble que notre premier problème, qui concernait seulement les rapports de l'homme à l'être, soit par là considérablement compliqué ; mais il n'est pas impossible non plus qu'en poussant jusqu'au bout notre analyse de la transcendance vers le non-être nous obtenions des renseignements précieux pour la compréhension de toute transcendance. Et d'ailleurs, le problème du néant ne peut être exclu de notre enquête : si l'homme se comporte en face de l'être-en-soi – et notre interrogation philosophique est un type de ce comportement –, c'est qu'il n'est pas cet être. Nous retrouvons donc le non-être comme condition de la transcendance vers l'être. Il faut donc nous accrocher au problème du néant et ne pas le lâcher avant sa complète élucidation.
Seulement, l'examen de l'interrogation et de la négation a donné tout ce qu'il pouvait. Nous avons été renvoyé de là à la liberté empirique comme néantisation de l'homme au sein de la temporalité et comme condition nécessaire de l'appréhension transcendante des négatités. Reste à fonder cette liberté empirique elle-même. Elle ne saurait être la néantisation première et le fondement de toute néantisation. Elle contribue en effet à constituer des transcendances dans l'immanence qui conditionnent toutes les transcendances négatives. Mais le fait même que les transcendances de la liberté empirique se constituent dans l'immanence comme transcendances nous montre qu'il s'agit de néantisations secondaires qui supposent l'existence d'un néant originel : elles ne sont qu'un stade dans la régression analytique qui nous mène des transcendances dites « négatités » jusqu'à l'être qui est son propre néant. Il faut évidemment trouver le fondement de toute négation dans une néantisation qui serait exercée au sein même de l'immanence ; c'est dans l'immanence absolue, dans la subjectivité pure du cogito instantané que nous devons découvrir l'acte originel par quoi l'homme est à lui-même son propre néant. Que doit être la conscience dans son être pour que l'homme en elle et à partir d'elle surgisse dans le monde comme l'être qui est son propre néant et par qui le néant vient au monde ?
Il semble que nous manquions ici de l'instrument qui nous permettrait de résoudre ce nouveau problème : la négation n'engage directement que la liberté. Il convient de trouver dans la liberté même la conduite qui nous permettra de pousser plus loin. Or, cette conduite qui nous mènera jusqu'au seuil de l'immanence et qui demeure pourtant suffisamment objective pour que nous puissions dégager objectivement ses conditions de possibilité, nous l'avons déjà rencontrée. N'avons-nous pas marqué tout à l'heure que, dans la mauvaise foi, nous étions-l'angoisse-pour-la-fuir, dans l'unité d'une même conscience ? Si la mauvaise foi doit être possible, il faut donc que nous puissions rencontrer dans une même conscience l'unité de l'être et du n'être-pas, l'être-pour-n'être-pas. C'est donc la mauvaise foi qui va faire, à présent, l'objet de notre interrogation. Pour que l'homme puisse questionner, il faut qu'il puisse être son propre néant, c'est-à-dire : il ne peut être à l'origine du non-être dans l'être que si son être se transit en lui-même, par lui-même, de néant : ainsi apparaissent les transcendances du passé et du futur dans l'être temporel de la réalité-humaine. Mais la mauvaise foi est instantanée. Que doit donc être la conscience dans l'instantanéité du cogito préréflexif, si l'homme doit pouvoir être de mauvaise foi ?
1 Introduction à P L., 2e éd. E. § XXIV, cité par Lefebvre : Morceaux choisis.
2 Laporte : Le problème de l'Abstraction, p. 25 (Presses universitaires, 1940).
3 Esquisse de la logique, écrite par Hegel, entre 1808 et 1811, pour servir de base à ses cours au gymnase de Nuremberg.
4 Hegel : P.L., E. § LXXXVIII.
5 Hegel : Grande Logique, chap. 1.
6 P.L., 2e éd., E. § LXXXVII.
7 Ce qui est d'autant plus étrange qu'il est le premier à avoir noté que « toute négation est négation déterminée », c'est-à-dire porte sur un contenu.
8 Heidegger : Qu'est-ce que la métaphysique ? (trad. Corbin, N.R.F., 1938).
9 Ce que Hegel appellerait « altérité immédiate »
10 Cf. IVe partie, chapitre premier.
11 L'Imagination, Alcan, 1936.
12 Voir Introduction : III.
13 J. Wahl : Etudes kierkegaardiennes : Kierkegaard et Heidegger.
14 Nous reviendrons sur les possibles dans la deuxième parue de cet ouvrage.
15 Cf. IIIe partie, chap. I