L'être humain n'est pas seulement l'être par qui des négatités se dévoilent dans le monde, il est aussi celui qui peut prendre des attitudes négatives vis-à-vis de soi. Nous avions défini, dans notre introduction, la conscience comme « un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui ». Mais, après l'élucidation de la conduite interrogative, nous savons à présent que cette formule peut aussi s'écrire : « La conscience est un être pour lequel il est dans son être conscience du néant de son être. » Dans la défense ou veto, par exemple, l'être humain nie une transcendance future. Mais cette négation n'est pas constatative. Ma conscience ne se borne pas à envisager une négatité. Elle se constitue elle-même, dans sa chair, comme néantisation d'une possibilité qu'une autre réalité-humaine projette comme sa possibilité. Pour cela elle doit surgir dans le monde comme un Non et c'est bien comme un Non que l'esclave saisit d'abord le maître, ou que le prisonnier qui cherche à s'évader saisit la sentinelle qui le surveille, Il y a même des hommes (gardiens, surveillants, geôliers, etc.) dont la réalité sociale est uniquement celle du Non, qui vivront et mourront en n'ayant jamais été qu'un Non sur la terre. D'autres, pour porter le Non dans leur subjectivité même, ne s'en constituent pas moins, en tant que personnes humaines, comme une négation perpétuelle : le sens et la fonction de ce que Scheler appelle « l'homme du ressentiment », c'est le Non. Mais il existe des conduites plus subtiles et dont la description nous mènerait plus loin dans l'intimité de la conscience : l'ironie est de celles-là. Dans l'ironie, l'homme anéantit, dans l'unité d'un même acte, ce qu'il pose, il donne à croire pour n'être pas cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer, il crée un objet positif mais qui n'a d'autre être que son néant. Ainsi les attitudes de négation envers soi permettent de poser une nouvelle question : que doit être l'homme en son être pour qu'il lui soit possible de se nier ? Mais il ne saurait s'agir de prendre dans son universalité l'attitude de « négation de soi ». Les conduites qui peuvent se ranger sous cette rubrique sont trop diverses, nous risquerions de n'en retenir que la forme abstraite. Il convient de choisir et d'examiner une attitude déterminée qui, à la fois, soit essentielle à la réalité-humaine et, à la fois, telle que la conscience, au lieu de diriger sa négation vers le dehors, la tourne vers elle-même. Cette attitude nous a paru devoir être la mauvaise foi.
Souvent on l'assimile au mensonge. On dit indifféremment d'une personne qu'elle fait preuve de mauvaise foi ou qu'elle se ment à elle-même. Nous accepterons volontiers que la mauvaise foi soit mensonge à soi, à condition de distinguer immédiatement le mensonge à soi du mensonge tout court. Le mensonge est une attitude négative, on en conviendra. Mais cette négation ne porte pas sur la conscience elle-même, elle ne vise que le transcendant. L'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise. On ne ment pas sur ce qu'on ignore, on ne ment pas lorsqu'on répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas lorsqu'on se trompe. L'idéal du menteur serait donc une conscience cynique, affirmant en soi la vérité, la niant dans ses paroles et niant pour lui-même cette négation. Or, cette double attitude négative porte sur du transcendant : le fait énoncé est transcendant, puisqu'il n'existe pas, et la première négation porte sur une vérité, c'est-à-dire sur un type particulier de transcendance. Quant à la négation intime que j'opère corrélativement à l'affirmation pour moi de la vérité, elle porte sur des paroles, c'est-à-dire sur un événement du monde. En outre, la disposition intime du menteur est positive : elle pourrait faire l'objet d'un jugement affirmatif : le menteur a l'intention de tromper et il ne cherche pas à se dissimuler cette intention ni à masquer la translucidité de la conscience ; au contraire, c'est à elle qu'il se réfère lorsqu'il s'agit de décider des conduites secondaires, elle exerce explicitement un contrôle régulateur sur toutes ses attitudes. Quant à l'intention affichée de dire la vérité (« Je ne voudrais pas vous tromper, cela est vrai, je le jure », etc.), sans doute est-elle l'objet d'une négation intime, mais aussi n'est-elle pas reconnue par le menteur comme son intention. Elle est jouée, mimée, c'est l'intention du personnage qu'il joue aux yeux de son interlocuteur, mais ce personnage, précisément parce qu'il n'est pas, est un transcendant. Ainsi, le mensonge ne met pas en jeu l'intrastructure de la conscience présente, toutes les négations qui le constituent portent sur des objets qui de ce fait sont chassés de la conscience, il ne requiert donc pas de fondement ontologique spécial et les explications que requiert l'existence de la négation en général sont valables sans changement, dans le cas de la tromperie. Sans doute avons-nous défini le mensonge idéal ; sans doute arrive-t-il assez souvent que le menteur soit plus ou moins victime de son mensonge, qu'il s'en persuade à demi : mais ces formes courantes et vulgaires du mensonge en sont aussi des aspects abâtardis, elles représentent des intermédiaires entre le mensonge et la mauvaise foi. Le mensonge est une conduite de transcendance.
Mais c'est que le mensonge est un phénomène normal de ce que Heidegger appelle le « Mitsein ». Il suppose mon existence, l'existence de l'autre, mon existence pour l'autre et l'existence de l'autre pour moi. Ainsi n'y a-t-il aucune difficulté à concevoir que le menteur doive faire en toute lucidité le projet du mensonge et qu'il doive posséder une entière compréhension du mensonge et de la vérité qu'il altère. Il suffit qu'une opacité de principe masque ses intentions à l'autre, il suffit que l'autre puisse prendre le mensonge pour la vérité. Par le mensonge, la conscience affirme qu'elle existe par nature comme cachée à autrui, elle utilise à son profit la dualité ontologique du moi et du moi d'autrui.
Il ne saurait en être de même pour la mauvaise foi, si celle-ci, comme nous l'avons dit, est bien mensonge à soi. Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience. Cela ne signifie pas qu'elle ne puisse être conditionnée par le « Mitsein », comme d'ailleurs tous les phénomènes de la réalité-humaine, mais le « Mitsein » ne peut que solliciter la mauvaise foi en se présentant comme une situation que la mauvaise foi permet de dépasser ; la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité-humaine. On ne subit pas sa mauvaise foi, on n'en est pas infecté, ce n'est pas un état. Mais la conscience s'affecte elle-même de mauvaise foi. Il faut une intention première et un projet de mauvaise foi : ce projet implique une compréhension de la mauvaise foi comme telle et une saisie préréflexive (de) la conscience comme s'effectuant de mauvaise foi. Il s'ensuit d'abord que celui à qui l'on ment et celui qui ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore, je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement – et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité – ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité – mais dans la structure unitaire d'un même projet. Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ? A cette difficulté s'en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s'affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l'être de la conscience est conscience d'être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s'anéantit. On conviendra, en effet, que si j'essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j'échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s'effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même. Il y a là un phénomène évanescent, qui n'existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu'il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu'elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l'existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu'on pourrait appeler « métastables », elle n'en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l'aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu'on n'ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi.
Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l'inconscient. Dans l'interprétation psychanalytique, par exemple, on utilisera l'hypothèse d'une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, contrôle des devises, etc., pour rétablir la dualité du trompeur et du trompé. L'instinct – ou si l'on préfère les tendances premières et les complexes de tendances constitués par notre histoire individuelle – figure ici la réalité. Il n'est ni vrai ni faux puisqu'il n'existe pas pour soi. Il est simplement, tout juste comme cette table qui n'est ni vraie ni fausse en soi mais simplement réelle. Quant aux symbolisations conscientes de l'instinct, elles ne doivent pas être prises pour des apparences mais pour des faits psychiques réels. La phobie, le lapsus, le rêve existent réellement à titre de faits de conscience concrets, de la même façon que les paroles et les attitudes du menteur sont des conduites concrètes et réellement existantes. Simplement le sujet est devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trompeur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter. Il y a une vérité des conduites du trompeur : si le trompé pouvait les rattacher à la situation où se trouve le trompeur et à son projet de mensonge, elles deviendraient parties intégrantes de la vérité, à titre de conduites mensongères. Pareillement, il y a une vérité des actes symboliques : c'est celle que découvre le psychanalyste lorsqu'il les rattache à la situation historique du malade, aux complexes inconscients qu'ils expriment, au barrage de la censure. Ainsi, le sujet se trompe sur le sens de ses conduites, il les saisit dans leur existence concrète mais non pas dans leur vérité, faute de pouvoir les dériver d'une situation première et d'une constitution psychique qui lui demeurent étrangères. C'est qu'en effet, par la distinction du « ça » et du « moi », Freud a scindé en deux la masse psychique. Je suis moi, mais je ne suis pas ça. Je n'ai point de position privilégiée par rapport à mon psychisme non conscient. Je suis mes propres phénomène psychiques, en tant que je les constate dans leur réalité consciente : par exemple, je suis cette impulsion à voler tel ou tel livre à cet étalage, je fais corps avec elle, je l'éclaire et je me détermine en fonction d'elle à commettre le vol. Mais je ne suis pas ces faits psychiques, en tant que je les reçois passivement et que je suis obligé de faire des hypothèses sur leur origine et leur véritable signification, tout juste comme le savant fait des conjectures sur la nature et l'essence d'un phénomène extérieur : ce vol, par exemple, que j'interprète comme une impulsion immédiate déterminée par la rareté, l'intérêt ou le prix du volume que je vais dérober, il est en vérité un processus dérivé d'autopunition qui se rattache plus ou moins directement à un complexe d'Œdipe. Il y a donc une vérité de l'impulsion au vol, qui ne peut être atteinte que par des hypothèses plus ou moins probables. Le critère de cette vérité ce sera l'étendue des faits psychiques conscients qu'elle explique ; ce sera aussi, d'un point de vue plus pragmatique, la réussite de la cure psychiatrique qu'elle permet. Finalement, la découverte de cette vérité nécessitera le concours du psychanalyste, qui apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente. Autrui apparaît comme pouvant seul effectuer la synthèse entre la thèse inconsciente et l'antithèse consciente. Je ne puis me connaître que par l'intermédiaire d'autrui, ce qui veut dire que je suis par rapport à mon « ça » dans la position d'autrui. Si j'ai quelques notions de psychanalyse, je peux essayer, dans des circonstances particulièrement favorables, de me psychanalyser moi-même. Mais cette tentative ne pourra réussir que si je me défie de toute espèce d'intuition, que si j'applique à mon cas du dehors des schèmes abstraits et des règles apprises. Quant aux résultats, qu'ils soient obtenus par mes seuls efforts ou avec le concours d'un technicien, ils n'auront jamais la certitude que confère l'intuition : ils posséderont simplement la probabilité toujours croissante des hypothèses scientifiques. L'hypothèse du complexe d'Œdipe, comme l'hypothèse atomique, n'est rien d'autre qu'une « idée expérimentale », elle ne se distingue pas, comme dit Peirce, de l'ensemble des expériences qu'elle permet de réaliser et des effets qu'elle permet de prévoir. Ainsi, la psychanalyse substitue à la notion de mauvaise foi l'idée d'un mensonge sans menteur, elle permet de comprendre comment je puis non pas me mentir mais être menti, puisqu'elle me place par rapport à moi-même dans la situation d'autrui vis-à-vis de moi, elle remplace la dualité du trompeur et du trompé, condition essentielle du mensonge, par celle du « ça » et du « moi », elle introduit dans ma subjectivité la plus profonde la structure intersubjective du Mitsein. Pouvons-nous nous satisfaire de ces explications ?
A la considérer de plus près, la théorie psychanalytique n'est pas si simple qu'elle paraît d'abord. Il n'est pas exact que le « ça » se présente comme une chose par rapport à l'hypothèse du psychanalyste, car la chose est indifférente aux conjectures qu'on fait sur elle et le « ça », au contraire, est touché par celles-ci lorsqu'elles approchent de la vérité. Freud, en effet, signale des résistances lorsque, à la fin de la première période, le médecin approche de la vérité. Ces résistances sont des conduites objectives et saisies du dehors : le malade témoigne de la défiance, refuse de parler, donne des comptes rendus fantaisistes de ses rêves, parfois même se dérobe entièrement à la cure psychanalytique. Il est permis toutefois de demander quelle part de lui-même peut ainsi résister. Ce ne peut être le « Moi » envisagé comme ensemble psychique des faits de conscience : il ne saurait en effet soupçonner que le psychiatre approche du but puisqu'il est placé devant le sens de ses propres réactions, exactement comme le psychiatre lui-même. Tout au plus lui est-il possible d'apprécier objectivement le degré de probabilité des hypothèses émises, comme pourrait le faire un témoin de la psychanalyse, et d'après l'étendue des faits subjectifs qu'elles expliquent. Et d'ailleurs, cette probabilité lui paraîtrait-elle confiner à la certitude, qu'il ne saurait s'en affliger puisque, la plupart du temps, c'est lui qui, par une décision consciente, s'est engagé dans la voie de la thérapeutique psychanalytique. Dira-t-on que le malade s'inquiète des révélations quotidiennes que le psychanalyste lui fait et qu'il cherche à s'y dérober tout en feignant à ses propres yeux de vouloir continuer la cure ? En ce cas, il n'est plus possible de recourir à l'inconscient pour expliquer la mauvaise foi : elle est là, en pleine conscience, avec toutes ses contradictions. Mais ce n'est pas ainsi que le psychanalyste entend, d'ailleurs, expliquer ces résistances : pour lui elles sont sourdes et profondes, elles viennent de loin, elles ont leurs racines dans la chose même qu'on veut élucider.
Pourtant, elles ne sauraient émaner non plus du complexe qu'il faut mettre au jour. En tant que tel, ce complexe serait plutôt le collaborateur du psychanalyste puisqu'il vise à s'exprimer dans la claire conscience, puisqu'il ruse avec la censure et cherche à l'éluder. Le seul plan sur lequel nous pouvons situer le refus du sujet, c'est celui de la censure. Elle seule peut saisir les questions ou les révélations du psychanalyste comme s'approchant de plus ou moins près des tendances réelles qu'elle s'applique à refouler, elle seule parce qu'elle est seule à savoir ce qu'elle refoule.
Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie chosiste de la psychanalyse, nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu'elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d'admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D'où viendrait, autrement, qu'elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu'elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s'expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu'elle peut relâcher sa surveillance, qu'elle peut même être trompée par les déguisements de l'instinct ? Mais il ne suffit pas qu'elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu'elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c'est savoir qu'on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé en tant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l'hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est consciente (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu'elle soit conscience (d') être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n'en être pas conscience. Qu'est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l'inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. C'est que ses efforts pour établir une véritable dualité – et même une trinité (Es, Ich, Über-Ich s'exprimant par la censure) – n'ont abouti qu'à une terminologie verbale. L'essence même de l'idée réflexive de « se dissimuler » quelque chose implique l'unité d'un même psychisme et par conséquent une double activité au sein de l'unité, tendant d'une part à maintenir et à repérer la chose à cacher et d'autre part à la repousser et à la voiler ; chacun des deux aspects de cette activité est complémentaire de l'autre, c'est-à-dire qu'il l'implique dans son être. En séparant par la censure le conscient de l'inconscient, la psychanalyse n'a pas réussi à dissocier les deux phases de l'acte, puisque la libido est un conatus aveugle vers l'expression consciente et que le phénomène conscient est un résultat passif et truqué : elle a simplement localisé cette double activité de répulsion et d'attraction au niveau de la censure. Reste d'ailleurs, pour rendre compte de l'unité du phénomène total (refoulement de la tendance qui se déguise et « passe » sous forme symbolique), à établir des liaisons compréhensibles entre ses différents moments. Comment la tendance refoulée peut-elle « se déguiser » si elle n'enveloppe pas : 1o la conscience d'être refoulée, 2o la conscience d'avoir été repoussée parce qu'elle est ce qu'elle est, 3o un projet de déguisement ? Aucune théorie mécanique de la condensation ou du transfert ne peut expliquer ces modifications dont la tendance s'affecte elle-même, car la description du processus de déguisement implique un recours voilé à la finalité. Et, pareillement, comment rendre compte du plaisir ou de l'angoisse qui accompagnent l'assouvissement symbolique et conscient de la tendance, si la conscience n'enveloppe pas, par delà la censure, une compréhension obscure du but à atteindre en tant qu'il est simultanément désiré et défendu ? Pour avoir rejeté l'unité consciente du psychique, Freud est obligé de sous-entendre partout une unité magique reliant les phénomènes à distance et par delà les obstacles, comme la participation primitive unit la personne envoûtée et la figurine de cire façonnée à son image. La « Trieb » inconsciente est affectée, par participation, du caractère « refoulée » ou « maudite », qui s'étend tout à travers elle, la colore et provoque magiquement ses symbolisations. Et semblablement, le phénomène conscient est tout entier coloré par son sens symbolique, bien qu'il ne puisse appréhender ce sens par lui-même et dans la claire conscience. Mais, outre son infériorité de principe, l'explication par la magie ne supprime pas la coexistence – à l'étage inconscient, à l'étage de la censure et à celui de la conscience – de deux structures contradictoires et complémentaires, qui s'impliquent et se détruisent réciproquement. On a hypostasié et « chosifié » la mauvaise foi, on ne l'a pas évitée. C'est ce qui a incité un psychiatre viennois, Stekel, à se dégager de l'obédience psychanalytique et à écrire dans La Femme frigide1 : « Chaque fois que j'ai pu pousser mes investigations assez loin, j'ai constaté que le nœud de la psychose était conscient. » Et d'ailleurs, les cas qu'il rapporte dans son ouvrage témoignent d'une mauvaise foi pathologique dont le freudisme ne saurait rendre compte. Il s'agira, par exemple, de femmes qu'une déception conjugale a rendues frigides, c'est-à-dire qui parviennent à se masquer la jouissance que leur procure l'acte sexuel. On notera d'abord qu'il s'agit pour elles de se dissimuler non des complexes profondément enfoncés dans les ténèbres à demi physiologiques, mais des conduites objectivement décelables et qu'elles ne peuvent pas ne pas enregistrer dans le moment où elles les tiennent : fréquemment, en effet, le mari révèle à Stekel que sa femme a donné des signes objectifs de plaisir et ce sont ces signes que la femme, interrogée, s'applique farouchement à nier. Il s'agit ici d'une activité de distraction. Pareillement les confessions que Stekel sait provoquer nous apprennent que ces femmes pathologiquement frigides s'appliquent à se distraire par avance du plaisir qu'elles redoutent : beaucoup, par exemple, lors de l'acte sexuel, détournent leurs pensées vers leurs occupations quotidiennes, font les comptes de leur ménage. Oui viendra parler ici d'inconscient ? Pourtant, si la femme frigide distrait ainsi sa conscience du plaisir qu'elle éprouve, ce n'est point cyniquement et en plein accord avec elle-même : c'est pour se prouver qu'elle est frigide. Nous avons bien affaire à un phénomène de mauvaise foi puisque les efforts tentés pour ne pas adhérer au plaisir éprouvé impliquent la reconnaissance que le plaisir est éprouvé et que, précisément, ils l'impliquent pour la nier. Mais nous ne sommes plus sur le terrain de la psychanalyse. Ainsi, d'une part, l'explication par l'inconscient, du fait qu'elle rompt l'unité psychique, ne saurait rendre compte des faits qui, à première vue, paraissent relever d'elle. Et, d'autre part, il existe une infinité de conduites de mauvaise foi qui repoussent explicitement ce type d'explication, parce que leur essence implique qu'elles ne peuvent apparaître que dans la translucidité de la conscience. Nous retrouvons intact le problème que nous avions tenté d'éluder.
Si nous voulons nous tirer d'embarras, il convient d'examiner de plus près les conduites de mauvaise foi et d'en essayer une description. Cette description nous permettra peut-être de fixer avec plus de netteté les conditions de possibilité de la mauvaise foi, c'est-à-dire de répondre à notre question de départ : « Que doit être l'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foi ? »
Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite ; si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités ainsi attachées à la personne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement temporel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut, en même temps, que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante – une chose.
Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi. Mais nous voyons aussitôt qu'elle use de différents procédés pour se maintenir dans cette mauvaise foi. Elle a désarmé les conduites de son partenaire en les réduisant à n'être que ce qu'elles sont, c'est-à-dire à exister sur le mode de l'en-soi. Mais elle se permet de jouir de son désir, dans la mesure où elle le saisira comme n'étant pas ce qu'il est, c'est-à-dire où elle en reconnaîtra la transcendance. Enfin, tout en sentant profondément la présence de son propre corps – au point d'être troublée peut-être –, elle se réalise comme n'étant pas son propre corps et elle le contemple de son haut comme un objet passif auquel des événements peuvent arriver, mais qui ne saurait ni les provoquer ni les éviter, parce que tous ses possibles sont hors de lui. Quelle unité trouvons-nous dans ces différents aspects de la mauvaise foi ? C'est un certain art de former des concepts contradictoires, c'est-à-dire qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée. Le concept de base qui est ainsi engendré utilise la double propriété de l'être humain, d'être une facticité et une transcendance. Ces deux aspects de la réalité-humaine sont, à vrai dire, et doivent être susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant leurs différences. Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon qu'on puisse, dans l'instant où on saisit l'une, se trouver brusquement en face de l'autre. Le prototype des formules de mauvaise foi nous sera donné par certaines phrases célèbres qui ont été justement conçues, pour produire tout leur effet, dans un esprit de mauvaise foi. On connaît, par exemple, ce titre d'un ouvrage de Jacques Chardonne : « L'amour, c'est beaucoup plus que l'amour. » On voit comment ici se fait l'unité entre l'amour présent dans sa facticité, « contact de deux épidermes », sensualité, égoïsme, mécanisme proustien de la jalousie, lutte adlérienne des sexes, etc. – et l'amour comme transcendance, le « fleuve de feu » mauriacien, l'appel de l'infini, l'éros platonicien, la sourde intuition cosmique de Lawrence, etc. Ici c'est de la facticité que l'on part, pour se trouver soudain, par delà le présent et la condition de fait de l'homme, par delà le psychologique, en pleine métaphysique. Au contraire, ce titre d'une pièce de Sarment : « Je suis trop grand pour moi », qui présente aussi les caractères de la mauvaise foi, nous jette d'abord en pleine transcendance pour nous emprisonner soudain dans les étroites limites de notre essence de fait. On retrouvera ces structures dans la phrase fameuse : « Il est devenu ce qu'il était » ou dans son envers non moins fameux : « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change. » Bien entendu, ces différentes formules n'ont que l'apparence de la mauvaise foi, elles ont été explicitement conçues sous cette forme paradoxale pour frapper l'esprit et le décontenancer par une énigme. Mais précisément c'est cette apparence qui nous importe. Ce qui compte ici, c'est qu'elles ne constituent pas des notions nouvelles et solidement structurées ; elles sont bâties au contraire de façon à rester en désagrégation perpétuelle et pour qu'un glissement perpétuel soit possible du présent naturaliste à la transcendance et inversement. On voit, en effet, l'usage que la mauvaise foi peut faire de ces jugements qui visent tous à établir que je ne suis pas ce que je suis. Si je n'étais que ce que je suis, je pourrais, par exemple, envisager sérieusement ce reproche qu'on me fait, m'interroger avec scrupule et peut-être serais-je contraint d'en reconnaître la vérité. Mais précisément par la transcendance, j'échappe à tout ce que je suis. Je n'ai même pas à discuter le bien-fondé du reproche, au sens où Suzanne dit à Figaro : « Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. » Je suis sur un plan où aucun reproche ne peut m'atteindre, puisque ce que je suis vraiment, c'est ma transcendance ; je m'enfuis, je m'échappe, je laisse ma guenille aux mains du sermonneur. Seulement, l'ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce qu'on affirme ici que je suis ma transcendance sur le mode d'être de la chose. Et c'est seulement ainsi, en effet, que je puis me sentir échapper à tous ces reproches. C'est en ce sens que notre jeune femme purifie le désir de ce qu'il a d'humiliant, en n'en voulant considérer que la pure transcendance qui lui évite même de le nommer. Mais inversement, le « je suis trop grand pour moi », en nous montrant la transcendance muée en facticité, est la source d'une infinité d'excuses pour nos échecs ou nos faiblesses. Pareillement la jeune coquette maintient la transcendance dans la mesure où le respect, l'estime manifestés par les conduites de son soupirant sont déjà sur le plan du transcendant. Mais elle arrête là cette transcendance, elle l'empâte de toute la facticité du présent : le respect n'est rien d'autre que du respect, il est un dépassement figé qui ne se dépasse plus vers rien.
Mais ce concept métastable « transcendance-facticité », s'il est un des instruments de base de la mauvaise foi, n'est pas seul en son genre. On usera pareillement d'une autre duplicité de la réalité-humaine que nous exprimerons grossièrement en disant que son être-pour-soi implique complémentairement un être-pour-autrui. Sur une quelconque de mes conduites, il m'est toujours possible de faire converger deux regards, le mien et celui d'autrui. Or, précisément, la conduite ne présentera pas la même structure dans l'un et l'autre cas. Mais comme nous le verrons plus tard, comme chacun le sent, il n'y a pas entre ces deux aspects de mon être une différence d'apparence à être, comme si j'étais à moi-même la vérité de moi-même et comme si autrui ne possédait de moi qu'une image déformée. L'égale dignité d'être de mon être pour autrui et de mon être pour moi-même permet une synthèse perpétuellement désagrégative et un jeu d'évasion perpétuelle du pour-soi au pour-autrui et du pour-autrui au pour-soi. On a vu aussi l'usage que notre jeune femme faisait de notre être-au-milieu-du-monde, c'est-à-dire de notre présence inerte d'objet passif parmi d'autres objets, pour se décharger soudain des fonctions de son être-dans-le-monde, c'est-à-dire de l'être qui fait qu'il y a un monde en se projetant par delà le monde vers ses propres possibilités. Signalons enfin les synthèses confusionnelles qui jouent sur l'ambiguïté néantisante des trois ek-stases temporelles, affirmant à la fois que je suis ce que j'ai été (l'homme qui s'arrête délibérément à une période de sa vie et refuse de prendre en considération les changements ultérieurs) et que je ne suis pas ce que j'ai été (l'homme qui, en face des reproches ou de la rancune, se désolidarise totalement de son passé en insistant sur sa liberté et sur sa re-création perpétuelle). Dans tous ces concepts, qui n'ont qu'un rôle transitif dans les raisonnements et qui sont éliminés de la conclusion, comme les imaginaires dans les calculs des physiciens, nous retrouvons la même structure : il s'agit de constituer la réalité-humaine comme un être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est.
Mais que faut-il précisément pour que ces concepts de désagrégation puissent recevoir même un faux-semblant d'existence, pour qu'ils puissent apparaître un instant à la conscience, fût-ce dans un processus d'évanescence ? Un examen rapide de l'idée de sincérité, l'antithèse de la mauvaise foi, sera très instructif à cet égard. En effet, la sincérité se présente comme une exigence et par conséquent elle n'est pas un état. Or quel est l'idéal à atteindre en ce cas ? Il faut que l'homme ne soit pour lui-même que ce qu'il est, en un mot qu'il soit pleinement et uniquement ce qu'il est. Mais n'est-ce pas précisément la définition de l'en-soi – ou, si l'on préfère, le principe d'identité ? Poser comme idéal l'être des choses, n'est-ce pas avouer du même coup que cet être n'appartient pas à la réalité-humaine et que le principe d'identité, loin d'être un axiome universellement universel, n'est qu'un principe synthétique jouissant d'une universalité simplement régionale ? Ainsi, pour que les concepts de mauvaise foi puissent au moins un instant nous faire illusion, pour que la franchise des « cœurs purs » (Gide, Kessel) puisse valoir pour la réalité-humaine comme idéal, il faut que le principe d'identité ne représente pas un principe constitutif de la réalité-humaine, il faut que la réalité-humaine ne soit pas nécessairement ce qu'elle est, puisse être ce qu'elle n'est pas. Qu'est-ce que cela signifie ?
Si l'homme est ce qu'il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être ; mais l'homme est-il ce qu'il est et, d'une manière générale, comment peut-on être ce qu'on est, lorsqu'on est comme conscience d'être ? Si la franchise ou sincérité est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime « il faut être ce qu'on est » ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être ce que nous sommes. Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d'être du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »). Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés a un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation. Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon »2. Ce que je tente de réaliser, c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l'existence, je ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition. Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être en soi. Je le suis sur le mode d'être ce que je ne suis pas. Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d'ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu'il ne peut être parlant : l'élève attentif qui veut être attentif, l'œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas, au sens où l'on dit « cette boîte d'allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n'est qu'une des structures. De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis.
Mais voici un mode d'être qui ne concerne plus que moi : je suis triste. Cette tristesse que je suis, ne la suis-je point sur le mode d'être ce que je suis ? Qu'est-elle, pourtant, sinon l'unité intentionnelle qui vient rassembler et animer l'ensemble de mes conduites ? Elle est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps. Mais ne sais-je point, dans le moment même où je tiens chacune de ces conduites, que je pourrais ne pas la tenir ? Qu'un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisamment rendez-vous tout à l'heure, après le départ du visiteur ? N'est-ce pas d'ailleurs elle-même une conduite que cette tristesse, n'est-ce pas la conscience qui s'affecte elle-même de tristesse comme recours magique contre une situation trop urgente3 ? Et, dans ce cas même, être triste, n'est-ce pas d'abord se faire triste ? Soit, dira-t-on. Mais se donner l'être de la tristesse, n'est-ce pas malgré tout recevoir cet être ? Peu importe, après tout, d'où je le reçois. Le fait, c'est qu'une conscience qui s'affecte de tristesse est triste, précisément à cause de cela. Mais c'est mal comprendre la nature de la conscience : l'être-triste n'est pas un être tout fait que je me donne, comme je puis donner ce livre à mon ami. Je n'ai pas qualité pour m'affecter d'être. Si je me fais triste, je dois me faire triste d'un bout à l'autre de ma tristesse, je ne puis profiter de l'élan acquis et laisser filer ma tristesse sans la recréer ni la porter, à la manière d'un corps inerte qui poursuit son mouvement après le choc initial : il n'y a aucune inertie dans la conscience. Si je me fais triste, c'est que je ne suis pas triste ; l'être de la tristesse m'échappe par et dans l'acte même par quoi je m'en affecte. L'être-en-soi de la tristesse hante perpétuellement ma conscience (d') être triste, mais c'est comme une valeur que je ne puis réaliser, comme un sens régulateur de ma tristesse, non comme sa modalité constitutive.
Dira-t-on que ma conscience, au moins, est, quel que soit l'objet ou l'état dont elle se fait conscience ? Mais comment distinguer de la tristesse ma conscience (d') être triste ? N'est-ce pas tout un ? Il est vrai, d'une certaine manière, que ma conscience est, si l'on entend par là qu'elle fait partie pour autrui de la totalité d'être sur quoi des jugements peuvent être portés. Mais il faut remarquer, comme l'a bien vu Husserl, que ma conscience apparaît originellement à autrui comme une absence. C'est l'objet toujours présent comme sens de toutes mes attitudes et de toutes mes conduites – et toujours absent, car il se donne à l'intuition d'autrui comme une question perpétuelle, mieux encore, comme une perpétuelle liberté. Lorsque Pierre me regarde, je sais sans doute qu'il me regarde, ses yeux – choses du monde – sont fixés sur mon corps – chose du monde : voilà le fait objectif dont je puis dire : il est. Mais c'est aussi un fait du monde. Le sens de ce regard n'est point et c'est ce qui me gêne : quoi que je fasse, sourires, promesses, menaces – rien ne peut décrocher l'approbation, le libre jugement que je quête, je sais qu'il est toujours au-delà, je le sens dans mes conduites mêmes qui n'ont plus le caractère ouvrier qu'elles maintiennent à l'égard des choses, qui ne sont plus pour moi-même, dans la mesure où je les relie à autrui, que de simples présentations et attendent d'être constituées en gracieuses ou disgracieuses, sincères ou insincères, etc., par une appréhension qui est toujours au-delà de tous mes efforts pour la provoquer, qui ne sera jamais provoquée par eux que si d'elle-même elle leur prête sa force, qui n'est qu'en tant qu'elle se fait provoquer par le dehors, qui est comme sa propre médiatrice avec le transcendant. Ainsi le fait objectif de l'être-en-soi de la conscience d'autrui se pose pour s'évanouir en négativité et en liberté : la conscience d'autrui est comme n'étant pas, son être-en-soi de « maintenant » et « d'ici », c'est de n'être pas.
La conscience d'autrui est ce qu'elle n'est pas.
Et d'ailleurs ma propre conscience ne m'apparaît pas dans son être comme la conscience d'autrui. Elle est parce qu'elle se fait puisque son être est conscience d'être. Mais cela signifie que le faire soutient l'être ; la conscience a à être son propre être, elle n'est jamais soutenue par l'être, c'est elle qui soutient l'être au sein de la subjectivité, ce qui signifie derechef qu'elle est habitée par l'être mais qu'elle ne l'est point : elle n'est pas ce qu'elle est.
Que signifie, dans ces conditions, l'idéal de sincérité sinon une tâche impossible à remplir et dont le sens est en contradiction avec la structure de ma conscience ? Etre sincère, disions-nous, c'est être ce qu'on est. Cela suppose que je ne suis pas originellement ce que je suis. Mais ici, naturellement, le « tu dois, donc tu peux » de Kant est sous-entendu. Je puis devenir sincère : voilà ce qu'impliquent mon devoir et mon effort de sincérité. Or, précisément, nous constatons que la structure originelle du « n'être pas ce qu'on est » rend d'avance impossible tout devenir vers l'être en soi ou « être ce qu'on est ». Et cette impossibilité n'est pas masquée à la conscience : au contraire elle est l'étoffe même de la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons, elle est notre incapacité même à nous reconnaître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes, elle est cette nécessité qui veut que, dès que nous nous posons comme un certain être par un jugement légitime, fondé sur l'expérience interne ou correctement déduit de prémisses a priori ou empiriques, par cette position même nous dépassons cet être – et cela non pas vers un autre être : vers le vide, vers le rien. Comment donc pouvons-nous blâmer autrui de n'être pas sincère ou nous réjouir de notre sincérité, puisque cette sincérité nous apparaît dans le même temps comme impossible ? Comment pouvons-nous amorcer même, dans le discours, dans la confession, dans l'examen de conscience, un effort de sincérité, puisque cet effort sera voué par essence à l'échec et que, dans le temps même où nous l'annonçons, nous avons une compréhension préjudicative de sa vanité ? Il s'agit en effet pour moi, lorsque je m'examine, de déterminer exactement ce que je suis, pour me résoudre à l'être sans détours – quitte à me mettre, par la suite, en quête des moyens qui pourront me changer. Mais qu'est-ce à dire, sinon qu'il s'agit pour moi de me constituer comme une chose ? Déterminerai-je l'ensemble des motifs et des mobiles qui m'ont poussé à faire telle ou telle action ? Mais c'est déjà postuler un déterminisme causal qui constitue le flux de mes consciences comme une suite d'états physiques. Découvrirai-je en moi des « tendances », fût-ce pour me les avouer dans la honte ? Mais n'est-ce pas oublier délibérément que ces tendances se réalisent avec mon concours, qu'elles ne sont pas des forces de la nature mais que je leur prête leur efficience par une perpétuelle décision sur leur valeur ? Porterai-je un jugement sur mon caractère, sur ma nature ? N'est-ce pas me voiler, dans l'instant même, ce que je sais de reste, c'est que je juge ainsi un passé auquel mon présent échappe par définition ? La preuve en est que le même homme qui, dans la sincérité, pose qu'il est ce que, en fait, il était, s'indigne contre la rancune d'autrui et tente de la désarmer en affirmant qu'il ne saurait plus être ce qu'il était. On s'étonne et on s'afflige volontiers que les sanctions des tribunaux atteignent un homme qui, dans sa neuve liberté, n'est plus le coupable qu'il était. Mais, en même temps, on exige de cet homme qu'il se reconnaisse comme étant ce coupable. Qu'est-ce donc alors que la sincérité, sinon précisément un phénomène de mauvaise foi ? N'avions-nous pas montré en effet qu'il s'agit, dans la mauvaise foi, de constituer la réalité-humaine comme un être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est ?
Un homosexuel a fréquemment un intolérable sentiment de culpabilité et son existence tout entière se détermine par rapport à ce sentiment. On en augurera volontiers qu'il est de mauvaise foi. Et, en effet, il arrive fréquemment que cet homme, tout en reconnaissant son penchant homosexuel, tout en avouant une à une chaque faute singulière qu'il a commise, refuse de toutes ses forces de se considérer comme « un pédéraste ». Son cas est toujours « à part », singulier ; il y entre du jeu, du hasard, de la malchance ; ce sont des erreurs passées, elles s'expliquent par une certaine conception du beau que les femmes ne sauraient satisfaire, il faut y voir plutôt les effets d'une recherche inquiète que les manifestations d'une tendance bien profondément enracinée, etc. Voilà assurément un homme d'une mauvaise foi qui touche au comique puisque, reconnaissant tous les faits qui lui sont imputés, il refuse d'en tirer la conséquence qui s'impose. Aussi son ami, qui est son plus sévère censeur, s'agace-t-il de cette duplicité : le censeur ne demande qu'une chose – et peut-être alors se montrera-t-il indulgent : que le coupable se reconnaisse coupable, que l'homosexuel déclare sans détours – dans l'humilité ou la revendication, peu importe – « Je suis un pédéraste ». Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L'homosexuel ou le champion de la sincérité ? L'homosexuel reconnaît ses fautes, mais il lutte de toutes ses forces contre l'écrasante perspective que ses erreurs lui constituent un destin. Il ne veut pas se laisser considérer comme une chose : il a l'obscure et forte compréhension qu'un homosexuel n'est pas homosexuel comme cette table est table ou comme cet homme roux est roux. Il lui semble qu'il échappe à toute erreur dès qu'il la pose et qu'il la reconnaît, mieux même, que la durée psychique, par elle-même, le lave de chaque faute, lui constitue un avenir indéterminé, le fait renaître à neuf. A-t-il tort ? Ne reconnaît-il pas, par lui-même, le caractère singulier et irréductible de la réalité-humaine ? Son attitude enveloppe donc une indéniable compréhension de la vérité. Mais, en même temps, il a besoin de cette perpétuelle renaissance, de cette constante évasion pour vivre ; il faut qu'il se mette constamment hors d'atteinte pour éviter le terrible jugement de la collectivité. Aussi joue-t-il sur le mot d'être. Il aurait raison en effet s'il entendait cette phrase : « Je ne suis pas pédéraste » au sens de « Je ne suis pas ce que je suis ». C'est-à-dire, s'il déclarait : « Dans la mesure où une série de conduites sont définies conduites de pédéraste, et où j'ai tenu ces conduites, je suis un pédéraste. Dans la mesure où la réalité-humaine échappe à toute définition par les conduites, je n'en suis pas un. » Mais il glisse sournoisement vers une autre acception du mot « être ». Il entend « n'être pas » au sens de « n'être pas en soi ». Il déclare « n'être pas pédéraste » au sens où cette table n'est pas un encrier. Il est de mauvaise foi.
Mais le champion de la sincérité n'ignore pas la transcendance de la réalité-humaine et sait, au besoin, la revendiquer à son profit. Il en use même et la pose dans son exigence présente : ne veut-il pas, au nom de la sincérité – donc de la liberté –, que l'homosexuel se retourne sur lui-même et se reconnaisse homosexuel ; ne laisse-t-il pas entendre qu'une pareille confession lui attirera l'indulgence ? Qu'est-ce que cela signifie, sinon que l'homme qui se reconnaîtra homosexuel ne sera plus le même que l'homosexuel qu'il reconnaît être et s'évadera dans la région de la liberté et de la bonne volonté ? Il lui demande donc d'être ce qu'il est pour ne plus être ce qu'il est. C'est le sens profond de la phrase : « Péché avoué est à moitié pardonné. » Il réclame du coupable qu'il se constitue comme une chose, précisément pour ne plus le traiter en chose. Et cette contradiction est constitutive de l'exigence de sincérité. Qui ne voit, en effet, ce qu'il y a d'offensant pour autrui et de rassurant pour moi, dans une phrase comme : « Bah ! c'est un pédéraste », qui raye d'un trait une inquiétante liberté et qui vise désormais à constituer tous les actes d'autrui comme des conséquences découlant rigoureusement de son essence. Voilà pourtant ce que le censeur exige de sa victime : qu'elle se constitue elle-même comme chose, qu'elle lui remette sa liberté comme un fief, pour qu'il la lui rende ensuite comme un suzerain à son féal. Le champion de la sincérité, dans la mesure où il veut se rassurer, alors qu'il prétend juger, dans la mesure où il demande à une liberté de se constituer, en tant que liberté, comme chose, est de mauvaise foi. Il s'agit seulement ici d'un épisode de cette lutte à mort des consciences que Hegel nomme « le rapport du maître et de l'esclave ». On s'adresse à une conscience pour lui demander, au nom de sa nature de conscience, de se détruire radicalement comme conscience, en lui faisant espérer, par delà cette destruction, une renaissance.
Soit, dira-t-on, mais notre homme se fait abusivement de la sincérité une arme contre autrui. Il ne faut pas aller chercher la sincérité dans les relations du « Mitsein », mais, là où elle est pure, dans les relations vis-à-vis de soi-même. Mais qui ne voit que la sincérité objective se constitue de la même façon ? Oui ne voit que l'homme sincère se constitue comme une chose, précisément, pour échapper à cette condition de chose, par l'acte même de sincérité ? L'homme qui s'avoue qu'il est méchant a troqué son inquiétante « liberté-pour-le-mal » contre un caractère inanimé de méchant : il est méchant, il adhère à soi, il est ce qu'il est. Mais du même coup, il s'évade de cette chose, puisqu'il est celui qui la contemple, puisqu'il dépend de lui de la maintenir sous son regard ou de la laisser s'effondrer en une infinité d'actes particuliers. Il tire un mérite de sa sincérité et l'homme méritant n'est pas le méchant, en tant qu'il est méchant, mais en tant qu'il est par delà sa méchanceté.
En même temps, la méchanceté est désarmée puisqu'elle n'est rien, si ce n'est sur le plan du déterminisme, et que, en l'avouant, je pose ma liberté vis-à-vis d'elle ; mon avenir est vierge, tout m'est permis. Ainsi, la structure essentielle de la sincérité ne diffère pas de celle de la mauvaise foi, puisque l'homme sincère se constitue comme ce qu'il est pour ne l'être pas. C'est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu'on peut devenir de mauvaise foi à force d'être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l'acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l'inventaire perpétuel de ce qu'on est, c'est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l'on n'est plus rien, qu'un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d'atteinte, c'est une fuite. Nous constatons, à présent, qu'il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité. Qu'est-ce à dire ?
C'est que, finalement, le but de la sincérité et celui de la mauvaise foi ne sont pas si différents. Certes, il y a une sincérité qui porte sur le passé et qui ne nous préoccupe pas ici ; je suis sincère, si j'avoue avoir eu tel plaisir ou telle intention. Nous verrons que si cette sincérité est possible, c'est que, dans sa chute au passé, l'être de l'homme se constitue comme un être en soi. Mais seule nous importe ici la sincérité qui se vise elle-même dans l'immanence présente. Quel est son but ? Faire que je m'avoue ce que je suis pour qu'enfin je coïncide avec mon être ; en un mot, faire que je sois sur le mode de l'en-soi, ce que je suis sur le mode du « n'être pas ce que je suis ». Et son postulat, c'est que je suis déjà, au fond, sur le mode de l'en-soi, ce que j'ai à être. Ainsi, trouvons-nous, au fond de la sincérité, un incessant jeu de miroir et de reflet, un perpétuel passage de l'être qui est ce qu'il est à l'être qui n'est pas ce qu'il est et, inversement, de l'être qui n'est pas ce qu'il est à l'être qui est ce qu'il est. Et quel est le but de la mauvaise foi ? Faire que je sois ce que je suis, sur le mode du « n'être pas ce qu'on est » ou que je ne sois pas ce que je suis, sur le mode de « l'être ce qu'on est ». Nous retrouvons ici le même jeu de glaces. C'est que, en effet, pour qu'il y ait intention de sincérité, il faut qu'à l'origine, à la fois, je sois et je ne sois pas ce que je suis. La sincérité ne m'assigne pas une manière d'être ou qualité particulière, mais, à propos de cette qualité, elle vise à me faire passer d'un mode d'être à un autre mode d'être. Et ce deuxième mode d'être, idéal de la sincérité, il m'est interdit, par nature, d'y atteindre et, dans le moment même où je m'efforce d'y atteindre, j'ai la compréhension obscure et préjudicative que je n'y atteindrai pas. Mais, de même, pour que je puisse seulement concevoir une intention de mauvaise foi, il faut que, par nature, j'échappe dans mon être à mon être. Si j'étais triste ou lâche, à la manière dont cet encrier est encrier, la possibilité de la mauvaise foi ne saurait même être conçue. Non seulement je ne pourrais échapper à mon être, mais je ne pourrais même imaginer que j'y puisse échapper. Mais si la mauvaise foi est possible, à titre de simple projet, c'est que, justement, il n'y a pas de différence si tranchée entre être et n'être pas, lorsqu'il s'agit de mon être. La mauvaise foi n'est possible que parce que la sincérité est consciente de manquer son but par nature. Je ne puis tenter de me saisir comme n'étant pas lâche, alors que je le « suis », que si cet « être lâche » est lui-même « en question » dans le moment même où il est, s'il est lui-même une question, si dans le moment même où je veux le saisir il m'échappe de toutes parts et s'anéantit. La condition pour que je puisse tenter un effort de mauvaise foi, c'est qu'en un sens, je ne sois pas ce lâche que je ne veux pas être. Mais si je n'étais pas lâche, sur le mode simple du n'être-pas-ce-qu'on-n'est-pas, je serais « de bonne foi », en déclarant que je ne suis pas lâche. Ainsi, ce lâche insaisissable, évanescent, que je ne suis pas, il faut, en outre, que je le sois en quelque façon. Et qu'on n'entende pas par là que je dois être « un peu » lâche, au sens où « un peu » signifie « dans une certaine mesure lâche – et non-lâche dans une certaine mesure ». Non : c'est totalement lâche, et sous tous les aspects, que je dois à la fois être et n'être pas. Ainsi, en ce cas, la mauvaise foi exige que je ne sois pas ce que je suis, c'est-à-dire qu'il y ait une différence impondérable qui sépare l'être du non-être dans le mode d'être de la réalité-humaine. Mais la mauvaise foi ne se borne pas à refuser les qualités que je possède, à ne pas voir l'être que je suis. Elle tente aussi de me constituer comme étant ce que je ne suis pas. Elle me saisit positivement comme courageux, alors que je ne le suis pas. Et cela n'est possible, derechef, que si je suis ce que je ne suis pas, c'est-à-dire que si le non-être, en moi, n'a même pas l'être à titre de non-être. Sans doute est-il nécessaire que je ne sois pas courageux, sinon la mauvaise foi ne serait pas foi mauvaise. Mais il faut en outre que mon effort de mauvaise foi enveloppe la compréhension ontologique que, dans l'ordinaire même de mon être, ce que je suis, je ne le suis pas vraiment, et qu'il n'y a pas une telle différence entre l'être d'« être-triste », par exemple – ce que je suis sur le mode du n'être pas ce que je suis –, et le « ne-pas-être » du ne-pas-être-courageux que je veux me dissimuler. Il faut, en outre, et surtout que la négation même d'être soit elle-même l'objet d'un perpétuel néantissement, que le sens même du « ne pas être » soit perpétuellement en question dans la réalité-humaine. Si je n'étais pas courageux à la façon dont cet encrier n'est pas une table, c'est-à-dire si j'étais isolé dans ma lâcheté, buté sur elle, incapable de la mettre en relation avec son contraire, si je n'étais pas capable de me déterminer comme lâche, c'est-à-dire de nier de moi le courage, et par là d'échapper à ma lâcheté dans le moment même que je la pose, s'il ne m'était par principe impossible de coïncider avec mon n'être-pas-courageux, aussi bien qu'avec mon être-lâche, tout projet de mauvaise foi me serait interdit. Ainsi, pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de mauvaise foi. La condition de possibilité de la mauvaise foi, c'est que la réalité-humaine, dans son être le plus immédiat, dans l'intrastructure du cogito préréflexif, soit ce qu'elle n'est pas et ne soit pas ce qu'elle est.
Mais nous n'avons indiqué, pour l'instant, que les conditions qui rendent la mauvaise foi concevable, les structures d'être qui permettent de former des concepts de mauvaise foi. Nous ne saurions nous borner à ces considérations : nous n'avons pas encore distingué la mauvaise foi du mensonge ; les concepts amphiboliques que nous avons décrits pourraient, sans aucun doute, être utilisés par un menteur pour déconcerter son interlocuteur, encore que leur amphibolie, étant fondée sur l'être de l'homme et non sur quelque circonstance empirique, puisse et doive apparaître à tous. Le véritable problème de la mauvaise foi vient évidemment de ce que la mauvaise foi est foi. Elle ne saurait être ni mensonge cynique ni évidence, si l'évidence est la possession intuitive de l'objet. Mais si l'on nomme croyance l'adhésion de l'être à son objet, lorsque l'objet n'est pas donné ou est donné indistinctement, alors la mauvaise foi est croyance, et le problème essentiel de la mauvaise foi est un problème de croyance. Comment peut-on croire de mauvaise foi aux concepts qu'on forge tout exprès pour se persuader ? Il faut noter, en effet, que le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mauvaise foi : je ne suis pas seulement de mauvaise foi, au terme de mon effort, quand j'ai construit mes concepts amphiboliques et quand je me suis persuadé. A vrai dire, je ne me suis pas persuadé : pour autant que je pouvais l'être, je l'ai toujours été. Et il a fallu qu'au moment même où je me disposais à me faire de mauvaise foi, je fusse de mauvaise foi vis-à-vis de ces dispositions mêmes. Me les représenter comme de mauvaise foi, c'eût été du cynisme ; les croire sincèrement innocentes, c'eût été de la bonne foi. La décision d'être de mauvaise foi n'ose pas dire son nom, elle se croit et ne se croit pas de mauvaise foi. Et c'est elle qui, dès le surgissement de la mauvaise foi, décide de toute l'attitude ultérieure et, en quelque sorte, de la Weltanschauung de la mauvaise foi. Car la mauvaise foi ne conserve pas les normes et les critères de la vérité, comme ils sont acceptés par la pensée critique de bonne foi. Ce dont elle décide, en effet, d'abord, c'est de la nature de la vérité. Avec la mauvaise foi apparaît une vérité, une méthode de penser, un type d'être des objets ; et ce monde de mauvaise foi, dont le sujet s'entoure soudain, a pour caractéristique ontologique que l'être y est ce qu'il n'est pas et n'y est pas ce qu'il est. En conséquence, un type d'évidences singulier apparaît : l'évidence non persuasive. La mauvaise foi saisit des évidences, mais elle est d'avance résignée à ne pas être remplie par ces évidences, à ne pas être persuadée et transformée en bonne foi : elle se fait humble et modeste, elle n'ignore pas, dit-elle, que la foi est décision, et qu'après chaque intuition, il faut décider et vouloir ce qui est. Ainsi, la mauvaise foi dans son projet primitif, et dès son surgissement, décide de la nature exacte de ses exigences, elle se dessine tout entière dans la résolution qu'elle prend de ne pas trop demander, de se tenir pour satisfaite quand elle sera mal persuadée, de forcer par décision ses adhésions à des vérités incertaines. Ce projet premier de mauvaise foi est une décision de mauvaise foi sur la nature de la foi. Entendons bien qu'il ne s'agit pas d'une décision réfléchie et volontaire, mais d'une détermination spontanée de notre être. On se met de mauvaise foi comme on s'endort et on est de mauvaise foi comme on rêve. Une fois ce mode d'être réalisé, il est aussi difficile d'en sortir que de se réveiller : c'est que la mauvaise foi est un type d'être dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer, encore que sa structure soit du type métastable. Mais la mauvaise foi est consciente de sa structure et elle a pris ses précautions en décidant que la structure métastable était la structure de l'être et que la non-persuasion était la structure de toutes les convictions. Reste que si la mauvaise foi est foi et qu'elle enveloppe dans son projet premier sa propre négation (elle se détermine à être mal convaincue pour se convaincre que je suis ce que je ne suis pas) il faut que, à l'origine, une foi qui se veut mal convaincue soit possible. Quelles sont les conditions de possibilité d'une pareille foi ?
Je crois que mon ami Pierre a de l'amitié pour moi. Je le crois de bonne foi. Je le crois et je n'en ai pas d'intuition accompagnée d'évidence, car l'objet même, par nature, ne se prête pas à l'intuition. Je le crois, c'est-à-dire que je me laisse aller à des impulsions de confiance, que je décide d'y croire et de me tenir à cette décision, que je me conduis, enfin, comme si j'en étais certain, le tout dans l'unité synthétique d'une même attitude. Ce que je définis ainsi comme bonne foi, c'est ce que Hegel nommerait l'immédiat, c'est la foi du charbonnier. Hegel montrerait aussitôt que l'immédiat appelle la médiation et que la croyance, en devenant croyance pour soi, passe à l'état de non-croyance. Si je crois que mon ami Pierre m'aime, cela veut dire que son amitié me paraît comme le sens de tous ses actes. La croyance est une conscience particulière du sens des actes de Pierre. Mais si je sais que je crois, la croyance m'apparaît comme pure détermination subjective, sans corrélatif extérieur. C'est ce qui fait du mot même de « croire » un terme indifféremment utilisé pour indiquer l'inébranlable fermeté de la croyance (« Mon Dieu, je crois en vous ») et son caractère désarmé et strictement subjectif. (« Pierre est-il mon ami ? Je n'en sais rien : je le crois. ») Mais la nature de la conscience est telle qu'en elle le médiat et l'immédiat sont un seul et même être. Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire. Ainsi croire c'est ne plus croire, parce que cela n'est que croire, ceci dans l'unité d'une même conscience non-thétique (de) soi. Certes, nous avons forcé ici la description du phénomène en le désignant par le mot de savoir ; la conscience non-thétique n'est pas savoir. Mais elle est, par sa translucidité même, à l'origine de tout savoir. Ainsi, la conscience non-thétique (de) croire est destructrice de la croyance. Mais, en même temps, la loi même du cogito préréflexif implique que l'être du croire doit être la conscience de croire. Ainsi, la croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu'en se niant ; c'est un être pour qui être, c'est paraître, et paraître, c'est se nier Croire, c'est ne pas croire. On en voit la raison : l'être de la conscience est d'exister par soi, donc de se faire être et par là de se surmonter. En ce sens, la conscience est perpétuellement échappement à soi, la croyance devient non-croyance, l'immédiat médiation, l'absolu relatif et le relatif absolu. L'idéal de la bonne foi (croire ce qu'on croit) est, comme celui de la sincérité (être ce qu'on est), un idéal d'être-en-soi. Toute croyance n'est pas assez croyance, on ne croit jamais à ce qu'on croit. Et, par suite, le projet primitif de la mauvaise foi n'est que l'utilisation de cette autodestruction du fait de conscience. Si toute croyance de bonne foi est une impossible croyance, il y a place à présent pour toute croyance impossible. Mon incapacité à croire que je suis courageux ne me rebutera plus, puisque, justement, toute croyance ne peut jamais assez croire. Je définirai comme ma croyance cette croyance impossible. Certes, je ne pourrai me dissimuler que je crois pour ne pas croire et que je ne crois pas pour croire. Mais le subtil et total anéantissement de la mauvaise foi par elle-même ne saurait me surprendre : il existe, au fond de toute foi. Qu'est-ce donc ? Au moment où je veux me croire courageux, je sais que je suis lâche ? Et cette certitude viendrait détruire ma croyance ? Mais, d'abord, je ne suis pas plus courageux que lâche, s'il faut l'entendre sur le mode d'être de l'en-soi. En second lieu, je ne sais pas que je suis courageux, une pareille vue sur moi ne peut s'accompagner que de croyance, car elle dépasse la pure certitude réflexive. En troisième lieu, il est bien vrai que la mauvaise foi n'arrive pas à croire ce qu'elle veut croire. Mais c'est précisément en tant qu'acceptation de ne pas croire ce qu'elle croit qu'elle est mauvaise foi. La bonne foi veut fuir le « ne-pas-croire-ce-qu'on-croit » dans l'être ; la mauvaise foi fuit l'être dans le « ne-pas-croire-ce-qu'on-croit ». Elle a désarmé par avance toute croyance : celles qu'elle voudrait acquérir et, du même coup, les autres, celles qu'elle veut fuir. En voulant cette autodestruction de la croyance, d'où la science s'évade vers l'évidence, elle ruine les croyances qu'on lui oppose, qui se révèlent elles-mêmes n'être que croyance. Ainsi pouvons-nous mieux comprendre le phénomène premier de mauvaise foi.
Dans la mauvaise foi, il n'y a pas mensonge cynique, ni préparation savante de concepts trompeurs. Mais l'acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu'on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu'on est. Or, le projet même de fuite révèle à la mauvaise foi une intime désagrégation au sein de l'être, et c'est cette désagrégation qu'elle veut être. C'est que, à vrai dire, les deux attitudes immédiates que nous pouvons prendre en face de notre être sont conditionnées par la nature même de cet être et son rapport immédiat avec l'en-soi. La bonne foi cherche à fuir la désagrégation intime de mon être vers l'en-soi qu'elle devrait être et n'est point. La mauvaise foi cherche à fuir l'en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d'elle-même qu'elle soit mauvaise foi. Fuyant par le « non-être-ce-qu'on-est » l'en-soi que je ne suis pas sur le mode d'être ce qu'on n'est pas, la mauvaise foi, qui se renie comme mauvaise foi, vise l'en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n'être-pas-ce-qu'on-n'est-pas »4. Si la mauvaise foi est possible, c'est qu'elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l'être humain, c'est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. Et l'origine de ce risque, c'est que la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est. A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder à présent l'étude ontologique de la conscience, en tant qu'elle est non la totalité de l'être humain, mais le noyau instantané de cet être.
1 N.R.F. [1937].
2 Cf. L'Imaginaire (N.R.F., 1940). Conclusion.
3 Esquisse d'une théorie des émotions. Hermann, Paris, 1939.
4 S'il est indifférent d'être de bonne ou de mauvaise foi, parce que la mauvaise foi ressaisit la bonne foi et se glisse à l'origine même de son projet, cela ne veut pas dire qu'on ne puisse échapper radicalement à la mauvaise foi. Mais cela suppose une reprise de l'être pourri par lui-même, que nous nommerons authenticité et dont la description n'a pas place ici.