CHAPITRE PREMIER  Les structures immédiates du pour-soi

I  LA PRÉSENCE À SOI

La négation nous a renvoyé à la liberté, celle-ci à la mauvaise foi et la mauvaise foi à l'être de la conscience comme sa condition de possibilité. Il convient donc de reprendre, à la lumière des exigences que nous avons établies dans les chapitres précédents, la description que nous avions tentée dans l'introduction de cet ouvrage, c'est-à-dire qu'il faut revenir sur le terrain du cogito préréflexif. Mais le cogito ne livre jamais que ce qu'on lui demande de livrer. Descartes l'avait interrogé sur son aspect fonctionnel : « Je doute, je pense » et, pour avoir voulu passer sans fil conducteur de cet aspect fonctionnel à la dialectique existentielle, il est tombé dans l'erreur substantialiste. Husserl, instruit par cette erreur, est demeuré craintivement sur le plan de la description fonctionnelle. De ce fait, il n'a jamais dépassé la pure description de l'apparence en tant que telle, il s'est enfermé dans le cogito, il mérite d'être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniste plutôt que phénoménologue ; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l'idéalisme kantien. Heidegger, voulant éviter ce phénoménisme de la description qui conduit à l'isolement mégarique et antidialectique des essences, aborde directement l'analytique existentielle sans passer par le cogito. Mais le « Dasein », pour avoir été privé dès l'origine de la dimension de conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension. Heidegger dote la réalité-humaine d'une compréhension de soi qu'il définit comme un « pro-jet ek-statique » de ses propres possibilités. Et il n'entre pas dans nos intentions de nier l'existence de ce projet. Mais que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d') être compréhension ? Ce caractère ek-statique de la réalité-humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s'il ne surgit de la conscience d'ek-stase. A vrai dire, il faut partir du cogito, mais on peut dire de lui, en parodiant une formule célèbre, qu'il mène à tout à condition d'en sortir. Nos recherches précédentes, qui portaient sur les conditions de possibilité de certaines conduites, n'avaient pour but que de nous mettre en mesure d'interroger le cogito sur son être et de nous fournir l'instrument dialectique qui nous permettrait de trouver dans le cogito lui-même le moyen de nous évader de l'instantanéité vers la totalité d'être que constitue la réalité-humaine. Revenons donc à la description de la conscience non-thétique (de) soi, examinons ses résultats et demandons-nous ce que signifie, pour la conscience, la nécessité d'être ce qu'elle n'est pas et de ne pas être ce qu'elle est.

« L'être de la conscience, écrivions-nous dans l'Introduction, est un être pour lequel il est, dans son être, question de son être. » Cela signifie que l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière. Cette adéquation, qui est celle de l'en-soi, s'exprime par cette simple formule : l'être est ce qu'il est. Il n'est pas, dans l'en-soi, une parcelle d'être qui ne soit à elle-même sans distance. Il n'y a pas dans l'être ainsi conçu la plus petite ébauche de dualité ; c'est ce que nous exprimerons en disant que la densité d'être de l'en-soi est infinie. C'est le plein. Le principe d'identité peut être dit synthétique, non seulement parce qu'il limite sa portée à une région définie, mais surtout parce qu'il ramasse en lui l'infini de la densité. A est A signifie : A existe sous une compression infinie, à une densité infinie. L'identité, c'est le concept limite de l'unification ; il n'est pas vrai que l'en-soi ait besoin d'une unification synthétique de son être : à la limite extrême d'elle-même, l'unité s'évanouit et passe dans l'identité. L'identique est l'idéal de l'un et l'un arrive dans le monde par la réalité-humaine. L'en-soi est plein de lui-même et l'on ne saurait imaginer plénitude plus totale, adéquation plus parfaite du contenu au contenant : il n'y a pas le moindre vide dans l'être, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant.

La caractéristique de la conscience, au contraire, c'est qu'elle est une décompression d'être. Il est impossible en effet de la définir comme coïncidence avec soi. De cette table, je puis dire qu'elle est purement et simplement cette table. Mais de ma croyance je ne puis me borner à dire qu'elle est croyance : ma croyance est conscience (de) croyance. On a souvent dit que le regard réflexif altère le fait de conscience sur lequel il se dirige. Husserl lui-même avoue que le fait « d'être vue » entraîne pour chaque « Erlebnis » une modification totale. Mais nous croyons avoir montré que la condition première de toute réflexivité est un cogito préréflexif. Ce cogito, certes, ne pose pas d'objet, il reste intraconscientiel. Mais il n'en est pas moins homologue au cogito réflexif en ce qu'il apparaît comme la nécessité première, pour la conscience irréfléchie, d'être vue par elle-même ; il comporte donc originellement ce caractère dirimant d'exister pour un témoin, bien que ce témoin pour qui la conscience existe soit elle-même. Ainsi, du seul fait que ma croyance est saisie comme croyance, elle n'est plus que croyance, c'est-à-dire qu'elle n'est déjà plus croyance, elle est croyance troublée. Ainsi, le jugement ontologique, « la croyance est conscience (de) croyance » ne saurait en aucun cas être pris pour un jugement d'identité : le sujet et l'attribut sont radicalement différents et ceci, pourtant, dans l'unité indissoluble d'un même être.

Soit, dira-t-on, mais au moins faut-il dire que la conscience (de) croyance est conscience (de) croyance. Nous retrouvons à ce niveau l'identité et l'en-soi. Il s'agissait seulement de choisir convenablement le plan où nous saisirions notre objet. Mais cela n'est pas vrai : affirmer que la conscience (de) croyance est conscience (de) croyance, c'est désolidariser la conscience de la croyance, supprimer la parenthèse et faire de la croyance un objet pour la conscience, c'est faire un saut brusque sur le plan de la réflexivité. Une conscience (de) croyance qui ne serait que conscience (de) croyance devrait, en effet, prendre conscience (d') elle-même comme conscience (de) croyance. La croyance deviendrait pure qualification transcendante et noématique de la conscience ; la conscience serait libre de se déterminer comme il lui plairait en face de cette croyance ; elle ressemblerait à ce regard impassible que la conscience de Victor Cousin jette sur les phénomènes psychiques pour les éclairer tour à tour. Mais l'analyse du doute méthodique que Husserl a tentée a bien mis en lumière ce fait que seule la conscience réflexive peut se désolidariser de ce que pose la conscience réfléchie. C'est au niveau réflexif seulement qu'on peut tenter une έποχἠ, une mise entre parenthèses, qu'on peut refuser ce que Husserl appelle le « Mitmachen ». La conscience (de) croyance, tout en altérant irréparablement la croyance, ne se distingue pas d'elle, elle est pour faire l'acte de foi. Ainsi sommes-nous obligé d'avouer que la conscience (de) croyance est croyance. Ainsi saisissons-nous à son origine ce double jeu de renvoi : la conscience (de) croyance est croyance et la croyance est conscience (de) croyance. En aucun cas nous ne pouvons dire que la conscience est conscience, ni que la croyance est croyance. Chacun des termes renvoie à l'autre et passe dans l'autre, et pourtant chaque terme est différent de l'autre. Nous l'avons vu, la croyance, ni le plaisir, ni la joie ne peuvent exister avant d'être conscients, la conscience est la mesure de leur être ; mais il n'en est pas moins vrai que la croyance, du fait même qu'elle ne peut exister que comme troublée, existe dès l'origine comme s'échappant à soi, comme brisant l'unité de tous les concepts où l'on peut vouloir l'enfermer.

Ainsi, conscience (de) croyance et croyance sont un seul et même être dont la caractéristique est l'immanence absolue. Mais dès qu'on veut saisir cet être, il glisse entre les doigts et nous nous trouvons en face d'une ébauche de dualité, d'un jeu de reflets, car la conscience est reflet ; mais justement en tant que reflet elle est le réfléchissant et, si nous tentons de la saisir comme réfléchissant, elle s'évanouit et nous retombons sur le reflet. Cette structure du reflet-reflétant a déconcerté les philosophes qui ont voulu l'expliquer par un recours à l'infini, soit en posant comme Spinoza une idea-ideae qui appelle une idea-ideae-ideae, etc., soit en définissant, à la manière de Hegel, le retour sur soi comme le véritable infini. Mais l'introduction de l'infini dans la conscience, outre qu'il fige le phénomène et l'obscurcit, n'est qu'une théorie explicative expressément destinée à réduire l'être de la conscience à celui de l'en-soi. L'existence objective du reflet-reflétant, si nous l'acceptons comme il se donne, nous oblige au contraire à concevoir un mode d'être différent de l'en-soi : non pas une unité qui contient une dualité, non pas une synthèse qui dépasse et lève les moments abstraits de la thèse et de l'antithèse, mais une dualité qui est unité, un reflet qui est sa propre réflexion. Si nous cherchons en effet à atteindre le phénomène total, c'est-à-dire l'unité de cette dualité ou conscience (de) croyance, il nous renvoie aussitôt à l'un des termes et ce terme à son tour nous renvoie à l'organisation unitaire de l'immanence. Mais si au contraire nous voulons partir de la dualité comme telle et poser conscience et croyance comme un couple, nous rencontrons l'idea-ideae de Spinoza et nous manquons le phénomène préréflexif que nous voulions étudier. C'est que la conscience préréflexive est conscience (de) soi. Et c'est cette notion même de soi qu'il faut étudier, car elle définit l'être même de la conscience.

Remarquons tout d'abord que le terme d'en-soi, que nous avons emprunté à la tradition pour désigner l'être transcendant, est impropre. A la limite de la coïncidence avec soi, en effet, le soi s'évanouit pour laisser place à l'être identique. Le soi ne saurait être une propriété de l'être-en-soi. Par nature, il est un réfléchi, comme l'indique assez la syntaxe et, en particulier, la rigueur logique de la syntaxe latine et les distinctions strictes que la grammaire établit entre l'usage du « ejus » et celui du « sui ». Le soi renvoie, mais il renvoie précisément au sujet. Il indique un rapport du sujet avec lui-même et ce rapport est précisément une dualité, mais une dualité particulière puisqu'elle exige des symboles verbaux particuliers. Mais, d'autre part, le soi ne désigne l'être ni en tant que sujet ni en tant que complément. Si, en effet, je considère le « se » de « il s'ennuie », par exemple, je constate qu'il s'entrouvre pour laisser paraître derrière lui le sujet lui-même. Il n'est point le sujet, puisque le sujet sans rapport à soi se condenserait dans l'identité de l'en-soi ; il n'est pas non plus une articulation consistante du réel puisqu'il laisse paraître le sujet derrière lui. En fait, le soi ne peut être saisi comme un existant réel : le sujet ne peut être soi, car la coïncidence avec soi fait, nous l'avons vu, disparaître le soi. Mais il ne peut pas non plus ne pas être soi, puisque le soi est indication du sujet lui-même. Le soi représente donc une distance idéale dans l'immanence du sujet par rapport à lui-même, une façon de ne pas être sa propre coïncidence, d'échapper à l'identité tout en la posant comme unité, bref, d'être en équilibre perpétuellement instable entre l'identité comme cohésion absolue sans trace de diversité et l'unité comme synthèse d'une multiplicité. C'est ce que nous appellerons la présence à soi. La loi d'être du pour-soi, comme fondement ontologique de la conscience, c'est d'être lui-même sous la forme de présence à soi.

Cette présence à soi, on l'a prise souvent pour une plénitude d'existence et un préjugé fort répandu parmi les philosophes fait attribuer à la conscience la plus haute dignité d'être. Mais ce postulat ne peut être maintenu après une description plus poussée de la notion de présence. En effet, toute « présence à » implique dualité, donc séparation au moins virtuelle. La présence de l'être à soi implique un décollement de l'être par rapport à soi. La coïncidence de l'identique est la véritable plénitude d'être, justement parce que dans cette coïncidence il n'est laissé de place à aucune négativité. Sans doute le principe d'identité peut appeler le principe de non-contradiction, comme Hegel l'a vu. L'être qui est ce qu'il est doit pouvoir être l'être qui n'est pas ce qu'il n'est pas. Mais d'abord cette négation, comme toutes les autres, vient à la surface de l'être par la réalité-humaine, comme nous l'avons montré, et non par une dialectique propre à l'être lui-même. En outre, ce principe ne peut dénoter que les rapports de l'être avec l'extérieur, puisque justement il régit les rapports de l'être avec ce qu'il n'est pas. Il s'agit donc d'un principe constitutif des relations externes, telles qu'elles peuvent apparaître à une réalité-humaine présente à l'être-en-soi et engagée dans le monde ; il ne concerne pas les rapports internes de l'être ; ces rapports. en tant qu'ils poseraient une altérité, n'existent pas. Le principe d'identité est la négation de toute espèce de relation au sein de l'être-en-soi. Au contraire, la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être. S'il est présent à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence, car elle suppose la séparation. Mais si nous demandons à présent : qu'est-ce qui sépare le sujet de lui-même, nous sommes contraints d'avouer que ce n'est rien. Ce qui sépare, à l'ordinaire, c'est une distance dans l'espace, un laps de temps, un différend psychologique ou simplement l'individualité de deux coprésents, bref une réalité qualifiée. Mais, dans le cas qui nous occupe, rien ne peut séparer la conscience (de) croyance de la croyance, puisque la croyance n'est rien d'autre que la conscience (de) croyance. Introduire dans l'unité d'un cogito préréflexif un élément qualifié extérieur à ce cogito, ce serait en briser l'unité, en détruire la translucidité ; il y aurait alors dans la conscience quelque chose dont elle ne serait pas conscience, et qui n'existerait pas en soi-même comme conscience. La séparation qui sépare la croyance d'elle-même ne se laisse ni saisir ni même concevoir à part. Cherche-t-on à la déceler, elle s'évanouit : on retrouve la croyance comme pure immanence. Mais si au contraire on veut saisir la croyance en tant que telle, alors la fissure est là, paraissant lorsqu'on ne veut pas la voir, disparaissant dès qu'on cherche à la contempler. Cette fissure est donc le négatif pur. La distance, le laps de temps, le différend psychologique peuvent être saisis en eux-mêmes et renferment comme tels des éléments de positivité, ils ont une simple fonction négative. Mais la fissure intraconscientielle est un rien en dehors de ce qu'elle nie et ne peut avoir d'être qu'en tant qu'on ne la voit pas. Ce négatif qui est néant d'être et pouvoir néantisant tout ensemble, c'est le néant. Nulle part nous ne pourrions le saisir dans une pareille pureté. Partout ailleurs il faut, d'une façon ou d'une autre, lui conférer l'être-en-soi en tant que néant. Mais le néant qui surgit au cœur de la conscience n'est pas. Il est été. La croyance, par exemple, n'est pas contiguïté d'un être avec un autre être, elle est sa propre présence à soi, sa propre décompression d'être. Sinon l'unité du pour-soi s'effondrerait en dualité de deux en-soi. Ainsi le pour-soi doit-il être son propre néant. L'être de la conscience, en tant que conscience, c'est d'exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l'être porte dans son être, c'est le Néant. Ainsi, pour qu'il existe un soi, il faut que l'unité de cet être comporte son propre néant comme néantisation de l'identique. Car le néant qui se glisse dans la croyance, c'est son néant, le néant de la croyance comme croyance en soi, comme croyance aveugle et pleine, comme « foi du charbonnier ». Le pour-soi est l'être qui se détermine lui-même à exister en tant qu'il ne peut pas coïncider avec lui-même.

On comprend, dès lors, qu'en interrogeant sans fil conducteur ce cogito préréflexif, nous n'ayons trouvé le néant nulle part. On ne trouve pas, on ne dévoile pas le néant à la façon dont on peut trouver, dévoiler un être. Le néant est toujours un ailleurs. C'est l'obligation pour le pour-soi de n'exister jamais que sous la forme d'un ailleurs par rapport à lui-même, d'exister comme un être qui s'affecte perpétuellement d'une inconsistance d'être. Cette inconsistance ne renvoie pas d'ailleurs à un autre être, elle n'est qu'un renvoi perpétuel de soi à soi, du reflet au reflétant, du reflétant au reflet. Toutefois, ce renvoi ne provoque pas au sein du pour-soi un mouvement infini, il est donné dans l'unité d'un seul acte : le mouvement infini n'appartient qu'au regard réflexif qui veut saisir le phénomène comme totalité et qui est renvoyé du reflet au reflétant, du reflétant au reflet sans pouvoir s'arrêter. Ainsi, le néant est ce trou d'être, cette chute de l'en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi. Mais ce néant ne peut « être été » que si son existence d'emprunt est corrélative d'un acte néantisant de l'être. Cet acte perpétuel par quoi l'en-soi se dégrade en présence à soi, nous l'appellerons acte ontologique. Le néant est la mise en question de l'être par l'être, c'est-à-dire justement la conscience ou pour-soi. C'est un événement absolu qui vient à l'être par l'être et qui, sans avoir l'être, est perpétuellement soutenu par l'être. L'être en soi étant isolé dans son être par la totale positivité, aucun être ne peut produire de l'être et rien ne peut arriver à l'être par l'être, si ce n'est le néant. Le néant est la possibilité propre de l'être et son unique possibilité. Encore cette possibilité originelle n'apparaît-elle que dans l'acte absolu qui la réalise. Le néant étant néant d'être ne peut venir à l'être que par l'être lui-même. Et sans doute vient-il à l'être par un être singulier, qui est la réalité-humaine. Mais cet être se constitue comme réalité-humaine en tant qu'il n'est rien que le projet originel de son propre néant. La réalité-humaine, c'est l'être en tant qu'il est dans son être et pour son être fondement unique du néant au sein de l'être.

II  LA FACTICITÉ DU POUR SOI

Pourtant, le pour-soi est. Il est, dira-t-on, fût-ce à titre d'être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas Il est puisque, quels que soient les écueils qui viennent la faire échouer, le projet de la sincérité est au moins concevable. Il est, à titre d'événement, au sens où je puis dire que Philippe II a été, que mon ami Pierre est, existe ; il est en tant qu'il apparaît dans une condition qu'il n'a pas choisie, en tant que Pierre est bourgeois français de 1942, que Schmitt était ouvrier berlinois de 1870 ; il est en tant qu'il est jeté dans un monde, délaissé dans une « situation », il est en tant qu'il est pure contingence, en tant que pour lui comme pour les choses du monde, comme pour ce mur, cet arbre, cette tasse, la question originelle peut se poser : « Pourquoi cet être-ci est-il tel et non autrement ? » Il est, en tant qu'il y a en lui quelque chose dont il n'est pas le fondement : sa présence an monde.

Cette saisie de l'être par lui-même comme n'étant pas son propre fondement, elle est au fond de tout cogito. Il est remarquable, à cet égard, qu'elle se découvre immédiatement au cogito réflexif de Descartes. Lorsque Descartes, en effet, veut tirer profit de sa découverte, il se saisit lui-même comme un être imparfait, « puisqu'il doute ». Mais, en cet être imparfait, il constate la présence de l'idée de parfait. Il appréhende donc un décalage entre le type d'être qu'il peut concevoir et l'être qu'il est. C'est ce décalage ou manque d'être qui est à l'origine de la seconde preuve de l'existence de Dieu. Si l'on écarte en effet la terminologie scolastique, que demeure-t-il de cette preuve : le sens très net que l'être qui possède en lui l'idée de parfait ne peut être son propre fondement, sinon il se serait produit conformément à cette idée. En d'autres termes : un être qui serait son propre fondement ne pourrait souffrir le moindre décalage entre ce qu'il est et ce qu'il conçoit, car il se produirait conformément à sa compréhension de l'être et ne pourrait concevoir que ce qu'il est. Mais cette appréhension de l'être comme un manque d'être en face de l'être est d'abord une saisie par le cogito de sa propre contingence. Je pense donc je suis. Que suis-je ? Un être qui n'est pas son propre fondement, qui, en tant qu'être, pourrait être autre qu'il est dans la mesure où il n'explique pas son être. C'est cette intuition première de notre propre contingence que Heidegger donnera comme la motivation première du passage de l'inauthentique à l'authentique. Elle est inquiétude, appel de la conscience (« Ruf des Gewissens »), sentiment de culpabilité. A vrai dire, la description de Heidegger laisse trop clairement paraître le souci de fonder ontologiquement une Ethique dont il prétend ne pas se préoccuper, comme aussi de concilier son humanisme avec le sens religieux du transcendant. L'intuition de notre contingence n'est pas assimilable à un sentiment de culpabilité. Il n'en demeure pas moins que dans l'appréhension de nous-même par nous-même, nous nous apparaissons avec les caractères d'un fait injustifiable.

Mais ne nous saisissions-nous pas, tout à l'heure1, comme conscience, c'est-à-dire comme un « être qui existe par soi » ? Comment pouvons-nous être dans l'unité d'un même surgissement à l'être, cet être qui existe par soi comme n'étant pas le fondement de son être ? Ou, en d'autres termes, comment le pour-soi qui, en tant qu'il est, n'est pas son propre être, au sens où il en serait le fondement, peut-il être, en tant qu'il est pour-soi, fondement de son propre néant ? La réponse est dans la question.

Si l'être, en effet, est le fondement du néant en tant que néantisation de son propre être, cela ne veut pas dire pour autant qu'il est le fondement de son être. Pour fonder son propre être, il faut exister à distance de soi et cela impliquerait une certaine néantisation de l'être fondé comme de l'être fondant, une dualité qui serait unité : nous retomberions dans le cas du pour-soi. En un mot, tout effort pour concevoir l'idée d'un être qui serait fondement de son être aboutit, en dépit de lui-même, à former celle d'un être qui, contingent en tant qu'être-en-soi, serait fondement de son propre néant. L'acte de causation par où Dieu est causa sui est un acte néantisant comme toute reprise de soi par soi, dans l'exacte mesure où la relation première de nécessité est un retour à soi, une réflexivité. Et cette nécessité originelle, à son tour, paraît sur le fondement d'un être contingent, celui, précisément, qui est pour être cause de soi. Quant à l'effort de Leibniz pour définir le nécessaire à partir du possible – définition reprise par Kant – il se conçoit du point de vue de la connaissance et non du point de vue de l'être. Le passage du possible à l'être tel que le conçoit Leibniz (le nécessaire est un être dont la possibilité implique l'existence) marque le passage de notre ignorance à la connaissance. La possibilité ne peut être en effet ici possibilité qu'au regard de notre pensée, puisqu'elle précède l'existence. Elle est possibilité externe par rapport à l'être dont elle est possibilité, puisque l'être en découle comme une conséquence d'un principe. Mais nous avons marqué plus haut que la notion de possibilité pouvait être considérée sous deux aspects. On peut en faire, en effet, une indication subjective (il est possible que Pierre soit mort signifie l'ignorance où je suis du sort de Pierre) et dans ce cas c'est le témoin qui décide du possible en présence du monde ; l'être a sa possibilité hors de soi, dans le pur regard qui jauge ses chances d'être ; la possibilité peut bien nous être donnée avant l'être, mais c'est à nous qu'elle est donnée et elle n'est point possibilité de cet être ; il n'appartient pas à la possibilité de la bille qui roule sur le tapis d'être déviée par un pli de l'étoffe ; la possibilité de déviation n'appartient pas non plus au tapis, elle ne peut qu'être établie synthétiquement par le témoin comme un rapport externe. Mais la possibilité peut aussi nous apparaître comme structure ontologique du réel : alors elle appartient à certains êtres comme leur possibilité, elle est la possibilité qu'ils sont, qu'ils ont à être. En ce cas, l'être soutient à l'être ses propres possibilités, il en est le fondement et il ne se peut donc pas que la nécessité de l'être puisse se tirer de sa possibilité. En un mot, Dieu, s'il existe, est contingent.

Ainsi l'être de la conscience, en tant que cet être est en soi pour se néantiser en pour-soi, demeure contingent, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à la conscience de se le donner, ni non plus de le recevoir des autres. Outre, en effet, que la preuve ontologique, comme la preuve cosmologique, échoue à constituer un être nécessaire, l'explication et le fondement de mon être en tant que je suis un tel être ne sauraient être cherchés dans l'être nécessaire : les prémisses « Tout ce qui est contingent doit trouver un fondement dans un être nécessaire. Or je suis contingent » marquent un désir de fonder et non le rattachement explicatif à un fondement réel. Elles ne sauraient aucunement rendre compte, en effet, de cette contingence-ci, mais seulement de l'idée abstraite de contingence en général. En outre, il s'agit là de valeur, non de fait2. Mais si l'être-en-soi est contingent, il se reprend lui-même en se dégradant en pour-soi. Il est pour se perdre en pour-soi. En un mot, l'être est et ne peut qu'être. Mais la possibilité propre de l'être – celle qui se révèle dans l'acte néantisant – c'est d'être fondement de soi comme conscience par l'acte sacrificiel qui le néantit ; le pour-soi c'est l'en-soi se perdant comme en-soi pour se fonder comme conscience. Ainsi la conscience tient-elle d'elle-même son être-conscience et ne peut renvoyer qu'à elle-même en tant qu'elle est sa propre néantisation mais ce qui s'anéantit en conscience, sans pouvoir être dit fondement de la conscience, c'est l'en-soi contingent. L'en-soi ne peut rien fonder ; s'il se fonde lui-même c'est en se donnant la modification du pour-soi. Il est fondement de lui-même en tant qu'il n'est déjà plus en-soi ; et nous rencontrons ici l'origine de tout fondement. Si l'être en-soi ne peut être ni son propre fondement ni celui des autres êtres, le fondement en général vient au monde par le pour-soi. Non seulement le pour-soi, comme en-soi néantisé, se fonde lui-même mais avec lui apparaît le fondement pour la première fois.

Reste que cet en-soi englouti et néantisé dans l'événement absolu qu'est l'apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle. La conscience est son propre fondement mais il reste contingent qu'il y ait une conscience plutôt que du pur et simple en-soi à l'infini. L'événement absolu ou pour-soi est contingent en son être même. Si je déchiffre les données du cogito préréflexif je constate, certes, que le pour-soi renvoie à soi. Quoi qu'il soit, il l'est sur le mode de conscience d'être. La soif renvoie à la conscience de soif qu'elle est comme à son fondement – et inversement. Mais la totalité « reflété-reflétant », si elle pouvait être donnée, serait contingence et en-soi. Seulement cette totalité ne peut être atteinte, puisque je ne puis dire ni que la conscience de soif est conscience de soif, ni que la soif est soif. Elle est là, comme totalité néantisée, comme unité évanescente du phénomène. Si je saisis le phénomène comme pluralité, cette pluralité s'indique elle-même comme unité totalitaire et, par là, son sens est la contingence, c'est-à-dire que je puis me demander : pourquoi suis-je soif, pourquoi suis-je conscience de ce verre, de ce Moi ? Mais dès que je considère cette totalité en elle-même, elle se néantit sous mon regard, elle n'est pas, elle est pour ne pas être et je reviens au pour-soi saisi dans son ébauche de dualité comme fondement de soi : j'ai cette colère parce que je me produis comme conscience de colère ; supprimez cette causation de soi qui constitue l'être du pour-soi et vous ne rencontrerez plus rien, même pas la « colère-en-soi » car la colère existe par nature comme pour-soi. Ainsi le pour-soi est soutenu par une perpétuelle contingence, qu'il reprend à son compte et s'assimile sans jamais pouvoir la supprimer. Cette contingence perpétuellement évanescente de l'en-soi qui hante le pour-soi et le rattache à l'être-en-soi sans jamais se laisser saisir, c'est ce que nous nommerons la facticité du pour-soi. C'est cette facticité qui permet de dire qu'il est, qu'il existe, bien que nous ne puissions jamais la réaliser et que nous la saisissions toujours à travers le pour-soi. Nous signalions plus haut que nous ne pouvons rien être sans jouer à l'être3. « Si je suis garçon de café, écrivions-nous, ce ne peut être que sur le mode de ne l'être pas. » Et cela est vrai : si je pouvais être garçon de café, je me constituerais soudain comme un bloc contingent d'identité. Cela n'est point : cet être contingent et en soi m'échappe toujours. Mais pour que je puisse donner librement un sens aux obligations que comporte mon état, il faut qu'en un sens, au sein du pour-soi, comme totalité perpétuellement évanescente, l'être-en-soi comme contingence évanescente de ma situation soit donné. C'est ce qui ressort bien du fait que, si je dois jouer à être garçon de café pour l'être, du moins aurai-je beau jouer au diplomate ou au marin : je ne le serai pas. Ce fait insaisissable de ma condition, cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la pure et simple comédie, c'est ce qui fait que le pour-soi, tout en choisissant le sens de sa situation et en se constituant lui-même comme fondement de lui-même en situation, ne choisit pas sa position. C'est ce qui fait que je me saisis à la fois comme totalement responsable de mon être, en tant que j'en suis le fondement et, à la fois, comme totalement injustifiable. Sans la facticité la conscience pourrait choisir ses attaches au monde, à la façon dont les âmes, dans La République, choisissent leur condition : je pourrais me déterminer à « naître ouvrier » ou à « naître bourgeois ». Mais d'autre part la facticité ne peut me constituer comme étant bourgeois ou étant ouvrier. Elle n'est même pas, à proprement parler, une résistance du fait, puisque c'est en la reprenant dans l'infrastructure du cogito préréflexif que je lui conférerai son sens et sa résistance. Elle n'est qu'une indication que je me donne à moi-même de l'être que je dois rejoindre pour être ce que je suis. Il est impossible de la saisir dans sa nudité brute, puisque tout ce que nous trouverons d'elle est déjà repris et librement construit. Le simple fait « d'être là », à cette table, dans cette pièce, est déjà le pur objet d'un concept-limite et ne saurait être atteint en tant que tel. Et pourtant il est contenu dans ma « conscience d'être là » comme sa contingence plénière, comme l'en-soi néantisé sur le fond de quoi le pour-soi se produit lui-même comme conscience d'être là. Le pour-soi s'approfondissant lui-même comme conscience d'être là ne découvrira jamais en soi que des motivations, c'est-à-dire qu'il sera perpétuellement renvoyé à lui-même et à sa liberté constante (Je suis là pour... etc.). Mais la contingence qui transit ces motivations, dans la mesure même où elles se fondent totalement elles-mêmes, c'est la facticité du pour-soi. Le rapport du pour-soi, qui est son propre fondement en tant que pour-soi, à la facticité peut être correctement dénommé : nécessité de fait. Et c'est bien cette nécessité de fait que Descartes et Husserl saisissent comme constituant l'évidence du cogito. Nécessaire, le pour-soi l'est en tant qu'il se fonde lui-même. Et c'est pourquoi il est l'objet réfléchi d'une intuition apodictique : je ne peux pas douter que je sois. Mais en tant que ce pour-soi, tel qu'il est, pourrait ne pas être, il a toute la contingence du fait. De même que ma liberté néantisante se saisit elle-même par l'angoisse, le pour-soi est conscient de sa facticité : il a le sentiment de son entière gratuité, il se saisit comme étant là pour rien, comme étant de trop.

Il ne faut pas confondre la facticité avec cette substance cartésienne dont l'attribut est la pensée. Certes la substance pensante n'existe qu'autant qu'elle pense et, étant chose créée, elle participe à la contingence de l'ens creatum. Mais elle est. Elle conserve le caractère d'en-soi dans son intégrité, bien que le pour-soi soit son attribut. C'est ce qu'on nomme l'illusion substantialiste de Descartes. Pour nous, au contraire, l'apparition du pour-soi ou événement absolu renvoie bien à l'effort d'un en-soi pour se fonder : il correspond à une tentative de l'être pour lever la contingence de son être ; mais cette tentative aboutit à la néantisation de l'en-soi, parce que l'en-soi ne peut se fonder sans introduire le soi, ou renvoi réflexif et néantisant, dans l'identité absolue de son être et par conséquent sans se dégrader en pour-soi. Le pour-soi correspond donc à une destruction décomprimante de l'en-soi et l'en-soi se néantit et s'absorbe dans sa tentative pour se fonder. Il n'est donc pas une substance dont le pour-soi serait l'attribut et qui produirait la pensée sans s'épuiser dans cette production même. Il demeure simplement dans le pour-soi comme un souvenir d'être, comme son injustifiable présence au monde. L'être-en-soi peut fonder son néant mais non son être ; dans sa décompression il se néantit en un pour-soi qui devient en tant que pour-soi son propre fondement ; mais sa contingence d'en-soi demeure hors de prise. C'est ce qui reste de l'en-soi dans le pour-soi comme facticité et c'est ce qui fait que le pour-soi n'a qu'une nécessité de fait, c'est-à-dire qu'il est le fondement de son être-conscience ou existence, mais qu'il ne peut en aucun cas fonder sa présence. Ainsi la conscience ne peut en aucun cas s'empêcher d'être et pourtant elle est totalement responsable de son être.

III  LE POUR-SOI ET L'ÊTRE DE LA VALEUR

Une étude de la réalité-humaine doit commencer par le cogito. Mais le « Je pense » cartésien est conçu dans une perspective instantanéiste de la temporalité. Peut-on trouver au sein du cogito un moyen de transcender cette instantanéité ? Si la réalité-humaine se limitait à l'être du Je pense, elle n'aurait qu'une vérité d'instant. Et il est bien vrai qu'elle est chez Descartes une totalité instantanée, puisqu'elle n'élève, par elle-même, aucune prétention sur l'avenir, puisqu'il faut un acte de « création » continuée pour la faire passer d'un instant à l'autre. Mais peut-on même concevoir une vérité de l'instant ? Et le cogito n'engage-t-il pas à sa manière le passé et l'avenir ? Heidegger est tellement persuadé que le Je pense de Husserl est un piège aux alouettes fascinant et engluant, qu'il a totalement évité le recours à la conscience dans sa description du Dasein. Son but est de le montrer immédiatement comme souci, c'est-à-dire comme s'échappant à soi dans le projet de soi vers les possibilités qu'il est. C'est ce projet de soi hors de soi qu'il nomme la « compréhension » (Verstand) et qui lui permet d'établir la réalité-humaine comme étant « révélante-révélée ». Mais cette tentative pour montrer d'abord l'échappement à soi du Dasein va rencontrer à son tour des difficultés insurmontables : on ne peut pas supprimer d'abord la dimension « conscience », fût-ce pour la rétablir ensuite. La compréhension n'a de sens que si elle est conscience de compréhension. Ma possibilité ne peut exister comme ma possibilité que si c'est ma conscience qui s'échappe à soi vers elle. Sinon tout le système de l'être et de ses possibilités tombera dans l'inconscient, c'est-à-dire dans l'en-soi. Nous voilà rejeté vers le cogito. Il faut en partir. Peut-on l'élargir sans perdre les bénéfices de l'évidence réflexive ? Que nous a révélé la description du pour-soi ?

Nous avons rencontré d'abord une neantisation dont l'être du pour-soi s'affecte en son être. Et cette révélation du néant ne nous a pas paru dépasser les bornes du cogito. Mais regardons-y mieux.

Le pour-soi ne peut soutenir la néantisation sans se déterminer lui-même comme un défaut d'être. Cela signifie que la néantisation ne coïncide pas avec une simple introduction du vide dans la conscience. Un être extérieur n'a pas expulsé l'en-soi de la conscience, mais c'est le pour-soi qui se détermine perpétuellement lui-même à n'être pas l'en-soi. Cela signifie qu'il ne peut se fonder lui-même qu'à partir de l'en-soi et contre l'en-soi. Ainsi la néantisation, étant néantisation d'être, représente la liaison originelle entre l'être du pour-soi et l'être de l'en-soi. L'en-soi concret et réel est tout entier présent au cœur de la conscience comme ce qu'elle se détermine elle-même à ne pas être. Le cogito doit nous amener nécessairement à découvrir cette présence totale et hors d'atteinte de l'en-soi. Et, sans doute, le fait de cette présence sera-t-il la transcendance elle-même du pour-soi. Mais précisément c'est la néantisation qui est l'origine de la transcendance conçue comme lien originel du pour-soi avec l'en-soi. Ainsi entrevoyons-nous un moyen de sortir du cogito. Et nous verrons plus loin, en effet, que le sens profond du cogito c'est de rejeter par essence hors de soi. Mais il n'est pas temps encore de décrire cette caractéristique du pour-soi. Ce que la description ontologique a fait immédiatement paraître, c'est que cet être est fondement de soi comme défaut d'être, c'est-à-dire qu'il se fait déterminer en son être par un être qu'il n'est pas.

Toutefois il est bien des façons de n'être pas et certaines d'entre elles n'atteignent pas la nature intime de l'être qui n'est pas ce qu'il n'est pas. Si, par exemple, je dis d'un encrier qu'il n'est pas un oiseau, l'encrier et l'oiseau demeurent intouchés par la négation. Celle-ci est une relation externe qui ne peut être établie que par une réalité-humaine témoin. Par contre, il est un type de négations qui établit un rapport interne entre ce qu'on nie et ce de quoi on le nie4. De toutes les négations internes, celle qui pénètre le plus profondément dans l'être, celle qui constitue dans son être l'être dont elle nie avec l'être qu'elle nie, c'est le manque. Ce manque n'appartient pas à la nature de l'en-soi, qui est tout positivité. Il ne paraît dans le monde qu'avec le surgissement de la réalité-humaine. C'est seulement dans le monde humain qu'il peut y avoir des manques. Un manque suppose une trinité : ce qui manque ou manquant, ce à quoi manque ce qui manque ou existant, et une totalité qui a été désagrégée par le manque et qui serait restaurée par la synthèse du manquant et de l'existant : c'est le manqué. L'être qui est livré à l'intuition de la réalité-humaine est toujours ce à quoi il manque ou existant. Par exemple, si je dis que la lune n'est pas pleine et qu'il lui manque un quartier, je porte ce jugement sur une intuition pleine d'un croissant de lune. Ainsi ce qui est livré à l'intuition est un en-soi qui, en lui-même, n'est ni complet ni incomplet, mais qui est ce qu'il est tout simplement, sans rapport avec d'autres êtres. Pour que cet en-soi soit saisi comme croissant de lune, il faut qu'une réalité-humaine dépasse le donné vers le projet de la totalité réalisée – ici le disque de la pleine lune – et revienne ensuite vers le donné pour le constituer comme croissant de lune. C'est-à-dire pour le réaliser dans son être à partir de la totalité qui en devient le fondement. Et dans ce même dépassement le manquant sera posé comme ce dont l'adjonction synthétique à l'existant reconstituera la totalité synthétique du manqué. En ce sens le manquant est de même nature que l'existant, il suffirait d'un renversement de la situation pour qu'il devienne existant à quoi manque ce qui manque, tandis que l'existant deviendrait manquant. Ce manquant comme complémentaire de l'existant est déterminé dans son être par la totalité synthétique du manqué. Ainsi, dans le monde humain, l'être incomplet qui se livre à l'intuition comme manquant est constitué par le manqué – c'est-à-dire par ce qu'il n'est pas – dans son être ; c'est la pleine lune qui confère au croissant de lune son être de croissant ; c'est ce qui n'est pas qui détermine ce qui est ; il est dans l'être de l'existant, comme corrélatif d'une transcendance humaine, de mener hors de soi jusqu'à l'être qu'il n'est pas comme à son sens.

La réalité-humaine, par quoi le manque apparaît dans le monde, doit être elle-même un manque. Car le manque ne peut venir de l'être que par le manque, l'en-soi ne peut être occasion de manque à l'en-soi. En d'autres termes, pour que l'être soit manquant ou manqué, il faut qu'un être se fasse son propre manque ; seul un être qui manque peut dépasser l'être vers le manqué.

Que la réalité-humaine soit manque, l'existence du désir comme fait humain suffirait à le prouver. Comment expliquer le désir, en effet, si l'on veut y voir un état psychique, c'est-à-dire un être dont la nature est d'être ce qu'il est ? Un être qui est ce qu'il est, dans la mesure où il est considéré comme étant ce qu'il est, n'appelle rien à soi pour se compléter. Un cercle inachevé n'appelle l'achèvement qu'en tant qu'il est dépassé par la transcendance humaine. En soi il est complet et parfaitement positif comme courbe ouverte. Un état psychique qui existerait avec la suffisance de cette courbe ne saurait posséder par surcroît le moindre « appel vers » autre chose : il serait lui-même, sans aucune relation avec ce qui n'est pas lui ; il faudrait, pour le constituer comme faim ou soif, une transcendance extérieure qui le dépasse vers la totalité « faim apaisée », comme elle dépasse le croissant de lune vers la pleine lune. On ne se tirera pas d'affaire en faisant du désir un conatus conçu à l'image d'une force physique. Car le conatus, derechef, même si on lui concède l'efficience d'une cause, ne saurait posséder en lui-même les caractères d'un appétit vers un autre état. Le conatus comme producteur d'états ne saurait s'identifier au désir comme appel d'état. Un recours au parallélisme psychophysiologique ne permettrait pas davantage d'écarter ces difficultés la soif comme phénomène organique, comme besoin « physiologique » d'eau n'existe pas. L'organisme privé d'eau présente certains phénomènes positifs, par exemple, un certain épaississement coagulescent du liquide sanguin, lequel provoque à son tour certains autres phénomènes. L'ensemble est un état positif de l'organisme qui ne renvoie qu'à lui-même, tout juste comme l'épaississement d'une solution dont l'eau s'évapore ne peut être considéré en lui-même comme un désir d'eau de la solution. Si l'on suppose une exacte correspondance du mental et du physiologique, cette correspondance ne peut s'établir que sur fond d'identité ontologique, comme l'a vu Spinoza. En conséquence, l'être de la soif psychique sera l'être en soi d'un état et nous sommes renvoyé derechef à une transcendance témoin. Mais alors la soif sera désir pour cette transcendance, non pour elle-même : elle sera désir aux yeux d'autrui. Si le désir doit pouvoir être à soi-même désir, il faut qu'il soit la transcendance elle-même, c'est-a-dire qu'il soit par nature échappement à soi vers l'objet désiré. En d'autres termes, il faut qu'il soit un manque – mais non pas un manque-objet, un manque subi, créé par le dépassement qu'il n'est pas : il faut qu'il soit son propre manque de... Le désir est manque d'être, il est hanté en son être le plus intime par l'être dont il est désir. Ainsi témoigne-t-il de l'existence du manque dans l'être de la réalité-humaine. Mais si la réalité-humaine est manque, par elle surgit dans l'être la trinité de l'existant, du manquant et du manqué. Quels sont au juste les trois termes de cette trinité ?

Ce qui joue ici le rôle de l'existant, c'est ce qui se livre au cogito comme l'immédiat du désir ; par exemple, c'est ce pour-soi que nous avons saisi comme n'étant pas ce qu'il est et étant ce qu'il n'est pas. Mais que peut être le manqué ?

Pour répondre à cette question, il nous faut revenir sur l'idée de manque et déterminer mieux le lien qui unit l'existant au manquant. Ce lien ne saurait être de simple contiguïté. Si ce qui manque est si profondément présent, dans son absence même, au cœur de l'existant, c'est que l'existant et le manquant sont d'un même coup saisis et dépassés dans l'unité d'une même totalité. Et ce qui se constitue soi-même comme manque ne peut le faire qu'en se dépassant vers une grande forme désagrégée. Ainsi le manque est apparition sur le fond d'une totalité. Il importe peu d'ailleurs que cette totalité ait été originellement donnée et soit présentement désagrégée (« les bras de la Vénus de Milo manquent... ») ou qu'elle n'ait jamais encore été réalisée (« Il manque de courage »). Ce qui importe, c'est seulement que le manquant et l'existant se donnent ou soient saisis comme devant s'anéantir dans l'unité de la totalité manquée. Tout ce qui manque manque à... pour... Et ce qui est donné dans l'unité d'un surgissement primitif, c'est le pour, conçu comme n'étant pas encore ou n'étant plus, absence vers laquelle se dépasse ou est dépassé l'existant tronqué qui se constitue par là même comme tronqué. Quel est le pour de la réalité-humaine ?

Le pour-soi, comme fondement de soi, est le surgissement de la négation. Il se fonde en tant qu'il nie de soi un certain être ou une manière d'être. Ce qu'il nie ou néantit, nous le savons, c'est l'être-en-soi. Mais non pas n'importe quel être-en-soi : la réalité-humaine est avant tout son propre néant. Ce qu'elle nie ou néantit de soi comme pour-soi, ce ne peut être que soi. Et, comme elle est constituée dans son sens par cette néantisation et cette présence en elle de ce qu'elle néantit à titre de néantisé, c'est le soi-comme-être-en-soi manqué qui fait le sens de la réalité-humaine. En tant que, dans son rapport primitif à soi, la réalité-humaine n'est pas ce qu'elle est, son rapport à soi n'est pas primitif et ne peut tirer son sens que d'un premier rapport qui est le rapport nul ou identité. C'est le soi qui serait ce qu'il est, qui permet de saisir le pour-soi comme n'étant pas ce qu'il est ; la relation niée dans la définition du pour-soi – et qui, comme telle, doit être posée d'abord –, c'est une relation, donnée comme perpétuellement absente, du pour-soi à lui-même sur le mode de l'identité. Le sens de ce trouble subtil par quoi la soif s'échappe et n'est pas soif, en tant qu'elle est conscience de soif, c'est une soif qui serait soif et qui la hante. Ce que le pour-soi manque, c'est le soi – ou soi-même comme en-soi.

Il ne faudrait pas confondre, toutefois, cet en-soi manqué avec celui de la facticité. L'en-soi de la facticité, dans son échec à se fonder, s'est résorbé en pure présence au monde du pour-soi. L'en-soi manqué, au contraire, est pure absence. L'échec de l'acte fondant, en outre, a fait surgir de l'en-soi le pour-soi comme fondement de son propre néant. Mais le sens de l'acte fondant manqué demeure comme transcendant. Le pour-soi dans son être est échec, parce qu'il n'est fondement que de soi-même en tant que néant. A vrai dire cet échec est son être même, mais il n'a de sens que s'il se saisit lui-même comme échec en présence de l'être qu'il a échoué à être, c'est-à-dire de l'être qui serait fondement de son être et non plus seulement fondement de son néant, c'est-à-dire qui serait son fondement en tant que coïncidence avec soi. Par nature le cogito renvoie à ce dont il manque et à ce qu'il manque, parce qu'il est cogito hanté par l'être, Descartes l'a bien vu ; et telle est l'origine de la transcendance : la réalité-humaine est son propre dépassement vers ce qu'elle manque, elle se dépasse vers l'être particulier qu'elle serait si elle était ce qu'elle est. La réalité-humaine n'est pas quelque chose qui existerait d'abord pour manquer par après de ceci ou de cela : elle existe d'abord comme manque et en liaison synthétique immédiate avec ce qu'elle manque. Ainsi l'événement pur par quoi la réalité-humaine surgit comme présence au monde est saisie d'elle-même par soi comme son propre manque. La réalité-humaine se saisit dans sa venue à l'existence comme être incomplet Elle se saisit comme étant en tant qu'elle n'est pas, en présence de la totalité singulière qu'elle manque et qu'elle est sous forme de ne l'être pas et qui est ce qu'elle est. La réalité-humaine est dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui n'est jamais donnée. Si le cogito tend vers l'être, c'est que par sa surrection même il se dépasse vers l'être en se qualifiant dans son être comme l'être à qui la coïncidence avec soi manque pour être ce qu'il est. Le cogito est indissolublement lié à l'être-en-soi, non comme une pensée à son objet – ce qui relativiserait l'en-soi – mais comme un manque à ce qui définit son manque. En ce sens la seconde preuve cartésienne est rigoureuse : l'être imparfait se dépasse vers l'être parfait : l'être qui n'est fondement que de son néant se dépasse vers l'être qui est fondement de son être. Mais l'être vers quoi la réalité-humaine se dépasse n'est pas un Dieu transcendant : il est au cœur d'elle-même, il n'est qu'elle-même comme totalité.

C'est que, en effet, cette totalité n'est pas le pur et simple en-soi contingent du transcendant. Ce que la conscience saisit comme l'être vers quoi elle se dépasse, s'il était pur en-soi, coïnciderait avec l'anéantissement de la conscience. Mais la conscience ne se dépasse point vers son anéantissement, elle ne veut pas se perdre dans l'en-soi d'identité à la limite de son dépassement. C'est pour le pour-soi en tant que tel que le pour-soi revendique l'être-en-soi.

Ainsi cet être perpétuellement absent qui hante le pour-soi, c'est lui-même figé en en-soi. C'est l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en-soi : il serait son propre fondement non en tant que néant mais en tant qu'être et garderait en lui la translucidité nécessaire de la conscience en même temps que la coïncidence avec soi de l'être en soi. Il conserverait en lui ce retour sur soi qui conditionne toute nécessité et tout fondement. Mais ce retour sur soi se ferait sans distance, il ne serait point présence à soi, mais identité à soi. Bref, cet être serait justement le soi que nous avons montré ne pouvoir exister que comme rapport perpétuellement évanescent, mais il le serait en tant qu'être substantiel. Ainsi la réalité-humaine surgit comme telle en présence de sa propre totalité ou soi comme manque de cette totalité. Et cette totalité ne peut être donnée par nature, puisqu'elle rassemble en soi les caractères incompatibles de l'en-soi et du pour-soi. Et qu'on ne nous reproche pas d'inventer à plaisir un être de cette espèce : lorsque cette totalité dont l'être et l'absence absolue sont hypostasiés comme transcendance par delà le monde, par un mouvement ultérieur de la médiation, elle prend le nom de Dieu. Et Dieu n'est-il pas à la fois un être qui est ce qu'il est en tant qu'il est tout positivité et le fondement du monde – et à la fois un être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas, en tant que conscience de soi et que fondement nécessaire de lui-même ? La réalité-humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être comme perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir l'être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dépassement possible de l'état de malheur.

Mais quel est au juste dans son être cet être vers quoi se dépasse la conscience malheureuse ? Dirons-nous qu'il n'existe pas ? Ces contradictions que nous relevons en lui prouvent seulement qu'il ne peut pas être réalisé. Et rien ne peut valoir contre cette vérité d'évidence : la conscience ne peut exister qu'engagée dans cet être qui la cerne de toute part et la transit de sa présence fantôme – cet être qu'elle est et qui pourtant n'est pas elle. Dirons-nous que c'est un être relatif à la conscience ? Ce serait le confondre avec l'objet d'une thèse. Cet être n'est pas posé par et devant la conscience ; il n'y a pas conscience de cet être, puisqu'il hante la conscience non-thétique (de) soi. Il la marque comme son sens d'être et elle n'est pas plus conscience de lui qu'elle n'est conscience de soi. Pourtant, il ne saurait non plus échapper à la conscience : mais en tant qu'elle se porte à l'être comme conscience (d') être, il est là. Et précisément ce n'est pas la conscience qui confère son sens à cet être, comme elle fait à cet encrier ou à ce crayon ; mais sans cet être qu'elle est sous forme de ne l'être pas, la conscience ne serait pas conscience, c'est-à-dire manque : c'est de lui, au contraire, qu'elle tire pour elle-même sa signification de conscience. Il surgit en même temps qu'elle, à la fois dans son cœur et hors d'elle, il est la transcendance absolue dans l'immanence absolue, il n'y a priorité ni de lui sur la conscience ni de la conscience sur lui : ils font couple. Sans doute ne saurait-il exister sans le pour-soi, mais le pour-soi non plus ne saurait exister sans lui. La conscience se tient par rapport à cet être sur le mode d'être cet être, car il est elle-même, mais comme un être qu'elle ne peut pas être. Il est elle-même, au cœur d'elle-même et hors d'atteinte, comme une absence et un irréalisable, et sa nature est d'enfermer en soi sa propre contradiction ; son rapport au pour-soi est une immanence totale qui s'achève en totale transcendance.

Il ne faut pas concevoir cet être, d'ailleurs, comme présent à la conscience avec les seuls caractères abstraits que nos recherches ont établis. La conscience concrète surgit en situation et elle est conscience singulière et individualisée de cette situation et (d') elle-même en situation. C'est à cette conscience concrète que le soi est présent et tous les caractères concrets de la conscience ont leurs corrélatifs dans la totalité du soi. Le soi est individuel, et c'est comme son achèvement individuel qu'il hante le pour-soi. Un sentiment, par exemple, est sentiment en présence d'une norme, c'est-à-dire d'un sentiment de même type mais qui serait ce qu'il es . Cette norme ou totalité du soi affectif est directement présente comme manque souffert au cœur même de la souffrance. On souffre et on souffre de ne pas souffrir assez. La souffrance dont nous parlons n'est jamais tout à fait celle que nous ressentons. Ce que nous appelons la « belle » ou la « bonne » ou la « vraie » souffrance et qui nous émeut, c'est la souffrance que nous lisons sur le visage des autres, mieux encore sur les portraits, sur la face d'une statue, sur un masque tragique. C'est une souffrance qui a de l'être. Elle s'offre à nous comme un tout compact et objectif, qui n'attendait pas notre venue pour être et qui déborde la conscience que nous en prenons ; elle est là, au milieu du monde, impénétrable et dense, comme cet arbre ou cette pierre, elle dure ; enfin, elle est ce qu'elle est ; nous pouvons dire d'elle : cette souffrance là-bas, qui s'exprime par ce rictus, par ce froncement de sourcils. Elle est supportée et offerte par la physionomie, mais non créée. Elle s'est posée sur elle, elle est au-delà de la passivité comme de l'activité, de la négation comme de l'affirmation : elle est. Et cependant elle ne peut être que comme conscience de soi. Nous savons bien que ce masque n'exprime pas la grimace inconsciente d'un dormeur, ni le rictus d'un mort : il renvoie à des possibles, à une situation dans le monde. La souffrance est le rapport conscient à ces possibles, à cette situation, mais solidifié, coulé dans le bronze de l'être ; et c'est en tant que telle qu'elle nous fascine : elle est comme une approximation dégradée de cette souffrance-en-soi qui hante notre propre souffrance. La souffrance que je ressens, au contraire, n'est jamais assez souffrance, du fait qu'elle se néantit comme en soi par l'acte même où elle se fonde. Elle s'échappe comme souffrance vers la conscience de souffrir. Je ne puis jamais être surpris par elle, car elle n'est que dans l'exacte mesure où je la ressens. Sa translucidité lui ôte toute profondeur. Je ne puis l'observer, comme j'observe celle de la statue, puisque je la fais et que je la sais. S'il faut souffrir, je voudrais que ma souffrance me saisisse et me déborde comme un orage : mais il faut, au contraire, que je l'élève à l'existence dans ma libre spontanéité. Je voudrais à la fois l'être et la subir, mais cette souffrance énorme et opaque qui me transporterait hors de moi, elle m'effleure continuellement de son aile et je ne peux la saisir, je ne trouve que moi, moi qui me plains, moi qui gémis, moi qui dois, pour réaliser cette souffrance que je suis, jouer sans répit la comédie de souffrir. Je me tords les bras, je crie, pour que des êtres en soi, des sons, des gestes, courent par le monde, chevauchés par la souffrance en soi que je ne peux être. Chaque plainte, chaque physionomie de celui qui souffre vise à sculpter une statue en soi de la souffrance. Mais cette statue n'existera jamais que par les autres, que pour les autres. Ma souffrance souffre d'être ce qu'elle n'est pas, de n'être pas ce qu'elle est ; sur le point de se rejoindre elle s'échappe, séparée d'elle par rien, par ce néant dont elle est elle-même le fondement. Elle bavarde parce qu'elle n'est pas assez, mais son idéal est le silence. Le silence de la statue, de l'homme accablé qui baisse le front et se voile la face sans rien dire. Mais cet homme silencieux, c'est pour moi qu'il ne parle pas. En lui-même, il bavarde intarissablement, car les mots du langage intérieur sont comme des esquisses du « soi » de la souffrance. C'est à mes yeux qu'il est « écrasé » de souffrance : en lui il se sent responsable de cette douleur qu'il veut en ne la voulant pas et qu'il ne veut pas en la voulant et qui est hantée par une perpétuelle absence, celle de la souffrance immobile et muette qui est le soi, la totalité concrète et hors d'atteinte du pour-soi qui souffre, le pour de la réalité-humaine en souffrance. On le voit, cette souffrance-soi qui visite ma souffrance n'est jamais posée par celle-ci. Et ma souffrance réelle n'est pas un effort pour atteindre au soi. Mais elle ne peut être souffrance que comme conscience (de) n'être pas assez souffrance en présence de cette souffrance plénière et absente.

Nous pouvons à présent déterminer avec plus de netteté ce qu'est l'être du soi : c'est la valeur. La valeur, en effet, est affectée de ce double caractère, que les moralistes ont fort incomplètement expliqué, d'être inconditionnellement et de n'être pas. En tant que valeur, en effet, la valeur a l'être ; mais cet existant normatif n'a précisément pas d'être en tant que réalité. Son être est d'être valeur, c'est-à-dire de n'être pas être. Ainsi l'être de la valeur en tant que valeur, c'est l'être de ce qui n'a pas d'être. La valeur semble donc insaisissable : à la prendre comme être, on risque de méconnaître totalement son irréalité et d'en faire, comme les sociologues, une exigence de fait parmi d'autres faits. En ce cas la contingence de l'être tue la valeur. Mais, inversement, si on n'a d'yeux que pour l'idéalité des valeurs, on va à leur retirer l'être et, faute d'être, elles s'effondrent. Sans doute puis-je, comme Scheler l'a montré, atteindre à l'intuition des valeurs à partir d'exemplifications concrètes : je puis saisir la noblesse sur un acte noble. Mais la valeur ainsi appréhendée ne se livre pas comme étant de plain-pied dans l'être avec l'acte qu'elle valorise – à la façon, par exemple, de l'essence « rouge » par rapport au rouge singulier. Elle se donne comme un au-delà des actes envisagés, comme la limite, par exemple, de la progression infinie des actes nobles. La valeur est par delà l'être. Pourtant, si nous ne nous payons pas de mots, il faut reconnaître que cet être qui est par delà l'être possède au moins l'être en quelque façon. Ces considérations suffisent à nous faire admettre que la réalité-humaine est ce par quoi la valeur arrive dans le monde. Or, la valeur a pour sens d'être ce vers quoi un être dépasse son être : tout acte valorisé est arrachement à son être vers... La valeur étant toujours et partout le par-delà de tous les dépassements, peut être considérée comme l'unité inconditionnée de tous les dépassements d'être. Et par là elle fait couple avec la réalité qui originellement dépasse son être et par qui le dépassement vient à l'être, c'est-à-dire avec la réalité-humaine. Et l'on voit aussi que la valeur, étant l'au-delà inconditionné de tous les dépassements, doit être originellement l'au-delà de l'être lui-même qui dépasse, car c'est la seule manière dont elle puisse être l'au-delà originel de tous les dépassements possibles. Si tout dépassement doit pouvoir se dépasser, en effet, il faut que l'être qui dépasse soit, a priori, dépassé en tant qu'il est la source même des dépassements ; ainsi la valeur prise à son origine ou valeur suprême est l'au-delà et le pour de la transcendance. Elle est l'au-delà qui dépasse et fonde tous mes dépassements, mais vers quoi je ne peux jamais me dépasser, puisque justement mes dépassements la supposent. Elle est le manqué de tous les manques, non le manquant. La valeur, c'est le soi en tant qu'il hante le cœur du pour-soi comme ce pour quoi il est. La valeur suprême vers quoi la conscience se dépasse à tout instant par son être même, c'est l'être absolu du soi, avec ses caractères d'identité, de pureté, de permanence, etc., et en tant qu'il est fondement de soi. C'est ce qui nous permet de concevoir pourquoi la valeur peut à la fois être et ne pas être. Elle est comme le sens et l'au-delà de tout dépassement, elle est comme l'en-soi absent qui hante l'être pour soi. Mais dès qu'on la considère, on voit qu'elle est elle-même dépassement de cet être-en-soi, puisqu'elle se le donne. Elle est par delà son propre être puisque, son être étant du type de la coïncidence avec soi, elle dépasse aussitôt cet être, sa permanence, sa pureté, sa consistance, son identité, son silence, en réclamant ces qualités à titre de présence à soi. Et, réciproquement, si on débute par la considérer comme présence à soi, cette présence aussitôt est solidifiée, figée en en-soi. En outre, elle est en son être la totalité manquée vers quoi un être se fait être. Elle surgit pour un être non en tant que cet être est ce qu'il est, en pleine contingence, mais en tant qu'il est fondement de sa propre néantisation. En ce sens la valeur hante l'être en tant qu'il se fonde, non en tant qu'il est : elle hante la liberté. Cela signifie que le rapport de la valeur au pour-soi est très particulier : elle est l'être qu'il a à être en tant qu'il est fondement de son néant d'être. Et s'il a à être cet être, ce n'est pas sous l'emprise d'une contrainte extérieure, ni parce que la valeur, comme le premier moteur d'Aristote, exercerait sur lui une attraction de fait, ni en vertu d'un caractère reçu de son être, mais c'est qu'il se fait être dans son être comme ayant à être cet être. En un mot le soi, le pour-soi et leur rapport se tiennent à la fois dans les limites d'une liberté inconditionnée – en ce sens que rien ne fait exister la valeur, si ce n'est cette liberté qui du même coup me fait exister moi-même – et à la fois dans les bornes de la facticité concrète, en tant que, fondement de son néant, le pour-soi ne peut être fondement de son être. Il y a donc une totale contingence de l'être-pour-la-valeur, qui reviendra ensuite sur toute la morale, pour la transir et la relativiser – et, en même temps, une libre et absolue nécessité5.

La. valeur dans son surgissement originel n'est point posée par le pour-soi : elle lui est consubstantielle – au point qu'il n'y a point de conscience qui ne soit hantée par sa valeur et que la réalité-humaine au sens large enveloppe le pour-soi et la valeur. Si la valeur hante le pour-soi sans être posée par lui, c'est qu'elle n'est pas l'objet d'une thèse : en effet, il faudrait pour cela que le pour-soi fût à lui-même objet de position, puisque valeur et pour-soi ne peuvent surgir que dans l'unité consubstantielle d'un couple. Ainsi le pour-soi comme conscience non-thétique (de) soi n'existe pas en face de la valeur, au sens où, pour Leibniz, la monade existe « seule, en face de Dieu ». La valeur n'est donc point connue, à ce stade, puisque la connaissance pose l'objet en face de la conscience. Elle est seulement donnée avec la translucidité non-thétique du pour-soi, qui se fait être comme conscience d'être, elle est partout et nulle part, au cœur du rapport néantisant « reflet-reflétant », présente et hors d'atteinte, vécue simplement comme le sens concret de ce manque qui fait mon être présent. Pour que la valeur devienne l'objet d'une thèse, il faut que le pour-soi qu'elle hante comparaisse devant le regard de la réflexion. La conscience réflexive, en effet, pose l'Erlebnis réfléchie dans sa nature de manque et dégage du même coup la valeur comme le sens hors d'atteinte de ce qui est manqué. Ainsi la conscience réflexive peut-elle être dite, à proprement parler, conscience morale puisqu'elle ne peut surgir sans dévoiler du même coup les valeurs. Il va de soi que je demeure libre, dans ma conscience réflexive, de diriger mon attention sur elles ou de les négliger – exactement comme il dépend de moi de regarder plus particulièrement, sur cette table, mon stylo ou mon paquet de tabac. Mais qu'elles soient ou non l'objet d'une attention circonstanciée, elles sont.

Il n'en faudrait pas conclure, cependant, que le regard réflexif soit le seul qui puisse faire apparaître la valeur ; et que nous projetions par analogie les valeurs de notre pour-soi dans le monde de la transcendance. Si l'objet de l'intuition est un phénomène de la réalité-humaine, mais transcendant, il se livre aussitôt avec sa valeur, car le pour-soi d'autrui n'est pas un phénomène caché et qui se donnerait seulement comme la conclusion d'un raisonnement par analogie. Il se manifeste originellement à mon pour-soi et même, nous le verrons, sa présence comme pour-autrui est condition nécessaire de la constitution du pour-soi comme tel. Et dans ce surgissement du pour-autrui, la valeur est donnée comme dans le surgissement du pour-soi, encore que sur un mode d'être différent. Mais nous ne saurions traiter de la rencontre objective des valeurs dans le monde tant que nous n'avons pas élucidé la nature du pour-autrui. Nous renvoyons donc l'examen de cette question à la troisième partie du présent ouvrage.

IV  LE POUR-SOI ET L'ÊTRE DES POSSIBLES

Nous avons vu que la réalité-humaine était un manque et qu'elle manquait, en tant que pour-soi, d'une certaine coïncidence avec elle-même. Concrètement, chaque pour-soi (Erlebnis) particulier manque d'une certaine réalité particulière et concrète dont l'assimilation synthétique le transformerait en soi. Il manque de... pour... comme le disque ébréché de la lune manque de ce qu'il faudrait pour le compléter et le transformer en pleine lune. Ainsi le manquant surgit dans le processus de transcendance et se détermine par un retour vers l'existant à partir du manqué. Le manquant ainsi défini est transcendant par rapport à l'existant et complémentaire. Il est donc de même nature : ce qui manque au croissant de lune pour être lune, c'est précisément un bout de lune ; ce qui manque à l'angle obtus ABC, pour faire deux droits, c'est l'angle CBD. Ce qui manque donc au pour-soi pour s'intégrer au soi, c'est du pour-soi. Mais il ne saurait s'agir en aucun cas d'un pour-soi étranger, c'est-à-dire d'un pour-soi que je ne suis pas. En fait, puisque l'idéal surgi, c'est la coïncidence du soi, le pour-soi manquant est un pour-soi que je suis. Mais d'un autre côté, si je l'étais sur le mode de l'identité, l'ensemble deviendrait en-soi. Je suis le pour-soi manquant sur le mode d'avoir à être le pour-soi que je ne suis pas, pour m'identifier à lui dans l'unité du soi. Ainsi le rapport transcendant originel du pour-soi esquisse perpétuellement comme un projet d'identification du pour-soi à un pour-soi absent qu'il est et dont il manque. Ce qui se donne comme le manquant propre de chaque pour-soi et qui se définit rigoureusement comme manquant à ce pour-soi précis et à aucun autre, c'est le possible du pour-soi. Le possible surgit du fond de néantisation du pour-soi. Il n'est pas conçu thématiquement par après comme moyen de rejoindre le soi. Mais le surgissement du pour-soi comme néantisation de l'en-soi et décompression d'être fait surgir le possible comme un des aspects de cette décompression d'être, c'est-à-dire comme une manière d'être à distance de soi ce qu'on est. Ainsi le pour-soi ne peut apparaître sans être hanté par la valeur et projeté vers ses possibles propres. Pourtant, dès qu'il nous renvoie à ses possibles, le cogito nous chasse hors de l'instant vers ce qu'il est sur le mode de ne l'être-pas.

Mais pour mieux comprendre comment la réalité-humaine est, à la fois, et n'est pas ses propres possibilités, il nous faut revenir sur cette notion de possible et tenter de l'élucider.

Il en est du possible comme de la valeur : on a la plus grande difficulté à comprendre son être, car il se donne comme antérieur à l'être dont il est la pure possibilité et pourtant, en tant que possible du moins, il faut bien qu'il ait l'être. Ne dit-on pas : « Il est possible qu'il vienne » ? On appelle volontiers « possible », depuis Leibniz, un événement qui n'est point engagé dans une série causale existante, telle qu'on puisse le déterminer à coup sûr. et qui n'enveloppe aucune contradiction, ni avec lui-même, ni avec le système considéré. Ainsi défini le possible n'est possible qu'au regard de la connaissance, puisque nous ne sommes en mesure ni d'affirmer ni de nier le possible envisagé. De là deux attitudes en face du possible : on peut considérer, comme Spinoza, qu'il n'existe qu'au regard de notre ignorance et qu'il s'évanouit quand elle s'évanouit. En ce cas, le possible n'est qu'un stade subjectif sur le chemin de la connaissance parfaite ; il n'a que la réalité d'un mode psychique ; en tant que pensée confuse ou tronquée, il a un être concret mais non en tant que propriété du monde. Mais il est loisible aussi de faire de l'infinité des possibles l'objet des pensées de l'entendement divin, à la façon de Leibniz, ce qui leur confère une manière de réalité absolue ; en réservant à la volonté divine le pouvoir de réaliser le meilleur système d'entre eux. En ce cas, bien que l'enchaînement des perceptions de la monade soit rigoureusement déterminé et qu'un être tout-connaissant puisse établir avec certitude la décision d'Adam à partir de la formule même de sa substance, il n'est pas absurde de dire : « Il est possible qu'Adam ne cueille pas la pomme. » Cela signifie seulement qu'il existe, à titre de pensée de l'entendement divin, un autre système de compossibles, tel qu'Adam y figure comme n'ayant pas mangé le fruit de l'arbre de Science. Mais cette conception diffère-t-elle tant de celle de Spinoza ? En fait la réalité du possible est uniquement celle de la pensée divine. Cela signifie qu'il a l'être comme pensée qui n'a point été réalisée. Sans doute l'idée de subjectivité a été ici portée à sa limite, car il s'agit de la conscience divine, non de la mienne ; et si l'on a pris soin de confondre au départ subjectivité et finitude, la subjectivité s'évanouit quand l'entendement devient infini. Il n'en reste pas moins que le possible est une pensée qui n'est que pensée. Leibniz lui-même semble avoir voulu conférer une autonomie et une sorte de lourdeur propre aux possibles, puisque plusieurs des fragments métaphysiques publiés par Couturat nous montrent les possibles s'organisant eux-mêmes en systèmes de compossibles et le plus plein, le plus riche tendant de soi à se réaliser. Mais il n'y a là qu'une esquisse de doctrine et Leibniz ne l'a pas développée – sans doute parce qu'elle ne pouvait l'être : donner une tendance vers l'être aux possibles, cela signifie ou bien que le possible est déjà de l'être plein et qu'il a le même type d'être que l'être – au sens où l'on peut donner au bourgeon une tendance à devenir fleur – ou bien que le possible au sein de l'entendement divin est déjà une idée-force et que le maximum d'idées-forces organisé en système déclenche automatiquement la volonté divine. Mais dans ce dernier cas nous ne sortons pas du subjectif. Si donc l'on définit le possible comme non contradictoire, il ne peut avoir l'être que comme pensée d'un être antérieur au monde réel ou antérieur à la connaissance pure du monde tel qu'il est. Dans les deux cas, le possible perd sa nature de possible et se résorbe dans l'être subjectif de la représentation.

Mais cet être-représenté du possible ne saurait rendre compte de sa nature, puisqu'il la détruit, au contraire. Nous ne saisissons nullement le possible, dans l'usage courant que nous en faisons, comme un aspect de notre ignorance, ni non plus comme une structure non contradictoire appartenant à un monde non réalisé et en marge de ce monde-ci. Le possible nous apparaît comme une propriété des êtres. C'est après avoir jeté un coup d'œil sur le ciel que je décrète : « Il est possible qu'il pleuve » et je n'entends pas ici « possible » comme « sans contradiction avec l'état présent du ciel ». Cette possibilité appartient au ciel comme une menace, elle représente un dépassement des nuages que je perçois vers la pluie et ce dépassement, les nuages le portent en eux-mêmes, ce qui ne signifie pas qu'il sera réalisé, mais seulement que la structure d'être du nuage est transcendance vers la pluie. La possibilité est donnée ici comme appartenance à un être particulier dont elle est un pouvoir, comme le marque assez le fait qu'on dit indifféremment d'un ami qu'on attend : « Il est possible qu'il vienne » ou « Il peut venir ». Ainsi, le possible ne saurait se réduire à une réalité subjective. Il n'est pas non plus antérieur au réel ou au vrai. Mais il est une propriété concrète de réalités déjà existantes. Pour que la pluie soit possible, il faut qu'il y ait des nuages au ciel. Supprimer l'être pour établir le possible dans sa pureté est une tentative absurde ; la procession souvent citée qui va du non-être à l'être en passant par le possible ne correspond pas au réel. Certes, l'état possible n'est pas encore ; mais c'est l'état possible d'un certain existant qui soutient par son être la possibilité et le non-être de son état futur.

Il est certain que ces quelques remarques risqueraient de nous conduire à la « puissance » aristotélicienne. Et ce serait tomber de Charybde en Scylla que d'éviter la conception purement logique du possible pour tomber dans une conception magique. L'être-en-soi ne peut « être en puissance » ni « avoir des puissances ». En soi il est ce qu'il est dans la plénitude absolue de son identité. Le nuage n'est pas « pluie en puissance », il est, en soi, une certaine quantité de vapeur d'eau qui, pour une température donnée et une pression donnée, est rigoureusement ce qu'elle est. L'en-soi est en acte. Mais l'on peut concevoir assez clairement comment le regard scientifique, dans sa tentative pour déshumaniser le monde, a rencontré les possibles comme puissances et s'en est débarrassé en en faisant les purs résultats subjectifs de notre calcul logique et de notre ignorance. La première démarche scientifique est correcte : le possible vient au monde par la réalité-humaine. Ces nuages ne peuvent se changer en pluie que si je les dépasse vers la pluie, de même que le disque ébréché de la lune ne manque d'un croissant que si je la dépasse vers la pleine lune. Mais fallait-il, par après, faire du possible une simple donnée de notre subjectivité psychique ? De même qu'il ne saurait y avoir de manque dans le monde que s'il vient au monde par un être qui est son propre manque, de même il ne saurait y avoir au monde de possibilité, qu'elle ne vienne par un être qui est à soi-même sa propre possibilité. Mais précisément la possibilité ne peut, par essence, coïncider avec la pure pensée des possibilités. Si en effet la possibilité n'est pas donnée d'abord comme structure objective des êtres ou d'un être particulier, la pensée, de quelque façon qu'on l'envisage, ne saurait enfermer en elle le possible comme son contenu de pensée. Si nous considérons, en effet, les possibles au sein de l'entendement divin, comme contenu de la pensée divine, les voilà qui deviennent purement et simplement des représentations concrètes. Admettons par hypothèse pure – et bien qu'on ne puisse comprendre d'où viendrait à un être tout positif ce pouvoir négatif – que Dieu ait le pouvoir de nier, c'est-à-dire de porter sur ses représentations des jugements négatifs : on ne saisirait pas pour autant comment il transformerait ces représentations en possibles. Tout au plus la négation aurait-elle pour effet de les constituer comme « sans correspondant réel ». Mais dire que le Centaure n'existe pas, ce n'est nullement dire qu'il est possible. Ni l'affirmation ni la négation ne peuvent conférer à une représentation le caractère de possibilité. Et si l'on prétend que ce caractère peut être donné par une synthèse de négation et d'affirmation, encore faut-il remarquer qu'une synthèse n'est pas une somme et qu'il faut rendre compte de cette synthèse à titre de totalité organique pourvue d'une signification propre et non à partir des éléments dont elle est synthèse. Pareillement, la pure constatation subjective et négative de notre ignorance touchant le rapport au réel d'une de nos idées ne saurait rendre compte du caractère de possibilité de cette représentation : elle pourrait seulement nous mettre en état d'indifférence vis-à-vis d'elle, mais non pas lui conférer ce droit sur le réel, qui est la structure fondamentale du possible. Si l'on ajoute que certaines tendances me portent à attendre de préférence ceci ou cela, nous dirons que ces tendances, loin d'expliquer la transcendance, la supposent au contraire : il faut déjà, nous l'avons vu, qu'elles existent comme manque. En outre, si le possible n'est pas donné en quelque façon, elles pourront nous inciter à souhaiter que ma représentation corresponde adéquatement à la réalité, mais non pas me conférer un droit sur le réel. En un mot, la saisie du possible comme tel suppose un dépassement originel. Tout effort pour établir le possible à partir d'une subjectivité qui serait ce qu'elle est, c'est-à-dire qui se refermerait sur soi, est voué par principe à l'échec.

Mais s'il est vrai que le possible est une option sur l'être et s'il est vrai que le possible ne peut venir au monde que par un être qui est sa propre possibilité, cela implique pour la réalité-humaine la nécessité d'être son être sous forme d'option sur son être. Il y a possibilité lorsque, au lieu d'être purement et simplement ce que je suis, je suis comme le Droit d'être ce que je suis. Mais ce droit même me sépare de ce que j'ai le droit d'être. Le droit de propriété n'apparaît que lorsqu'on me conteste ma propriété, lorsque déjà, en fait, par quelque côté elle n'est plus à moi ; la jouissance tranquille de ce que je possède est un pur et simple fait, non un droit. Ainsi, pour qu'il y ait possible, il faut que la réalité-humaine, en tant qu'elle est elle-même, soit autre chose qu'elle-même. Le possible est cet élément du pour-soi qui lui échappe par nature en tant qu'il est pour-soi. Le possible est un nouvel aspect de la néantisation de l'en-soi en pour-soi.

Si le possible, en effet, ne peut venir au monde que par un être qui est sa propre possibilité, c'est que l'en-soi, étant par nature ce qu'il est, ne peut pas « avoir » de possibles. Son rapport à une possibilité ne peut être établi que de l'extérieur, par un être qui se tient en face des possibilités mêmes. La possibilité d'être arrêtée par un pli du tapis n'appartient ni à la bille qui roule, ni au tapis : elle ne peut surgir que dans l'organisation en système de la bille et du tapis par un être qui a une compréhension des possibles. Mais cette compréhension ne pouvant lui venir du dehors, c'est-à-dire de l'en-soi, ni se limiter à n'être qu'une pensée comme mode subjectif de la conscience, elle doit coïncider avec la structure objective de l'être qui comprend les possibles. Comprendre la possibilité en tant que possibilité ou être ses propres possibilités, c'est une seule et même nécessité pour l'être en qui, dans son être, il est question de son être. Mais précisément, être sa propre possibilité, c'est-à-dire se définir par elle, c'est se définir par cette partie de soi-même qu'on n'est pas, c'est se définir comme échappement-à-soi vers... En un mot, dès le moment où je veux rendre compte de mon être immédiat en tant simplement qu'il est ce qu'il n'est pas et qu'il n'est pas ce qu'il est, je suis rejeté hors de lui vers un sens qui est hors d'atteinte et qui ne saurait d'aucune façon être confondu avec une représentation subjective immanente. Descartes se saisissant par le cogito comme doute ne peut espérer définir ce doute comme doute méthodique ou simplement comme doute s'il se limite à ce que saisit le pur regard instantané. Le doute ne peut s'entendre qu'à partir de la possibilité toujours ouverte pour lui qu'une évidence le « lève » ; il ne peut se saisir comme doute qu'en tant qu'il renvoie à des possibilités d' ποχή, non encore réalisées mais toujours ouvertes. Aucun fait de conscience n'est à proprement parler cette conscience – dût-on même, comme Husserl, doter assez artificiellement cette conscience de protensions intrastructurales qui, n'ayant en leur être aucun moyen de dépasser la conscience dont elles sont une structure, s'affaissent piteusement sur elles-mêmes et ressemblent à des mouches qui se cognent le nez à la fenêtre sans pouvoir franchir le carreau ; une conscience, dès qu'on veut la définir comme doute, perception, soif, etc., nous renvoie au néant de ce qui n'est pas encore. La conscience (de) lire n'est pas conscience (de) lire cette lettre, ni ce mot, ni cette phrase, ni même ce paragraphe – mais conscience (de) lire ce livre, ce qui me renvoie à toutes les pages non lues encore, à toutes les pages déjà lues, ce qui arrache par définition la conscience à soi. Une conscience qui ne serait que conscience de ce qu'elle est serait obligée d'épeler.

Concrètement, chaque pour-soi est manque d'une certaine coïncidence avec soi. Cela signifie qu'il est hanté par la présence de ce avec quoi il devrait coïncider pour être soi. Mais comme cette coïncidence en soi est aussi coïncidence avec soi, ce qui manque au pour-soi comme l'être dont l'assimilation le ferait soi, c'est encore le pour-soi. Nous avons vu que le pour-soi était « présence à soi » : ce qui manque à la présence à soi ne peut lui faire défaut que comme présence à soi. Le rapport déterminant du pour-soi à son possible est un relâchement néantisant du lien de présence à soi : ce relâchement va jusqu'à la transcendance puisque la présence à soi dont manque le pour-soi est présence à soi qui n'est pas. Ainsi le pour-soi en tant qu'il n'est pas soi est une présence à soi qui manque d'une certaine présence à soi et c'est en tant que manque de cette présence qu'il est présence à soi. Toute conscience manque de... pour. Mais il faut bien entendre que le manque ne lui vient pas du dehors comme celui du croissant de lune à la lune. Le manque du pour-soi est un manque qu'il est. C'est l'esquisse d'une présence à soi comme ce qui manque au pour-soi, qui est ce qui constitue l'être du pour-soi comme fondement de son propre néant. Le possible est une absence constitutive de la conscience en tant qu'elle se fait elle-même. Une soif – par exemple – n'est jamais assez soif en tant qu'elle se fait soif, elle est hantée par la présence du soi ou soif-soi. Mais en tant qu'elle est hantée par cette valeur concrète, elle se met en question dans son être comme manquant d'un certain pour-soi qui la réaliserait comme soif comblée et qui lui conférerait l'être-en-soi. Ce pour-soi manquant c'est le Possible. Il n'est pas exact, en effet, qu'une soif tende vers son anéantissement en tant que soif : il n'est aucune conscience qui vise à sa suppression en tant que telle. Pourtant, la soif est un manque, nous l'avons marqué plus haut. En tant que telle, elle veut se combler, mais cette soif comblée, qui se réaliserait par l'assimilation synthétique, dans un acte de coïncidence, du pour-soi-désir ou soif avec le poursoi-réplétion ou acte de boire, n'est pas visée comme suppression de soif, au contraire. Elle est la soif passée à la plénitude d'être, la soif qui saisit et s'incorpore la réplétion comme la forme aristotélicienne saisit et transforme la matière, elle devient la soif éternelle. C'est un point de vue très postérieur et réflexif que celui de l'homme qui boit pour se débarrasser de sa soif, comme celui de l'homme qui va dans les maisons publiques pour se débarrasser de son désir sexuel. La soif, le désir sexuel, à l'état irréfléchi et naïf, veulent jouir d'eux-mêmes, ils cherchent cette coïncidence avec soi qu'est l'assouvissement, où la soif se connaît comme soif dans le temps même où le boire la remplit, où, de ce fait même du remplissement, elle perd son caractère de manque tout en se faisant être soif dans et par le remplissement. Ainsi Epicure a-t-il tort et raison à la fois : par lui-même, en effet, le désir est un vide. Mais aucun projet irréfléchi ne vise tout simplement à supprimer ce vide. Le désir par lui-même tend à se perpétuer, l'homme tient farouchement à ses désirs. Ce que le désir veut être, c'est un vide comblé mais qui informe sa réplétion comme un moule informe le bronze qu'on a coulé dedans. Le possible de la conscience de soif, c'est la conscience de boire. On sait de reste que la coïncidence du soi est impossible car le pour-soi atteint par la réalisation du possible se fera être comme pour-soi, c'est-à-dire avec un autre horizon de possibles. De là la déception constante qui accompagne la réplétion, le fameux : « N'est-ce que cela ? » qui ne vise pas le plaisir concret que donne l'assouvissement, mais l'évanescence de la coïncidence avec soi. Par là, nous entrevoyons l'origine de la temporalité, puisque la soif est son possible en même temps qu'elle ne l'est pas. Ce néant qui sépare la réalité-humaine d'elle-même est à la source du temps. Mais nous y reviendrons. Ce qu'il faut noter c'est que le pour-soi est séparé de la présence à soi qui lui manque et qui est son possible propre, en un sens par rien et en un autre sens par la totalité de l'existant au monde, en tant que le pour-soi manquant ou possible est pour-soi comme présence à un certain état du monde. En ce sens, l'être par delà lequel le pour-soi projette la coïncidence avec soi, c'est le monde ou distance d'être infinie par delà laquelle l'homme doit se rejoindre à son possible. Nous appellerons « circuit de l'ipséité » le rapport du pour-soi avec le possible qu'il est – et « monde » la totalité de l'être en tant qu'elle est traversée par le circuit de l'ipséité.

Nous pouvons dès à présent éclaircir le mode d'être du possible. Le possible est ce de quoi manque le pour-soi pour être soi. Il ne convient pas de dire, en conséquence, qu'il est en tant que possible. A moins que l'on n'entende par être celui d'un existant qui « est été » en tant qu'il n'est pas été, ou, si l'on veut, l'apparition à distance de ce que je suis. Il n'existe pas comme une pure représentation, fût-elle niée, mais comme un réel manque d'être qui, à titre de manque, est par delà l'être. Il a l'être d'un manque et, comme manque, il manque d'être. Le possible n'est pas, le possible se possibilise, dans l'exacte mesure où le pour-soi se fait être, il détermine par esquisse schématique un emplacement de néant que le pour-soi est par delà lui-même. Naturellement, il n'est pas d'abord thématiquement posé : il s'esquisse par delà le monde et donne son sens à ma perception présente, en tant qu'elle est saisie du monde dans le circuit d'ipséité. Mais il n'est pas non plus ignoré ou inconscient : il esquisse les limites de la conscience non-thétique (de) soi en tant que conscience non-thétique. La conscience irréfléchie (de) soif est saisie du verre d'eau comme désirable, sans position centripète du soi comme but du désir. Mais la réplétion possible paraît comme corrélatif non positionnel de la conscience non-thétique (de) soi, à l'horizon du verre-au-milieu-du-monde.

V  LE MOI ET LE CIRCUIT DE L'IPSÉITÉ

Nous avons tenté de montrer dans un article des « Recherches philosophiques » que l'Ego n'appartenait pas au domaine du pour-soi. Nous n'y reviendrons pas. Notons seulement ici la raison de la transcendance de l'Ego : comme pôle unificateur des « Erlebnisse », l'Ego est en-soi, non pour-soi. S'il était « de la conscience », en effet, il serait à soi-même son propre fondement dans la translucidité de l'immédiat. Mais alors, il serait ce qu'il ne serait pas et ne serait pas ce qu'il serait, ce qui n'est nullement le mode d'être du Je. En effet la conscience que je prends du Je ne l'épuise jamais et ce n'est pas elle non plus qui le fait venir à l'existence : il se donne toujours comme ayant été là avant elle – et en même temps comme possédant des profondeurs qui ont à se dévoiler peu à peu. Ainsi l'Ego apparaît à la conscience comme un en-soi transcendant, comme un existant du monde humain, non comme de la conscience. Mais il n'en faudrait pas conclure que le pour-soi est une pure et simple contemplation « impersonnelle ». Simplement, loin que l'Ego soit le pôle personnalisant d'une conscience qui, sans lui, demeurerait au stade impersonnel, c'est au contraire la conscience dans son ipséité fondamentale qui permet l'apparition de l'Ego, dans certaines conditions, comme le phénomène transcendant de cette ipséité. En effet, nous l'avons vu, il est impossible de dire de l'en-soi qu'il est soi. Il est, tout simplement. Et, en ce sens, du Je dont on fait bien à tort l'habitant de la conscience, on dira qu'il est le « Moi » de la conscience, mais non qu'il est son propre soi. Ainsi, pour avoir hypostasié l'être-réfléchi du pour-soi en un en-soi, on fige et détruit le mouvement de réflexion sur soi : la conscience serait pur renvoi à l'Ego comme à son soi, mais l'Ego ne renvoie plus à rien, on a transformé le rapport de réflexivité en un simple rapport centripète, le centre étant par ailleurs un nœud d'opacité. Nous avons montré au contraire que le soi par principe ne pouvait habiter la conscience. Il est, si l'on veut, la raison du mouvement infini par quoi le reflet renvoie au reflétant et celui-ci au reflet ; par définition il est un idéal, une limite. Et ce qui le fait surgir comme limite, c'est la réalité néantisante de la présence de l'être à l'être dans l'unité de l'être comme type d'être. Ainsi, dès qu'elle surgit, la conscience, par le pur mouvement néantisant de la réflexion, se fait personnelle : car ce qui confère à un être l'existence personnelle, ce n'est pas la possession d'un Ego – qui n'est que le signe de la personnalité – mais c'est le fait d'exister pour soi comme présence à soi. Mais, en outre, ce premier mouvement réflexif en entraîne un second ou ipséité. Dans l'ipséité mon possible se réfléchit sur ma conscience et la détermine comme ce qu'elle est. L'ipséité représente un degré de néantisation plus poussé que la pure présence à soi du cogito préréflexif, en ce sens que le possible que je suis n'est pas une présence au pour-soi comme le reflet au reflétant, mais qu'il est présence-absente. Mais de ce fait l'existence du renvoi comme structure d'être du pour-soi est plus nettement marquée encore. Le pour-soi est soi là-bas, hors d'atteinte, aux lointains de ses possibilités. Et c'est cette libre nécessité d'être là-bas ce qu'on est sous forme de manque qui constitue l'ipséité ou second aspect essentiel de la personne. Et comment définir en effet la personne sinon comme libre rapport à soi ? Quant au monde, c'est-à-dire à la totalité des êtres, en tant qu'ils existent à l'intérieur du circuit d'ipséité, il ne saurait être que ce que la réalité-humaine dépasse vers soi, ou, pour emprunter à Heidegger sa définition : « Ce à partir de quoi la réalité-humaine se fait annoncer ce qu'elle est6. » Le possible, en effet, qui est mon possible, est pour-soi possible et comme tel présence à l'en-soi comme conscience de l'en-soi. Ce que je cherche en face du monde, c'est la coïncidence avec un pour-soi que je suis et qui est conscience du monde. Mais ce possible qui est présent-absent non-thétiquement à la conscience présente n'est pas présent à titre d'objet d'une conscience positionnelle, sinon il serait réfléchi. La soif comblée qui hante ma soif actuelle n'est pas conscience (de) soi comme soif comblée : elle est conscience thétique du verre-se-buvant et conscience non positionnelle (de) soi. Elle se fait donc transcender vers le verre dont elle est conscience et, comme corrélatif de cette conscience possible non-thétique, le verre-bu hante le verre plein comme son possible et le constitue comme verre à boire. Ainsi le monde, par nature, est-il mien en tant qu'il est le corrélatif en-soi du néant, c'est-à-dire de l'obstacle nécessaire par delà quoi je me retrouve comme ce que je suis sous la forme « d'avoir à l'être ». Sans monde pas d'ipséité, pas de personne ; sans l'ipséité, sans la personne, pas de monde. Mais cette appartenance du monde à la personne n'est jamais posée sur le plan du cogito préréflexif. Il serait absurde de dire que le monde en tant qu'il est connu, est connu comme mien. Et pourtant cette « monté » du monde est une structure fugitive et toujours présente que je vis. Le monde (est) mien parce qu'il est hanté par des possibles dont sont consciences les consciences possibles (de) soi que je suis et ce sont ces possibles en tant que tels qui lui donnent son unité et son sens de monde.

L'examen des conduites négatives et de la mauvaise foi nous a permis d'aborder l'étude ontologique du cogito et l'être du cogito nous est apparu comme étant l'être-pour-soi. Cet être s'est transcendé sous nos yeux vers la valeur et les possibles, nous n'avons pu le contenir dans les bornes substantialistes de l'instantanéité du cogito cartésien. Mais, précisément pour cela, nous ne saurions nous contenter des résultats que nous venons d'obtenir : si le cogito refuse l'instantanéité et s'il se transcende vers ses possibles, ce ne peut être que dans le dépassement temporel, C'est « dans le temps » que le pour-soi est ses propres possibles sur le mode du « n'être pas » ; c'est dans le temps que mes possibles apparaissent à l'horizon du monde qu'ils font mien. Si donc la réalité-humaine se saisit elle-même comme temporelle et si le sens de sa transcendance est sa temporalité, nous ne pouvons espérer que l'être du pour-soi sera élucidé avant que nous ayons décrit et fixé la signification du Temporel. C'est seulement alors que nous pourrons aborder l'étude du problème qui nous occupe : celui de la relation originelle de la conscience avec l'être.


1 Cf. ici même. Introduction, parag. III.

2 Ce raisonnement est explicitement basé, en effet, sur les exigences de la raison.

3 Ire partie. chapitre Il. 2e section : Les conduites de mauvaise foi.

4 A ce type de négation appartient l'opposition hégélienne. Mais cette opposition doit elle-même se fonder sur la négation interne primitive, c'est-à-dire sur le manque. Par exemple, si l'inessentiel devient à son tour l'essentiel, c'est parce qu'il est ressenti comme un manque au sein de l'essentiel.

5 On sera tenté peut-être de traduire la trinité envisagée en termes hégéliens et de faire de l'en-soi la thèse, du pour-soi l'antithèse et de l'en-soi-pour-soi ou Valeur la synthèse. Mais il faut observer ici que, si le pour-soi manque de l'en-soi, l'en-soi ne manque pas du pour-soi. Il n'y a donc pas réciprocité dans l'opposition. En un mot, le pour-soi demeure inessentiel et contingent par rapport à l'en-soi et c'est cette inessentialité que nous appelions plus haut sa facticité. En outre, la synthèse ou Valeur serait bien un retour à la thèse, donc un retour sur soi, mais comme elle est totalité irréalisable, le pour-soi n'est pas un moment qui puisse être dépassé. Comme tel, sa nature le rapproche beaucoup plus des réalités « ambiguës » de Kierkegaard. En outre, nous trouvons ici un double jeu d'oppositions unilatérales : le pour-soi, en un sens, manque de l'en-soi, qui ne manque pas de lui : mais en un autre, il manque de son possible (ou pour-soi manquant) qui ne manque pas non plus de lui.

6 Nous verrons au chapitre III de cette même partie ce que cette définition – que nous adoptons provisoirement – offre d'insuffisant et d'erroné.