CHAPITRE II  La temporalité

I  PHÉNOMÉNOLOGIE DES TROIS DIMENSIONS TEMPORELLES

La temporalité est évidemment une structure organisée et ces trois prétendus « éléments » du temps : passé, présent, avenir, ne doivent pas être envisagés comme une collection de « data » dont il faut faire la somme – par exemple, comme une série infinie de « maintenant » dont les uns ne sont pas encore, dont les autres ne sont plus – mais comme des moments structurés d'une synthèse originelle. Sinon nous rencontrerons d'abord ce paradoxe : le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore, quant au présent instantané, chacun sait bien qu'il n'est pas du tout, il est la limite d'une division infinie, comme le point sans dimension. Ainsi toute la série s'anéantit et doublement, puisque le « maintenant » futur, par exemple, est un néant en tant que futur et se réalisera en néant lorsqu'il passera à l'état de « maintenant » présent. La seule méthode possible pour étudier la temporalité c'est de l'aborder comme une totalité qui domine ses structures secondaires et qui leur confère leur signification. C'est ce que nous ne perdrons jamais de vue. Toutefois nous ne pouvons nous lancer dans un examen de l'être du Temps sans avoir élucidé préalablement par une description préontologique et phénoménologique le sens trop souvent obscur de ses trois dimensions. Il faudra seulement considérer cette description phénoménologique comme un travail provisoire dont le but est seulement de nous faire accéder à une intuition de la temporalité globale. Et surtout il faut faire paraître chaque dimension envisagée sur le fond de la totalité temporelle en gardant toujours présente à la mémoire l'« Unselbstständigkeit » de cette dimension.

 

A) Le Passé.

 

Toute théorie sur la mémoire implique une présupposition sur l'être du passé. Ces présuppositions, qui n'ont jamais été élucidées, ont obscurci le problème du souvenir et celui de la temporalité en général. Il faut donc poser une bonne fois la question : quel est l'être d'un être passé ? Le bon sens oscille entre deux conceptions également vagues : le passé, dit-on, n'est plus. De ce point de vue, il semble qu'on veuille attribuer l'être au seul présent. Cette présupposition ontologique a engendré la fameuse théorie des traces cérébrales : puisque le passé n'est plus, puisqu'il s'est effondré dans le néant, si le souvenir continue d'exister il faut que ce soit à titre de modification présente de notre être ; par exemple, ce sera une empreinte présentement marquée sur un groupe de cellules cérébrales. Ainsi tout est présent : le corps, la perception présente et le passé comme trace présente dans le corps ; tout est en acte : car la trace n'a pas une existence virtuelle en tant que souvenir ; elle est tout entière trace actuelle. Si le souvenir renaît, c'est dans le présent, à la suite d'un processus présent, c'est-à-dire comme rupture d'un équilibre protoplasmique dans le groupement cellulaire considéré. Le parallélisme psychophysiologique, qui est instantané et extra-temporel, est là pour expliquer comment ce processus physiologique est corrélatif d'un phénomène strictement psychique mais également présent : l'apparition de l'image-souvenir dans la conscience. La notion plus récente d'engramme ne fait rien de plus, sinon qu'elle pare cette théorie d'une terminologie pseudo-scientifique. Mais si tout est présent, comment expliquer la passéité du souvenir, c'est-à-dire le fait qu'en son intention une conscience qui se remémore transcende le présent pour viser l'événement là où il était. Nous avons montré ailleurs qu'il n'est aucun moyen de distinguer de la perception l'image, si l'on a fait d'abord de celle-ci une perception renaissante1. Nous rencontrons ici les mêmes impossibilités. Mais en plus nous nous ôtons le moyen de distinguer le souvenir de l'image : ni la « faiblesse » du souvenir, ni sa pâleur, ni son incomplétude, ni les contradictions qu'il offre avec les données de la perception ne sauraient le distinguer de l'image-fiction puisqu'elle offre les mêmes caractères ; et d'ailleurs ces caractères étant des qualités présentes du souvenir ne sauraient nous faire sortir du présent pour nous diriger vers le passé. En vain invoquera-t-on l'appartenance au moi ou « moiïté » du souvenir, comme Claparède, son « intimité », comme James. Ou bien ces caractères manifestent seulement une atmosphère présente qui enveloppe le souvenir – et alors ils demeurent présents et renvoient au présent. Ou bien ils sont déjà une relation au passé en tant que tel – mais alors ils présupposent ce qu'il faut expliquer. On a cru se débarrasser aisément du problème en réduisant la reconnaissance à une ébauche de localisation et celle-ci à un ensemble d'opérations intellectuelles facilitées par l'existence de « cadres sociaux de la mémoire ». Ces opérations existent, à n'en point douter, et doivent faire l'objet d'une étude psychologique. Mais si le rapport au passé n'est donné en quelque manière, elles ne sauraient le créer. En un mot, si l'on a commencé par faire de l'homme un insulaire, enfermé dans l'îlot instantané de son présent et si tous ses modes d'être, dès qu'ils paraissent, sont voués par essence à un perpétuel présent, on s'est ôté radicalement tous les moyens de comprendre son rapport originel au passé. Pas plus que les « génétistes » ne sont parvenus à constituer l'étendue avec des éléments inétendus, nous ne parviendrons à constituer la dimension « passé » avec des éléments empruntés exclusivement au présent.

La conscience populaire a tant de peine, d'ailleurs, à refuser une existence réelle au passé, qu'elle admet, en même temps que cette première thèse, une autre conception, également imprécise, selon laquelle le passé aurait une sorte d'existence honoraire. Etre passé, pour un événement, ce serait tout simplement être mis à la retraite, perdre l'efficience sans perdre l'être. La philosophie bergsonienne a repris cette idée : en tournant au passé, un événement ne cesse pas d'être, il cesse d'agir, tout simplement, mais il demeure « à sa place », à sa date, pour l'éternité. Nous avons ainsi restitué l'être au passé et c'est fort bien fait, nous affirmons même que la durée est multiplicité d'interpénétration et que le passé s'organise continuellement avec le présent. Mais nous n'avons pas pour autant rendu raison de cette organisation et de cette interpénétration ; nous n'avons pas expliqué que le passé puisse « renaître », nous hanter, bref, exister pour nous. S'il est inconscient comme le veut Bergson, et si l'inconscient c'est l'inagissant, comment peut-il s'insérer dans la trame de notre conscience présente ? Aurait-il une force propre ? Mais cette force, alors, est présente, puisqu'elle agit sur le présent ? Comment émane-t-elle du passé en tant que tel ? Renversera-t-on la question, comme Husserl, et montrera-t-on dans la conscience présente un jeu de « rétentions » qui accrochent les consciences d'antan, les maintiennent à leur date et les empêchent de s'anéantir ? Mais si le cogito husserlien est donné d'abord comme instantané, il n'est aucun moyen d'en sortir. Nous avons vu, au chapitre précédent, les protensions se cogner en vain aux vitres du présent sans pouvoir les briser. Il en est de même pour les rétentions. Husserl a été, tout au long de sa carrière philosophique, hanté par l'idée de la transcendance et du dépassement. Mais les instruments philosophiques dont il disposait, en particulier sa conception idéaliste de l'existence, lui ôtaient les moyens de rendre compte de cette transcendance : son intentionnalité n'en est que la caricature. La conscience husserlienne ne peut en réalité se transcender ni vers le monde, ni vers l'avenir, ni vers le passé.

Ainsi nous n'avons rien gagné à concéder l'être au passé car, aux termes de cette concession, il devrait être pour nous comme n'étant pas. Que le passé soit, comme le veulent Bergson et Husserl, ou ne soit plus, comme le veut Descartes, cela n'a guère d'importance si l'on a commencé par couper les ponts entre lui et notre présent.

Si en effet on confère un privilège au présent comme « présence au monde », on se place, pour aborder le problème du passé, dans la perspective de l'être intramondain. On envisage que nous existons d'abord comme contemporains de cette chaise ou de cette table, on se fait indiquer par le monde la signification du temporel. Or, si l'on se place au milieu du monde, on perd toute possibilité de distinguer ce qui n'est plus de ce qui n'est pas. Pourtant, dira-t-on, ce qui n'est plus a du moins été, au lieu que ce qui n'est pas n'a aucun lien d'aucune sorte avec l'être. Cela est vrai. Mais la loi d'être de l'instant intramondain, nous l'avons vu, peut s'exprimer par ces simples mots : « L'être est » – qui indiquent une plénitude massive de positivités où rien de ce qui n'est pas ne peut être représenté de quelque façon que ce soit, fût-ce par une trace, un vide, un rappel, une « hystérésis ». L'être qui est s'épuise tout entier à être ; de ce qui n'est pas, de ce qui n'est plus il n'a rien à faire. Aucune négation, qu'elle soit radicale ou adoucie en « ne... plus », ne peut trouver place en cette densité absolue. Après cela le passé peut bien exister à sa façon : les ponts sont coupés. L'être n'a même pas « oublié » son passé : ce serait encore une manière de liaison. Le passé a glissé de lui comme un songe.

Si la conception de Descartes et celle de Bergson peuvent être renvoyées dos à dos, c'est qu'elles tombent l'une et l'autre sous le même reproche. Qu'il s'agît d'anéantir le passé ou de lui conserver l'existence d'un dieu lare, ces auteurs ont envisagé son sort à part, en l'isolant du présent ; et quelle que fût leur conception de la conscience, ils ont conféré à celle-ci l'existence de l'en-soi, ils l'ont considérée comme étant ce qu'elle était. Il n'y a pas lieu d'admirer ensuite qu'ils échouent à relier le passé au présent, puisque le présent ainsi conçu va refuser le passé de toutes ses forces. S'ils avaient considéré le phénomène temporel dans sa totalité, ils auraient vu que « mon » passé est d'abord mien, c'est-à-dire qu'il existe en fonction d'un certain être que je suis. Le passé n'est pas rien, il n'est pas non plus le présent, mais il appartient à sa source même comme lié à un certain présent et à un certain futur. Cette « moiïté » dont nous parlait Claparède, ce n'est pas une nuance subjective qui vient briser le souvenir : c'est un rapport ontologique qui unit le passé au présent. Mon passé n'apparaît jamais dans l'isolement de sa « passéité », il serait même absurde d'envisager qu'il puisse exister comme tel : il est originellement passé de ce présent. Et c'est là ce qu'il faut élucider d'abord.

J'écris que Paul, en 1920, était élève de l'Ecole polytechnique. Qui est-ce qui « était » ? Paul, évidemment : mais quel Paul ? Le jeune homme de 1920 ? Mais le seul temps du verbe être qui convienne à Paul considéré en 1920, en tant qu'on lui attribue la qualité de polytechnicien, c'est le présent. Tant qu'il fut, il fallait dire de lui : « il est ». Si c'est un Paul devenu passé qui a été élève de Polytechnique, tout rapport avec le présent est rompu : l'homme qui supportait cette qualification, le sujet, est resté là-bas, avec son attribut, en 1920. Si nous voulons qu'une remémoration demeure possible, il faudrait, dans cette hypothèse, admettre une synthèse récognitive qui vînt du présent pour aller maintenir le contact avec le passé. Synthèse impossible à concevoir si elle n'est pas un mode d'être originel. A défaut d'une semblable hypothèse, il nous faudra abandonner le passé à son superbe isolement. Que signifierait d'ailleurs une pareille scission de la personnalité ? Proust admet sans doute la pluralité successive des Moi, mais cette conception, si on la prend à la lettre, nous fait retomber dans les difficultés insurmontables qu'ont rencontrées, en leur temps, les associationnistes. On suggérera peut-être l'hypothèse d'une permanence dans le changement : celui qui fut élève de Polytechnique, c'est ce même Paul qui existait en 1920 et qui existe à présent. C'est lui dont, après avoir dit : « il est élève de Polytechnique », on dit à présent : « il est ancien élève de Polytechnique ». Mais ce recours à la permanence ne peut nous tirer d'affaire : si rien ne vient prendre l'écoulement des « maintenant » à rebrousse-poil pour constituer la série temporelle et, dans cette série, des caractères permanents, la permanence n'est rien qu'un certain contenu instantané et sans épaisseur de chaque « maintenant » individuel. Il faut qu'il y ait un passé, et, par suite, quelque chose ou quelqu'un qui était ce passé, pour qu'il y ait une permanence ; loin que celle-ci puisse aider à constituer le temps, elle le suppose pour s'y dévoiler et dévoiler avec elle le changement. Nous revenons donc à ce que nous entrevoyions plus haut : si la rémanence existentielle de l'être sous forme de passé ne surgit pas originellement de mon présent actuel, si mon passé d'hier n'est pas comme une transcendance en arrière de mon présent d'aujourd'hui, nous avons perdu tout espoir de relier le passé au présent. Si donc je dis de Paul qu'il fut ou qu'il était élève de Polytechnique, c'est de ce Paul qui présentement est et dont je dis aussi qu'il est quadragénaire que je le dis. Ce n'est pas l'adolescent qui était polytechnicien. De celui-là, tant qu'il fut, on devait dire : il est. C'est le quadragénaire qui l'était. A vrai dire l'homme de trente ans l'était aussi. Mais que serait cet homme de trente ans, à son tour, sans le quadragénaire qui le fut ? Et le quadragénaire lui-même, c'est à l'extrême pointe de son présent qu'il « était » polytechnicien. Et finalement c'est l'être même de l'« Erlebnis » qui a mission d'être quadragénaire, homme de trente ans, adolescent, sur mode de l'avoir-été. De cette « Erlebnis » on dit aujourd'hui qu'elle est ; du quadragénaire et de l'adolescent aussi on a dit, en leur temps, ils sont ; aujourd'hui ils font partie du passé et le passé lui-même est au sens où, présentement, c'est le passé de Paul ou de cette « Erlebnis ». Ainsi les temps particuliers du parfait désignent des êtres qui existent tous réellement, quoique en des modes d'être divers, mais dont l'un est à la fois et était l'autre ; le passé se caractérise comme passé de quelque chose ou de quelqu'un, on a un passé. C'est cet ustensile, cette société, cet homme qui ont leur passé. Il n'y a pas d'abord un passé universel qui se particulariserait ensuite en passés concrets. Mais, au contraire, ce que nous trouvons d'abord, ce sont des passés. Et le problème véritable – que nous aborderons au chapitre suivant – sera de saisir par quel processus ces passés individuels peuvent s'unir pour former le passé.

On objectera peut-être que nous nous sommes donné la partie belle en choisissant un exemple dans lequel le sujet qui « était » existe encore présentement. On nous citera d'autres cas. Par exemple, de Pierre, qui est mort, je puis dire : « il aimait la musique ». En ce cas, sujet comme attribut sont passés. Et il n'y a pas de Pierre actuel à partir duquel puisse surgir cet être-passé. Nous en convenons. Nous en convenons même au point de reconnaître que le goût de la musique n'a jamais été passé pour Pierre. Pierre a toujours été contemporain de ce goût qui était son goût ; sa personnalité vivante ne lui a pas survécu, ni lui à elle. En conséquence, ici, ce qui est passé, c'est Pierre-aimant-la-musique. Et je puis poser la question que je posais tout à l'heure : de qui ce Pierre-passé est-il le passé ? Ce ne saurait être par rapport à un Présent universel qui est pure affirmation d'être ; c'est donc le passé de mon actualité. Et, de fait, Pierre a été pour-moi et j'ai été pour-lui. Nous le verrons, l'existence de Pierre m'a atteint jusqu'aux moelles, elle a fait partie d'un présent « dans-le-monde, pour-moi et pour-autrui », qui était mon présent, du vivant de Pierre – un présent que j'ai été. Ainsi les objets concrets disparus sont passés en tant qu'ils font partie du passé concret d'un survivant. « Ce qu'il y a de terrible dans la Mort, dit Malraux, c'est qu'elle transforme la vie en Destin. » Il faut entendre par là qu'elle réduit le pour-soi-pour-autrui à l'état de simple pour-autrui. De l'être de Pierre mort, aujourd'hui, je suis seul responsable, dans ma liberté. Et les morts qui n'ont pu être sauvés et transportés à bord du passé concret d'un survivant, ils ne sont pas passés, mais, eux et leurs passés, ils sont anéantis.

Il y a donc des êtres qui « ont » des passés. Tout à l'heure nous avons cité indifféremment un instrument, une société, un homme. Avions-nous raison ? Peut-on attribuer originellement un passé à tous les existants finis ou seulement à certaines catégories d'entre eux ? C'est ce que nous pourrons plus facilement déterminer, si nous examinons de plus près cette notion très particulière : « avoir » un passé. On ne peut pas « avoir » un passé comme on « a » une automobile ou une écurie de courses. C'est-à-dire que le passé ne saurait être possédé par un être présent qui lui demeurerait strictement extérieur, comme je demeure, par exemple, extérieur à mon stylographe. En un mot, au sens où la possession exprime ordinairement un rapport externe du possédant au possédé, l'expression de possession est insuffisante. Les rapports externes dissimuleraient un abîme infranchissable entre passé et présent qui seraient deux données de fait sans communication réelle. Même l'interpénétration absolue du présent par le passé, telle que la conçoit Bergson, ne résout pas la difficulté parce que cette interpénétration qui est organisation du passé avec le présent vient, au fond, du passé même et qu'elle n'est qu'un rapport d'habitation. Le passé peut bien alors être conçu comme étant dans le présent, mais on s'est ôté les moyens de présenter cette immanence autrement que comme celle d'une pierre au fond de la rivière. Le passé peut bien hanter le présent, il ne peut pas l'être ; c'est le présent qui est son passé. Si donc on étudie les rapports du passé au présent à partir du passé, on ne pourra jamais établir de l'un à l'autre des relations internes. Un en-soi, par conséquent, dont le présent est ce qu'il est, ne saurait « avoir » de passé. Les exemples cités par Chevalier à l'appui de sa thèse, en particulier les faits d'hystérésis, ne permettent pas d'établir une action du passé de la matière sur son état présent. Aucun d'eux, en effet, qui ne puisse s'interpréter par les moyens ordinaires du déterminisme mécaniste. De ces deux clous, nous dit Chevalier, l'un vient d'être fait et n'a jamais servi, l'autre a été tordu, puis détordu à coups de marteau : ils offrent un aspect rigoureusement semblable. Pourtant au premier coup l'un s'enfoncera tout droit dans la cloison et l'autre se tordra de nouveau : action du passé. A notre sens, il faut être un peu de mauvaise foi pour voir là l'action du passé ; à cette explication inintelligible de l'être qui est densité il est facile de substituer la seule explication possible : les apparences extérieures de ces clous sont semblables, mais leurs structures moléculaires présentes diffèrent sensiblement. Et l'état moléculaire présent est à chaque instant l'effet rigoureux de l'état moléculaire antérieur, ce qui ne signifie point pour le savant qu'il y ait « passage » d'un instant à l'autre et permanence du passé, mais seulement liaison irréversible entre les contenus de deux instants du temps physique. Donner pour preuve de cette permanence du passé la rémanence de l'aimantation dans un morceau de fer doux, ce n'est pas faire preuve de beaucoup plus de sérieux : il s'agit là en effet d'un phénomène qui survit à sa cause, non d'une subsistance de la cause en tant que cause à l'état passé. Depuis longtemps la pierre qui a troué l'eau a rencontré le fond de la mare, que des ondes concentriques parcourent encore sa surface : on ne fait point appel à je ne sais quelle action du passé pour expliquer ce phénomène ; le mécanisme en est presque visible. Il ne semble pas que les faits d'hystérésis ou de rémanence nécessitent une explication d'un type différent. En fait il est bien clair que le mot d'« avoir un passé », qui laisse supposer un mode de possession où le possédant pourrait être passif et qui comme tel ne choque pas, appliqué à la matière, doit être remplacé par celui d'être son propre passé. Il n'y a de passé que pour un présent qui ne peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé, c'est-à-dire : seuls ont un passé les êtres qui sont tels qu'il est question dans leur être de leur être passé, qui ont à être leur passé. Ces remarques nous permettent de refuser a priori le passé à l'en-soi (ce qui ne signifie pas non plus que nous devions le cantonner dans le présent). Nous ne trancherons pas la question du passé des vivants. Nous ferons seulement observer que s'il fallait – ce qui n'est nullement certain – accorder un passé à la vie, ce ne pourrait être qu'après avoir prouvé que l'être de la vie est tel qu'il comporte un passé. En un mot, il faudrait préalablement prouver que la matière vivante est autre chose qu'un système physico-chimique. L'effort inverse – qui est celui de Chevalier – et qui consiste à donner l'urgence plus forte du passé comme constitutive de l'originalité de la vie, est un ὕστερον πρότερον totalement dépourvu de signification. Pour la réalité-humaine seule l'existence d'un passé est manifeste, parce qu'il a été établi qu'elle a à être ce qu'elle est. C'est par le pour-soi que le passé arrive dans le monde parce que son « Je suis » est sous la forme d'un « Je me suis ».

Qu'est-ce donc que signifie « était » ? Nous voyons d'abord que c'est un transitif. Si je dis : « Paul est fatigué », on peut contester peut-être que la copule ait une valeur ontologique, on voudra peut-être n'y voir qu'une indication d'inhérence. Mais lorsque nous disons « Paul était fatigué », la signification essentielle du « était » saute aux yeux : Paul présent est actuellement responsable d'avoir eu cette fatigue au passé. S'il ne soutenait cette fatigue avec son être, il n'y aurait même pas oubli de cet état, mais il y aurait un « n'être-plus », rigoureusement identique à un « n'être-pas ». La fatigue serait perdue. L'être présent est donc le fondement de son propre passé ; et c'est ce caractère de fondement que manifeste le « était ». Mais il ne faut pas entendre qu'il le fonde sur le mode de l'indifférence et sans en être profondément modifié : « était » signifie que l'être présent a à être dans son être le fondement de son passé en étant lui-même ce passé. Qu'est-ce que cela signifie ; comment le présent peut-il être le passé ?

Le nœud de la question réside évidemment dans le terme de « était » qui, servant d'intermédiaire entre le présent et le passé, n'est lui-même ni tout à fait présent ni tout à fait passé. Il ne peut être en effet ni l'un ni l'autre, puisque, dans ce cas, il serait contenu à l'intérieur du temps qui dénoterait son être. Le terme « était » désigne donc le saut ontologique du présent dans le passé et représente une synthèse originelle de ces deux modes de temporalité. Que faut-il entendre par cette synthèse ?

Je vois d'abord que le terme « était » est un mode d'être. En ce sens je suis mon passé. Je ne l'ai pas, je le suis : ce qu'on me dit touchant un acte que j'ai fait hier, une humeur que j'ai eue, ne me laisse pas indifférent : je suis blessé ou flatté, je me cabre ou je laisse dire, je suis atteint jusqu'aux moelles. Je ne me désolidarise pas de mon passé. Sans doute, à la longue, je puis tenter cette désolidarisation, je puis déclarer que « je ne suis plus ce que j'étais », arguer d'un changement, d'un progrès. Mais il s'agit d'une réaction seconde et qui se donne pour telle. Nier ma solidarité d'être avec mon passé sur tel ou tel point particulier, c'est l'affirmer pour l'ensemble de ma vie. A la limite, à l'instant infinitésimal de ma mort, je ne serai plus que mon passé. Lui seul me définira. C'est ce que Sophocle entend exprimer lorsque, dans les Trachiniennes, il fait dire à Déjanire : « C'est une maxime reçue depuis longtemps parmi les hommes. qu'on ne saurait se prononcer sur la vie des mortels et dire si elle a été heureuse ou malheureuse avant leur mort. » C'est aussi le sens de cette phrase de Malraux que nous citions plus haut : « La mort change la vie en destin. » C'est enfin ce qui frappe le croyant lorsqu'il réalise avec effroi que, au moment de la mort, les jeux sont faits, il ne reste plus une carte à jouer. La mort nous rejoint à nous-mêmes, tels qu'en nous-mêmes l'éternité nous a changés. Au moment de la mort nous sommes, c'est-à-dire nous sommes sans défense devant les jugements d'autrui ; on peut décider en vérité de ce que nous sommes, nous n'avons plus aucune chance d'échapper au total qu'une intelligence toute-connaissante pourrait faire. Et le repentir de la dernière heure est un effort total pour faire craquer tout cet être qui s'est lentement pris et solidifié sur nous, un dernier sursaut pour nous désolidariser de ce que nous sommes. En vain : la mort fige ce sursaut avec le reste, il ne fait plus qu'entrer en composition avec ce qui l'a précédé, comme un facteur parmi d'autres, comme une détermination singulière qui s'entend seulement à partir de la totalité. Par la mort le pour-soi se mue pour toujours en en-soi dans la mesure où il a glissé tout entier au passé. Ainsi le passé est la totalité toujours croissante de l'en-soi que nous sommes. Toutefois, tant que nous ne sommes pas morts, nous ne sommes pas cet en-soi sur le mode de l'identité. Nous avons à l'être. La rancune cesse à l'ordinaire à la mort : c'est que l'homme a rejoint son passé il l'est sans pour cela en être responsable. Tant qu'il vit il est l'objet de ma rancune, c'est-à-dire que je lui reproche son passé non seulement en tant qu'il l'est mais en tant qu'il le reprend à chaque instant et le soutient à l'être, en tant qu'il en est responsable. Il n'est pas vrai que la rancune fige l'homme dans ce qu'il était, sinon elle survivrait à la mort : elle s'adresse au vivant qui est librement dans son être ce qu'il était. Je suis mon passé et si je ne l'étais pas, mon passé n'existerait plus ni pour moi ni pour personne. Il n'aurait plus aucune relation avec le présent. Cela ne signifie nullement qu'il ne serait pas mais seulement que son être serait indécelable. Je suis celui par qui mon passé arrive dans ce monde. Mais il faut bien entendre que je ne lui donne pas l'être. Autrement dit il n'existe pas à titre de « ma » représentation. Ce n'est pas parce que je me « représente » mon passé qu'il existe. Mais c'est parce que je suis mon passé qu'il entre dans le monde et c'est à partir de son être-dans-le-monde que je puis, suivant certain processus psychologique, me le représenter. Il est ce que j'ai à être mais il diffère pourtant par nature de mes possibles. Le possible, que j'ai aussi à être, reste, comme mon possible concret, ce dont le contraire est également possible – quoique à un degré moindre. Au contraire le passé est ce qui est sans aucune possibilité d'aucune sorte, ce qui a consumé ses possibilités. J'ai à être ce qui ne dépend plus aucunement de mon pouvoir-être, ce qui est déjà en soi tout ce qu'il peut être. Le passé que je suis, j'ai à l'être sans aucune possibilité de ne l'être pas. J'en assume la totale responsabilité comme si je pouvais le changer et pourtant je ne puis être autre chose que lui. Nous verrons plus tard que nous conservons continuellement la possibilité de changer la signification du passé, en tant que celui-ci est un ex-présent ayant eu un avenir. Mais au contenu du passé en tant que tel je ne puis rien ôter ni ajouter. Autrement dit le passé que j'étais est ce qu'il est ; c'est un en-soi comme les choses du monde. Et le rapport d'être que j'ai à soutenir avec le passé est un rapport du type de l'en-soi. C'est-à-dire de l'identification à soi.

Mais d'autre part je ne suis pas mon passé. Je ne le suis pas puisque je l'étais. La rancune d'autrui me surprend et m'indigne toujours : comment peut-on haïr, en celui que je suis, celui que j'étais ? La sagesse antique a beaucoup insisté sur ce fait : je ne puis rien énoncer sur moi qui ne soit devenu faux quand je l'énonce. Hegel n'a pas dédaigné d'employer cet argument. Quoi que je fasse, quoi que je dise, au moment que je veux l'être, déjà je le faisais, je le disais. Mais examinons mieux cet aphorisme : il revient à dire que tout jugement que je porte sur moi est déjà faux quand je le porte, c'est-à-dire que je suis devenu autre chose. Mais que faut-il entendre par autre chose ? Si nous entendons par là un mode de la réalité-humaine qui jouirait du même type existentiel que celui auquel on refuse l'existence présente, cela revient à déclarer que nous avons commis une erreur dans l'attribution du prédicat au sujet et qu'un autre prédicat restait attribuable : il aurait seulement fallu le viser dans l'avenir immédiat. De la même façon un chasseur qui vise un oiseau là où il le voit le manque parce que l'oiseau n'est déjà plus à cette place quand le projectile y parvient. Il l'atteindra au contraire s'il vise un peu en avant, un point où le volatile n'est pas encore parvenu. Si l'oiseau n'est plus à cette place c'est qu'il est déjà à une autre ; de toute façon il est quelque part. Mais nous verrons que cette conception éléatique du mouvement est profondément erronée : si vraiment on peut dire que la flèche est en AB, alors le mouvement est une succession d'immobilités. Pareillement, si l'on conçoit qu'il y a eu un instant infinitésimal, qui n'est plus, où j'ai été ce que je ne suis déjà plus, on me constitue avec une série d'états figés qui se succèdent comme les images d'une lanterne magique. Si je ne le suis pas, ce n'est pas à cause d'un léger décalage entre la pensée judicative et l'être, d'un retard entre le jugement et le fait, c'est que, par principe, en mon être immédiat, dans la présence de mon présent je ne le suis pas. En un mot ce n'est pas parce qu'il y a un changement, un devenir conçu comme passage à l'hétérogène dans l'homogénéité de l'être, que je ne suis pas ce que j'étais ; mais s'il peut y avoir un devenir, au contraire, c'est que, par principe, mon être est hétérogène à mes manières d'être. L'explication du monde par le devenir, conçu comme synthèse d'être et de non-être, est vite donnée. Mais a-t-on réfléchi que l'être en devenir ne pouvait être cette synthèse que s'il l'était à lui-même dans un acte qui fonderait son propre néant ? Si je ne suis déjà plus ce que j'étais il faut pourtant que j'aie à l'être dans l'unité d'une synthèse néantisante que je soutiens moi-même à l'être, sinon je n'aurais aucune relation d'aucune sorte avec ce que je ne suis plus et ma pleine positivité serait exclusive du non-être essentiel au devenir. Le devenir ne peut être un donné, un mode d'être immédiat de l'être, car si nous concevons un pareil être, en son cœur l'être et le non-être ne sauraient être que juxtaposés et aucune structure imposée ou externe ne peut les fondre l'un à l'autre. La liaison de l'être et du non-être ne peut être qu'interne : c'est dans l'être en tant qu'être que doit surgir le non-être, dans le non-être que l'être doit pointer et ceci ne saurait être un fait, une loi naturelle, mais un surgissement de l'être qui est son propre néant d'être. Si donc je ne suis pas mon propre passé, ce ne peut être sur le mode originel du devenir, mais en tant que j'ai à l'être pour ne pas l'être et que j'ai à ne pas l'être pour l'être. Ceci doit nous éclairer sur la nature du mode « étais » : si je ne suis pas ce que j'étais, ce n'est pas parce que j'ai déjà changé, ce qui supposerait le temps déjà donné, c'est parce que je suis par rapport à mon être sur le mode de liaison interne du n'être-pas.

Ainsi c'est en tant que je suis mon passé que je puis ne l'être pas ; c'est même cette nécessité d'être mon passé qui est le seul fondement possible du fait que je ne le suis pas. Sinon, à chaque instant, je ne le serai ni ne le serai pas, sauf aux yeux d'un témoin rigoureusement externe, qui aurait lui-même, d'ailleurs, à être son passé sur le mode du n'être-pas.

Ces remarques peuvent nous faire comprendre ce qu'il y a d'inexact dans le scepticisme d'origine héraclitéenne qui insiste uniquement sur ce que je ne suis déjà plus ce que je dis être. Sans doute, tout ce qu'on peut dire que je suis, je ne le suis pas. Mais c'est mal dit d'affirmer que je ne le suis déjà plus, car je ne l'ai jamais été, si l'on entend par là « être en soi » ; et d'autre part il ne s'ensuit pas non plus que je fasse erreur en disant l'être, puisqu'il faut bien que je le sois pour ne pas l'être : je le suis sur le mode du « étais ».

Ainsi, tout ce qu'on peut dire que je suis au sens de l'être en soi, avec une pleine densité compacte (il est coléreux, il est fonctionnaire, il est mécontent), c'est toujours mon passé. C'est au passé que je suis ce que je suis. Mais d'un autre côté, cette lourde plénitude d'être est derrière moi, il y a une distance absolue qui la coupe de moi et la fait retomber hors de ma portée, sans contact, sans adhérences. Si j'étais ou si j'ai été heureux, c'est que je ne le suis pas. Mais cela ne veut pas dire que je sois malheureux : simplement je ne puis être heureux qu'au passé ; ce n'est pas parce que j'ai un passé que je porte ainsi mon être derrière moi : mais le passé n'est justement que cette structure ontologique qui m'oblige à être ce que je suis par-derrière. C'est là ce que signifie « était ». Par définition, le pour-soi existe sous l'obligation d'assumer son être et il ne peut rien être que pour soi. Mais précisément il ne peut assumer son être que par une reprise de cet être qui le met à distance de cet être. Par l'affirmation même que je suis sur le mode de l'en-soi, j'échappe à cette affirmation car elle implique dans sa nature même une négation. Ainsi le pour-soi est toujours par delà ce qu'il est du fait qu'il l'est pour-soi et qu'il a à l'être. Mais en même temps c'est bien son être et non un autre être qui demeure en arrière de lui. Ainsi comprenons-nous le sens du « était » qui caractérise simplement le type d'être du pour-soi, c'est-à-dire la relation du pour-soi à son être. Le passé c'est l'en-soi que je suis en tant que dépassé.

Reste à étudier la façon même dont le pour-soi « était » son propre passé. Or on sait que le pour-soi paraît dans l'acte originel par quoi l'en-soi se néantise pour se fonder. Le pour-soi est son propre fondement en tant qu'il se fait l'échec de l'en-soi pour être le sien. Mais il n'est pas parvenu pour autant à se délivrer de l'en-soi. L'en-soi dépassé demeure et le hante comme sa contingence originelle. Il ne peut jamais l'atteindre, ni se saisir jamais comme étant ceci ou cela, mais il ne peut non plus s'empêcher d'être à distance de soi ce qu'il est. Cette contingence, cette lourdeur à distance du pour-soi, qu'il n'est jamais mais qu'il a à être comme lourdeur dépassée et conservée dans le dépassement même, c'est la facticité, mais c'est aussi le passé. Facticité et passé sont deux mots pour désigner une seule et même chose. Le Passé, en effet, comme la Facticité, c'est la contingence invulnérable de l'en-soi que j'ai à être sans aucune possibilité de ne l'être pas. C'est l'inévitable de la nécessité de fait, non à titre de nécessité mais à titre de fait. C'est l'être de fait qui ne peut déterminer le contenu de mes motivations, mais qui les transit de sa contingence parce qu'elles ne peuvent le supprimer ni le changer mais qu'il est au contraire ce qu'elles emportent nécessairement avec elles pour le modifier, ce qu'elles conservent pour le fuir, ce qu'elles ont à être dans leur effort même pour ne l'être pas, ce à partir de quoi elles se font ce qu'elles sont. C'est ce qui fait qu'à chaque instant je ne suis pas diplomate et marin, que je suis professeur, quoique je ne puisse que jouer cet être sans pouvoir jamais le rejoindre. Si je ne puis rentrer dans le passé, ce n'est pas par quelque vertu magique qui le mettrait hors d'atteinte mais simplement parce qu'il est en-soi et que je suis pour-moi ; le passé c'est ce que je suis sans pouvoir le vivre. Le passé, c'est la substance. En ce sens le cogito cartésien devrait se formuler plutôt : « Je pense donc j'étais. » Ce qui trompe, c'est l'apparente homogénéité du passé et du présent. Car cette honte que j'ai éprouvée hier, c'était du pour-soi quand je l'éprouvais. On croit donc qu'elle est demeurée pour-soi aujourd'hui, on en conclut donc à tort que, si je n'y puis rentrer, c'est qu'elle n'est plus. Mais il faut inverser le rapport pour atteindre au vrai : entre le passé et le présent il y a une hétérogénéité absolue et si je n'y puis entrer c'est qu'il est. Et la seule façon dont je pourrais l'être c'est d'être moi-même en soi pour me perdre en lui sous la forme de l'identification : ce qui m'est refusé par essence. En effet, cette honte que j'ai éprouvée hier et qui était honte pour soi, elle est toujours honte à présent et, de par son essence, elle peut se décrire comme pour-soi encore. Mais elle n'est plus pour soi dans son être car elle n'est plus comme reflet-reflétant. Descriptible comme pour-soi, elle est tout simplement. Le passé se donne comme du pour-soi devenu en-soi. Cette honte, tant que je la vis, n'est pas ce qu'elle est. A présent que je l'étais, je puis dire : c'était une honte ; elle est devenue ce qu'elle était, derrière moi ; elle a la permanence et la constance de l'en-soi, elle est éternelle à sa date, elle a la totale appartenance de l'en-soi à soi-même. En un sens, donc, le passé qui est à la fois pour-soi et en-soi ressemble à la valeur ou soi, que nous décrivions au chapitre précédent ; comme elle il représente une certaine synthèse de l'être qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est avec celui qui est ce qu'il est. C'est en ce sens qu'on peut parler d'une valeur évanescente du passé. De là vient que le souvenir nous présente l'être que nous étions avec une plénitude d'être qui lui confère une sorte de poésie. Cette douleur que nous avions, en se figeant au passé, elle ne cesse pas de présenter le sens d'un pour-soi et cependant elle existe en elle-même, avec la fixité silencieuse d'une douleur d'autrui, d'une douleur de statue. Elle n'a plus besoin de comparaître devant soi pour se faire exister. Elle est et, au contraire, son caractère de pour-soi, loin d'être le mode d'être de son être, devient simplement une manière d'être, une qualité. C'est pour avoir contemplé le psychique au passé que les psychologues ont prétendu que la conscience était une qualité qui pouvait ou non l'affecter, sans le modifier dans son être. Le psychique passé est d'abord et il est pour-soi ensuite, comme Pierre est blond, comme cet arbre est un chêne.

Mais, précisément pour cela, le passé qui ressemble à la valeur n'est pas la valeur. Dans la valeur le pour-soi devient soi en dépassant et en fondant son être, il y a reprise de l'en-soi par le soi ; de ce fait la contingence de l'être cède la place à la nécessité. Le passé, au contraire, est d'abord en soi. Le pour-soi est soutenu à l'être par l'en-soi, sa raison d'être n'est plus d'être pour-soi : il est devenu en-soi et nous apparaît, de ce chef, dans sa pure contingence. Il n'y a aucune raison pour que notre passé soit tel ou tel : il apparaît, dans la totalité de sa série, comme le fait pur dont il faut tenir compte en tant que fait, comme le gratuit. Il est en somme la valeur inversée, le pour-soi repris par l'en-soi, épaissi par l'en-soi au point de ne pouvoir plus exister comme reflet pour le reflétant ni comme reflétant pour le reflet, mais simplement comme une indication en-soi du couple reflétant-reflet. C'est pourquoi le passé peut à la rigueur être l'objet visé par un pour-soi qui veut réaliser la valeur et fuir l'angoisse que lui donne la perpétuelle absence du soi. Mais il est radicalement distinct de la valeur par essence : il est précisément l'indicatif dont aucun impératif ne se peut déduire, il est le fait propre de chaque pour-soi, le fait contingent et inaltérable que j'étais.

Ainsi le passé est un pour-soi ressaisi et noyé par l'en-soi. Comment cela peut-il se faire ? Nous avons décrit ce que signifiait être-passé pour un événement et avoir un passé pour une réalité-humaine. Nous avons vu que le passé est une loi ontologique du pour-soi, c'est-à-dire que tout ce que peut être un pour-soi, il doit l'être là-bas, derrière soi, hors de portée. C'est en ce sens que nous pouvons accepter le mot de Hegel : « Wesen ist was gewesen ist. » Mon essence est au passé, c'est la loi de son être. Mais nous n'avons pas expliqué pourquoi un événement concret du pour-soi devient passé. Comment un pour-soi qui était son passé devient-il le passé qu'a à être un nouveau pour-soi ? Le passage au passé est modification d'être. Quelle est cette modification ? Pour le comprendre, il faut d'abord saisir le rapport du pour-soi présent avec l'être. Ainsi, comme nous pouvions l'augurer, l'étude du passé nous renvoie à celle du présent

 

B) Le Présent.

 

A la différence du passé qui est en-soi, le présent est pour-soi. Quel est son être ? Il y a une antinomie propre au présent : d'une part, on le définit volontiers par l'être ; est présent ce qui est par opposition au futur qui n'est pas encore et au passé qui n'est plus. Mais, d'autre part, une analyse rigoureuse qui prétendrait débarrasser le présent de tout ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire du passé et de l'avenir immédiat, ne trouverait plus en fait qu'un instant infinitésimal, c'est-à-dire, comme le remarque Husserl dans ses Leçons sur la conscience interne du Temps, le terme idéal d'une division poussée à l'infini : un néant. Ainsi, comme chaque fois que nous abordons l'étude de la réalité-humaine d'un point de vue nouveau, nous retrouvons ce couple indissoluble, l'Etre et le Néant.

Quelle est la signification première du présent ? Il est clair que ce qui existe au présent se distingue de toute autre existence par son caractère de présence. Lors de l'appel nominal, le soldat ou l'élève répond « Présent ! » au sens de « adsum ». Et présent s'oppose à absent aussi bien qu'à passé. Ainsi le sens du présent c'est la présence à... Il convient donc de nous demander à quoi le présent est présence et qui est présent. Cela nous conduira sans doute à élucider ensuite l'être même du présent.

Mon présent c'est d'être présent. Présent à quoi ? A cette table, à cette chambre, à Paris, au monde, bref, à l'être-en-soi. Mais, inversement, l'être-en-soi est-il présent à moi et à l'être-en-soi qu'il n'est pas ? Si cela était, le présent serait un rapport réciproque de présences. Mais il est facile de voir qu'il n'en est rien. La présence à... est un rapport interne de l'être qui est présent avec les êtres auxquels il est présent. En aucun cas, il ne peut s'agir de la simple relation externe de contiguïté. La présence à... signifie l'existence hors de soi près de... Ce qui peut être présent à... doit être tel dans son être qu'il y ait en celui-ci un rapport d'être avec les autres êtres. Je ne puis être présent à cette chaise que si je suis uni à elle dans un rapport ontologique de synthèse, que si je suis là-bas dans l'être de cette chaise comme n'étant pas cette chaise. L'être qui est présent à... ne peut donc être en repos « en-soi », l'en-soi ne peut être présent, pas plus qu'il ne peut être passé : il est, tout simplement. Il ne peut être question d'une simultanéité quelconque d'un en-soi avec un autre en-soi, sauf du point de vue d'un être qui serait coprésent aux deux en-soi et qui aurait en lui-même le pouvoir de présence. Le présent ne saurait donc être que présence du pour-soi à l'être-en-soi. Et cette présence ne saurait être l'effet d'un accident, d'une concomitance ; elle est supposée au contraire par toute concomitance et doit être une structure ontologique du pour-soi. Cette table doit être présente à cette chaise dans un monde que la réalité-humaine hante comme une présence. Autrement dit, on ne saurait concevoir un type d'existant qui serait d'abord pour-soi pour être ensuite présent à l'être. Mais le pour-soi se fait présence à l'être en se faisant être pour-soi et cesse d'être présence en cessant d'être pour-soi. Le pour-soi se définit comme présence à l'être.

A quel être le pour-soi se fait-il présence ? La réponse est claire : c'est à tout l'être-en-soi que le pour-soi est présence. Ou plutôt la présence du pour-soi est ce qui fait qu'il y a une totalité de l'être-en-soi. Car, par ce mode même de présence à l'être en tant qu'être, toute possibilité est écartée que le pour-soi soit plus présent à un être privilégié qu'aux autres êtres. Même si la facticité de son existence fait qu'il soit plutôt qu'ailleurs, être n'est pas être présent. L'être-là détermine seulement la perspective selon laquelle se réalise la présence à la totalité de l'en-soi. Par là le pour-soi fait que les êtres soient pour une même présence. Les êtres se dévoilent comme coprésents dans un monde où le pour-soi les unit avec son propre sang par ce total sacrifice ek-statique de soi qui se nomme la présence. « Avant » le sacrifice du pour-soi il eût été impossible de dire que les êtres existassent ensemble ni séparés. Mais le pour-soi est l'être par qui le présent entre dans le monde ; les êtres du monde sont coprésents, en effet, en tant qu'un même pour-soi leur est à la fois présent à tous. Ainsi ce qu'on appelle ordinairement présent, pour les en-soi, se distingue nettement de leur être, encore qu'il ne soit rien de plus : c'est seulement leur coprésence en tant qu'un pour-soi leur est présent.

Nous savons maintenant qui est présent et à quoi le présent est présent. Mais qu'est-ce que la présence ?

Nous avons vu que ce ne saurait être la pure coexistence de deux existants, conçue comme une simple relation d'extériorité, car elle exigerait un troisième terme pour établir cette coexistence. Ce troisième terme existe dans le cas de la coexistence des choses au milieu du monde : c'est le pour-soi qui établit cette coexistence en se faisant coprésent à toutes. Mais, dans le cas de la présence du pour-soi à l'être-en-soi, il ne saurait y avoir de troisième terme. Nul témoin, fût-ce Dieu, ne peut l'établir, cette présence, le pour-soi lui-même ne peut la connaître que si elle est déjà. Toutefois elle ne saurait être sur le mode de l'en-soi. Cela signifie qu'originellement le pour-soi est présence à l'être en tant qu'il est à soi-même son propre témoin de coexistence. Comment devons-nous l'entendre ? On sait que le pour-soi est l'être qui existe sous forme de témoin de son être. Or le pour-soi est présent à l'être s'il est intentionnellement dirigé hors de soi sur cet être. Et il doit adhérer à l'être aussi étroitement qu'il est possible sans identification. Cette adhérence, nous verrons au chapitre prochain qu'elle est réaliste, du fait que le pour-soi naît à soi dans une liaison originelle avec l'être : il est à soi-même témoin de soi comme n'étant pas cet être. Et de ce fait il est hors de lui, sur l'être et dans l'être comme n'étant pas cet être. C'est ce que nous pouvions déduire, d'ailleurs, de la signification même de la présence : la présence à un être implique qu'on est lié à cet être par un lien d'intériorité, sinon aucune liaison du présent avec l'être ne serait possible ; mais ce lien d'intériorité est un lien négatif, il nie de l'être présent qu'il soit l'être auquel il est présent. Sinon le lien d'intériorité s'évanouirait en pure et simple identification. Ainsi la présence à l'être du pour-soi implique que le pour-soi est témoin de soi en présence de l'être comme n'étant pas l'être ; la présence à l'être est présence du pour-soi en tant qu'il n'est pas. Car la négation porte non sur une différence de manière d'être qui distinguerait le pour-soi de l'être, mais sur une différence d'être. C'est ce qu'on exprime brièvement en disant que le présent n'est pas.

Que signifie ce non-être du présent et du pour-soi ? Pour le saisir il faut revenir au pour-soi, à son mode d'exister et esquisser brièvement une description de sa relation ontologique à l'être. Du pour-soi en tant que tel, on ne saurait jamais dire : il est, au sens où l'on dit, par exemple : il est neuf heures c'est-à-dire au sens de la totale adéquation de l'être avec soi-même qui pose et supprime le soi et qui donne les dehors de la passivité. Car le pour-soi a l'existence d'une apparence couplée avec un témoin d'un reflet qui renvoie à un reflétant sans qu'il y ait aucun objet dont le reflet serait reflet. Le pour-soi n'a pas d'être parce que son être est toujours à distance : là-bas dans le reflétant, si vous considérez l'apparence, qui n'est apparence ou reflet que pour le reflétant ; là-bas dans le reflet, si vous considérez le reflétant qui n'est plus en soi que pure fonction de refléter ce reflet. Mais en outre, en lui-même, le pour-soi n'est pas l'être, car il se fait être explicitement pour-soi comme n'étant pas l'être. Il est conscience de... comme négation intime de... La structure de base de l'intentionnalité et de l'ipséité, c'est la négation, comme rapport interne du pour-soi à la chose ; le pour-soi se constitue dehors, à partir de la chose comme négation de cette chose ; ainsi son premier rapport avec l'être en soi est-il négation ; il « est » sur le mode du pour-soi, c'est-à-dire comme existant dispersé en tant qu'il se révèle à lui-même comme n'étant pas l'être. Il échappe doublement à l'être, par désagrégation intime et négation expresse. Et le présent est précisément cette négation de l'être, cette évasion de l'être en tant que l'être est comme ce dont on s'évade. Le pour-soi est présent à l'être sous forme de fuite ; le présent est une fuite perpétuelle en face de l'être. Ainsi avons-nous précisé le sens premier du présent : le présent n'est pas ; l'instant présent émane d'une conception réalisante et chosiste du pour-soi ; c'est cette conception qui amène à dénoter le pour-soi par le moyen de ce qui est et à quoi il est présent, par exemple, de cette aiguille sur le cadran. En ce sens, il serait absurde de dire qu'il est neuf heures pour le pour-soi ; mais le pour-soi peut être présent à une aiguille pointée sur neuf heures. Ce qu'on nomme faussement le présent, c'est l'être à quoi le présent est présence. Il est impossible de saisir le présent sous forme d'instant car l'instant serait le moment où le présent est. Or le présent n'est pas, il se présentifie sous forme de fuite.

Mais le présent n'est pas seulement non-être présentifiant du pour-soi. En tant que pour-soi, il a son être hors de lui, devant et derrière. Derrière, il était son passé et devant il sera son futur. Il est fuite hors de l'être coprésent et de l'être qu'il était vers l'être qu'il sera. En tant que présent il n'est pas ce qu'il est (passé) et il est ce qu'il n'est pas (futur). Nous voilà donc renvoyés au Futur.

 

C) Le Futur.

 

Notons d'abord que l'en-soi ne peut être futur ni contenir une part de futur. La pleine lune n'est future, quand je regarde ce croissant, que « dans le monde » qui se dévoile à la réalité-humaine : c'est par la réalité-humaine que le futur arrive dans le monde. En soi ce quartier de lune est ce qu'il est. Rien en lui n'est en puissance. Il est acte. Il n'y a donc pas plus de futur que de passé comme phénomène de temporalité originelle de l'être-en-soi. Le futur de l'en-soi, s'il existait, existerait en-soi, coupé de l'être comme le passé. Quand bien même on admettrait, comme Laplace, un déterminisme total qui permît de prévoir un état futur, encore faudrait-il que cette circonstance future se profile sur un dévoilement préalable de l'avenir en tant que tel, sur un être-à-venir du monde – ou alors c'est que le temps est une illusion et que le chronologique dissimule un ordre strictement logique de déductibilité. Si l'avenir se profile à l'horizon du monde, ce ne peut être que par un être qui est son propre avenir, c'est-à-dire qui est à-venir pour lui-même, dont l'être est constitué par un venir-à-soi de son être. Nous retrouvons ici des structures ek-statiques analogues à celles que nous avons décrites pour le passé. Seul un être qui a à être son être, au lieu simplement de l'être, peut avoir un avenir.

Mais qu'est-ce au juste qu'être son avenir ? Et quel type d'être possède de l'avenir ? Il faut renoncer d'abord à l'idée que l'avenir existe comme représentation. Tout d'abord l'avenir est rarement « représenté ». Et quand il l'est, comme dit Heidegger, il est thématisé et cesse d'être mon avenir, pour devenir l'objet indifférent de ma représentation. Ensuite, fût-il représenté, il ne saurait être le « contenu » de ma représentation, car ce contenu, si contenu il y avait, devrait être présent. Dira-t-on que ce contenu présent sera animé par une intention « futurante » ? Cela n'aurait point de sens. Si même cette intention existait, il faudrait qu'elle fût elle-même présente – et alors le problème de l'avenir n'est susceptible de recevoir aucune solution – ou bien qu'elle transcende le présent dans l'avenir et alors l'être de cette intention est à-venir. il faut reconnaître à l'avenir un être différent du simple percipi. Si d'ailleurs le pour-soi était borné dans son présent, comment pourrait-il se représenter l'avenir ? Comment en aurait-il la connaissance ou le pressentiment ? Aucune idée forgée ne saurait lui en fournir un équivalent. Si d'abord on a confiné le présent dans le présent, il va de soi qu'il n'en sortira jamais. Il ne servirait à rien de le donner comme « gros de l'avenir ». Ou bien cette expression ne signifie rien, ou bien elle désigne une efficience actuelle du présent, ou bien elle indique la loi d'être du pour-soi comme ce qui est à soi-même futur, et dans ce dernier cas, elle marque seulement ce qu'il faut décrire et expliquer. Le pour-soi ne saurait être « gros de l'avenir » ni « attente de l'avenir » ni « connaissance de l'avenir » que sur le fond d'une relation originelle et préjudicative de soi à soi : on ne peut concevoir pour le pour-soi la moindre possibilité d'une prévision thématique, fût-ce celle des états déterminés de l'univers scientifique, à moins qu'il ne soit l'être qui vient à lui-même à partir de l'avenir, l'être qui se fait exister comme ayant son être hors de lui-même à l'avenir. Prenons un exemple simple : cette position que je prends vivement sur le court n'a de sens que par le geste que je ferai ensuite avec ma raquette pour renvoyer la balle par-dessus le filet. Mais je n'obéis pas à la « claire représentation » du geste futur ni à la « ferme volonté » de l'accomplir. Représentations et volitions sont des idoles inventées par les psychologues. C'est le geste futur qui, sans même être thématiquement posé, revient en arrière, sur les positions que j'adopte, pour les éclairer, les lier et les modifier. Je suis d'abord d'un seul jet là-bas sur ce court, renvoyant la balle, comme manque à moi-même, et les positions intermédiaires que j'adopte ne sont que des moyens de me rapprocher de cet état futur pour m'y fondre, chacune d'elles n'ayant tout son sens que par cet état futur. Il n'est pas un moment de ma conscience qui ne soit pareillement défini par un rapport interne à un futur ; que j'écrive, que je fume, que je boive, que je me repose, le sens de mes consciences est toujours à distance, là-bas, dehors. En ce sens, Heidegger a raison de dire que le Dasein est « toujours infiniment plus que ce qu'il serait si on le limitait à son pur présent ». Mieux encore, cette limitation serait impossible car on ferait alors du présent un en-soi. Ainsi a-t-on justement dit que la finalité était la causalité renversée, c'est-à-dire l'efficience de l'état futur. Mais on a trop souvent oublié de prendre cette formule au pied de la lettre.

Il ne faut pas entendre par futur un « maintenant » qui ne serait pas encore. Nous retomberions dans l'en-soi et surtout nous devrions envisager le temps comme un contenant donné et statique. Le futur est ce que j'ai à être en tant que je peux ne pas l'être. Rappelons-nous que le pour-soi se présentifie devant l'être comme n'étant pas cet être et ayant été son être au passé. Cette présence est fuite. Il ne s'agit pas d'une présence attardée et en repos auprès de l'être mais d'une évasion hors de l'être vers... Et cette fuite est double car en fuyant l'être qu'elle n'est pas, la présence fuit l'être qu'elle était. Vers quoi fuit-elle ? N'oublions pas que le pour-soi, en tant qu'il se présentifie à l'être pour le fuir, est un manque. Le Possible est ce de quoi manque le pour-soi pour être soi ou si l'on préfère l'apparition à distance de ce que je suis. On saisit dès lors le sens de la fuite qui est présence : elle est fuite vers son être, c'est-à-dire vers le soi qu'elle sera par coïncidence avec ce qui lui manque. Le futur est le manque qui l'arrache, en tant que manque, à l'en-soi de la présence. Si elle ne manquait de rien elle retomberait dans l'être et perdrait jusqu'à la présence à l'être pour acquérir en échange l'isolement de la complète identité. C'est le manque en tant que tel qui lui permet d'être présence, c'est parce qu'elle est hors d'elle-même vers un manquant qui est au-delà du monde, c'est à cause de cela qu'elle peut être hors d'elle-même comme présence à un en-soi qu'elle n'est pas. Le futur c'est l'être déterminant que le pour-soi a à être par delà l'être. Il y a un futur parce que le pour-soi a à être son être au lieu de l'être tout simplement. Cet être que le pour-soi a à être, il ne saurait être à la façon des en-soi coprésents, sinon il serait sans avoir à être été ; on ne saurait donc l'imaginer comme un état complètement défini, à qui seul manquerait la présence, comme Kant dit que l'existence n'ajoute rien de plus à l'objet du concept. Mais il ne saurait non plus n'exister pas, sinon le pour-soi ne serait qu'un donné. Il est ce que le pour-soi se fait être en se saisissant perpétuellement pour soi comme inachevé par rapport à lui. Il est ce qui hante à distance le couple reflet-reflétant et ce qui fait que le reflet est saisi par le reflétant (et réciproquement) comme un Pas-encore. Mais il faut précisément que ce manquant soit donné dans l'unité d'un seul surgissement avec le pour-soi qui manque, sinon il n'y aurait rien par rapport à quoi le pour-soi se saisisse comme pas-encore. Le futur s'est révélé au pour-soi comme ce que le pour-soi n'est pas encore, en tant que le pour-soi se constitue non-thétiquement pour soi comme un pas-encore dans la perspective de cette révélation et en tant qu'il se fait être comme un projet de lui-même hors du présent vers ce qu'il n'est pas encore. Et certes le futur ne peut être sans cette révélation. Et cette révélation exige elle-même d'être révélée à soi, c'est-à-dire qu'elle exige la révélation du pour-soi à soi-même, sinon l'ensemble Révélation, révélé, tomberait dans l'inconscient, c'est-à-dire dans l'en-soi. Ainsi seul un être qui est à soi-même son révélé, c'est-à-dire dont l'être est en question pour soi, peut avoir un futur. Mais, réciproquement, un tel être ne peut être pour soi que dans la perspective d'un pas-encore car il se saisit lui-même comme un néant, c'est-à-dire comme un être dont le complément d'être est à distance de soi. A distance, c'est-à-dire par delà l'être. Ainsi tout ce que le pour-soi est par delà l'être est le futur.

Que signifie ce « par delà » ? Pour le saisir il faut noter que le futur a une caractéristique essentielle du pour-soi : il est présence (future) a l'être. Et présence de ce pour-soi-ci, du pour-soi dont il est le futur Lorsque je dis : je serai heureux, c'est ce pour-soi présent qui sera heureux, c'est l'« Erlebnis » actuelle, avec tout ce qu'elle était et qu'elle traîne derrière soi. Et elle le sera comme présence à l'être, c'est-à-dire comme présence future du pour-soi à un être cofutur. En sorte que ce qui m'est donné comme le sens du pour-soi présent, c'est ordinairement l'être cofutur en tant qu'il se dévoilera au pour-soi futur comme ce à quoi ce pour-soi sera présent. Car le pour-soi est conscience thétique du monde sous forme de présence et non conscience thétique de soi. Ainsi ce qui se dévoile ordinairement à la conscience, c'est le monde futur, sans qu'elle prenne garde que c'est le monde en tant qu'il apparaîtra à une conscience, le monde en tant qu'il est posé comme futur par la présence d'un pour-soi à venir. Ce monde n'a de sens comme futur qu'en tant que j'y suis présent comme un autre que je serai, dans une autre position physique, affective, sociale, etc. Pourtant c'est lui qui est au bout de mon pour-soi présent et par delà l'être-en-soi et c'est pour cela que nous avons tendance à présenter d'abord le futur comme un état du monde et à nous faire paraître ensuite sur ce fond de monde. Si j'écris, j'ai conscience des mots comme écrits et comme devant être écrits. Les mots seuls paraissent le futur qui m'attend. Mais le seul fait qu'ils apparaissent comme à écrire implique qu'écrire comme conscience non-thétique (de) soi est la possibilité que je suis. Ainsi le futur, comme présence future d'un pour-soi à un être, entraîne l'être-en-soi avec lui dans le futur. Cet être auquel il sera présent, il est le sens de l'en-soi coprésent au pour-soi présent, comme le futur est le sens du pour-soi. Le futur est présence à un être cofutur parce que le pour-soi ne peut exister que hors de soi près de l'être et que le futur est un pour-soi futur. Mais ainsi, par le futur, un avenir arrive au monde, c'est-à-dire que le pour-soi est son sens comme présence à un être qui est par delà l'être. Par le pour-soi un par-delà de l'être est dévoilé auprès duquel il a à être ce qu'il est. Je dois, suivant la formule célèbre, « devenir ce que j'étais », mais c'est dans un monde lui-même devenu que je dois le devenir. Et dans un monde devenu à partir de ce qu'il est. Cela signifie que je donne au monde des possibilités propres à partir de l'état que je saisis sur lui : le déterminisme paraît sur le fond du projet futurant de moi-même. Ainsi le futur se distinguera de l'imaginaire, où je suis également ce que je ne suis pas, où je trouve également mon sens dans un être que j'ai à être mais où ce pour-soi que j'ai à être émerge du fond de néantisation du monde, à côté du monde de l'être.

Mais le futur n'est pas uniquement présence du pour-soi à un être situé par delà l'être. Il est quelque chose qui attend le pour-soi que je suis. Ce quelque chose, c'est moi-même : lorsque je dis que je serai heureux, il est bien entendu que c'est mon moi présent, traînant son passé après soi, qui sera heureux. Ainsi le futur c'est moi en tant que je m'attends comme présent à un être par delà l'être. Je me projette vers le futur pour m'y fondre avec ce dont je manque, c'est-à-dire ce dont l'adjonction synthétique à mon présent ferait que je sois ce que je suis. Ainsi ce que le pour-soi a à être comme présence à l'être par delà l'être, c'est sa propre possibilité. Le futur est le point idéal où la compression subite et infinie de la facticité (Passé), du pour-soi (Présent) et de son possible (Avenir) ferait surgir enfin le Soi comme existence en soi du pour-soi. Et le projet du pour-soi vers le futur qu'il est est un projet vers l'en-soi. En ce sens le pour-soi a à être son futur parce qu'il ne peut être le fondement de ce qu'il est que devant soi et par delà l'être : c'est la nature même du pour-soi que de devoir être « un creux toujours futur ». De ce fait il ne sera jamais devenu, au présent, ce qu'il avait à être, au futur. Le futur tout entier du pour-soi présent tombe au passé comme futur avec ce pour-soi lui-même. Il sera futur passé d'un certain pour-soi ou futur antérieur. Ce futur ne se réalise pas. Ce qui se réalise, c'est un pour-soi désigné par le futur et qui se constitue en liaison avec ce futur. Par exemple, ma position finale sur le court a déterminé du fond de l'avenir toutes mes positions intermédiaires et finalement elle a été rejointe par une position ultime identique à ce qu'elle était à l'avenir comme sens de mes mouvements. Mais précisément ce « rejoignement » est purement idéal, il ne s'opère pas réellement : le futur ne se laisse pas rejoindre, il glisse au passé comme ancien futur et le pour-soi présent se dévoile dans toute sa facticité, comme fondement de son propre néant et derechef comme manque d'un nouveau futur. De là cette déception ontologique qui attend le pour-soi à chaque débouché dans le futur : « Que la République était belle sous l'Empire ! » Même si mon présent est rigoureusement identique en son contenu au futur vers quoi je me projetais par delà l'être, ce n'est pas ce présent vers quoi je me projetais car je me projetais vers le futur en tant que futur, c'est-à-dire en tant que point de rejoignement de mon être, en tant que lieu du surgissement du Soi.

A présent nous sommes mieux à même d'interroger le futur sur son être, puisque ce futur que j'ai à être c'est simplement ma possibilité de présence à l'être par delà l'être. En ce sens le futur s'oppose rigoureusement au passé. Le passé est bien en effet l'être que je suis hors de moi, mais c'est l'être que je suis sans possibilité de ne l'être pas. C'est ce que nous avons appelé : être son passé derrière soi. Le futur que j'ai à être, au contraire, est tel dans son être que je peux seulement l'être car ma liberté le ronge dans son être par en dessous. Cela signifie que le futur constitue le sens de mon pour-soi présent, comme le projet de sa possibilité, mais qu'il ne prédétermine aucunement mon pour-soi à venir, puisque le pour-soi est toujours délaissé dans cette obligation néantisante d'être le fondement de son néant. Le futur ne fait que préesquisser le cadre dans lequel le pour-soi se fera être comme fuite présentifiante à l'être vers un autre futur. Il est ce que je serais si je n'étais pas libre et ce que je ne peux avoir à être que parce que je suis libre. En même temps qu'il paraît à l'horizon pour m'annoncer ce que je suis à partir de ce que je serai (« Que fais-tu ? »« Je suis en train de clouer ce tapis, de pendre au mur ce tableau »), par sa nature de futur présent-pour-soi il se désarme puisque le pour-soi qui sera, sera sur le mode de se déterminer lui-même à être, et que le futur, devenu futur passé comme préesquisse de ce pour-soi, ne pourra que le solliciter, à titre de passé, d'être ce qu'il se fait être. En un mot, je suis mon futur dans la perspective constante de la possibilité de ne l'être pas. De là cette angoisse que nous avons décrite plus haut et qui vient de ce que je ne suis pas assez ce futur que j'ai à être et qui donne son sens à mon présent : c'est que je suis un être dont le sens est toujours problématique. En vain le pour-soi voudrait-il s'enchaîner à son possible, comme à l'être qu'il est hors de lui-même mais qu'il est, au moins, sûrement hors de lui-même : le pour-soi ne peut jamais être que problématiquement son futur, car il est séparé de lui par un néant qu'il est ; en un mot il est libre et sa liberté est à elle-même sa propre limite. Etre libre c'est être condamné à être libre. Ainsi le futur n'a pas d'être en tant que futur. Il n'est pas en soi et il n'est pas non plus sur le mode d'être du pour-soi puisqu'il est le sens du pour-soi. Le futur n'est pas, il se possibilise. Le futur est la possibilisation continuelle des possibles comme le sens du pour-soi présent, en tant que ce sens est problématique et qu'il échappe radicalement comme tel au pour-soi présent.

Le futur, ainsi décrit, ne correspond pas à une suite homogène et chronologiquement ordonnée d'instants à venir. Certes il y a une hiérarchie de mes possibles. Mais cette hiérarchie ne correspond pas à l'ordre de la temporalité universelle tel qu'il s'établira sur les bases de la temporalité originelle. Je suis une infinité de possibilités, car le sens du pour-soi est complexe et ne saurait tenir en une formule. Mais telle possibilité est plus déterminante pour le sens du pour-soi présent que telle autre qui est plus proche dans le temps universel. Par exemple, c'est vraiment un possible que je suis, cette possibilité d'aller voir à deux heures un ami que je n'ai pas revu depuis deux ans. Mais les possibles plus proches – possibilités d'y aller en taxi, en autobus, en métro, à pied – restent présentement indéterminés. Je ne suis aucune de ces possibilités. Aussi y a-t-il des trous dans la série de mes possibilités. Les trous seront comblés, dans l'ordre de la connaissance, par la constitution d'un temps homogène et sans lacunes – dans l'ordre de l'action, par la volonté, c'est-à-dire par le choix rationnel et thématisant, en fonction de mes possibles, de possibilités qui ne sont pas, qui ne seront jamais mes possibilités et que je réaliserai sur le mode de la totale indifférence pour rejoindre un possible que je suis.

II  ONTOLOGIE DE LA TEMPORALITÉ

A) La temporalité statique.

 

Notre description phénoménologique des trois ek-stases temporelles doit nous permettre d'aborder à présent la temporalité comme structure totalitaire organisant en elle les structures ek-statiques secondaires. Mais cette nouvelle étude doit se faire de deux points de vue différents.

La temporalité est souvent considérée comme indéfinissable. Chacun admet pourtant qu'elle est avant tout succession. Et la succession à son tour peut se définir comme un ordre dont le principe ordonnateur est la relation avant-après. Une multiplicité ordonnée selon l'avant-après, telle est la multiplicité temporelle. Il convient donc, pour commencer, d'envisager la constitution et les exigences des termes « avant » et « après ». C'est ce que nous appellerons la statique temporelle, puisque ces notions d'avant et d'après peuvent être envisagées sous leur aspect strictement ordinal et indépendamment du changement proprement dit. Mais le temps n'est pas seulement un ordre fixe pour une multiplicité déterminée : en observant mieux la temporalité nous constatons le fait de la succession, c'est-à-dire le fait que tel après devient un avant, que le présent devient passé et le futur futur-antérieur. C'est ce qu'il conviendra d'examiner en second lieu sous le nom de Dynamique temporelle. Sans aucun doute c'est dans la dynamique temporelle qu'il faudra chercher le secret de la constitution statique du temps. Mais il est préférable de diviser les difficultés. En un sens, en effet, on peut dire que la statique temporelle peut être envisagée à part comme une certaine structure formelle de la temporalité – ce que Kant appelle l'ordre du temps – et que la dynamique correspond à l'écoulement matériel ou, suivant la terminologie kantienne, au cours du temps. Il y a donc intérêt à envisager cet ordre et ce cours successivement.

L'ordre « avant-après » se définit tout d'abord par l'irréversibilité. On appellera successive une série telle qu'on ne puisse en envisager les termes qu'un à un et dans un seul sens. Mais on a voulu voir dans l'avant et dans l'après – précisément parce que les termes de la série se dévoilent un à un et que chacun est exclusif des autres – des formes de séparation. Et en effet c'est bien le temps qui me sépare, par exemple, de la réalisation de mes désirs. Si je suis obligé d'attendre cette réalisation, c'est qu'elle est située après d'autres événements. Sans la succession des « après », je serais tout de suite ce que je veux être, il n'y aurait plus de distance entre moi et moi, ni de séparation entre l'action et le rêve. C'est essentiellement sur cette vertu séparatrice du temps que les romanciers et les poètes ont insisté, ainsi que sur une idée voisine qui ressortit d'ailleurs à la dynamique temporelle : c'est que tout « maintenant » est destiné à devenir un « autrefois ». Le temps ronge et creuse, il sépare, il fuit. Et c'est encore à titre de séparateur – en séparant l'homme de sa peine ou de l'objet de sa peine – qu'il guérit.

« Laisse faire le temps », dit le roi à don Rodrigue. D'une façon générale, on a été surtout frappé de la nécessité qu'il y a pour tout être à être écartelé en une dispersion infinie d'après qui se succèdent. Même les permanents, même cette table qui demeure invariable pendant que je change doit étaler et réfracter son être dans la dispersion temporelle. Le temps me sépare de moi-même, de ce que j'ai été, de ce que je veux être, de ce que je veux faire, des choses et d'autrui. Et c'est le temps qui est choisi pour mesure pratique de la distance : on est à une demi-heure de telle ville, à une heure de telle autre, il faut trois jours pour accomplir tel travail, etc. Il résulte de ces prémisses qu'une vision temporelle du monde et de l'homme s'effondrera en un émiettement d'avant et d'après. L'unité de cet émiettement, l'atome temporel, ce sera l'instant, qui a sa place avant certains instants déterminés et après d'autres instants, sans comporter d'avant ni d'après à l'intérieur de sa forme propre. L'instant est insécable et intemporel, puisque la temporalité est succession ; mais le monde s'effondre en une poussière infinie d'instants et c'est un problème pour Descartes, par exemple, que de savoir comment il peut y avoir passage d'un instant à un autre instant : car les instants sont juxtaposés, c'est-à-dire séparés par rien et pourtant sans communication. Pareillement Proust se demande comment son Moi peut passer d'un instant à l'autre, comment, par exemple, il retrouve, après une nuit de sommeil, précisément son Moi de la veille plutôt que n'importe quel autre ; et, plus radicalement, les empiristes, après avoir nié la permanence du Moi, essaient vainement d'établir un semblant d'unité transversale à travers les instants de la vie psychique. Ainsi, lorsqu'on considère isolément le pouvoir dissolvant de la temporalité, force est d'avouer que le fait d'avoir existé à un instant donné ne constitue pas un droit pour exister à l'instant suivant, pas même une hypothèque ou une option sur l'avenir. Et le problème est alors d'expliquer qu'il y ait un monde, c'est-à-dire des changements liés et des permanences dans le temps.

Pourtant la temporalité n'est pas uniquement ni même d'abord séparation. Il suffit pour s'en rendre compte d'envisager plus précisément la notion d'avant et d'après. A, disons-nous, est après B. Nous venons d'établir une relation expresse d'ordre entre A et B, ce qui suppose donc leur unification au sein de cet ordre même. N'y eût-il entre A et B d'autre rapport que celui-là, du moins suffirait-il pour assurer leur liaison, car il permettrait à la pensée d'aller de l'un à l'autre et de les unir dans un jugement de succession. Si donc le temps est séparation, du moins est-il une séparation d'un type spécial : une division qui réunit. Soit, dira-t-on, mais cette relation unificatrice est par excellence une relation externe. Lorsque les associationnistes voulurent établir que les impressions de l'esprit n'étaient retenues les unes avec les autres que par des liens purement externes, n'est-ce pas à la relation d'avant-après, conçue comme simple « contiguïté », qu'ils réduisirent finalement toutes les liaisons associatives ?

Sans doute. Mais Kant n'a-t-il pas montré qu'il fallait l'unité de l'expérience et, par là, l'unification du divers temporel, pour que le moindre lien d'association empirique fût même concevable ? Considérons mieux la théorie associationniste. Elle s'accompagne d'une conception moniste de l'être comme étant partout l'être-en-soi. Chaque impression de l'esprit est en elle-même ce qu'elle est, elle s'isole dans sa plénitude présente, elle ne comporte aucune trace de l'avenir, aucun manque. Hume, lorsqu'il lance son fameux défi, s'est préoccupé d'établir cette loi, qu'il prétend tirer de l'expérience : on peut inspecter comme on veut une impression forte ou faible, on ne trouvera jamais rien en elle-même qu'elle-même de sorte que toute liaison d'un antécédent et d'un conséquent, pour constante qu'elle puisse être, demeure inintelligible. Supposons donc un contenu temporel A existant comme un être en soi et un contenu temporel B, postérieur au premier et existant de la même manière, c'est-à-dire dans l'appartenance à soi de l'identité. Il faut remarquer d'abord que cette identité avec soi les oblige à exister chacun sans séparation aucune de soi, fût-elle temporelle, donc dans l'éternité ou dans l'instant, ce qui revient au même puisque l'instant, n'étant point défini intérieurement par la liaison avant-après, est intemporel. On demande, dans ces conditions, comment l'état A peut être antérieur à l'état B. Il ne servirait à rien de répondre que ce ne sont pas les états qui sont antérieurs ou postérieurs mais les instants qui les contiennent : car les instants sont en soi par hypothèse, comme les états. Or l'antériorité de A sur B suppose dans la nature même de A (instant ou état) une incomplétude qui pointe vers B. Si A est antérieur à B, c'est en B que A peut recevoir cette détermination. Sinon ni le surgissement ni l'anéantissement de B isolé dans son instant ne peut conférer à A isolé dans le sien la moindre qualité particulière. En un mot, si A doit être antérieur à B, il faut qu'il soit dans son être même en B comme futur à soi. Et réciproquement B, s'il doit être postérieur à A, doit traîner derrière soi-même en A qui lui conférera son sens de postériorité. Si donc nous concédons a priori l'être en soi à A et à B, il est impossible d'établir entre eux la moindre liaison de succession. Cette liaison en effet serait une relation purement externe et comme telle, il faudrait admettre qu'elle reste en l'air, privée de substrat, sans pouvoir mordre ni sur A ni sur B, dans une sorte de néant intemporel.

Reste la possibilité que ce rapport avant-après ne puisse exister que pour un témoin qui l'établit. Seulement, si ce témoin peut être à la fois en A et en B c'est qu'il est lui-même temporel et le problème va se poser à nouveau pour lui. Ou bien, au contraire, il peut transcender le temps par un don d'ubiquité temporelle qui équivaut à l'intemporalité. C'est la solution à laquelle Descartes et Kant se sont pareillement arrêtés : pour eux, l'unité temporelle au sein de laquelle le rapport synthétique avant-après se dévoile est conférée à la multiplicité des instants par un être qui échappe lui-même à la temporalité. Ils partent l'un comme l'autre de la présupposition d'un temps qui serait forme de division et qui se dissout lui-même en pure multiplicité. L'unité du temps ne pouvant être fournie par le temps lui-même, ils en chargent un être extratemporel : Dieu et sa création continuée chez Descartes, le Je Pense et ses formes d'unité synthétique chez Kant. Seulement, chez le premier, le temps est unifié par son contenu matériel qui est maintenu à l'existence par une perpétuelle création ex nihilo, chez le second, au contraire, c'est à la forme même du temps que s'appliqueront les concepts de l'entendement pur. De toute façon c'est un intemporel (Dieu ou Je Pense) qui est chargé de pourvoir des intemporels (les instants) de leur temporalité. La temporalité devient une simple relation externe et abstraite entre des substances intemporelles : on veut la reconstruire tout entière avec des matériaux a-temporels. Il est évident qu'une pareille reconstruction faite d'abord contre le temps ne peut conduire ensuite au temporel. Ou bien en effet nous temporaliserons implicitement et sournoisement l'intemporel, ou bien, si nous lui gardons scrupuleusement son intemporalité, le temps deviendra une pure illusion humaine, un songe. Si le temps est réel, en effet, il faut que Dieu « attende que le sucre fonde » ; il faut qu'il soit là-bas dans l'avenir et hier dans le passé pour opérer la liaison des moments, car il est nécessaire qu'il aille les prendre là où ils sont. Ainsi sa pseudo-intemporalité dissimule d'autres concepts, celui de l'infinité temporelle et de l'ubiquité temporelle. Mais ceux-ci ne peuvent avoir un sens que pour une forme synthétique d'arrachement à soi qui ne correspond plus aucunement à l'être en soi. Si, au contraire, on appuie, par exemple, l'omniscience de Dieu sur son extratemporalité, alors il n'a nul besoin d'attendre que le sucre fonde pour voir qu'il fondra. Mais alors la nécessité d'attendre et par conséquent la temporalité ne peuvent représenter qu'une illusion résultant de la finitude humaine, l'ordre chronologique n'est rien que la perception confuse d'un ordre logique et éternel. L'argument peut s'appliquer sans aucune modification au « Je pense » kantien. Et il ne servirait à rien d'objecter que, chez Kant, le temps a une unité en tant que tel puisqu'il surgit, comme forme a priori, de l'intemporel ; car il s'agit moins de rendre compte de l'unité totale de son surgissement que des liaisons intratemporelles de l'avant et de l'après. Parlera-t-on d'une temporalité virtuelle que l'unification a fait passer à l'acte ? Mais cette succession virtuelle est moins compréhensible encore que la succession réelle dont nous parlions tout à l'heure. Qu'est-ce qu'une succession qui attend l'unification pour devenir succession ? A qui, à quoi appartient-elle ? Et pourtant, si elle n'est pas déjà donnée quelque part, comment l'intemporel pourrait-il la sécréter sans y perdre toute intemporalité, comment même pourrait-elle émaner de lui sans le briser ? D'ailleurs l'idée même d'unification est ici parfaitement incompréhensible. Nous avons supposé en effet deux en-soi isolés à leur place, à leur date. Comment peut-on les unifier ? S'agit-il d'une unification réelle ? En ce cas, ou bien nous nous payons de mots – et l'unification ne mordra pas sur deux en-soi isolés dans leur identité et leur complétude respectives – ou bien il faudra constituer une unité d'un type neuf, précisément l'unité ek-statique : chaque état sera hors de soi, là-bas, pour être avant ou après l'autre. Seulement il aura fallu briser leur être, le décomprimer, en un mot le temporaliser et non pas seulement les rapprocher. Or, comment l'unité intemporelle du Je Pense, comme simple faculté de penser, sera-t-elle susceptible d'opérer cette décompression d'être ? Dirons-nous que l'unification est virtuelle, c'est-à-dire qu'on a projeté par delà les impressions un type d'unité assez semblable au noème husserlien ? Mais comment un intemporel ayant à unir des intemporels concevra-t-il une unification du type de la succession ? Et si, comme il faudra en convenir alors, l'esse du temps est un percipi, comment se constitue le percipitur ; en un mot, comment un être de structure a-temporelle pourrait-il appréhender comme temporels (ou intentionnaliser comme tels) des en-soi isolés dans leur intemporalité ? Ainsi, en tant qu'elle est à la fois forme de séparation et forme de synthèse, la temporalité ne se laisse ni dériver d'un intemporel ni imposer du dehors à des intemporels.

Leibniz, en réaction contre Descartes, Bergson, en réaction contre Kant, n'ont voulu voir à leur tour dans la temporalité qu'un pur rapport d'immanence et de cohésion. Leibniz considère le problème du passage d'un instant à l'autre et sa solution, la création continuée, comme un faux problème avec une solution inutile : Descartes, selon lui, aurait oublié la continuité du temps. En affirmant la continuité du temps, nous nous interdisons de concevoir celui-ci comme formé d'instants et, s'il n'y a plus d'instants, il n'y a plus de rapport avant-après entre les instants. Le temps est une vaste continuité d'écoulement. à laquelle on ne peut aucunement assigner d'éléments premiers qui existeraient en-soi.

C'est oublier que l'avant-après est aussi une forme qui sépare. Si le temps est une continuité donnée avec une indéniable tendance à la séparation, on peut poser sous une autre forme la question de Descartes : d'où vient la puissance cohésive de la continuité ? Sans doute il n'y a pas d'éléments premiers juxtaposés dans un continu. Mais c'est précisément parce qu'il est d'abord unification. C'est parce que je tire la ligne droite, comme dit Kant, que la ligne droite, réalisée dans l'unité d'un seul acte, est autre chose qu'un pointillé infini. Oui donc tire le temps ? Cette continuité, en un mot, est un fait dont il faut rendre compte. Elle ne saurait être une solution. Qu'on se rappelle d'ailleurs la fameuse définition de Poincaré : une série a, b, c, dit-il, est continue lorsqu'on peut écrire : a = b, b = c, a ÷ c. Cette définition est excellente en ce qu'elle nous fait pressentir, justement, un type d'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est : en vertu d'un axiome, a = c ; en vertu de la continuité elle-même, a ÷ c. Ainsi a est et n'est pas équivalent à c. Et b, égal à a et égal à c, est différent de lui-même en tant que a n'est pas égal à c. Mais cette définition ingénieuse reste un pur jeu d'esprit tant que nous l'envisageons dans la perspective de l'en-soi. Et si elle nous fournit un type d'être qui, en même temps, est et n'est pas, elle ne nous en fournit ni les principes ni le fondement. Tout reste à faire. Dans l'étude de la temporalité, en particulier, on conçoit bien quel service peut nous rendre la continuité, en intercalant entre l'instant a et l'instant c, si rapprochés soient-ils, un intermédiaire b, tel que, selon la formule a = b, b = c, a ÷ c, il soit à la fois indiscernable de a et indiscernable de c qui sont parfaitement discernables l'un de l'autre. C'est lui qui réalisera le rapport avant-après, c'est lui qui sera avant lui-même, en tant qu'il est indiscernable de a et de c. A la bonne heure. Mais comment un tel être peut-il exister ? D'où lui vient sa nature ekstatique ? Comment cette scission qui s'ébauche en lui ne s'achève-t-elle pas, comment n'explose-t-il pas en deux termes dont l'un se fondrait à a et l'autre à c ? Comment ne pas voir qu'il y a un problème de son unité ? Peut-être un examen plus approfondi des conditions de possibilité de cet être nous aurait-il appris que seul le pour-soi pouvait exister ainsi dans l'unité ek-statique de soi. Mais précisément cet examen n'a pas été tenté et la cohésion temporelle chez Leibniz dissimule au fond la cohésion par immanence absolue du logique, c'est-à-dire l'identité. Mais, précisément, si l'ordre chronologique est continu il ne saurait symboliser avec l'ordre d'identité car le continu n'est pas compatible avec l'identique.

Pareillement Bergson, avec sa durée qui est organisation mélodique et multiplicité d'interpénétration, ne semble pas voir qu'une organisation de multiplicité suppose un acte organisateur. Il a raison contre Descartes, lorsqu'il supprime l'instant ; mais Kant a raison contre lui en affirmant qu'il n'y a pas de synthèse donnée. Ce passé bergsonien, qui adhère au présent et le pénètre même, n'est guère qu'une figure de rhétorique. Et c'est ce que montrent bien les difficultés que Bergson a rencontrées dans sa théorie de la mémoire. Car, si le passé, comme il l'affirme, est l'inagissant, il ne peut que rester en arrière, il ne reviendra jamais pénétrer le présent sous forme de souvenir, à moins qu'un être présent n'ait pris à tâche d'exister en outre ek-statiquement au passé. Et, sans doute, chez Bergson, c'est bien un même être qui dure. Mais justement cela ne fait que mieux sentir le besoin d'éclaircissements ontologiques. Car nous ne savons pas, pour finir, si c'est l'être qui dure ou si c'est la durée qui est l'être. Et si la durée est l'être, alors il faut nous dire quelle est la structure ontologique de la durée ; et si c'est, au contraire, l'être qui dure, il faut nous montrer ce qui, dans son être, lui permet de durer.

Que pouvons-nous conclure, au terme de cette discussion ? Tout d'abord ceci : la temporalité est une force dissolvante mais au sein d'un acte unificateur, c'est moins une multiplicité réelle qui ne saurait recevoir ensuite aucune unité et, par suite, qui n'existerait même pas comme multiplicité – qu'une quasi-multiplicité, qu'une ébauche de dissociation au sein de l'unité. Il ne faut pas essayer d'envisager à part l'un ou l'autre de ces deux aspects : à poser d'abord l'unité temporelle, nous risquons de ne plus rien comprendre à la succession irréversible comme sens de cette unité ; mais à considérer la succession désagrégeante comme le caractère originel du temps, nous risquons de ne plus même pouvoir comprendre qu'il y ait un temps. Si, donc, il n'y a aucune priorité de l'unité sur la multiplicité ni de la multiplicité sur l'unité, il faut concevoir la temporalité comme une unité qui se multiplie, c'est-à-dire que la temporalité ne peut être qu'un rapport d'être au sein du même être. Nous ne pouvons l'envisager comme un contenant dont l'être serait donné car ce serait renoncer pour toujours à comprendre comment cet être en-soi peut se fragmenter en multiplicité ou comment l'en-soi des contenants minima ou instants peut se réunir dans l'unité d'un temps. La temporalité n'est pas. Seul un être d'une certaine structure d'être peut être temporel dans l'unité de son être. L'avant et l'après ne sont intelligibles, nous l'avons noté, que comme relation interne. C'est là-bas dans l'après que l'avant se fait déterminer comme avant et réciproquement. En un mot, l'avant n'est intelligible que si c'est l'être qui est avant lui-même. C'est-à-dire que la temporalité ne peut que désigner le mode d'être d'un être qui est soi-même hors de soi. La temporalité doit avoir la structure de l'ipséité. C'est seulement en effet parce que le soi est soi là-bas hors de soi, dans son être, qu'il peut être avant ou après soi, qu'il peut y avoir en général de l'avant et de l'après. Il n'y a de temporalité que comme intrastructure d'un être qui a à être son être, c'est-à-dire comme intrastructure du pour-soi. Non que le pour-soi ait une priorité ontologique sur la temporalité. Mais la temporalité est l'être du pour-soi en tant qu'il a à l'être ek-statiquement. La temporalité n'est pas, mais le pour-soi se temporalise en existant.

Réciproquement, notre étude phénoménologique du Passé, du Présent et de l'Avenir nous permet de montrer que le pour-soi ne peut être, sinon sous la forme temporelle.

Le pour-soi surgissant dans l'être comme néantisation de l'en-soi se constitue à la fois sous toutes les dimensions possibles de néantisation. De quelque côté qu'on le considère, il est l'être qui ne tient à soi-même que par un fil ou plus précisément c'est l'être qui, étant, fait exister toutes les dimensions possibles de sa néantisation. On désignait dans le monde antique la cohésion profonde et la dispersion du peuple juif du nom de « diaspora ». C'est ce mot qui nous servira pour désigner le mode d'être du pour-soi : il est diasporique. L'être-en-soi n'a qu'une dimension d'être, mais l'apparition du néant comme ce qui est été au cœur de l'être complique la structure existentielle en faisant apparaître le mirage ontologique du Soi. Nous verrons plus tard que la réflexion, la transcendance et l'être-dans-le-monde, l'être-pour-autrui, représentent plusieurs dimensions de la néantisation ou, si l'on préfère, plusieurs rapports originels de l'être avec soi. Ainsi le néant introduit la quasi-multiplicité au sein de l'être. Cette quasi-multiplicité est le fondement de toutes les multiplicités intramondaines car une multiplicité suppose une unité première au sein de laquelle s'ébauche la multiplicité. En ce sens, il n'est pas vrai, comme le prétend Meyerson, qu'il y ait un scandale du divers et que la responsabilité de ce scandale incombe au réel. L'en-soi n'est pas divers, il n'est pas multiplicité et pour qu'il reçoive la multiplicité comme caractéristique de son être-au-milieu-du-monde, il faut le surgissement d'un être qui soit présent à la fois à chaque en-soi isolé dans son identité. C'est par la réalité-humaine que la multiplicité vient au monde, c'est la quasi-multiplicité au sein de l'être-pour-soi qui fait que le nombre se dévoile dans le monde. Mais quel est le sens de ces dimensions multiples ou quasi multiples du pour-soi ? Ce sont ses différents rapports à son être. Lorsqu'on est ce qu'on est, tout simplement, il n'y a qu'une manière d'être son être. Mais dès le moment où l'on n'est plus son être, différentes manières de l'être tout en ne l'étant pas surgissent simultanément. Le pour-soi, pour nous en tenir aux premières ek-stases – celles qui, à la fois, marquent le sens originel de la néantisation et représentent la moindre néantisation, – peut et doit à la fois : 1o ne pas être ce qu'il est ; 2o être ce qu'il n'est pas ; 3o dans l'unité d'un perpétuel renvoi, être ce qu'il n'est pas et ne pas être ce qu'il est. Il s'agit bien de trois dimensions ek-statiques, le sens de l'ek-stase étant la distance à soi. Il est impossible de concevoir une conscience qui n'existerait pas selon ces trois dimensions. Et si le cogito découvre d'abord l'une d'elles, cela ne veut point dire qu'elle soit première mais seulement qu'elle se dévoile plus facilement. Mais par elle seule elle est « unselbstständig » et elle laisse voir aussitôt les autres dimensions. Le pour-soi est un être qui doit exister à la fois dans toutes ses dimensions. Ici la distance, conçue comme distance à soi, n'est rien de réel, rien qui soit d'une manière générale comme en soi : c'est simplement le rien, le néant qui « est été » comme séparation. Chaque dimension est une façon de se projeter vainement vers le Soi, d'être ce qu'on est par delà un néant, une manière différente d'être ce fléchissement d'être, cette frustration d'être que le pour-soi a à être. Considérons chacune d'elles isolément.

Dans la première le pour-soi a à être son être derrière soi, comme ce qu'il est sans en être le fondement. Son être est là, contre lui, mais un néant l'en sépare, le néant de la facticité. Le pour-soi comme fondement de son néant – et comme tel nécessaire – est séparé de sa contingence originelle en ce qu'il ne peut ni l'ôter ni s'y fondre. Il est pour lui-même mais sur le mode de l'irrémédiable et du gratuit. Son être est pour lui mais il n'est pas pour cet être, car précisément cette réciprocité du reflet-reflétant ferait disparaître la contingence originelle de ce qui est. Précisément parce que le pour-soi se saisit sous la forme de l'être, il est à distance comme un jeu de reflet-reflétant qui s'est coulé dans l'en-soi et dans lequel ce n'est plus le reflet qui fait exister le reflétant ni le reflétant qui fait exister le reflet. Cet être que le pour-soi a à être, de ce fait il se donne comme quelque chose sur quoi il n'y a plus à revenir, précisément parce que le pour-soi ne peut pas le fonder sur le mode reflet-reflétant mais en tant qu'il fonde seulement la liaison de cet être à lui-même. Le pour-soi ne fonde point l'être de cet être mais seulement le fait que cet être puisse être donné. Il s'agit là d'une nécessité inconditionnelle : quel que soit le pour-soi considéré, il est en un certain sens, il est puisqu'il peut être nommé, puisqu'on peut affirmer ou nier de lui certains caractères. Mais en tant qu'il est pour-soi, il n'est jamais ce qu'il est. Ce qu'il est est derrière lui, comme le perpétuel dépassé. C'est précisément cette facticité dépassée que nous nommons le passé. Le passé est donc une structure nécessaire du pour-soi, car le pour-soi ne peut exister que comme un dépassement néantisant et ce dépassement implique un dépassé. Il est donc impossible, à quelque moment que tous considérions un pour-soi, de le saisir comme n'ayant-pas-encore de passé. Il ne faudrait pas croire que le pour-soi existe d'abord et surgit au monde dans l'absolue nouveauté d'un être sans passé, pour se constituer ensuite et peu à peu un passé. Mais quelle que soit la surrection dans le monde du pour-soi, il vient au monde dans l'unité ek-statique d'un rapport avec son passé : il n'y a pas un commencement absolu qui deviendrait passé sans avoir de passé, mais, comme le pour-soi, en tant que pour-soi, a à être son passé, il vient au monde avec un passé. Ces quelques remarques permettent d'envisager sous un jour un peu nouveau le problème de la naissance. Il paraît en effet scandaleux que la conscience « apparaisse » à quelque momen qu'elle vienne « habiter » l'embryon, bref, qu'il y ait un moment où le vivant en formation soit sans conscience et un moment où une conscience sans passé s'y emprisonne. Mais le scandale cessera s'il apparaît qu'il ne saurait y avoir de conscience sans passé. Cela ne veut pas dire, toutefois, que toute conscience suppose une conscience antérieure figée dans l'en-soi. Ce rapport du pour-soi présent au pour-soi devenu en-soi nous masque le rapport primitif de passéité qui est un rapport du pour-soi à l'en-soi pur. C'est en effet en tant que néantisation de l'en-soi que le pour-soi surgit dans le monde et c'est par cet événement absolu que se constitue le passé en tant que tel comme rapport originel et néantisant du pour-soi à l'en-soi. Ce qui constitue originellement l'être du pour-soi, c'est ce rapport à un être qui n'est pas conscience, qui existe dans la nuit totale de l'identité et que le pour-soi est cependant obligé d'être, hors de lui, derrière lui. Avec cet être, auquel en aucun cas on ne peut ramener le pour-soi, par rapport auquel le pour-soi représente une nouveauté absolue, le pour-soi se sent une profonde solidarité d'être, qui se marque par le mot d'avant : l'en-soi c'est ce que le pour-soi était avant. En ce sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures – ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d'avoir un passé – mais qu'il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu'en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c'était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m'inquiéter de savoir comment c'est d'un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n'y a pas de problème ontologique : nous n'avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s'apparaître à soi-même que comme néantisation d'en-soi, c'est-à-dire comme étant déjà née. La naissance, comme rapport d'être ekstatique à l'en-soi qu'elle n'est pas et comme constitution a priori de la passéité, est une loi d'être du pour-soi. Etre pour-soi c'est être né. Mais il n'y a pas lieu de poser ensuite des questions métaphysiques sur l'en-soi d'où est né le pour-soi, telles que : « Comment y avait-il un en-soi avant la naissance du pour-soi, comment le pour-soi est-il né de cet en-soi plutôt que de tel autre, etc. » Toutes ces questions ne tiennent pas compte de ce que c'est par le pour-soi que le passé en général peut exister. S'il y a un avant, c'est que le pour-soi a surgi dans le monde et c'est à partir du pour-soi qu'on peut l'établir. Dans la mesure où l'en-soi est fait coprésent au pour-soi, un monde apparaît en place des isolements d'en-soi. Et dans ce monde il est possible d'opérer une désignation et de dire : cet objet-ci, cet objet-là. En ce sens, en tant que le pour-soi, dans son surgissement à l'être, fait qu'il existe un monde de coprésences, il fait apparaître aussi son « avant » comme coprésent à des en-soi dans un monde ou, si l'on préfère, dans un état du monde qui a passé. En sorte que, en un sens, le pour-soi apparaît comme étant né du monde car l'en-soi dont il est né est au milieu du monde, comme coprésent passé parmi des coprésents passés : il y a surgissement, dans le monde et à partir du monde, d'un pour-soi qui n'était pas avant et qui est né. Mais, en un autre sens, c'est le pour-soi qui fait qu'il existe un avant, d'une manière générale, et, dans cet avant, des coprésents unis dans l'unité d'un monde passé et tels qu'on puisse désigner l'un ou l'autre d'entre eux en disant : cet objet. Il n'y a pas d'abord un temps universel où apparaîtrait soudain un pour-soi n'ayant pas encore de passé. Mais c'est à partir de la naissance, comme loi d'être originelle et a priori du pour-soi, que se dévoile un monde avec un temps universel dans lequel on peut désigner un moment où le pour-soi n'était pas encore et un moment où il apparaît, des êtres dont il n'est pas né et un être dont il est né. La naissance est le surgissement du rapport absolu de passéité comme être ekstatique du pour-soi dans l'en-soi. Par elle apparaît un Passé du Monde. Nous y reviendrons. Qu'il nous suffise de noter ici que la conscience ou pour-soi est un être qui surgit à l'être par delà un irréparable qu'il est, et que cet irréparable, en tant qu'il est derrière le pour-soi, au milieu du monde, c'est le passé. Le passé comme être irréparable que j'ai à être sans aucune possibilité de ne l'être pas, n'entre pas dans l'unité « reflet-reflétant » de « l'Erlebnis » : il est dehors. Pourtant il n'est pas non plus comme ce dont il y a conscience, au sens où, par exemple, la chaise perçue est ce dont il y a conscience perceptive. Dans le cas de la perception de la chaise, il y a thèse, c'est-à-dire saisie et affirmation de la chaise comme l'en-soi que la conscience n'est pas. Ce que la conscience a à être sur le mode d'être du pour-soi, c'est le ne-pas-être-chaise. Car son « ne-pas-être-chaise » est, nous le verrons, sous forme de conscience (de) ne-pas-être, c'est-à-dire apparence de ne-pas-être, pour un témoin qui n'est là que pour témoigner de ce non-être. La négation est donc explicite et constitue le lien d'être entre l'objet perçu et le pour-soi. Le pour-soi n'est rien de plus que ce rien translucide qui est négation de la chose perçue. Mais bien que le passé soit dehors, la liaison n'est pas ici de même type car le pour-soi se donne comme étant le passé. De ce fait il ne peut y avoir thèse du passé, car on ne pose que ce qu'on n'est pas. Ainsi, dans la perception de l'objet, le pour-soi s'assume pour soi comme n'étant pas l'objet, au lieu que, dans le dévoilement du passé, le pour-soi s'assume comme étant le passé et n'en est séparé que par sa nature de pour-soi, qui ne peut rien être. Ainsi n'y a-t-il pas thèse du passé et pourtant le passé n'est pas immanent au pour-soi. Il hante le pour-soi dans le moment même où le pour-soi s'assume comme n'étant pas telle ou telle chose particulière. Il n'est pas l'objet du regard du pour-soi. Ce regard translucide à lui-même se dirige, par delà la chose, vers l'avenir. Le passé en tant que chose qu'on est sans la poser, en tant que ce qui hante sans être remarqué, est derrière le pour-soi, en dehors de son champ thématique, qui est devant lui comme ce qu'il éclaire. Le passé est « posé contre » le pour-soi, assumé comme ce qu'il a à être, sans pouvoir être ni affirmé, ni nié, ni thématisé, ni absorbé par lui. Ce n'est pas, certes, que le passé ne puisse être objet de thèse pour moi, ni même qu'il ne soit souvent thématisé. Mais c'est alors qu'il est l'objet d'une recherche explicite et, dans ce cas, le pour-soi s'affirme comme n'étant pas ce passé qu'il pose. Le passé n'est plus derrière ; il ne cesse point d'être passé, mais moi je cesse de l'être : sur le mode primaire j'étais mon passé sans le connaître (mais non point sans en avoir conscience), sur le mode secondaire, je connais mon passé mais je ne l'étais plus. Comment se peut-il, dira-t-on, que j'aie conscience de mon passé si ce n'est sur le mode thétique ? Pourtant le passé est là, constamment, c'est le sens même de l'objet que je regarde et que j'ai déjà vu, des visages familiers qui m'entourent, c'est le début de ce mouvement qui se poursuit présentement et dont je ne saurais dire qu'il est circulaire si je n'étais moi-même au passé le témoin de son commencement, c'est l'origine et le tremplin de toutes mes actions, c'est cette épaisseur du monde, constamment donnée et qui permet que je m'oriente et me repère, c'est moi-même en tant que je me vis comme une personne (il y a aussi une structure à venir de l'Ego), bref, c'est mon lien contingent et gratuit au monde et à moi-même en tant que je le vis continuellement comme délaissement total. Les psychologues le nomment savoir. Mais outre que, par ce terme même, ils le « psychologisent », ils s'ôtent le moyen d'en rendre compte. Car le savoir est partout et conditionne tout, même la mémoire : en un mot la mémoire intellectuelle suppose le savoir, et qu'est-ce que leur savoir, s'il faut entendre par là un fait présent, si ce n'est une mémoire intellectuelle ? Ce savoir souple, insinuant, changeant qui fait la trame de toutes nos pensées et qui se compose de mille indications vides, de mille désignations qui pointent derrière nous, sans image, sans mots, sans thèse, c'est mon passé concret en tant que je l'étais, en tant qu'irréparable profondeur-en-arrière de toutes mes pensées et de tous mes sentiments.

Dans sa seconde dimension de néantisation, le pour-soi se saisit comme un certain manque. Il est ce manque et il est aussi le manquant car il a à être ce qu'il est. Boire ou être buvant, cela veut dire n'avoir jamais fini de boire, avoir encore à être buvant par delà le buvant que je suis. Et quand « j'ai fini de boire », j'ai bu : l'ensemble glisse au passé. Buvant actuellement je suis donc ce buvant que j'ai à être et que je ne suis pas ; toute désignation de moi-même m'échappe dans le passé si elle doit être lourde et pleine, si elle doit avoir la densité de l'identique. Si elle m'atteint dans le présent, c'est qu'elle s'écartèle elle-même dans le Pas-encore, c'est qu'elle me désigne comme totalité inachevée et qui ne peut pas s'achever. Ce Pas-encore est rongé par la liberté néantisante du pour-soi. Il n'est pas seulement être-à-distance : il est amenuisement d'être. Ici le pour-soi, qui était en avant de soi dans la première dimension de néantisation, est en arrière de soi. En avant, en arrière de soi : jamais soi. C'est le sens même des deux ek-stases Passé, Futur et c'est pour cela que la valeur en soi est par nature le repos en soi, l'intemporalité ! L'éternité que l'homme recherche, ce n'est pas l'infinité de la durée, de cette vaine course après soi dont je suis moi-même responsable : c'est le repos en soi, l'atemporalité de la coïncidence absolue avec soi.

Enfin, dans la troisième dimension, le pour-soi dispersé dans le jeu perpétuel du reflété-reflétant s'échappe à lui-même dans l'unité d'une même fuite. Ici l'être est partout et nulle part : où qu'on cherche à le saisir, il est en face, il s'est échappé. C'est ce chassé-croisé au sein du pour-soi qui est la Présence à l'être.

Présent, passé, futur à la fois, dispersant son être dans trois dimensions, le pour-soi, du seul fait qu'il se néantise, est temporel. Aucune de ces dimensions n'a de priorité ontologique sur les autres, aucune d'elles ne peut exister sans les deux autres. Toutefois il convient malgré tout de mettre l'accent sur l'ek-stase présente – et non comme Heidegger sur l'ek-stase future – parce que c'est en tant que révélation à lui-même que le pour-soi est son passé, comme ce qu'il a à-être-pour-soi dans un dépassement néantisant, et c'est comme révélation à soi qu'il est manque et qu'il est hanté par son futur, c'est-à-dire par ce qu'il est pour soi là-bas, à distance. Le présent n'est pas ontologiquement « antérieur » au passé et au futur, il est conditionné par eux tout autant qu'il les conditionne, mais il est le creux de non-être indispensable à la forme synthétique totale de la temporalité.

Ainsi la temporalité n'est pas un temps universel contenant tous les êtres et en particulier les réalités-humaines. Elle n'est pas non plus une loi de développement qui s'imposerait du dehors à l'être. Elle n'est pas non plus l'être mais elle est l'intrastructure de l'être qui est sa propre néantisation, c'est-à-dire le mode d'être propre à l'être-pour-soi. Le pour-soi est l'être qui a à être son être sous la forme diasporique de la temporalité.

 

B) Dynamique de la temporalité.

 

Que le surgissement du pour-soi se fasse nécessairement suivant les trois dimensions de la temporalité, cela ne nous apprend rien sur le problème de la durée qui ressortit à la dynamique du temps. Au premier abord, le problème semble double : pourquoi le pour-soi subit-il cette modification de son être qui le fait devenir passé ? Et pourquoi un nouveau pour-soi surgit-il ex nihito pour devenir le présent de ce passé-là ?

Ce problème a été longtemps masqué par une conception de l'être humain comme en-soi. C'est le nerf de la réfutation kantienne de l'idéalisme berkeleyen, c'est un argument favori de Leibniz, que le changement implique de soi la permanence. Si nous supposons dès lors une certaine permanence intemporelle qui demeure à travers le temps, la temporalité se réduit à n'être plus que la mesure et l'ordre du changement. Sans changement point de temporalité, puisque le temps ne saurait avoir de prise sur le permanent et l'identique. Si, par ailleurs, comme chez Leibniz, le changement lui-même est donné comme l'explication logique d'un rapport de conséquences à prémisses, c'est-à-dire comme le développement des attributs d'un sujet permanent, alors il n'y a plus de temporalité réelle.

Mais cette conception repose sur bien des erreurs. Tout d'abord la subsistance d'un élément permanent à côté de ce qui change ne peut permettre au changement de se constituer comme tel, sauf aux yeux d'un témoin qui serait lui-même unité de ce qui change et de ce qui demeure. En un mot, l'unité du changement et du permanent est nécessaire à la constitution du changement comme tel. Mais ce terme même d'unité, dont Leibniz et Kant ont abusé, ne signifie pas grand-chose ici. Que veut-on dire avec cette unité d'éléments disparates ? N'est-elle qu'un rattachement purement extérieur ? Alors elle n'a pas de sens. Il faut qu'elle soit unité d'être. Mais cette unité d'être revient à exiger que le permanent soit ce qui change ; et, par là, elle est ekstatique par essence ; en outre elle est destructrice du caractère d'en-soi de la permanence et du changement. Qu'on ne dise point que permanence et changement sont pris ici comme des phénomènes et n'ont qu'un être relatif : l'en-soi ne s'oppose pas aux phénomènes, comme le noumène. Un phénomène est en soi, aux termes mêmes de notre définition, lorsqu'il est ce qu'il est, fût-ce en relation avec un sujet ou un autre phénomène. Et d'ailleurs l'apparition de la relation, comme déterminant les phénomènes les uns par rapport aux autres, suppose, antérieurement, le surgissement d'un être ek-statique qui peut être ce qu'il n'est pas pour fonder l'ailleurs et le rapport.

Le recours à la permanence pour fonder le changement est d'ailleurs parfaitement inutile. Ce qu'on veut montrer c'est qu'un changement absolu n'est plus à proprement parler un changement, puisqu'il ne reste plus rien qui change – ou par rapport à quoi il y ait changement. Mais en fait il suffit que ce qui change soit sur le mode passé son ancien état pour que la permanence devienne superflue ; en ce cas, le changement peut être absolu, il peut s'agir d'une métamorphose qui atteigne l'être tout entier : il ne s'en constituera pas moins comme changement par rapport à un état antérieur qu'il sera au passé sur le mode du « était ». Ce lien au passé remplaçant la pseudo-nécessité de la permanence, le problème de la durée peut et doit se poser à propos de changements absolus. Il n'y en a pas d'autres d'ailleurs, même « dans le monde ». Jusqu'à un certain seuil, ils sont inexistants ; passé ce seuil, ils s'étendent à la forme totale, comme l'ont montré les expériences des Gestaltistes.

Mais en outre, lorsqu'il s'agit de la réalité-humaine, ce qui est nécessaire c'est le changement pur et absolu qui peut fort bien d'ailleurs être changement sans rien qui change et qui est la durée même. Même si nous admettions, par exemple, la présence absolument vide d'un pour-soi à un en-soi permanent, comme simple conscience de ce pour-soi, l'existence même de la conscience impliquerait la temporalité puisqu'elle aurait à être, sans changement, ce qu'elle est, sous forme de « l'avoir été ». Il n'y aurait donc pas éternité mais nécessité constante pour le pour-soi présent de devenir passé d'un nouveau présent et cela en vertu de l'être même de la conscience. Et si l'on nous disait que cette reprise perpétuelle du présent au passé par un nouveau présent implique un changement interne du pour-soi, nous répondrions qu'alors c'est la temporalité du pour-soi qui est fondement du changement et non le changement qui fonde la temporalité. Rien ne peut donc nous masquer ces problèmes qui semblent d'abord insolubles : pourquoi le présent devient-il passé ? quel est ce nouveau présent qui jaillit alors ? d'où vient-il et pourquoi survient-il ? Et notons bien, comme le montre notre hypothèse d'une conscience « vide », que ce qui fait question ici, ce n'est pas la nécessité, pour une permanence, de cascader d'instant en instant tout en demeurant matériellement une permanence : c'est la nécessité pour l'être, quel qu'il soit, de se métamorphoser tout entier à la fois, forme et contenu, de s'abîmer dans le passé et de se produire, à la fois, ex nihilo, vers le futur.

Mais y a-t-il deux problèmes ? Examinons mieux : le présent ne saurait passer si ce n'est en devenant l'avant d'un pour-soi qui s'en constitue comme l'après. Il n'y a donc qu'un seul phénomène : surgissement d'un nouveau présent passéifiant le présent qu'il était et passéification d'un présent entraînant l'apparition d'un pour-soi pour lequel ce présent va devenir passé. Le phénomène du devenir temporel est une modification globale, puisqu'un passé de rien ne serait plus un passé, puisqu'un présent doit être nécessairement présent de ce passé. Cette métamorphose, d'ailleurs, n'atteint pas seulement le présent pur : le passé antérieur et le futur sont également touchés. Le passé du présent qui a subi la modification de passéité devient passé d'un passé ou plus-que-parfait. En ce qui le concerne, l'hétérogénéité du présent et du passé est supprimée du coup, puisque ce qui se distinguait du passé comme présent est devenu passé. Au cours de la métamorphose, le présent reste présent de ce passé mais il devient présent passé de ce passé. Cela signifie d'abord qu'il est homogène à la série du passé qui remonte de lui jusqu'à la naissance, ensuite qu'il n'est plus son passé sous forme d'avoir à l'être mais sur le mode d'avoir eu à l'être. La liaison entre passé et plus-que-parfait est une liaison qui est sur le mode de l'en-soi ; et elle paraît sur le fondement du pour-soi présent. C'est lui qui soutient la série du passé et des plus-que-parfaits soudés en un seul bloc.

Le futur, d'autre part, bien qu'atteint pareillement par la métamorphose, ne cesse pas d'être futur, c'est-à-dire de demeurer hors du pour-soi, en avant, par delà l'être, mais il devient futur d'un passé ou futur antérieur. Il peut entretenir deux sortes de relations avec le présent nouveau, selon qu'il s'agit du futur immédiat ou du futur lointain. Dans le premier cas, le présent se donne comme étant ce futur par rapport au passé : « Ce que j'attendais, le voici. » Il est le présent de son passé sur le mode du futur antérieur de ce passé. Mais, en même temps qu'il est pour-soi comme le futur de ce passé, il se réalise comme pour-soi, donc comme n'étant pas ce que le futur promettait d'être. Il y a dédoublement : le présent devient futur antérieur du passé tout en niant qu'il soit ce futur. Et le futur primitif n'est point réalisé : il n'est plus futur par rapport au présent, sans cesser d'être futur par rapport au passé. Il devient le coprésent irréalisable du présent et conserve une idéalité totale. « C'est donc là ce que j'attendais ? » Il demeure futur idéalement coprésent au présent, comme futur irréalisé du passé de ce présent.

Dans le cas où le futur est éloigné, il demeure futur par rapport au nouveau présent, mais, si le présent ne se constitue pas lui-même comme manque de ce futur, il perd son caractère de possibilité. En ce cas, le futur antérieur devient possible indifférent par rapport au nouveau présent et non pas son possible. En ce sens il ne se possibilise plus mais il reçoit l'être-en-soi en tant que possible. Il devient possible donné, c'est-à-dire possible en soi d'un pour-soi devenu en-soi. Hier, il a été possible – comme mon possible – que je parte lundi prochain à la campagne. Aujourd'hui ce possible n'est plus mon possible, il demeure l'objet thématisé de ma contemplation à titre du possible toujours futur que j'ai été. Mais son seul lien avec mon présent, c'est que j'ai à être sur le mode du « étais » ce présent devenu passé dont il n'a cessé d'être, par delà mon présent, le possible. Mais futur et présent passé se sont solidifiés en en-soi sur le fondement de mon présent. Ainsi le futur, au cours du processus temporel, passe à l'en-soi sans perdre jamais son caractère de futur. Tant qu'il n'est pas atteint par le présent, il devient simplement futur donné. Lorsqu'il est atteint il est affecté du caractère d'idéalité ; mais cette idéalité est idéalité en soi car elle se présente comme manque donné d'un passé donné et non comme le manquant qu'un pour-soi présent a à être sur le mode du n'être pas. Lorsque le futur est dépassé, il demeure à jamais, en marge de la série des passés, comme futur antérieur : futur antérieur de tel passé devenu plus-que-parfait, futur idéal donné comme coprésent à un présent devenu passé.

Reste à examiner la métamorphose du pour-soi présent en passé avec surgissement connexe d'un nouveau présent. L'erreur serait de croire qu'il y a abolition du présent antérieur avec surgissement d'un présent en-soi qui retiendrait une image du présent disparu. En un sens, il conviendrait presque d'inverser les termes pour trouver la vérité, puisque la passéification de l'ex-présent est passage à l'en-soi, tandis que l'apparition d'un nouveau présent est néantisation de cet en-soi. Le présent n'est pas un nouvel en-soi, il est ce qui n'est pas, ce qui est par delà l'être ; il est ce dont on ne peut dire « il est » qu'au passé ; le passé n'est point aboli, il est ce qui est devenu ce qu'il était, il est l'être du présent. Enfin, nous l'avons assez marqué, le rapport du présent au passé est un rapport d'être, non de représentation.

En sorte que le premier caractère qui nous frappe, c'est le ressaisissement du pour-soi par l'être, comme s'il n'avait plus la force de soutenir son propre néant. La fissure profonde que le pour-soi a à être se comble, le néant qui doit « être été » cesse de l'être, il est expulsé, dans la mesure où l'être-pour-soi passéifié devient une qualité de l'en-soi. Si j'ai éprouvé telle tristesse, au passé, ce n'est plus en tant que je me suis fait l'éprouver, cette tristesse n'a plus l'exacte mesure d'être que peut avoir une apparence qui se fait son propre témoin ; elle est parce qu'elle a été, l'être lui vient quasiment comme une nécessité externe. Le passé est une fatalité à rebours : le pour-soi peut se faire ce qu'il veut, il ne peut pas échapper à la nécessité d'être irrémédiablement pour un nouveau pour-soi ce qu'il a voulu être. De ce fait le passé est un pour-soi qui a cessé d'être présence transcendante à l'en-soi. En soi lui-même, il est tombé au milieu du monde. Ce que j'ai à être, je le suis comme présence au monde que je ne suis pas, mais ce que j'étais, je l'étais au milieu du monde, à la manière des choses, à titre d'existant intramondain. Toutefois, ce monde dans lequel le pour-soi a à être ce qu'il était ne peut être celui même auquel il est actuellement présent. Ainsi se constitue le passé du pour-soi comme présence passée à un état passé du monde. Même si le monde n'a subi aucune variation pendant que le pour-soi « passait » du présent au passé, du moins est-il saisi comme ayant subi le même changement formel que nous décrivions tout à l'heure au sein de l'être-pour-soi. Changement qui n'est plus qu'un reflet du véritable changement interne de la conscience. Autrement dit, le pour-soi tombant au passé comme ex-présence à l'être devenue en-soi devient un être « au-milieu-du-monde » et le monde est retenu dans la dimension passée comme ce au milieu de quoi le pour-soi passé est en soi. Comme la Sirène dont le corps humain s'achève en queue de poisson, le pour-soi extra-mondain s'achève derrière soi en chose dans le monde. Je suis coléreux, mélancolique, j'ai le complexe d'Œdipe ou le complexe d'infériorité, pour toujours, mais au passé, sous la forme du « étais », au milieu du monde, comme je suis fonctionnaire ou manchot, ou prolétaire. Au passé, le monde m'enserre et je me perds dans le déterminisme universel, mais je transcende radicalement mon passé vers l'avenir, dans la mesure même où je « l'étais ».

Un pour-soi ayant exprimé tout son néant, ressaisi par l'en-soi et se diluant dans le monde, tel est le passé que j'ai à être, tel est l'avatar du pour-soi. Mais cet avatar se produit en unité avec l'apparition d'un pour-soi qui se néantise comme présence au monde et qui a à être le passé qu'il transcende. Quel est le sens de ce surgissement ? Il faut se garder d'y voir l'apparition d'un être neuf. Tout se passe comme si le présent était un perpétuel trou d'être, aussitôt comblé et perpétuellement renaissant : comme si le présent était une fuite perpétuelle devant l'engluement en « en-soi » qui le menace jusqu'à la victoire finale de l'en-soi qui l'entraînera dans un passé qui n'est plus passé d'aucun pour-soi. C'est la mort qui est cette victoire, car la mort est l'arrêt radical de la temporalité par passéification de tout le système ou, si l'on préfère, ressaisissement de la totalité humaine par l'en-soi.

Comment pouvons-nous expliquer ce caractère dynamique de la temporalité ? Si celle-ci n'est point – et nous espérons l'avoir montré – une qualité contingente qui s'ajoute à l'être du pour-soi, il faut pouvoir montrer que sa dynamique est une structure essentielle du pour-soi conçu comme l'être qui a à être son propre néant. Nous nous retrouvons, semble-t-il, à notre point de départ.

Mais la vérité c'est qu'il n'y a pas de problème. Si nous avons cru en rencontrer un, c'est que, malgré nos efforts pour penser le pour-soi comme tel, nous n'avons pu nous empêcher de le figer en en-soi. C'est si nous partons de l'en-soi, en effet, que l'apparition du changement peut constituer un problème : si l'en-soi est ce qu'il est, comment peut-il ne plus l'être ? Mais si l'on part au contraire d'une compréhension adéquate du pour-soi, ce n'est plus le changement qu'il convient d'expliquer : ce serait plutôt la permanence, si elle pouvait exister. Si nous considérons, en effet, notre description de l'ordre du temps, en dehors de tout ce qui pourrait lui venir de son cours, il apparaît clairement qu'une temporalité réduite à son ordre deviendrait aussitôt temporalité en-soi. Le caractère ek-statique de l'être temporel n'y changerait rien, puisque ce caractère se retrouve au passé, non comme constitutif du pour-soi mais comme qualité supportée par l'en-soi. Si nous envisageons en effet un futur en tant qu'il est purement et simplement futur d'un pour-soi, lequel est pour-soi d'un certain passé et si nous considérons que le changement est un problème nouveau par rapport à la description de la temporalité comme telle, nous conférons au futur conçu comme ce futur une immobilité instantanée, nous faisons du pour-soi une qualité figée et que l'on peut désigner ; l'ensemble enfin devient totalité faite, le futur et le passé bornent le pour-soi et lui constituent des limites données. L'ensemble, comme temporalité qui est, se trouve pétrifié autour d'un noyau solide qui est l'instant présent du pour-soi et le problème est bien alors d'expliquer comment de cet instant peut surgir un autre instant avec son cortège de passé et de futur. Nous avons échappé à l'instantanéisme, dans la mesure où l'instant serait la seule réalité en-soi bornée par un néant d'avenir et un néant de passé, mais nous y sommes retombés, en admettant implicitement une succession de totalités temporelles dont chacune serait centrée autour d'un instant. En un mot, nous avons doté l'instant de dimensions ek-statiques mais nous ne l'avons pas supprimé pour autant, ce qui signifie que nous faisons supporter la totalité temporelle par l'intemporel ; le temps, s'il est, redevient un songe.

Mais le changement appartient naturellement au pour-soi en tant que ce pour-soi est spontanéité. Une spontanéité dont on pourrait dire « elle est » ou, simplement, « cette spontanéité » devrait se laisser définir par elle-même, c'est-à-dire qu'elle serait fondement non seulement de son néant d'être mais aussi de son être et que, simultanément, l'être la ressaisirait pour la figer en donné. Une spontanéité qui se pose en tant que spontanéité est obligée du même coup de refuser ce qu'elle pose, sinon son être deviendrait de l'acquis et c'est en vertu de l'acquis qu'elle se perpétuerait à l'être. Et ce refus lui-même est un acquis qu'elle doit refuser sous peine de s'engluer dans un prolongement inerte de son existence. On dira que ces notions de prolongement et d'acquis supposent déjà la temporalité et cela est vrai. Mais c'est que la spontanéité constitue elle-même l'acquis par le refus et le refus par l'acquis, car elle ne peut être sans se temporaliser. Sa nature propre est de ne pas profiter de l'acquis qu'elle constitue en se réalisant comme spontanéité. Il est impossible de concevoir autrement la spontanéité à moins de la contracter dans un instant et par là même de la figer en en-soi, c'est-à-dire de supposer un temps transcendant. En vain objectera-t-on que nous ne pouvons rien penser sinon sous la forme temporelle et que notre exposé contient une pétition de principe, puisque nous temporalisons l'être pour en faire, peu après, sortir le temps ; en vain rappellera-t-on les passages de la Critique où Kant montre qu'une spontanéité intemporelle est inconcevable mais non contradictoire. Il nous paraît au contraire qu'une spontanéité qui ne s'évaderait pas d'elle-même et qui ne s'évaderait pas de cette évasion même, dont on pourrait dire : elle est ceci, et qui se laisserait enfermer dans une dénomination immuable serait précisément une contradiction et qu'elle équivaudrait finalement à une essence particulière affirmative, éternel sujet qui n'est jamais prédicat. Et c'est précisément son caractère de spontanéité qui constitue l'irréversibilité même de ses évasions puisque, précisément, dès qu'elle apparaît, c'est pour se refuser et que l'ordre « position-refus » ne peut être renversé. La position même, en effet, s'achève en refus sans atteindre jamais à la plénitude affirmative, sinon elle s'épuiserait dans un en-soi instantané et c'est seulement à titre de refusée qu'elle passe à l'être dans la totalité de son accomplissement. La série unitaire des « acquis-refusés » a d'ailleurs sur le changement une priorité ontologique, car le changement est simplement le rapport des contenus matériels de la série. Or, nous avons montré l'irréversibilité même de la temporalisation comme nécessaire à la forme entièrement vide et a priori d'une spontanéité.

Nous avons exposé notre thèse en usant du concept de spontanéité qui nous a paru plus familier à nos lecteurs. Mais nous pouvons à présent reprendre ces idées dans la perspective du pour-soi et avec notre terminologie propre. Un pour-soi qui ne durerait pas demeurerait sans doute négation de l'en-soi transcendant et néantisation de son propre être sous la forme du « reflet reflétant ». Mais cette néantisation deviendrait un donné, c'est-à-dire qu'elle acquerrait la contingence de l'en-soi, et le pour-soi cesserait d'être le fondement de son propre néant ; il ne serait plus rien comme ayant à l'être, mais dans l'unité néantisante du couple reflet-reflétant, il serait. La fuite du pour-soi est refus de la contingence, par l'acte même qui le constitue comme étant fondement de son néant. Mais cette fuite constitue précisément en contingence ce qui est fui : le pour-soi fui est laissé sur place. Il ne saurait s'anéantir puisque je le suis, mais il ne saurait non plus être comme fondement de son propre néant puisqu'il ne peut être que dans la fuite : il s'est accompli. Ce qui vaut pour le pour-soi comme présence à... convient naturellement aussi à la totalité de la temporalisation. Cette totalité n'est jamais achevée, elle est totalité qui se refuse et qui se fuit, elle est arrachement à soi dans l'unité d'un même surgissement, totalité insaisissable qui, au moment où elle se donne, est déjà par delà ce don de soi.

Ainsi le temps de la conscience, c'est la réalité-humaine qui se temporalise comme totalité qui est à elle-même son propre inachèvement, c'est le néant se glissant dans une totalité comme ferment détotalisateur. Cette totalité qui court après soi et se refuse à la fois, qui ne saurait trouver en elle-même aucun terme à son dépassement, parce qu'elle est son propre dépassement et qu'elle se dépasse vers elle-même, ne saurait, en aucun cas, exister dans les limites d'un instant. Il n'y a jamais d'instant où l'on puisse affirmer que le pour-soi est, parce que, précisément, le pour-soi n'est jamais. Et la temporalité, au contraire, se temporalise tout entière comme refus de l'instant.

III  TEMPORALITÉ ORIGINELLE ET TEMPORALITÉ PSYCHIOUE : LA RÉFLEXION

Le pour-soi dure sous forme de conscience non-thétique (de) durer. Mais je puis « sentir le temps qui coule » et me saisir moi-même comme unité de succession. En ce cas, j'ai conscience de durer. Cette conscience est thétique et ressemble fort à une connaissance, tout de même que la durée qui se temporalise sous mon regard est assez proche d'un objet de connaissance. Quel rapport peut-il exister entre la temporalité originelle et cette temporalité psychique que je rencontre dès que je me saisis moi-même « en train de durer » ? Ce problème nous conduit aussitôt à un autre problème, car la conscience de durée est conscience d'une conscience qui dure ; par suite, poser la question de la nature et des droits de cette conscience thétique de durée revient à poser celle de la nature et des droits de la réflexion. C'est à la réflexion, en effet, que la temporalité apparaît sous forme de durée psychique et tous les processus de durée psychique appartiennent à la conscience réfléchie. Avant donc de nous demander comment une durée psychique peut se constituer comme objet immanent de réflexion, nous devons tenter de répondre à cette question préalable : comment la réflexion est-elle possible pour un être qui ne peut être qu'au passé ? La réflexion est donnée par Descartes et par Husserl comme un type d'intuition privilégiée parce qu'elle saisit la conscience dans un acte d'immanence présente et instantanée. Gardera-t-elle sa certitude si l'être dont elle a à connaître est passé par rapport à elle ? Et comme toute notre ontologie a son fondement dans une expérience réflexive, ne risque-t-elle pas de perdre tous ses droits ? Mais, au fait, est-ce bien l'être passé qui doit faire l'objet des consciences réflexives ? Et la réflexion elle-même, si elle est pour-soi, doit-elle se limiter à une existence et à une certitude instantanées ? Nous ne pouvons en décider que si nous faisons retour sur le phénomène réflexif pour en déterminer la structure.

La réflexion, c'est le pour-soi conscient de lui-même. Comme le pour-soi est déjà conscience non-thétique (de) soi, on a coutume de représenter la réflexion comme une conscience nouvelle, brusquement apparue, braquée sur la conscience réfléchie et vivant en symbiose avec elle. On reconnaît là la vieille idea ideae de Spinoza.

Mais, outre qu'il est difficile d'expliquer le surgissement ex nihilo de la conscience réflexive, il est tout à fait impossible de rendre compte de son unité absolue avec la conscience réfléchie, unité qui, seule, rend concevables les droits et la certitude de l'intuition réflexive. Nous ne saurions, en effet, définir ici l'esse du réfléchi comme un percipi, puisque, précisément, son être est tel qu'il n'a pas besoin d'être perçu pour exister. Et son rapport premier avec la réflexion ne peut être la relation unitaire d'une représentation avec un sujet pensant. Si l'existant connu doit avoir la même dignité d'être que l'existant connaissant, c'est, en somme, dans la perspective du réalisme naïf qu'il faut décrire le rapport de ces deux existants. Mais, précisément, nous allons rencontrer alors la difficulté majeure du réalisme : comment deux touts isolés, indépendants et pourvus de cette suffisance d'être que les Allemands nomment « Selbstständigkeit », peuvent-ils entretenir des rapports entre eux, et singulièrement ce type de relations internes qu'on nomme la connaissance ? Si nous concevons d'abord la réflexion comme une conscience autonome, jamais nous ne pourrons la réunir ensuite à la conscience réfléchie. Elles feront toujours deux et si, par impossible, la conscience réflexive pouvait être conscience de la conscience réfléchie, ce ne pourrait être qu'une liaison externe entre les deux consciences, tout au plus pourrions-nous imaginer que la réflexion, isolée en soi, possède comme une image de la conscience réfléchie et nous retomberions dans l'idéalisme ; la connaissance réflexive et, en particulier, le cogito perdraient leur certitude et n'obtiendraient en échange qu'une certaine probabilité, d'ailleurs mal définissable. Il convient donc que la réflexion soit unie par un lien d'être au réfléchi, que la conscience réflexive soit la conscience réfléchie.

Mais, d'autre part, il ne saurait être question ici d'une identification totale du réflexif au réfléchi, qui supprimerait du coup le phénomène de réflexion en ne laissant subsister que la dualité fantôme « reflet-reflétant ». Nous rencontrons ici, une fois de plus, ce type d'être qui définit le pour-soi : la réflexion exige, si elle doit être évidence apodictique, que le réflexif soit le réfléchi. Mais, dans la mesure où elle est connaissance, il faut que le réfléchi soit objet pour le réflexif, ce qui implique séparation d'être. Ainsi faut-il à la fois que le réflexif soit et ne soit pas réfléchi. Cette structure ontologique, nous l'avons découverte déjà au cœur du pour-soi. Mais elle n'avait pas alors tout à fait la même signification. Elle supposait, en effet, dans les deux termes « reflété et reflétant » de la dualité ébauchée une « Unselbstständigkeit » radicale, c'est-à-dire une telle incapacité de se poser séparément, que la dualité restait perpétuellement évanescente et que chaque terme, en se posant pour l'autre, devenait l'autre. Mais, dans le cas de la réflexion, il en va un peu autrement, puisque le « reflet-reflétant » réfléchi existe pour un « reflet-reflétant » réflexif. Autrement dit, le réfléchi est apparence pour le réflexif sans cesser pour cela d'être témoin (de) soi et le réflexif est témoin du réfléchi sans cesser pour cela d'être à soi-même apparence. C'est même en tant qu'il se reflète en soi que le réfléchi est apparence pour le réflexif, et le réflexif ne peut être témoin qu'en tant qu'il est conscience (de) l'être, c'est-à-dire dans la mesure exacte où ce témoin qu'il est est reflet pour un reflétant qu'il est aussi. Réfléchi et réflexif tendent donc chacun à la « Selbstständigkeit » et le rien qui les sépare les divise plus profondément que le néant du pour-soi ne sépare le reflet du reflétant. Seulement, il faut noter : 1o que la réflexion comme témoin ne saurait avoir son être de témoin que dans et par l'apparence, c'est-à-dire qu'il est profondément atteint dans son être par sa réflexivité et que, en tant que tel. il ne peut jamais atteindre à la « Selbstständigkeit » qu'il vise, puisqu'il tire son être de sa fonction et sa fonction du pour-soi réfléchi ; 2o que le réfléchi est profondément altéré par la réflexion, en ce sens qu'il est conscience (de) soi comme conscience réfléchie de tel ou tel phénomène transcendant. Il se sait regardé ; il ne saurait mieux se comparer, pour user d'une image sensible, qu'à un homme qui écrit, courbé sur une table et qui, tout en écrivant, sait qu'il est observé par quelqu'un qui se tient derrière lui. Il a donc, en quelque sorte, déjà conscience (de) lui-même comme ayant un dehors ou, plutôt, l'ébauche d'un dehors, c'est-à-dire qu'il se fait lui-même objet pour... en sorte que son sens de réfléchi est inséparable du réflexif, existe là-bas, à distance de lui dans la conscience qui le réfléchit. En ce sens, il ne possède pas plus la « Selbstständigkeit » que le réflexif lui-même. Husserl nous dit que le réfléchi « se donne comme ayant été là avant la réflexion ». Mais nous ne devons pas nous y tromper : la « Selbstständigkeit » de l'irréfléchi en tant qu'irréfléchi, par rapport à toute réflexion possible, ne passe pas dans le phénomène de réflexion, puisque, précisément, le phénomène perd son caractère d'irréfléchi. Devenir réfléchie, pour une conscience, c'est subir une modification profonde en son être et perdre précisément la « Selbstständigkeit » qu'elle possédait en tant que quasi-totalité « reflétée-reflétante ». Enfin, dans la mesure où un néant sépare le réfléchi du réflexif, ce néant qui ne peut tirer son être de lui-même doit « être été ». Entendons par là que seule une structure d'être unitaire peut être son propre néant, sous forme d'avoir à l'être. Ni le réflexif, en effet, ni le réfléchi ne peuvent décréter ce néant séparateur. Mais la réflexion est un être, tout comme le pour-soi irréfléchi, non une addition d'être, un être qui a à être son propre néant ; ce n'est pas l'apparition d'une conscience neuve dirigée sur le pour-soi, c'est une modification intrastructurale que le pour-soi réalise en soi, en un mot, c'est le pour-soi lui-même qui se fait exister sur le mode réflexif-réfléchi au lieu d'être simplement sur le mode reflet-reflétant, ce nouveau mode d'être laissant d'ailleurs subsister le mode reflet-reflétant, à titre de structure interne primaire. Celui qui réfléchit sur moi, ce n'est pas je ne sais quel pur regard intemporel, c'est moi, moi qui dure, engagé dans le circuit de mon ipséité, en danger dans le monde, avec mon historicité. Simplement, cette historicité et cet être dans le monde et ce circuit d'ipséité, le pour-soi que je suis les vit sur le mode du dédoublement réflexif.

Nous l'avons vu, le réflexif est séparé du réfléchi par un néant. Ainsi, le phénomène de réflexion est une néantisation du pour-soi qui ne lui vient pas du dehors, mais qu'il a à être. D'où peut venir cette néantisation plus poussée ? Quelle peut en être la motivation ?

Dans le surgissement du pour-soi comme présence à l'être, il y a une dispersion originelle : le pour-soi se perd dehors, auprès de l'en-soi et dans les trois ek-stases temporelles. Il est hors de lui-même et, au plus intime de soi, cet être-pour-soi est ek-statique puisqu'il doit chercher son être ailleurs, dans le reflétant s'il se fait reflet, dans le reflet s'il se pose comme reflétant. Le surgissement du pour-soi entérine l'échec de l'en-soi qui n'a pu être son propre fondement. La réflexion demeure une possibilité permanente du pour-soi comme tentative de reprise d'être. Par la réflexion, le pour-soi qui se perd hors de lui tente de s'intérioriser dans son être, c'est un deuxième effort pour se fonder ; il s'agit, pour lui, d'être pour soi-même ce qu'il est. Si, en effet, la quasi-dualité reflet-reflétant était ramassée en une totalité pour un témoin qui serait elle-même, elle serait à ses propres yeux ce qu'elle est. Il s'agit, en somme, de surmonter l'être qui se fuit en étant ce qu'il est sur le mode de n'être pas et qui s'écoule en étant son propre écoulement, qui fuit entre ses propres doigts, et d'en faire un donné, un donné qui, enfin, est ce qu'il est ; il s'agit de ramasser en l'unité d'un regard cette totalité inachevée qui n'est achevée que parce qu'elle est à elle-même son inachèvement, de s'échapper de la sphère du perpétuel renvoi qui a à être à soi-même renvoi et, précisément parce qu'on s'est évadé des mailles de ce renvoi, de le faire être comme renvoi vu, c'est-à-dire comme renvoi qui est ce qu'il est. Mais, en même temps, il faut que cet être qui se reprend et se fonde comme donné, c'est-à-dire qui se confère la contingence de l'être pour la sauver en la fondant, soit lui-même ce qu'il reprend et fonde, ce qu'il sauve de l'éparpillement ek-statique. La motivation de la réflexion consiste en une double tentative simultanée d'objectivation et d'intériorisation. Etre à soi-même comme l'objet-en-soi dans l'unité absolue de l'intériorisation, voilà ce que l'être-réflexion a à être.

Cet effort, pour être à soi-même son propre fondement, pour reprendre et dominer sa propre fuite en intériorité, pour être enfin cette fuite, au lieu de la temporaliser comme fuite qui se fuit, doit aboutir à un échec, et c'est précisément cet échec qui est la réflexion. En effet, cet être qui se perd, c'est lui-même qui a à le reprendre et il doit être cette reprise sur le mode d'être qui est le sien, c'est-à-dire sur le mode du pour-soi, donc de la fuite. C'est en tant que pour-soi que le pour-soi tentera d'être ce qu'il est, ou, si l'on préfère, il sera pour soi ce qu'il est-pour-soi. Ainsi, la réflexion ou tentative de reprendre le pour-soi par retournement sur soi aboutit à l'apparition du pour-soi pour le pour-soi. L'être qui veut fonder dans l'être n'est lui-même fondement que de son propre néant. L'ensemble demeure donc en-soi néantisé. Et, en même temps, le retournement de l'être sur soi ne peut que faire apparaître une distance entre ce qui se retourne et ce sur quoi il y a retournement. Ce retournement sur soi est arrachement à soi pour se retourner. C'est ce retournement qui fait apparaître le néant réflexif. Car la nécessité de structure du pour-soi exige qu'il ne puisse être récupéré dans son être que par un être qui existe lui-même sous forme de pour-soi. Ainsi, l'être qui opère la reprise doit se constituer sur le mode du pour-soi et l'être qui doit être repris doit exister comme pour-soi. Et ces deux êtres doivent être le même être, mais précisément, en tant qu'il se reprend, il fait exister entre soi et soi, dans l'unité de l'être, une distance absolue. Ce phénomène de réflexion est une possibilité permanente du pour-soi, parce que la scissiparité réflexive est en puissance dans le pour-soi réfléchi : il suffit, en effet, que le pour-soi reflétant se pose pour lui comme témoin du reflet et que le pour-soi reflet se pose pour lui comme reflet de ce reflétant. Ainsi, la réflexion, comme effort de récupération d'un pour-soi par un pour-soi qu'il est sur le mode du n'être-pas, est un stade de néantisation intermédiaire entre l'existence du pour-soi pur et simple et l'existence pour autrui comme acte de récupération d'un pour-soi par un pour-soi qu'il n'est pas sur le mode du n'être-pas2.

La réflexion ainsi décrite peut-elle être limitée dans ses droits et dans sa portée par le fait que le pour-soi se temporalise ? Nous ne le croyons pas.

Il convient de distinguer deux espèces de réflexion, si nous voulons saisir le phénomène réflexif dans ses rapports avec la temporalité : la réflexion peut être pure ou impure. La réflexion pure, simple présence du pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi, est à la fois la forme originelle de la réflexion et sa forme idéale ; celle sur le fondement de laquelle paraît la réflexion impure et celle aussi qui n'est jamais donnée d'abord, celle qu'il faut gagner par une sorte de catharsis. La réflexion impure ou complice, dont nous parlerons plus loin, enveloppe la réflexion pure, mais la dépasse parce qu'elle étend ses prétentions plus loin.

Quels sont les titres et les droits de la réflexion pure à l'évidence ? C'est évidemment que le réflexif est le réfléchi. Sorti de là, nous n'aurions aucun moyen de légitimer la réflexion. Mais le réflexif est le réfléchi en toute immanence, quoique sous la forme du « ne-pas-être-en-soi ». C'est ce que montre bien le fait que le réfléchi n'est pas tout à fait objet, mais quasi-objet pour la réflexion. En effet, la conscience réfléchie ne se livre pas encore comme un dehors à la réflexion, c'est-à-dire comme un être sur lequel on peut « prendre un point de vue », par rapport auquel on peut réaliser un recul, accroître ou diminuer la distance qui en sépare. Pour que la conscience réfléchie soit « vue du dehors », et pour que la réflexion puisse s'orienter par rapport à elle, il faudrait que le réflexif ne fût pas le réfléchi, sur le mode de n'être pas ce qu'il n'est pas : cette scissiparité ne sera réalisée que dans l'existence pour autrui. La réflexion est une connaissance, cela n'est pas douteux, elle est pourvue d'un caractère positionnel ; elle affirme la conscience réfléchie. Mais toute affirmation, nous le verrons bientôt, est conditionnée par une négation : affirmer cet objet, c'est nier simultanément que je sois cet objet. Connaître, c'est se faire autre. Or, précisément, le réflexif ne peut se faire tout à fait autre que le réfléchi, puisqu'il est-pour-être le réfléchi. Son affirmation est arrêtée en chemin, parce que sa négation ne se réalise pas entièrement. Il ne se détache donc pas tout à fait du réfléchi et ne peut pas l'embrasser « d'un point de vue ». Sa connaissance est totalitaire, c'est une intuition fulgurante et sans relief, sans point de départ ni point d'arrivée. Tout est donné à la fois dans une sorte de proximité absolue. Ce que nous nommons ordinairement connaître suppose des reliefs, des plans, un ordre, une hiérarchie. Même les essences mathématiques se découvrent à nous avec une orientation par rapport à d'autres vérités, à certaines conséquences ; elles ne se dévoilent jamais avec toutes leurs caractéristiques à la fois. Mais la réflexion qui nous livre le réfléchi non comme un donné, mais comme l'être que nous avons à être, dans une indistinction sans point de vue, est une connaissance débordée par elle-même et sans explication. En même temps, elle n'est jamais surprise par elle-même, elle ne nous apprend rien, elle pose seulement. Dans la connaissance d'un objet transcendant, en effet, il y a dévoilement de l'objet, et l'objet dévoilé peut nous décevoir ou nous étonner. Mais dans le dévoilement réflexif, il y a position d'un être qui était déjà dévoilement dans son être. La réflexion se borne à faire exister pour soi ce dévoilement ; l'être dévoilé ne se révèle pas comme un donné, mais avec le caractère du « déjà dévoilé ». La réflexion est reconnaissance plutôt que connaissance. Elle implique une compréhension pré-réflexive de ce qu'elle veut récupérer comme motivation originelle de la récupération.

Mais si le réflexif est le réfléchi, si cette unité d'être fonde et limite les droits de la réflexion, il convient d'ajouter que le réfléchi lui-même est son passé et son avenir. Il ne fait donc pas de doute que le réflexif, quoique débordé perpétuellement par la totalité du réfléchi qu'il est sur le mode du n'être pas, étend ses droits d'apodicticité à cette totalité même qu'il est. Ainsi, la conquête réflexive de Descartes, le cogito, ne doit pas être limitée à l'instant infinitésimal. C'est ce qu'on pouvait conclure, d'ailleurs, du fait que la pensée est un acte qui engage le passé et se fait préesquisser par l'avenir. Je doute donc je suis, dit Descartes. Mais que resterait-il du doute méthodique, si on pouvait le limiter à l'instant ? Une suspension de jugement, peut-être. Mais une suspension de jugement n'est pas un doute, elle n'en est qu'une structure nécessaire. Pour qu'il y ait doute, il faut que cette suspension soit motivée par l'insuffisance des raisons d'affirmer ou de nier – ce qui renvoie au passé – et qu'elle soit maintenue délibérément jusqu'à l'intervention d'éléments nouveaux, ce qui est déjà projet de l'avenir. Le doute paraît sur le fond d'une compréhension préontologique du connaître et d'exigences concernant le vrai. Cette compréhension et ces exigences qui donnent au doute toute sa signification, engagent la totalité de la réalité-humaine et son être dans le monde, elles supposent l'existence d'un objet de connaissance et de doute, c'est-à-dire d'une permanence transcendante dans le temps universel ; c'est donc une conduite liée que le doute, une conduite qui représente un des modes de l'être-dans-le-monde de la réalité-humaine. Se découvrir doutant, c'est déjà être en avant de soi-même dans le futur qui recèle le but, la cessation et la signification de ce doute, en arrière de soi dans le passé qui recèle les motivations constituantes du doute et ses phases, hors de soi dans le monde comme présence à l'objet dont on doute. Les mêmes remarques s'appliqueraient à n'importe quelle constatation réflexive : je lis, je rêve, je perçois, j'agis. Ou bien elles doivent nous conduire à refuser l'évidence apodictique à la réflexion : alors la connaissance originelle que j'ai de moi s'effondre dans le probable, mon existence même n'est qu'une probabilité, car mon être-dans-l'instant n'est pas un être, – ou bien il faut étendre les droits de la réflexion à la totalité humaine, c'est-à-dire au passé, à l'avenir, à la présence, à l'objet. Or, si nous avons vu juste, la réflexion, c'est le pour-soi qui cherche à se reprendre lui-même comme totalité en perpétuel inachèvement. C'est l'affirmation du dévoilement de l'être qui est à lui-même son propre dévoilement. Comme le pour-soi se temporalise, il en résulte : 1o que la réflexion, comme mode d'être du pour-soi, doit être comme temporalisation et qu'elle est elle-même son passé et son avenir ; 2o qu'elle étend, par nature, ses droits et sa certitude jusqu'aux possibilités que je suis et jusqu'au passé que j'étais. Le réflexif n'est pas saisie d'un réfléchi instantané, mais il n'est pas lui-même instantanéité. Cela ne signifie pas que le réflexif connaisse avec son futur, le futur du réfléchi, avec son passé, le passé de la conscience à connaître. C'est, au contraire, par le futur et le passé que le réflexif et le réfléchi se distinguent dans l'unité de leur être. Le futur du réflexif, en effet, est l'ensemble des possibilités propres que le réflexif a à être comme réflexif. En tant que tel, il ne saurait envelopper une conscience du futur réfléchi. Les mêmes remarques vaudraient pour le passé réflexif, encore que celui-ci se fonde, finalement, dans le passé du pour-soi originel. Mais la réflexion, si elle tire sa signification de son avenir et de son passé, est déjà, en tant que présence fuyante à une fuite, ek-statiquement tout au long de cette fuite. Autrement dit, le pour-soi qui se fait exister sur le mode du dédoublement réflexif, en tant que pour-soi, tire son sens de ses possibilités et de son avenir ; en ce sens, la réflexion est un phénomène diasporique ; mais, en tant que présence à soi, il est présence présente à toutes ses dimensions ek-statiques. Reste à expliquer, dira-t-on, pourquoi cette réflexion, prétendue apodictique, peut commettre tant d'erreurs touchant précisément ce passé que vous lui donnez le droit de connaître. Je réponds qu'elle n'en commet aucune dans la mesure exacte où elle saisit le passé comme ce qui hante le présent sous forme non thématique. Lorsque je dis : « Je lis, je doute, j'espère, etc. », nous l'avons montré, je déborde de loin mon présent vers le passé. Or, en aucun de ces cas, je ne puis me tromper. L'apodicticité de la réflexion ne fait pas de doute, dans la mesure où elle saisit le passé tout juste comme il est pour la conscience réfléchie qui a à l'être. Si, d'autre part, je puis commettre mainte erreur en me rappelant, sur le mode réflexif, mes sentiments ou mes idées passés, c'est que je suis sur le plan de la mémoire : à ce moment-là, je ne suis plus mon passé, mais je le thématise. Nous n'avons plus affaire alors à l'acte réflexif.

Ainsi, la réflexion est conscience des trois dimensions ek-statiques. Elle est conscience non-thétique (d') écoulement et conscience thétique de durée. Pour elle, le passé et le présent du réfléchi se mettent à exister comme des quasi-dehors, en ce sens qu'ils ne sont pas seulement retenus dans l'unité d'un pour-soi qui épuise leur être en ayant à l'être mais aussi pour un pour-soi qui est séparé d'eux par un néant, pour un pour-soi qui, bien qu'existant avec eux dans l'unité d'un être, n'a pas à être leur être. Par elle aussi, l'écoulement tend à être comme un dehors esquissé dans l'immanence. Mais la réflexion pure ne découvre encore la temporalité que dans sa non-substantialité originelle, dans son refus d'être en-soi, elle découvre les possibles en tant que possibles, allégés par la liberté du pour-soi, elle dévoile le présent comme transcendant, et si le passé lui apparaît comme en-soi, encore est-ce sur le fondement de la présence. Enfin, elle découvre le pour-soi dans sa totalité détotalisée en tant que l'individualité incomparable qu'elle est elle-même sur le mode d'avoir à l'être ; elle le découvre comme le « réfléchi », par excellence, l'être qui n'est jamais que comme soi et qui est toujours ce « soi » à distance de lui-même, dans l'avenir, dans le passé, dans le monde. La réflexion saisit donc la temporalité en tant qu'elle se dévoile comme le mode d'être unique et incomparable d'une ipséité, c'est-à-dire comme historicité.

Mais la durée psychologique que nous connaissons et dont nous faisons quotidiennement usage, en tant que successions de formes temporelles organisées, est à l'opposé de l'historicité. C'est, en effet, le tissu concret d'unités psychiques d'écoulement. Cette joie, par exemple, est une forme organisée qui paraît après une tristesse et, auparavant, il y a eu cette humiliation que j'ai éprouvée hier. C'est entre ces unités d'écoulement, qualités, états, actes, que s'établissent communément les relations d'avant et d'après, et ce sont ces unités qui peuvent même servir à dater. Ainsi, la conscience réflexive de l'homme-dans-le-monde se trouve, dans son existence quotidienne, en face d'objets psychiques, qui sont ce qu'ils sont, qui paraissent sur la trame continue de notre temporalité comme des dessins et des motifs sur une tapisserie et qui se succèdent à la façon des choses du monde dans le temps universel, c'est-à-dire en se remplaçant sans entretenir entre eux d'autres relations que des relations purement externes de succession. On parle d'une joie que j'ai ou que j'ai eue, on dit que c'est ma joie comme si j'en étais le support et qu'elle se détachait de moi comme les modes finis chez Spinoza se détachent sur le fond de l'attribut. On dit même que j'éprouve cette joie, comme si elle venait s'imprimer comme un sceau sur le tissu de ma temporalisation ou, mieux encore, comme si la présence en moi de ces sentiments, de ces idées, de ces états était une sorte de visitation. Nous ne saurions appeler illusion cette durée psychique constituée par l'écoulement concret d'organisations autonomes, c'est-à-dire, en somme, par la succession de faits psychiques, de faits de conscience : c'est leur réalité, en effet, qui fait l'objet de la psychologie ; pratiquement, c'est au niveau du fait psychique que s'établissent les rapports concrets entre les hommes, revendications, jalousies, rancunes, suggestions, luttes, ruses, etc. Pourtant, il n'est pas concevable que le pour-soi irréfléchi qui s'historialise dans son surgissement soit lui-même ces qualités, ces états et ces actes. Son unité d'être s'effondrerait en multiplicité d'existants extérieurs les uns aux autres, le problème ontologique de la temporalité réapparaîtrait et, cette fois, nous nous serions ôté les moyens de le résoudre, car, s'il est possible au pour-soi d'être son propre passé, il serait absurde d'exiger de ma joie qu'elle fût la tristesse qui l'a précédée, même sur le mode du « n'être-pas ». Les psychologues donnent une représentation dégradée de cette existence ek-statique lorsqu'ils affirment que les faits psychiques sont relatifs les uns aux autres et que le coup de tonnerre entendu après un long silence est appréhendé comme « coup-de-tonnerre-après-un-long-silence ». C'est fort bien fait, mais ils se sont interdit d'expliquer cette relativité dans la succession en lui ôtant tout fondement ontologique. En fait, si l'on saisit le pour-soi dans son historicité, la durée psychique s'évanouit, les états, les qualités et les actes disparaissent pour laisser la place à l'être-pour-soi en tant que tel, qui n'est que comme l'individualité unique dont le processus d'historialisation est indivisible. C'est lui qui s'écoule, qui s'appelle du fond de l'avenir, qui s'alourdit du passé qu'il était, c'est lui qui historialise son ipséité et nous savons qu'il est, sur le mode primaire ou irréfléchi, conscience du monde et non de soi. Ainsi, les qualités, les états ne sauraient être des êtres dans son être (au sens où l'unité d'écoulement joie serait « contenu » ou « fait » de conscience), il n'existe de lui que des colorations internes non positionnelles qui ne sont autres que lui-même, en tant qu'il est pour-soi et qui ne peuvent être appréhendées en dehors de lui.

Nous voici donc en présence de deux temporalités : la temporalité originelle, dont nous sommes la temporalisation, et la temporalité psychique qui apparaît à la fois comme incompatible avec le mode d'être de notre être et comme une réalité intersubjective, objet de science, but des actions humaines (au sens, par exemple, où je mets tout en œuvre pour « me faire aimer » d'Anny, pour lui « donner de l'amour pour moi »). Cette temporalité psychique, évidemment dérivée, ne peut procéder directement de la temporalité originelle ; celle-ci ne constitue rien d'autre qu'elle-même. Quant à la temporalité psychique, elle est incapable de se constituer, car elle n'est qu'un ordre successif de faits. D'ailleurs, la temporalité psychique ne saurait apparaître au pour-soi irréfléchi qui est pure présence ek-statique au monde : c'est à la réflexion qu'elle se dévoile, c'est la réflexion qui doit la constituer. Mais comment la réflexion le pourrait-elle, si elle est pure et simple découverte de l'historicité qu'elle est ?

C'est ici qu'il faut distinguer la réflexion pure de la réflexion impure ou constituante : car c'est la réflexion impure qui constitue la succession des faits psychiques ou psychè. Et ce qui se donne premièrement dans la vie quotidienne, c'est la réflexion impure ou constituante, encore qu'elle enveloppe en elle la réflexion pure comme sa structure originelle. Mais celle-ci ne peut être atteinte que par suite d'une modification qu'elle opère sur elle-même et qui est en forme de catharsis. Ce n'est pas ici le lieu de décrire la motivation et la structure de cette catharsis. Ce qui nous importe, c'est la description de la réflexion impure en tant qu'elle est constitution et dévoilement de la temporalité psychique.

La réflexion, nous l'avons vu, est un type d'être où le pour-soi est pour être à lui-même ce qu'il est. La réflexion n'est donc pas un surgissement capricieux dans la pure indifférence d'être, mais elle se produit dans la perspective d'un pour. Nous avons vu ici même, en effet, que le pour-soi est l'être qui, dans son être, est fondement d'un pour. La signification de la réflexion est donc son être-pour. En particulier, le réflexif est le réfléchi se néantisant lui-même pour se récupérer. En ce sens, le réflexif, en tant qu'il a à être le réfléchi, s'échappe du pour-soi qu'il est comme réflexif sous forme « d'avoir à l'être ». Mais si c'était seulement pour être le réfléchi qu'il a à être, il échapperait au pour-soi pour le retrouver ; partout, et de quelque manière qu'il s'affecte, le pour-soi est condamné à être-pour-soi. C'est bien là, en effet, ce que découvre la réflexion pure. Mais la réflexion impure, qui est le mouvement réflexif premier et spontané (mais non originel), est-pour-être le réfléchi comme en-soi. Sa motivation est en elle-même dans un double mouvement – que nous avons décrit – d'intériorisation et d'objectivation : saisir le réfléchi comme en-soi pour se faire être cet en-soi qu'on saisit. La réflexion impure n'est donc saisie du réfléchi comme tel que dans un circuit d'ipséité où elle se tient en rapport immédiat avec un en-soi qu'elle a à être. Mais d'autre part cet en-soi qu'elle a à être, c'est le réfléchi en tant que le réflexif tente de l'appréhender comme étant en-soi. Cela signifie qu'il existe trois formes dans la réflexion impure : le réflexif, le réfléchi et un en-soi que le réflexif a à être en tant que cet en-soi serait le réfléchi et qui n'est autre que le pour du phénomène réflexif. Cet en-soi est préesquissé derrière le réfléchi-pour-soi par une réflexion qui traverse le réfléchi pour le reprendre et le fonder, il est comme la projection dans l'en-soi du réfléchi-pour-soi, en tant que signification : son être n'est point d'être mais d'être-été, comme le néant. Il est le réfléchi en tant qu'objet pur pour le réflexif. Dès que la réflexion prend un point de vue sur le réflexif, dès qu'elle sort de cette intuition fulgurante et sans relief où le réfléchi se donne sans point de vue au réflexif, dès qu'elle se pose comme n'étant pas le réfléchi et qu'elle détermine ce qu'il est, la réflexion fait apparaître un en-soi susceptible d'être déterminé, qualifié, derrière le réfléchi. Cet en-soi transcendant ou ombre portée du réfléchi dans l'être, il est ce que le réflexif a à être en tant qu'il est ce que le réfléchi est. Il ne se confond nullement avec la valeur du réfléchi, qui se donne à la réflexion dans l'intuition totalitaire et indifférenciée – ni avec la valeur qui hante le réflexif comme absence non-thétique et comme le pour de la conscience réflexive, en tant qu'elle est conscience non positionnelle (de) soi. C'est l'objet nécessaire de toute réflexion ; il suffit, pour qu'il surgisse, que la réflexion envisage le réfléchi comme objet : c'est la décision même par laquelle la réflexion se détermine à considérer le réfléchi comme objet qui fait apparaître l'en-soi comme objectivation transcendante du réfléchi. Et l'acte par lequel la réflexion se détermine à prendre le réfléchi comme objet est, en lui-même : 1o position du réflexif comme n'étant pas le réfléchi, 2o prise de point de vue par rapport au réfléchi. En réalité, d'ailleurs, ces deux moments ne font qu'un puisque la négation concrète que le réflexif se fait être par rapport au réfléchi se manifeste précisément dans et par le fait de prendre un point de vue. L'acte objectivant, on le voit, est dans le strict prolongement du dédoublement réflexif, puisque ce dédoublement se fait par approfondissement du néant qui sépare le reflet du reflétant. L'objectivation reprend le mouvement réflexif comme n'étant pas le réfléchi pour que le réfléchi paraisse comme objet pour le réflexif. Seulement cette réflexion est de mauvaise foi car si elle paraît trancher le lien qui unit le réfléchi au réflexif, si elle semble déclarer que le réflexif n'est pas le réfléchi sur le mode de n'être pas ce qu'on n'est pas, alors que dans le surgissement réflexif originel le réflexif n'est pas le réflechi sur le mode de n'être pas ce qu'on est, c'est pour reprendre ensuite l'affirmation d'identité et affirmer de cet en-soi que « je le suis ». En un mot la réflexion est de mauvaise foi en tant qu'elle se constitue comme dévoilement de l'objet que je me suis. Mais en second lieu cette néantisation plus radicale n'est pas un événement réel et métaphysique : l'événement réel, le troisième procès de néantisation, c'est le pour-autrui. La réflexion impure est un effort avorté du pour-soi pour être autrui en restant soi. L'objet transcendant apparu derrière le pour-soi réfléchi est le seul être dont le réflexif puisse, en ce sens, dire qu'il ne l'est pas. Mais c'est une ombre d'être. Il est été et le réflexif a à l'être pour ne l'être pas. C'est cette ombre d'être, corrélatif nécessaire et constant de la réflexion impure, que le psychologue étudie sous le nom de fait psychique. Le fait psychique est donc l'ombre du réfléchi en tant que le réflexif a à l'être ek-statiquement sur le mode du n'être-pas. Ainsi la réflexion est impure lorsqu'elle se donne comme « intuition du pour-soi en en-soi » ; ce qui se dévoile à elle n'est pas l'historicité temporelle et non substantielle du réfléchi ; c'est, par delà ce réfléchi, la substantialité même de formes organisées d'écoulement. L'unité de ces êtres virtuels se nomme la vie psychique ou psychè, en-soi virtuel et transcendant qui sous-tend la temporalisation du pour-soi. La reflexion pure n'est jamais qu'une quasi-connaissance ; mais de la Psychè seule il peut y avoir connaissance réflexive. On retrouvera naturellement, dans chaque objet psychique, les caractères du réfléchi réel, mais dégradés en en-soi. C'est ce dont une brève description a priori de la psychè nous permettra de nous rendre compte.

1o Par psychè nous entendons l'Ego, ses états, ses qualités et ses actes. L'Ego sous la double forme grammaticale du Je et du Moi représente notre personne, en tant qu'unité psychique transcendante. Nous l'avons décrit ailleurs. C'est en tant qu'Ego que nous sommes sujets de fait et sujets de droit, actifs et passifs, agents volontaires, objets possibles d'un jugement de valeur ou de responsabilité.

Les qualités de l'Ego représentent l'ensemble des virtualités, latences, puissances qui constituent notre caractère et nos habitudes (au sens grec de -ξις). C'est une « qualité » d'être coléreux, travailleur, jaloux, ambitieux, sensuel, etc. Mais il faut reconnaître aussi des qualités d'une autre sorte qui ont notre histoire pour origine et que nous appellerons habitudes : je peux être vieilli, las, aigri, diminué, en progrès, je peux m'apparaître comme « ayant acquis de l'assurance à la suite d'un succès » ou au contraire comme « ayant contracté peu à peu des goûts et des habitudes, une sexualité de malade » (à la suite d'une longue maladie).

Les états se donnent, en opposition avec les qualités qui existent « en puissance », comme existant en acte. La haine, l'amour, la jalousie sont des états. Une maladie, en tant qu'elle est saisie par le malade comme réalité psychophysiologique, est un état. De la même façon, nombre de caractéristiques qui s'attachent de l'extérieur à ma personne peuvent, en tant que je les vis, devenir des états : l'absence (par rapport à telle personne définie), l'exil, le déshonneur, le triomphe sont des états. On voit ce qui distingue la qualité de l'état : après ma colère d'hier, mon « irascibilité » survit comme simple disposition latente à me mettre en colère. Au contraire, après l'action de Pierre et le ressentiment que j'en ai éprouvé, ma haine survit comme une réalité actuelle, bien que ma pensée soit présentement occupée d'un autre objet. La qualité, en outre, est une disposition d'esprit innée ou acquise qui contribue à qualifier ma personne. L'état, au contraire, est beaucoup plus accidentel et contingent : c'est quelque chose qui m'arrive. Il existe cependant des intermédiaires entre états et qualités : par exemple, la haine de Pozzo di Borgo pour Napoléon, bien qu'existant en fait et représentant un rapport affectif contingent entre Pozzo et Napoléon Ier, était constitutive de la personne Pozzo.

Par actes il faut entendre toute activité synthétique de la personne, c'est-à-dire toute disposition de moyens en vue de fins, non en tant que le pour-soi est ses propres possibilités, mais en tant que l'acte représente une synthèse psychique transcendante qu'il doit vivre. Par exemple, l'entraînement du boxeur est un acte parce qu'il déborde et soutient le pour-soi qui, par ailleurs, se réalise dans et par cet entraînement. Il en est de même pour la quête du savant, pour le travail de l'artiste, pour la campagne électorale du politicien. Dans tous les cas l'acte comme être psychique représente une existence transcendante et la face objective du rapport du pour-soi avec le monde.

2o Le « Psychique » se donne uniquement à une catégorie spéciale d'actes cognitifs : les actes du pour-soi réflexif. Sur le plan irréfléchi, en effet, le pour-soi est ses propres possibilités sur le mode non-thétique et comme ses possibilités sont présences possibles au monde par delà l'état donné du monde, ce qui se révèle thétiquement mais non thématiquement à travers elles, c'est un état du monde synthétiquement lié à l'état donné. En conséquence les modifications à apporter au monde se donnent thétiquement dans les choses présentes comme des potentialités objectives qui ont à se réaliser en empruntant notre corps comme instrument de leur réalisation. C'est ainsi que l'homme en colère voit sur le visage de son interlocuteur la qualité objective d'appeler un coup de poing. D'où l'expression de « tête à gifles », de « menton qui attire les coups », etc. Notre corps apparaît seulement ici comme un médium en transe. C'est par lui qu'a à se réaliser une certaine potentialité des choses (boisson-devant-être-bue, secours-devant-être-porté, bête-nuisible-devant-être-écrasée, etc.), la réflexion surgissant sur ces entrefaites saisit la relation ontologique du pour-soi à ses possibles mais en tant qu'objet. Ainsi surgit l'acte, comme objet virtuel de la conscience réflexive. Il m'est donc impossible d'avoir en même temps et sur le même plan conscience de Pierre et de mon amitié pour lui : ces deux existences sont toujours séparées par une épaisseur de pour-soi. Et ce pour-soi lui-même est une réalité cachée : dans le cas de la conscience non réfléchie, il est mais non-thétiquement et il s'efface devant l'objet du monde et ses potentialités. Dans le cas du surgissement réflexif il est dépassé vers l'objet virtuel que le réflexif a à être. Seule une conscience réflexive pure peut découvrir le pour-soi réfléchi dans sa réalité. Nous nommons psychè la totalité organisée de ces existants qui font un cortège permanent à la réflexion impure et qui sont l'objet naturel des recherches psychologiques.

3o Les objets, quoique virtuels, ne sont pas des abstraits, ils ne sont pas visés à vide par le réflexif mais ils se donnent comme l'en-soi concret que le réflexif a à être par delà le réfléchi. Nous appellerons évidence la présence immédiate et « en personne » de la haine, de l'exil, du doute méthodique au pour-soi réflexif. Que cette présence existe, il suffit pour s'en convaincre de se rappeler les cas de notre expérience personnelle où nous avons essayé de nous rappeler un amour mort, une certaine atmosphère intellectuelle que nous avons vécue autrefois. Dans ces différents cas nous avions nettement conscience de viser à vide ces différents objets. Nous pouvions en former des concepts particuliers, en tenter une description littéraire, mais nous savions qu'ils n'étaient pas là. Pareillement il y a des périodes d'intermittence pour un amour vivant, pendant lesquelles nous savons que nous aimons mais nous ne le sentons point. Ces « intermittences du cœur » ont été fort bien décrites par Proust. Par contre il est possible de saisir à plein un amour, de le contempler. Mais il faut pour cela un mode d'être particulier du pour-soi réfléchi : c'est à travers ma sympathie du moment devenue le réfléchi d'une conscience réflexive, que je puis appréhender mon amitié pour Pierre. En un mot il n'est pas d'autre moyen de présentifier ces qualités, ces états ou ces actes que de les appréhender à travers une conscience réfléchie dont ils sont l'ombre portée et l'objectivation dans l'en-soi.

Mais cette possibilité de présentifier un amour prouve mieux que tous les arguments la transcendance du psychique. Quand je découvre brusquement, quand je vois mon amour, je saisis du même coup qu'il est devant la conscience. Je puis prendre des points de vue sur lui, le juger, je ne suis pas engagé en lui comme le réflexif dans le réfléchi. De ce fait même, je l'appréhende comme n'étant pas du pour-soi. Il est infiniment plus lourd, plus opaque, plus consistant que cette transparence absolue. C'est pourquoi l'évidence avec laquelle le psychique se donne à l'intuition de la réflexion impure n'est pas apodictique. Il y a décalage en effet entre le futur du pour-soi réfléchi qui est constamment rongé et allégé par ma liberté et le futur dense et menaçant de mon amour qui lui donne précisément son sens d'amour. Si je ne saisissais pas en effet dans l'objet psychique son futur d'amour comme arrêté, serait-ce encore un amour ? Ne tomberait-il pas au rang de caprice ? Et le caprice lui-même n'engage-t-il pas l'avenir dans la mesure où il se donne comme devant demeurer caprice et ne jamais se changer en amour ? Ainsi le futur toujours néantisé du pour-soi empêche toute détermination en soi du pour-soi comme pour-soi qui aime ou qui hait ; et l'ombre projetée du pour-soi réfléchi possède naturellement un futur dégradé en en-soi et qui fait corps avec elle en déterminant son sens. Mais en corrélation avec la néantisation continuelle de futurs réfléchis, l'ensemble psychique organisé avec son futur demeure seulement probable. Et il ne faut point entendre par là une qualité externe qui viendrait d'une relation avec ma connaissance et qui pourrait se transformer le cas échéant en certitude, mais une caractéristique ontologique.

4o L'objet psychique, étant l'ombre portée du pour-soi réfléchi, possède en dégradé les caractères de la conscience. En particulier il apparaît comme une totalité achevée et probable là où le pour-soi se fait exister dans l'unité diasporique d'une totalité détotalisée. Cela signifie que le psychique, appréhendé à travers les trois dimensions ek-statiques de la temporalité, apparaît comme constitué par la synthèse d'un Passé, d'un Présent et d'un Avenir. Un amour, une entreprise est l'unité organisée de ces trois dimensions. Il ne suffit pas de dire, en effet, qu'un amour « a » un avenir, comme si le futur était extérieur à l'objet qu'il caractérise : mais l'avenir fait partie de la forme organisée d'écoulement « amour », car c'est son être au futur qui donne à l'amour son sens d'amour. Mais du fait que le psychique est en-soi, son présent ne saurait être fuite ni son avenir possibilité pure. Il y a, dans ces formes d'écoulement, une priorité essentielle du passé, qui est ce que le pour-soi était et qui suppose déjà la transformation du pour-soi en en-soi. Le réflexif projette un psychique pourvu des trois dimensions temporelles, mais il constitue ces trois dimensions uniquement avec ce que le réfléchi était. Le futur est déjà : sinon comment mon amour serait-il amour ? Seulement il n'est pas donné encore : c'est un « maintenant » qui n'est pas encore dévoilé. Il perd donc son caractère de possibilité-que-j'ai-à-être : mon amour, ma joie n'ont pas à être leur futur, ils le sont dans la tranquille indifférence de la juxtaposition, comme ce stylo est à la fois plume et, là-bas, capuchon. Le présent, pareillement, est saisi dans sa qualité réelle d'être-là. Seulement cet être-là est constitué en ayant-été-là. Le présent est déjà tout constitué et armé de pied en cap, c'est un « maintenant » que l'instant apporte et remporte comme un costume tout fait ; c'est une carte qui sort du jeu et qui y rentre. Le passage d'un « maintenant » du futur au présent et du présent au passé ne lui fait subir aucune modification puisque, de toute façon, futur ou non, il est déjà passé. C'est ce que manifeste bien le recours naïf que les psychologues font à l'inconscient pour distinguer les trois « maintenant » du psychique : on appellera présent, en effet, le maintenant qui est présent à la conscience. Ceux qui sont passés ou futurs ont exactement les mêmes caractères, mais ils attendent dans les limbes de l'inconscient et, à les prendre dans ce milieu indifférencié, il nous est impossible de discerner en eux le passé du futur : un souvenir qui survit dans l'inconscient est un « maintenant » passé et, à la fois, en tant qu'il attend d'être évoqué, un « maintenant » futur. Ainsi la forme psychique n'est pas « à être », elle est déjà faite ; elle est déjà tout entière passé, présent, avenir, sur le mode « a été ». Il ne s'agit plus, pour les « maintenant » qui la composent, que de subir un à un, avant de retourner au passé, le baptême de la conscience.

Il en résulte qu'en la forme psychique coexistent deux modalités d'être contradictoires, puisque, à la fois, elle est déjà faite et qu'elle apparaît dans l'unité cohésive d'un organisme et, à la fois, elle ne peut exister que par une succession de « maintenant » qui tendent chacun à s'isoler en en-soi. Cette joie, par exemple, passe d'un instant à l'autre parce que son futur existe déjà comme aboutissement terminal et sens donné de son développement, non comme ce qu'elle a à être, mais ce qu'elle « a été » déjà dans l'avenir.

En effet la cohésion intime du psychique n'est rien autre que l'unité d'être du pour-soi hypostasiée dans l'en-soi. Une haine n'a point de parties : ce n'est pas une somme de conduites et de consciences, mais elle se donne à travers les conduites et les consciences comme l'unité temporelle sans parties de leurs apparitions. Seulement l'unité d'être du pour-soi s'explique par le caractère ek-statique de son être : il a à être en pleine spontanéité ce qu'il sera. Le psychique, au contraire, « est-été ». Cela signifie qu'il est incapable de se déterminer par soi à l'existence. Il est soutenu en face du réflexif par une sorte d'inertie ; et les psychologues ont souvent insisté sur son caractère « pathologique ». C'est en ce sens que Descartes peut parler des « passions de l'âme » ; c'est cette inertie qui fait, bien que le psychique ne soit pas sur le même plan d'être que les existants du monde, qu'il puisse être appréhendé comme en relation avec ces existants. Un amour est donné comme « provoqué » par l'objet aimé. Par suite la cohésion totale de la forme psychique devient inintelligible puisqu'elle n'a pas à être cette cohésion, puisqu'elle n'est pas sa propre synthèse, puisque son unité a le caractère d'un donné. Dans la mesure où une haine est une succession donnée de « maintenant » tout faits et inertes, nous trouvons en elle le germe d'une divisibilité à l'infini. Et cependant cette divisibilité est masquée, niée en tant que le psychique est l'objectivation de l'unité ontologique du pour-soi. De là une sorte de cohésion magique entre les « maintenant » successifs de la haine, qui ne se donnent comme parties que pour nier ensuite leur extériorité. C'est cette ambiguïté que met en lumière la théorie de Bergson sur la conscience qui dure et qui est « multiplicité d'interpénétration ». Ce que Bergson atteint ici, c'est le psychique, non la conscience conçue comme pour-soi. Que signifie « interpénétration », en effet ? Non pas l'absence en droit de toute divisibilité. En effet, pour qu'il y ait interpénétration, il faut qu'il y ait des parties qui s'interpénètrent. Seulement ces parties qui, en droit, devraient retomber dans leur isolement, se coulent les unes dans les autres par une cohésion magique et totalement inexpliquée, et cette fusion totale défie à présent l'analyse. Cette propriété du psychique, Bergson ne songe nullement à la fonder sur une structure absolue du pour-soi : il la constate comme un donné ; c'est une simple « intuition » qui lui révèle que le psychique est une multiplicité intériorisée. Ce qui accentue encore son caractère d'inertie, de datum passif, c'est qu'elle existe sans être pour une conscience, thétique ou non. Elle est sans être conscience (d') être, puisque dans l'attitude naturelle, l'homme la méconnaît entièrement et qu'il faut le recours à l'intuition pour la saisir. Ainsi un objet du monde peut-il exister sans être vu et se dévoiler après coup, lorsque nous avons forgé les instruments nécessaires pour le déceler. Les caractères de la durée psychique sont, pour Bergson, un pur fait contingent d'expérience : ils sont ainsi parce qu'on les rencontre ainsi, voilà tout. Ainsi la temporalité psychique est un datum inerte, assez voisin de la durée bergsonienne, qui subit sa cohésion intime sans la faire, qui est perpétuellement temporalisée sans se temporaliser, où l'interpénétration de fait, irrationnelle et magique, d'éléments qui ne sont point unis par une relation ek-statique d'être, ne peut se comparer qu'à l'action magique d'envoûtement à distance et dissimule une multiplicité de « maintenant » déjà tout faits. Et ces caractères ne viennent pas d'une erreur de psychologues, d'un défaut de connaissance, ils sont constitutifs de la temporalité psychique, hypostase de la temporalité originelle. L'unité absolue du psychique, en effet, est la projection de l'unité ontologique et ek-statique du pour-soi. Mais comme cette projection se fait dans l'en-soi qui est ce qu'il est dans la proximité sans distance de l'identité, l'unité ek-statique se morcelle en une infinité de « maintenant » qui sont ce qu'ils sont et qui, précisément à cause de cela, tendent à s'isoler dans leur identité-en-soi. Ainsi, participant à la fois de l'en-soi et du pour-soi, la temporalité psychique recèle une contradiction qui ne se surmonte pas. Et cela ne doit pas nous étonner : produite par la réflexion impure, il est naturel qu'elle « soit étée » ce qu'elle n'est pas et qu'elle ne soit pas ce qu'elle « est-étée ».

C'est ce que rendra plus sensible encore un examen des relations que les formes psychiques entretiennent les unes avec les autres au sein du temps psychique. Notons tout d'abord que c'est bien l'interpénétration qui régit la liaison des sentiments, par exemple, au sein d'une forme psychique complexe. Chacun connaît ces sentiments d'amitié « nuancés » d'envie, ces haines « pénétrées » malgré tout d'estime, ces camaraderies amoureuses, que les romanciers ont souvent décrits. Il est certain aussi que nous saisissons une amitié nuancée d'envie à la façon d'une tasse de café avec un nuage de lait. Et sans doute cette approximation est-elle grossière. Pourtant, il est certain que l'amitié amoureuse ne se donne pas comme une simple spécification du genre amitié, comme le triangle isocèle est une spécification du genre triangle. L'amitié se donne comme tout entière pénétrée par l'amour tout entier et pourtant elle n'est pas l'amour, elle ne « se fait pas » amour : sinon elle perdrait son autonomie d'amitié. Mais il se constitue un objet inerte et en-soi que le langage a peine à nommer, où l'amour en-soi et autonome s'étend magiquement à travers toute l'amitié, comme la jambe s'étend à travers toute la mer dans la οὐγχυσις stoïcienne.

Mais les processus psychiques impliquent aussi l'action à distance de formes antérieures sur des formes postérieures. Nous ne saurions concevoir cette action à distance sur le mode de la causalité simple qu'on trouve, par exemple, dans la mécanique classique et qui suppose l'existence totalement inerte d'un mobile enfermé dans l'instant ; ni non plus sur celui de la causalité physique, conçue à la façon de Stuart Mill, et qui se définit par la succession constante et inconditionnée de deux états dont chacun, en son être propre, est exclusif de l'autre. En tant que le psychique est objectivation du pour-soi, il possède une spontanéité dégradée, saisie comme qualité interne et donnée de sa forme et d'ailleurs inséparable de sa force cohésive. Il ne saurait donc se donner rigoureusement comme produit par la forme antérieure. Mais, d'autre part, cette spontanéité ne saurait se déterminer elle-même à l'existence, puisqu'elle n'est saisie que comme détermination parmi d'autres d'un existant donné. Il s'ensuit que la forme antérieure a à faire naître à distance une forme de même nature qui s'organise spontanément comme forme d'écoulement. Il n'y a pas ici d'être qui ait à être son futur et son passé, mais seulement des successions de formes passées, présentes et futures, mais qui existent toutes sur le mode de « l'ayant-été », et qui s'influencent à distance les unes les autres. Cette influence se manifestera soit par pénétration, soit par motivation. Dans le premier cas, le réflexif appréhende comme un seul objet deux objets psychiques qui avaient d'abord été donnés séparément. Il en résulte soit un objet psychique neuf dont chaque caractéristique sera la synthèse des deux autres, soit un objet en lui-même inintelligible qui se donne à la fois comme tout l'un et tout l'autre, sans qu'il y ait altération ni de l'un ni de l'autre. Dans la motivation, au contraire, les deux objets demeurent chacun à sa place. Mais un objet psychique, étant forme organisée et multiplicité d'interpénétration, ne peut agir que tout entier à la fois sur un autre objet tout entier. Il s'ensuit une action totale et à distance par influence magique de l'un sur l'autre. Par exemple, c'est mon humiliation d'hier qui motive tout entière mon humeur de ce matin, etc. Que cette action à distance soit totalement magique et irrationnelle, c'est ce que prouvent, mieux que toute analyse, les efforts vains des psychologues intellectualistes pour la réduire, en restant sur le plan du psychique, à une causalité intelligible par une analyse intellectuelle. C'est ainsi que Proust cherche perpétuellement à retrouver par décomposition intellectualiste dans la succession temporelle des états psychiques des liens de causalité rationnelle entre ces états. Mais au terme de ces analyses, il ne peut nous offrir que des résultats semblables à celui-ci :

« Sitôt que Swann pouvait se représenter (Odette) sans horreur, qu'il revoyait de la bonté dans son sourire et que le désir de l'enlever à tout autre n'était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait un goût pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette, pour le plaisir qu'il avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la formation d'un de ses sourires, l'émission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin d'elle, qu'elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres... Ainsi, par le chimisme même de son mal, après avoir fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette3. »

Ce texte concerne évidemment le psychique. On y voit en effet des sentiments individualisés et séparés par nature, qui agissent les uns sur les autres. Mais Proust cherche à clarifier leurs actions et à les classer, espérant par là rendre intelligibles les alternatives par où Swann doit passer. Il ne se borne pas à décrire les constatations qu'il a pu faire lui-même (le passage par « oscillation » de la jalousie haineuse à l'amour tendre), il veut expliquer ces constatations.

Quels sont les résultats de cette analyse ? L'inintelligibilité du psychique est-elle levée ? Il est facile de voir que cette réduction un peu arbitraire des grandes formes psychiques à des éléments plus simples accuse, au contraire, l'irrationalité magique des relations que soutiennent entre eux les objets psychiques. Comment la jalousie « ajoute-t-elle » à l'amour le « désir de l'enlever à tout autre » ? Et comment ce désir une fois additionné à l'amour (toujours l'image du nuage de lait « ajouté » au café) l'empêche-t-il de redevenir « un goût pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette » ? Et comment le plaisir peut-il créer un besoin ? Et l'amour, comment fabrique-t-il cette jalousie qui, en retour, lui ajoutera le désir d'enlever Odette à tout autre ? Et comment, délivré de ce désir, va-t-il de nouveau fabriquer de la tendresse ? Proust tente de constituer ici un « chimisme » symbolique, mais les images chimiques dont il se sert sont simplement capables de masquer des motivations et des actions irrationnelles. On essaie de nous entraîner vers une interprétation mécaniste du psychique qui, sans être plus intelligible, déformerait complètement sa nature. Et pourtant, on ne peut s'empêcher de nous montrer entre les états d'étranges relations presque interhumaines (créer, fabriquer, ajouter) qui laisseraient presque supposer que ces objets psychiques sont des agents animés. Sous les descriptions de Proust, l'analyse intellectualiste marque à chaque instant ses limites : elle ne peut opérer ses décompositions et ses classifications qu'en surface et sur un fond d'irrationalité totale. Il faut renoncer à réduire l'irrationnel de la causalité psychique : cette causalité est la dégradation en magique, dans un en-soi qui est ce qu'il est à sa place, d'un pour-soi ek-statique qui est son être à distance de soi. L'action magique à distance et par influence est le résultat nécessaire de ce relâchement des liens d'être. Le psychologue doit décrire ces liens irrationnels et les prendre comme une donnée première du monde psychique.

Ainsi, la conscience réflexive se constitue comme conscience de durée et, par là, la durée psychique apparaît à la conscience. Cette temporalité psychique comme projection dans l'en-soi de la temporalité originelle est un être virtuel dont l'écoulement fantôme ne cesse d'accompagner la temporalisation ek-statique du pour-soi, en tant que celle-ci est saisie par la réflexion. Mais elle disparaît totalement si le pour-soi demeure sur le plan irréfléchi ou si la réflexion impure se purifie. La temporalité psychique est semblable en ceci à la temporalité originelle qu'elle apparaît comme un mode d'être d'objets concrets et non comme un cadre ou une règle préétablie. Le temps psychique n'est que la collection liée des objets temporels. Mais sa différence essentielle avec la temporalité originelle, c'est qu'il est, au lieu que celle-ci se temporalise. En tant que tel, il ne peut être constitué qu'avec du passé et le futur ne peut être qu'un passé qui viendra après le passé présent, c'est-à-dire que la forme vide avant-après est hypostasiée et ordonne les relations entre objets également passés. En même temps, cette durée psychique qui ne saurait être par soi doit perpétuellement être étée. Perpétuellement oscillante entre la multiplicité de juxtaposition et la cohésion absolue du pour-soi ekstatique, cette temporalité est composée de « maintenant » qui ont été, qui demeurent à la place qui leur est assignée, mais qui s'influencent à distance dans leur totalité ; c'est ce qui la rend assez semblable à la durée magique du bergsonisme. Dès qu'on se place sur le plan de la réflexion impure, c'est-à-dire de la réflexion qui cherche à déterminer l'être que je suis, un monde entier apparaît, qui peuple cette temporalité. Ce monde, présence virtuelle, objet probable de mon intention réflexive, c'est le monde psychique ou psychè. En un sens, son existence est purement idéale ; en un autre, il est, puisqu'il est-été, puisqu'il se découvre à la conscience : il est « mon ombre », il est ce qui se découvre à moi quand je veux me voir ; comme, en outre, il peut être ce à partir de quoi le pour-soi se détermine à être ce qu'il a à être (je n'irai pas chez telle ou telle personne « à cause » de l'antipathie que j'éprouve à son égard, je me décide à telle ou telle action en prenant considération de ma haine ou de mon amour, je refuse de discuter politique, car je connais mon tempérament coléreux et je ne veux pas risquer de m'irriter), ce monde fantôme existe comme situation réelle du pour-soi. Avec ce monde transcendant qui se loge dans le devenir infini d'indifférence antihistorique, se constitue précisément comme unité virtuelle d'être la temporalité dite « interne » ou « qualitative », qui est l'objectivation en en-soi de la temporalité originelle. Il y a là l'esquisse première d'un « dehors » : le pour-soi se voit presque conférer un dehors à ses propres yeux ; mais ce dehors est purement virtuel. Nous verrons plus loin l'être-pour-autrui réaliser l'ébauche de ce « dehors ».


1 L'Imagination. Alcan, 1936.

2 Nous retrouvons ici cette « scission de l'égal à soi-même », dont Hegel fait le propre de la conscience. Mais cette scission, au lieu de conduire, comme dans la Phénoménologie de l'Esprit, à une intégration plus haute, ne fait que creuser plus profondément et plus irrémédiablement le néant qui sépare la conscience de soi. La conscience est hégélienne, mais c'est sa plus grande illusion.

3 Du côté de chez Swann, 37e édition. Il, p. 82. C'est moi qui souligne.