Pour parvenir jusqu'à une description aussi complète que possible du pour-soi, nous avions choisi comme fil conducteur l'examen des conduites négatives. C'est en effet, nous l'avons vu, la possibilité permanente du non-être, hors de nous et en nous, qui conditionne les questions que nous pouvons poser et les réponses que l'on peut y faire. Mais notre but premier n'était pas seulement de dévoiler les structures négatives du pour-soi. Dans notre Introduction, nous avions rencontré un problème, et c'est ce problème que nous voulions résoudre : quelle est la relation originelle de la réalité-humaine avec l'être des phénomènes ou être-en-soi ? Dès notre Introduction, en effet, nous avons dû repousser la solution réaliste et la solution idéaliste. Il nous a paru, à la fois, que l'être transcendant ne pouvait aucunement agir sur la conscience et que la conscience ne pouvait « construire » le transcendant en objectivant des éléments empruntés à sa subjectivité. Par la suite, nous avons compris que le rapport originel à l'être ne pouvait être la relation externe qui unirait deux substances primitivement isolées. « La relation des régions d'être est un jaillissement primitif, écrivions-nous, et qui fait partie de la structure même de ces êtres. » Le concret s'est découvert à nous comme la totalité synthétique dont la conscience comme le phénomène ne constituent que des articulations. Mais si, en un sens, la conscience considérée dans son isolement est une abstraction, si les phénomènes – et même le phénomène d'être – sont pareillement abstraits, en tant qu'ils ne peuvent exister comme phénomènes sans paraître à une conscience, l'être des phénomènes, comme en-soi qui est ce qu'il est, ne saurait être considéré comme une abstraction. Il n'a besoin pour être que de lui-même, il ne renvoie qu'à lui. D'autre part, notre description du pour-soi nous l'a montré au contraire comme aussi éloigné qu'il est possible d'une substance et de l'en-soi ; nous avons vu qu'il était sa propre néantisation et qu'il ne pouvait être que dans l'unité ontologique de ses ek-stases. Si donc la relation du pour-soi à l'en-soi doit être originellement constitutive de l'être même qui se met en relation, il ne faut pas entendre qu'elle puisse être constitutive de l'en-soi, mais bien du pour-soi. C'est dans le pour-soi seul qu'il faut chercher la clé de ce rapport à l'être que l'on nomme, par exemple, connaissance. Le pour-soi est responsable dans son être de sa relation avec l'en-soi ou, si l'on préfère, il se produit originellement sur le fondement d'une relation à l'en-soi. C'est ce que nous pressentions déjà lorsque nous définissions la conscience « un être pour lequel il est, dans son être, question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui ». Mais, depuis que nous avons formulé cette définition, nous avons acquis de nouvelles connaissances. En particulier nous avons saisi le sens profond du pour-soi comme fondement de son propre néant. N'est-il pas temps, à présent, d'utiliser ces connaissances pour déterminer et expliquer cette relation ek-statique du pour-soi à l'en-soi sur le fondement de laquelle peuvent apparaître en général le connaître et l'agir ? Ne sommes-nous pas en mesure de répondre à notre question première ? Pour être conscience non-thétique (de) soi, la conscience doit être conscience thétique de quelque chose, nous l'avons marqué. Or, ce que nous avons étudié jusqu'ici, c'est le pour-soi comme mode d'être originel de la conscience non-thétique (de) soi. Ne sommes-nous pas conduit par là même à décrire le pour-soi dans ses relations mêmes avec l'en-soi, en tant que celles-ci sont constitutives de son être ? Ne pouvons-nous dès à présent trouver une réponse à des questions du type de celles-ci : l'en-soi étant ce qu'il est, comment et pourquoi le pour-soi a-t-il à être dans son être connaissance de l'en-soi ? Et qu'est-ce que la connaissance en général ?
Il n'est d'autre connaissance qu'intuitive. La déduction et le discours, improprement appelés connaissances, ne sont que des instruments qui conduisent à l'intuition. Lorsqu'on atteint celle-ci, les moyens utilisés pour l'atteindre s'effacent devant elle ; dans les cas où elle ne peut être atteinte, le raisonnement et le discours demeurent comme des plaques indicatrices qui pointent vers une intuition hors de portée ; si, enfin, elle a été atteinte mais n'est pas un mode présent de ma conscience, les maximes dont je me sers demeurent comme des résultats d'opérations antérieurement effectuées, comme ce que Descartes nommait des « souvenirs d'idées ». Et si l'on demande ce qu'est l'intuition, Husserl répondra, d'accord avec la plupart des philosophes, que c'est la présence de la « chose » (Sache) en personne à la conscience. La connaissance est donc du type d'être que nous décrivions au chapitre précédent sous le nom de « présence à... ». Mais nous avions établi justement que l'en-soi ne pouvait jamais de lui-même être présence. L'être-présent, en effet, est un mode d'être ek-statique du pour-soi. Nous sommes donc obligés de renverser les termes de notre définition : l'intuition est la présence de la conscience à la chose. C'est donc sur la nature et le sens de cette présence du pour-soi à l'être que nous devons revenir maintenant.
Nous avions établi, dans notre Introduction, en nous servant du concept non élucidé de « conscience », la nécessité pour la conscience d'être conscience de quelque chose. C'est par ce dont elle est conscience, en effet, qu'elle se distingue à ses propres yeux et qu'elle peut être conscience (de) soi ; une conscience qui ne serait pas conscience de quelque chose ne serait conscience (de) rien. Mais présentement, nous avons élucidé le sens ontologique de la conscience ou pour-soi. Nous pouvons donc poser le problème en termes plus précis et nous demander : que peut signifier cette nécessité pour la conscience d'être-conscience de quelque chose, si on l'envisage sur le plan ontologique, c'est-à-dire dans la perspective de l'être-pour-soi ? On sait que le pour-soi est fondement de son propre néant sous forme de la dyade fantôme : reflet-reflétant. Le reflétant n'est que pour refléter le reflet et le reflet n'est reflet qu'en tant qu'il renvoie au reflétant. Ainsi, les deux termes ébauchés de la dyade pointent l'un vers l'autre et chacun engage son être dans l'être de l'autre. Mais si le reflétant n'est rien d'autre que reflétant de ce reflet et si le reflet ne peut se caractériser que par son « être-pour se refléter dans ce reflétant », les deux termes de la quasi-dyade, accotant l'un contre l'autre leurs deux néants, s'anéantissent conjointement. Il faut que le reflétant reflète quelque chose pour que l'ensemble ne s'effondre pas dans le rien. Mais si le reflet, d'autre part, était quelque chose, indépendamment de son être-pour-se-refléter, il faudrait qu'il fût qualifié non en tant que reflet, mais en-soi. Ce serait introduire l'opacité dans le système « reflet-reflétant » et surtout parachever la scissiparité ébauchée. Car dans le pour-soi, le reflet est aussi le reflétant. Mais si le reflet est qualifié, il se sépare du reflétant et son apparence se sépare de sa réalité ; le cogito devient impossible. Le reflet ne peut être à la fois « quelque chose à refléter » et rien que s'il se fait qualifier par autre chose que lui ou, si l'on préfère, s'il se reflète en tant que relation à un dehors qu'il n'est pas. Ce qui définit le reflet pour le reflétant, c'est toujours ce à quoi il est présence. Même une joie, saisie sur le plan de l'irréfléchi, n'est rien d'autre que la présence « reflétée » à un monde riant et ouvert, plein d'heureuses perspectives. Mais les quelques lignes qui précèdent nous font déjà prévoir que le n'être-pas est structure essentielle de la présence. La présence enveloppe une négation radicale comme présence à ce qu'on n'est pas. Est présent à moi ce qui n'est pas moi. On notera d'ailleurs que ce « n'être-pas » est impliqué a priori par toute théorie de la connaissance. Il est impossible de construire la notion d'objet si nous n'avons pas originellement un rapport négatif désignant l'objet comme ce qui n'est pas la conscience. C'est ce que rendait assez bien l'expression de « non-moi » qui fut de mode un temps, sans qu'on pût déceler, chez ceux qui l'employaient, le moindre souci de fonder ce « non » qui qualifiait originellement le monde extérieur. En fait, ni la liaison des représentations, ni la nécessité de certains ensembles subjectifs, ni l'irréversibilité temporelle, ni le recours à l'infini ne peuvent servir à constituer l'objet comme tel, c'est-à-dire servir de fondement à une négation ultérieure qui découperait le non-moi et l'opposerait au moi comme tel, si justement cette négation n'était donnée d'abord et si elle n'était le fondement a priori de toute expérience. La chose c'est, avant toute comparaison, avant toute construction, ce qui est présent à la conscience comme n'étant pas de la conscience. Le rapport originel de présence, comme fondement de la connaissance, est négatif. Mais comme la négation vient au monde par le pour-soi et que la chose est ce qu'elle est, dans l'indifférence absolue de l'identité, ce ne peut être la chose qui se pose comme n'étant pas le pour-soi. La négation vient du pour-soi lui-même. Il ne faut pas concevoir cette négation sur le type d'un jugement qui porterait sur la chose elle-même et nierait d'elle qu'elle fût le pour-soi : ce type de négation ne saurait se concevoir que si le pour-soi était une substance toute faite et, même dans ce cas, il ne pourrait émaner que d'un tiers établissant du dehors un rapport négatif entre deux êtres. Mais par la négation originelle, c'est le pour-soi qui se constitue comme n'étant pas la chose. En sorte que la définition que nous donnions tout à l'heure de la conscience peut s'énoncer comme suit, dans la perspective du pour-soi : « Le pour-soi est un être pour qui son être est en question dans son être en tant que cet être est essentiellement une certaine manière de ne pas être un être qu'il pose du même coup comme autre que lui. » La connaissance apparaît donc comme un mode d'être. Le connaître n'est ni un rapport établi après coup entre deux êtres, ni une activité de l'un de ces deux êtres, ni une qualité ou propriété ou vertu. C'est l'être même du pour-soi en tant qu'il est présence à..., c'est-à-dire en tant qu'il a à être son être en se faisant ne pas être un certain être à qui il est présent. Cela signifie que le pour-soi ne peut être que sur le mode d'un reflet se faisant refléter comme n'étant pas un certain être. Le « quelque chose » qui doit qualifier le reflété, pour que le couple « reflet-reflétant » ne s'effondre pas dans le néant, est négation pure. Le reflété se fait qualifier dehors auprès d'un certain être comme n'étant pas cet être ; c'est précisément ce qu'on appelle : être conscience de quelque chose.
Mais il faut préciser ce que nous entendons par cette négation originelle. Il convient, en effet, de distinguer deux types de négation : la négation externe et la négation interne. La première apparaît comme un pur lien d'extériorité établi entre deux êtres par un témoin. Lorsque je dis, par exemple : « La tasse n'est pas l'encrier », il est bien évident que le fondement de cette négation n'est ni dans la table ni dans l'encrier. L'un et l'autre de ces objets sont ce qu'ils sont, voilà tout. La négation est comme une liaison catégorielle et idéale que j'établis entre eux sans les modifier en quoi que ce soit, sans les enrichir ni les appauvrir de la moindre qualité : ils ne sont pas même effleurés par cette synthèse négative. Comme elle ne sert ni à les enrichir ni à les constituer, elle demeure strictement externe. Mais on peut déjà deviner le sens de l'autre négation, si l'on considère des phrases comme « Je ne suis pas riche » ou « Je ne suis pas beau ». Prononcées avec une certaine mélancolie, elles ne signifient pas seulement qu'on se refuse une certaine qualité, mais que le refus lui-même vient influencer dans sa structure interne l'être positif à qui on l'a refusée. Lorsque je dis : « Je ne suis pas beau », je ne me borne pas à nier de moi, pris comme tout concret, une certaine vertu qui, de ce fait, passe dans le néant en laissant intacte la totalité positive de mon être (comme lorsque je dis : « Le vase n'est pas blanc, il est gris » – « L'encrier n'est pas sur la table, il est sur la cheminée ») : j'entends signifier que « ne pas être beau » est une certaine vertu négative de mon être, qui me caractérise de l'intérieur et, en tant que négativité, c'est une qualité réelle de moi-même que de n'être pas beau et cette qualité négative expliquera aussi bien ma mélancolie, par exemple, que mes insuccès mondains. Par négation interne, nous entendons une relation telle entre deux êtres que celui qui est nié de l'autre qualifie l'autre, par son absence même, au cœur de son essence. La négation devient alors un lien d'être essentiel, puisque l'un au moins des êtres sur lesquels elle porte est tel qu'il indique vers l'autre, qu'il porte l'autre en son cœur comme une absence. Il est clair toutefois que ce type de négation ne saurait s'appliquer à l'être-en-soi. Il appartient par nature au pour-soi. Seul le pour-soi peut être déterminé dans son être par un être qu'il n'est pas. Et si la négation interne peut apparaître dans le monde – comme lorsqu'on dit d'une perle qu'elle est fausse, d'un fruit qu'il n'est pas mûr, d'un œuf qu'il n'est pas frais, etc. – c'est par le pour-soi qu'elle vient au monde, comme toute négation en général. Si donc c'est au pour-soi seul qu'il appartient de connaître, c'est qu'il appartient à lui seul de s'apparaître comme n'étant pas ce qu'il connaît. Et, comme ici apparence et être ne font qu'un – puisque le pour-soi a l'être de son apparence –, il faut concevoir que le pour-soi enveloppe dans son être l'être de l'objet qu'il n'est pas en tant qu'il est en question dans son être comme n'étant pas cet être.
Il faut se déprendre ici d'une illusion qui pourrait se formuler ainsi : pour se constituer soi-même comme n'étant pas tel être, il faut préalablement avoir, de quelque manière que ce soit, une connaissance de cet être, car je ne puis juger de mes différences avec un être dont je ne sais rien. Il est bien certain que dans notre existence empirique, nous ne pouvons savoir en quoi nous différons d'un Japonais ou d'un Anglais, d'un ouvrier ou d'un souverain avant d'avoir quelque notion de ces différents êtres. Mais ces distinctions empiriques ne sauraient nous servir de base ici, car nous abordons l'étude d'une relation ontologique qui doit rendre toute expérience possible et qui vise à établir comment un objet en général peut exister pour la conscience. Il ne se peut donc que j'aie quelque expérience de l'objet comme objet qui n'est pas moi, avant de le constituer comme objet. Mais ce qui rend, au contraire, toute expérience possible, c'est un surgissement a priori de l'objet pour le sujet ou, puisque le surgissement est le fait originel du pour-soi, un surgissement originel du pour-soi comme présence à l'objet qu'il n'est pas. Il convient donc d'inverser les termes de la formule précédente : le rapport fondamental par quoi le pour-soi a à être comme n'étant pas cet être particulier à quoi il est présent est le fondement de toute connaissance de cet être. Mais il faut mieux décrire cette première relation si nous voulons la rendre compréhensible.
Ce qui demeure de vrai dans l'énoncé de l'illusion intellectualiste que nous dénoncions au paragraphe précédent, c'est que je ne puis me déterminer à n'être pas un objet qui est originellement coupé de tout lien avec moi. Je ne puis nier que je sois tel être, à distance de cet être. Si je conçois un être entièrement clos sur soi, cet être en lui-même sera tout uniment ce qu'il est et, de ce fait, il ne se trouvera de place en lui ni pour une négation, ni pour une connaissance. C'est en fait à partir de l'être qu'il n'est pas qu'un être peut se faire annoncer ce qu'il n'est pas. Ce qui signifie, dans le cas de la négation interne, que c'est là-bas dans et sur l'être qu'il n'est pas que le pour-soi s'apparaît comme n'étant pas ce qu'il n'est pas. En ce sens, la négation interne est un lien ontologique concret. Il ne s'agit point ici d'une de ces négations empiriques où les qualités niées se distinguent d'abord par leur absence ou même leur non-être. Dans la négation interne, le pour-soi est écrasé sur ce qu'il nie. Les qualités niées sont précisément ce qu'il y a de plus présent au pour-soi, c'est d'elles qu'il tire sa force négative et qu'il la renouvelle perpétuellement. En ce sens, il faut les voir comme un facteur constitutif de son être, car il doit être là-bas hors de lui sur elles, il doit être elles pour nier qu'il les soit. En un mot, le terme-origine de la négation interne, c'est l'en-soi, la chose qui est là ; et en dehors d'elle il n'y a rien, sinon un vide, un néant qui ne se distingue de la chose que par une pure négation dont cette chose fournit le contenu même. La difficulté que rencontre le matérialisme à dériver la connaissance de l'objet vient de ce qu'il veut produire une substance à partir d'une autre substance. Mais cette difficulté ne saurait nous arrêter, car nous affirmons qu'il n'y a, en dehors de l'en-soi, rien, sinon un reflet de ce rien qui est lui-même polarisé et défini par l'en-soi en tant qu'il est précisément le néant de cet en-soi, le rien individualisé qui n'est rien que parce qu'il n'est pas l'en-soi. Ainsi, dans ce rapport ek-statique qui est constitutif de la négation interne et de la connaissance, c'est l'en-soi en personne qui est pôle concret dans sa plénitude et le pour-soi n'est rien d'autre que le vide où se détache l'en-soi. Le pour-soi est hors de lui dans l'en-soi, puisqu'il se fait définir par ce qu'il n'est pas ; le lien premier de l'en-soi au pour-soi est donc un lien d'être. Mais ce lien n'est ni un manque, ni une absence. Dans le cas de l'absence, en effet, je me fais déterminer par un être que je ne suis pas et qui n'est pas. ou n'est pas là : c'est-à-dire que ce qui me détermine est comme un creux au milieu de ce que j'appellerai ma plénitude empirique. Au contraire dans la connaissance, prise comme lien d'être ontologique, l'être que je ne suis pas représente la plénitude absolue de l'en-soi. Et je suis, au contraire, le néant, l'absence qui se détermine à l'existence à partir de ce plein. Ce qui signifie que dans ce type d'être qu'on appelle le connaître, le seul être qu'on puisse rencontrer et qui est perpétuellement là, c'est le connu. Le connaissant n'est pas, il n'est pas saisissable. Il n'est rien d'autre que ce qui fait qu'il y a un être-là du connu, une présence – car de lui-même le connu n'est ni présent ni absent, il est simplement. Mais cette présence du connu est présence à rien, puisque le connaissant est pur reflet d'un n'être-pas, elle paraît donc, à travers la translucidité totale du connaissant, comme présence absolue. L'exemplification psychologique et empirique de cette relation originelle nous est fournie par les cas de fascination. Dans ces cas, en effet, qui représentent le fait immédiat du connaître, le connaissant n'est absolument rien qu'une pure négation, il ne se trouve ni ne se récupère nulle part, il n'est pas ; la seule qualification qu'il puisse supporter, c'est qu'il n'est pas, précisément, tel objet fascinant. Dans la fascination il n'y a plus rien qu'un objet géant dans un monde désert. Et pourtant, l'intuition fascinée n'est aucunement fusion avec l'objet. Car la condition pour qu'il y ait fascination, c'est que l'objet s'enlève avec un relief absolu sur un fond de vide, c'est à-dire que je sois précisément négation immédiate de l'objet et rien que cela. C'est encore cette négation pure que nous rencontrons à la base des intuitions panthéistiques que Rousseau a parfois décrites comme des événements psychiques concrets de son histoire. Il nous déclare alors qu'il se « fondait » avec l'univers, que le monde seul se trouvait soudain présent, comme présence absolue et totalité inconditionnée. Et certes, nous pouvons comprendre cette présence totale et déserte du monde, son pur « être-là », certes nous admettons fort bien qu'à ce moment privilégié, il n'y ait rien eu d'autre que le monde. Mais cela ne signifie point, comme Rousseau veut l'admettre, qu'il y ait fusion de la conscience avec le monde. Cette fusion signifierait la solidification du pour-soi en en-soi et, du coup, la disparition du monde et de l'en-soi comme présence. Il est vrai qu'il n'y a rien de plus que le monde, dans l'intuition panthéistique, sauf ce qui fait que l'en-soi est présent comme monde, c'est-à-dire une négation pure qui est conscience non-thétique (de) soi comme négation. Et, précisément parce que la connaissance n'est pas absence mais présence, il n'y a rien qui sépare le connaissant du connu. On a souvent défini l'intuition comme présence immédiate du connu au connaissant, mais il est rare qu'on ait réfléchi sur les exigences de la notion d'immédiat. L'immédiateté est l'absence de tout médiateur ; et cela va de soi, sinon le médiateur serait connu et non le médiatisé. Mais si nous ne pouvons poser aucun intermédiaire, il faut que nous repoussions à la fois la continuité et la discontinuité comme type de présence du connaissant au connu. Nous n'admettrons pas, en effet, qu'il y a continuité du connaissant au connu, car elle suppose un terme intermédiaire qui soit à la fois connaissant et connu, ce qui supprime l'autonomie du connaissant en face du connu en engageant l'être du connaissant dans l'être du connu. La structure d'objet disparaît alors, puisque l'objet exige d'être nié absolument par le pour-soi en tant qu'être du pour-soi. Mais nous ne pouvons pas non plus considérer le rapport originel du pour-soi à l'en-soi comme un rapport de discontinuité. Certes, la séparation entre deux éléments discontinus est un vide, c'est-à-dire un rien, mais un rien réalisé, c'est-à-dire en-soi. Ce rien substantialisé est comme tel une épaisseur non conductrice, il détruit l'immédiat de la présence, car il est devenu quelque chose en tant que rien. La présence du pour-soi à l'en-soi ne pouvant s'exprimer ni en termes de continuité ni en termes de discontinuité est pure identité niée. Pour la faire mieux saisir, usons d'une comparaison : lorsque deux courbes sont tangentes l'une à l'autre, elles offrent un type de présence sans intermédiaires. Mais aussi l'œil ne saisit-il qu'une seule ligne sur toute la longueur de leur tangence. Si même l'on masquait les deux courbes et qu'il fût seulement permis de voir la longueur AB où elles sont tangentes l'une à l'autre, il serait impossible de les distinguer. C'est qu'en effet, ce qui les sépare est rien : il n'y a ni continuité ni discontinuité, mais pure identité. Démasquons tout à coup les deux figures, et nous les saisirons de nouveau comme étant deux sur toute leur longueur ; et cela ne vient pas d'une brusque séparation de fait, qui se serait réalisée tout à coup entre elles, mais de ce que les deux mouvements par lesquels nous tirons les deux courbes pour les percevoir enveloppent chacun une négation comme acte constituant. Ainsi, ce qui sépare les deux courbes au lieu même de leur tangence n'est rien, même pas une distance : c'est une pure négativité comme contrepartie d'une synthèse constituante. Cette image nous fera mieux saisir le rapport d'immédiateté qui unit originellement le connaissant au connu. Il se trouve en effet, à l'ordinaire, qu'une négation porte sur un « quelque chose » qui préexiste à la négation et en constitue la matière : si je dis, par exemple, que l'encrier n'est pas la table, table et encrier sont des objets déjà constitués dont l'être en soi fera le support du jugement de négatif. Mais, dans le cas du rapport « connaissant-connu », il n'y a rien du côté du connaissant qui puisse faire le support de la négation : « il n'y a » aucune différence, aucun principe de distinction pour séparer en-soi le connaissant du connu. Mais, dans l'indistinction totale de l'être, il n'y a rien qu'une négation qui n'est même pas, qui a à être, qui ne se pose même pas comme négation. En sorte que la connaissance, finalement, et le connaissant lui-même ne sont rien sinon le fait « qu'il y a » de l'être, que l'être en soi se donne et s'enlève en relief sur le fond de ce rien. En ce sens nous pouvons appeler la connaissance : la pure solitude du connu. C'est assez dire que le phénomène originel de connaissance n'ajoute rien à l'être et ne crée rien. Par lui l'être n'est pas enrichi, car la connaissance est négativité pure. Elle fait seulement qu'il y ait de l'être. Mais ce fait « qu'il y ait » de l'être n'est pas une détermination interne de l'être – qui est ce qu'il est – mais de la négativité. En ce sens tout dévoilement d'un caractère positif de l'être est la contrepartie d'une détermination ontologique du pour-soi dans son être comme négativité pure. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, le dévoilement de la spatialité de l'être ne fait qu'un avec l'appréhension non positionnelle du pour-soi par lui-même comme inétendu. Et le caractère inétendu du pour-soi n'est point une mystérieuse vertu positive de spiritualité qui se masquerait sous une dénomination négative : c'est une relation ek-statique par nature, car c'est par et dans l'extension de l'en-soi transcendant que le pour-soi se fait annoncer et réalise sa propre inextension. Le pour-soi ne saurait être inétendu d'abord pour entrer ensuite en relation avec un être étendu car, de quelque façon que nous le considérions, le concept d'inétendu ne saurait avoir de sens par soi, il n'est rien que négation de l'étendue. Si l'on pouvait supprimer, par impossible, l'étendue des déterminations dévoilées de l'en-soi, le pour-soi ne demeurerait pas aspatial, il ne serait ni étendu ni inétendu et il deviendrait impossible de le caractériser d'une façon quelconque par rapport à l'étendue. En ce cas, l'étendue est une détermination transcendante que le pour-soi a à appréhender dans la mesure exacte où il se nie lui-même comme étendu. C'est pourquoi le terme qui nous paraît le mieux signifier ce rapport interne du connaître et de l'être est le mot de « réaliser », que nous utilisions tout à l'heure, avec son double sens ontologique et gnostique. Je réalise un projet en tant que je lui donne l'être, mais je réalise aussi ma situation en tant que je la vis, que je la fais être avec mon être, je « réalise » la grandeur d'une catastrophe, la difficulté d'une entreprise. Connaître, c'est réaliser aux deux sens du terme. C'est faire qu'il y ait de l'être en ayant à être la négation reflétée de cet être : le réel est réalisation. Nous appellerons transcendance cette négation interne et réalisante qui dévoile l'en-soi en déterminant le pour-soi dans son être.
A quel être le pour-soi est-il présence ? Notons tout de suite que la question est mal posée : l'être est ce qu'il est, il ne peut posséder en lui-même la détermination « celui-ci » qui répond à la question « lequel » ? En un mot. la question n'a de sens que si elle est posée dans un monde. En conséquence, le pour-soi ne peut être présent à celui-ci plutôt qu'à celui-là, puisque c'est sa présence qui fait qu'il y a un « celui-ci » plutôt qu'un « celui-là ». Nos exemples, pourtant, nous ont montré un pour-soi niant concrètement qu'il soit un tel être singulier. Mais c'est que nous décrivions le rapport de connaissance en nous souciant avant tout de mettre au jour sa structure de négativité. En ce sens, du fait même qu'elle était dévoilée sur des exemples, cette négativité était déjà seconde. La négativité comme transcendance originelle ne se détermine pas à partir d'un ceci, mais elle fait qu'un ceci existe. La présence originelle du pour-soi est présence à l'être. Dirons-nous alors qu'elle est présence à tout l'être ? Mais nous retomberions dans notre erreur précédente. Car la totalité ne peut venir à l'être que par le pour-soi. Une totalité, en effet, suppose un rapport interne d'être entre les termes d'une quasi-multiplicité, de la même façon qu'une multiplicité suppose, pour être cette multiplicité, un rapport interne totalisateur entre ses éléments ; c'est en ce sens que l'addition elle-même est un acte synthétique. La totalité ne peut venir aux êtres que par un être qui a à être en leur présence sa propre totalité. C'est précisément le cas du pour-soi, totalité détotalisée qui se temporalise dans un inachèvement perpétuel. C'est le pour-soi dans sa présence à l'être qui fait qu'il y ait tout l'être. Entendons bien en effet que cet être-ci ne peut être dénommé comme ceci que sur fond de présence de tout l'être. Cela ne veut point dire qu'un être ait besoin de tout l'être pour exister, mais que le pour-soi se réalise comme présence réalisante à cet être sur fond originel d'une présence réalisante à tout. Mais réciproquement la totalité, étant relation interne ontologique des ceci, ne peut se dévoiler que dans et par les ceci singuliers. Ce qui signifie que le pour-soi se réalise comme présence réalisante à tout l'être, en tant que présence réalisante aux ceci – et aux ceci singuliers en tant que présence réalisante à tout l'être. En d'autres termes, la présence au monde du pour-soi ne peut se réaliser que par sa présence à une ou plusieurs choses particulières et, réciproquement, sa présence à une chose particulière ne se peut réaliser que sur le fond d'une présence au monde. La perception ne s'articule que sur le fond ontologique de la présence au monde et le monde se dévoile concrètement comme fond de chaque perception singulière. Reste à expliquer comment le surgissement du pour-soi à l'être peut faire qu'il y ait un tout et des ceci.
La présence du pour-soi à l'être comme totalité vient de ce que le pour-soi a à être, sur le mode d'être ce qu'il n'est pas et de n'être pas ce qu'il est, sa propre totalité comme totalité détotalisée. En tant, en effet, qu'il se fait être dans l'unité d'un même surgissement comme tout ce qui n'est pas l'être, l'être se tient devant lui comme tout ce que le pour-soi n'est pas. La négation originelle, en effet, est négation radicale. Le pour-soi, qui se tient devant l'être comme sa propre totalité, étant lui-même le tout de la négation est négation du tout. Ainsi, la totalité achevée ou monde se dévoile comme constitutive de l'être de la totalité inachevée par qui l'être de la totalité surgit à l'être. C'est par le monde que le pour-soi se fait annoncer à lui-même comme totalité détotalisée, ce qui signifie que, par son surgissement même, le pour-soi est dévoilement de l'être comme totalité, en tant que le pour-soi a à être sa propre totalité sur le mode détotalisé. Ainsi le sens même du pour-soi est dehors dans l'être, mais c'est par le pour-soi que le sens de l'être apparaît. Cette totalisation de l'être n'ajoute rien à l'être, elle n'est rien que la manière dont l'être se dévoile comme n'étant pas le pour-soi, la manière dont il y a de l'être ; elle paraît hors du pour-soi, échappant à toute atteinte, comme ce qui détermine le pour-soi dans son être. Mais le fait de dévoiler l'être comme totalité n'est pas une atteinte à l'être, pas plus que le fait de compter deux tasses sur la table n'atteint chacune des tasses dans son existence ou dans sa nature. Ce n'est pourtant pas une pure modification subjective du pour-soi puisque c'est par lui, au contraire, que toute subjectivité est possible. Mais, si le pour-soi doit être le néant par quoi « il y a » de l'être, il ne peut y avoir de l'être originellement que comme totalité. Ainsi donc, la connaissance est le monde ; pour parler comme Heidegger : le monde et, en dehors de cela, rien. Seulement ce « rien » n'est pas originellement ce dans quoi émerge la réalité-humaine. Ce rien est la réalité-humaine elle-même, comme la négation radicale par quoi le monde se dévoile. Et, certes, la seule appréhension du monde comme totalité fait apparaître du côté du monde un néant qui soutient et encadre cette totalité. C'est même ce néant qui détermine la totalité comme telle en tant que le rien absolu qui est laissé en dehors de la totalité : c'est bien pour cela que la totalisation n'ajoute rien à l'être puisqu'elle est seulement le résultat de l'apparition du néant comme limite de l'être. Mais ce néant n'est rien, sinon la réalité-humaine se saisissant elle-même comme exclue de l'être et perpétuellement par delà l'être, en commerce avec le rien. Il revient au même de dire : la réalité-humaine est ce par quoi l'être se dévoile comme totalité – ou la réalité-humaine est ce qui fait qu'il « n'y a » rien en dehors de l'être. Ce rien comme possibilité qu'il y ait un par-delà du monde, en tant : 1o que cette possibilité dévoile l'être comme monde ; 2o que la réalité-humaine a à être cette possibilité – constitue, avec la présence originelle à l'être, le circuit de l'ipséité.
Mais la réalité-humaine ne se fait totalité inachevée des négations qu'en tant qu'elle déborde une négation concrète qu'elle a à être comme présence actuelle à l'être. Si elle était en effet pure conscience (d') être négation syncrétique et indifférenciée, elle ne pourrait se déterminer elle-même et donc ne pourrait être totalité concrète, quoique détotalisée, de ses déterminations. Elle n'est totalité qu'en tant qu'elle échappe, par toutes ses autres négations, à la négation concrète qu'elle est présentement : son être ne peut être sa propre totalité que dans la mesure où il est dépassement, vers le tout qu'il a à être, de la structure partielle qu'il est. Sinon il serait ce qu'il est simplement et ne pourrait aucunement être considéré comme totalité ou comme non-totalité. Au sens, donc, où une structure négative partielle doit paraître sur le fond des négations indifférenciées que je suis – et dont elle fait partie – je me fais annoncer par l'être-en-soi une certaine réalité concrète que j'ai à n'être pas. L'être que je ne suis pas présentement, en tant qu'il paraît sur le fond de la totalité de l'être, c'est le ceci. Ceci, c'est ce que je ne suis pas présentement, en tant que j'ai à n'être rien de l'être ; c'est ce qui se dévoile sur fond indifférencié d'être, pour m'annoncer la négation concrète que j'ai à être sur le fond totalisateur de mes négations. Cette relation originelle du tout et du ceci est à la source de la relation que la « Gestalttheorie » a mise au jour entre le fond et la forme. Le ceci paraît toujours sur un fond, c'est-à-dire sur la totalité indifférenciée de l'être en tant que le pour-soi en est négation radicale et syncrétique. Mais il peut toujours se diluer dans cette totalité indifférenciée lorsque surgira un autre ceci. Mais l'apparition du ceci ou de la forme sur le fond, étant corrélative de l'apparition de ma propre négation concrète sur le fond syncrétique d'une négation radicale, implique que je sois et ne sois pas à la fois cette négation totalitaire ou, si l'on préfère, que je la sois sur le mode du « n'être-pas », que je ne la sois pas sur le mode de l'être. C'est seulement ainsi, en effet, que la négation présente paraîtra sur le fond de la négation radicale qu'elle est. Sinon, en effet, elle en serait entièrement coupée ou bien elle se fondrait en elle. L'apparition du ceci sur le tout est corrélative d'une certaine façon qu'a le pour-soi d'être négation de lui-même. Il y a un ceci parce que je ne suis pas encore mes négations futures et que je ne suis plus mes négations passées. Le dévoilement du ceci suppose que « l'accent soit mis » sur une certaine négation avec recul des autres dans l'évanouissement syncrétique du fond, c'est-à-dire que le pour-soi ne puisse exister que comme une négation qui se constitue sur le recul en totalité de la négativité radicale. Le pour-soi n'est pas le monde, la spatialité, la permanence, la matière, bref l'en-soi en général, mais sa manière de ne-les-être-pas c'est d'avoir à ne pas être cette table, ce verre, cette chambre sur le fond total de négativité. Le ceci suppose donc une négation de la négation – mais une négation qui a à être la négation radicale qu'elle nie, qui ne cesse de s'y rattacher par un fil ontologique et qui reste prête à s'y fondre par surgissement d'un autre ceci. En ce sens le ceci se dévoile comme ceci par « recul en fond de monde » de tous les autres ceci, sa détermination – qui est l'origine de toutes les déterminations – est une négation. Entendons bien que cette négation – vue du côté du ceci – est tout idéale. Elle n'ajoute rien à l'être et ne lui retranche rien. L'être envisagé comme ceci est ce qu'il est et ne cesse pas de l'être, il ne devient pas. En tant que tel, il ne peut pas être hors de lui-même dans le tout comme structure du tout, ni non plus être hors de lui-même dans le tout pour nier de lui-même son identité avec le tout. La négation ne peut venir au ceci que par un être qui a à être à la fois présence au tout de l'être et au ceci, c'est-à-dire par un être ek-statique. Et comme elle laisse le ceci intact en tant qu'être en soi, comme elle n'opère pas une synthèse réelle de tous les ceci en totalité, la négation constitutive du ceci est une négation du type externe, la relation du ceci au tout est une relation d'extériorité. Ainsi voyons-nous paraître la détermination comme négation externe corrélative de la négation interne, radicale et ek-statique que je suis. C'est ce qui explique le caractère ambigu du monde qui se dévoile à la fois comme totalité synthétique et comme collection purement additive de tous les ceci. En tant, en effet, que le monde est totalité qui se dévoile comme ce sur quoi le pour-soi a à être radicalement son propre néant, le monde s'offre comme syncrétisme d'indifférenciation. Mais en tant que cette néantisation radicale est toujours par delà une néantisation concrète et présente, le monde paraît toujours prêt à s'ouvrir comme une boîte pour laisser apparaître un ou plusieurs ceci qui étaient déjà, au sein de l'indifférenciation du fond, ce qu'ils sont maintenant comme forme différenciée. Ainsi, en nous rapprochant progressivement d'un paysage qui nous était donné par grandes masses, voyons-nous apparaître des objets qui se donnent comme ayant été déjà là à titre d'éléments d'une collection discontinue de ceci ; ainsi, dans les expériences de la Gestalttheorie, le fond continu, lorsqu'il est appréhendé comme forme, éclate en multiplicité d'éléments discontinus. Ainsi le monde, comme corrélatif d'une totalité détotalisée, apparaît comme totalité évanescente, en ce sens qu'il n'est jamais synthèse réelle mais limitation idéale par le rien d'une collection de ceci. Ainsi le continu comme qualité formelle du fond laisse-t-il paraître le discontinu comme type de la relation externe entre le ceci et la totalité. C'est précisément cette évanescence perpétuelle de la totalité en collection, du continu en discontinu que l'on appelle l'espace. L'espace en effet ne saurait être un être. Il est un rapport mouvant entre des êtres qui n'ont aucun rapport. Il est la totale indépendance des en-soi, en tant qu'elle se dévoile à un être qui est présence à « tout » l'en-soi comme indépendance des uns par rapport aux autres ; c'est la façon unique dont des êtres peuvent se révéler comme n'ayant aucun rapport, à l'être par qui le rapport vient au monde ; c'est-à-dire l'extériorité pure. Et comme cette extériorité ne peut appartenir ni à l'un ni à l'autre des ceci considérés, et que, par ailleurs, en tant que négativité purement locale elle est destructrice d'elle-même, elle ne peut ni être de soi, ni « être étée ». L'être spatialisant est le pour-soi en tant que coprésent au tout et au ceci ; l'espace n'est pas le monde mais c'est l'instabilité du monde saisi comme totalité, en tant qu'il peut toujours se désagréger en multiplicité externe. L'espace n'est pas le fond ni la forme, mais l'idéalité du fond en tant qu'il peut toujours se désagréger en formes, il n'est ni le continu ni le discontinu, mais le passage permanent du continu au discontinu. L'existence de l'espace est la preuve que le pour-soi en faisant qu'il y ait de l'être n'ajoute rien à l'être, il est l'idéalité de la synthèse. En ce sens il est à la fois totalité, dans la mesure où il tire son origine du monde et à la fois rien en tant qu'il aboutit au pullulement des ceci. Il ne se laisse pas appréhender par l'intuition concrète, car il n'est pas mais il est spatialisé continûment. Il dépend de la temporalité et apparaît dans la temporalité en tant qu'il ne peut venir au monde que par un être dont le mode d'être est la temporalisation, car il est la façon dont cet être se perd ek-statiquement pour réaliser l'être. La caractéristique spatiale du ceci ne s'ajoute pas synthétiquement au ceci, mais elle est seulement sa « place », c'est-à-dire son rapport d'extériorité au fond en tant que ce rapport peut s'effondrer en multiplicité de rapports externes avec d'autres ceci quand le fond lui-même se désagrège en multiplicité de formes. En ce sens il serait vain de concevoir l'espace comme une forme imposée par la structure a priori de notre sensibilité aux phénomènes : l'espace ne saurait être une forme car il n'est rien ; il est, au contraire, la marque que rien, sinon la négation – et encore comme type de rapport externe qui laisse intact ce qu'il unit – ne peut venir à l'en-soi par le pour-soi. Quant au pour-soi, s'il n'est pas l'espace, c'est qu'il s'appréhende précisément comme n'étant pas l'être-en-soi en tant que l'en-soi se dévoile à lui sur le mode d'extériorité qu'on nomme l'étendue. C'est précisément en tant qu'il nie de lui-même l'extériorité en se saisissant comme ek-statique qu'il spatialise l'espace. Car le pour-soi n'est pas avec l'en-soi dans un rapport de juxtaposition ou d'extériorité indifférente : sa relation avec l'en-soi comme fondement de toutes les relations est la négation interne et il est au contraire ce par quoi l'être-en-soi vient à l'extériorité indifférente par rapport à d'autres êtres existant dans un monde. Lorsque l'extériorité d'indifférence est hypostasiée comme substance existant en et par soi – ce qui ne peut se produire qu'à un stade inférieur de la connaissance –, elle fait l'objet d'un type d'études particulier sous le nom de géométrie et devient une pure spécification de la théorie abstraite des multiplicités.
Reste à déterminer quel type d'être possède la négation externe en tant qu'elle vient au monde par le pour-soi. Nous savons qu'elle n'appartient pas au ceci : ce journal ne nie pas de lui-même qu'il soit la table sur laquelle il s'enlève, sinon il serait ek-statiquement hors de soi dans la table qu'il nie et sa relation à elle serait une négation interne ; il cesserait par là même d'être en-soi pour devenir pour-soi. La relation déterminative du ceci ne peut donc appartenir ni au ceci ni au cela ; elle les cerne sans les toucher, sans leur conférer le moindre caractère neuf ; elle les laisse pour ce qu'ils sont. En ce sens nous devons modifier la célèbre formule de Spinoza : « Omnis determinatio est negatio », dont Hegel disait que sa richesse est infinie, et déclarer plutôt que toute détermination qui n'appartient pas à l'être qui a à être ses propres déterminations est négation idéale. Il serait inconcevable d'ailleurs qu'il en fût autrement. Même si nous considérions les choses, à la manière d'un psychologisme empirio-criticiste. comme des contenus purement subjectifs, on ne pourrait concevoir que le sujet réalisât des négations synthétiques internes entre ces contenus à moins de les être dans une immanence ek-statique radicale qui ôterait tout espoir d'un passage à l'objectivité. A plus forte raison nous ne pouvons imaginer que le pour-soi opère des négations synthétiques déformantes entre des transcendants qu'il n'est pas. En ce sens la négation externe constitutive du ceci ne peut paraître un caractère objectif de la chose, si nous entendons par objectif ce qui appartient par nature à l'en-soi – ou ce qui, d'une manière ou d'une autre, constitue réellement l'objet comme il est. Mais nous ne devons pas en conclure que la négation externe a une existence subjective comme pur mode d'être du pour-soi. Le type d'existence du pour-soi est pure négation interne, l'existence en lui d'une négation externe serait dirimante pour son existence même. Elle ne saurait être, par conséquent, une manière de disposer et de classer les phénomènes en tant qu'ils ne seraient que des phantasmes subjectifs, elle ne saurait non plus « subjectiviser » l'être en tant que son dévoilement est constitutif du pour-soi. Son extériorité même exige donc qu'elle demeure « en l'air », extérieure au pour-soi comme à l'en-soi. Mais d'autre part, précisément parce qu'elle est extériorité, elle ne peut être par soi, elle refuse tous les supports, elle est « unselbstständig » par nature et pourtant ne peut se rapporter à aucune substance. Elle est un rien. C'est bien parce que l'encrier n'est pas la table – ni non plus la pipe ni le verre, etc. – que nous pouvons le saisir comme encrier. Et pourtant, si je dis : l'encrier n'est pas la table, je ne pense rien. Ainsi la détermination est un rien qui n'appartient à titre de structure interne ni à la chose ni à la conscience, mais dont l'être est d'être-cité par le pour-soi à travers un système de négations internes dans lesquelles l'en-soi se dévoile dans son indifférence à tout ce qui n'est pas soi. En tant que le pour-soi se fait annoncer par l'en-soi ce qu'il n'est pas, sur le mode de la négation interne, l'indifférence de l'en-soi en tant qu'indifférence que le pour-soi a à n'être pas se révèle dans le monde comme détermination.
La qualité n'est rien d'autre que l'être du ceci lorsqu'il est considéré en dehors de toute relation externe avec le monde ou avec d'autres ceci. On l'a trop souvent conçue comme une simple détermination subjective et son être-qualité a été confondu alors avec la subjectivité du psychique. Le problème a paru alors être surtout d'expliquer la constitution d'un pôle-objet, conçu comme l'unité transcendante des qualités. Nous avons montré que ce problème est insoluble. Une qualité ne s'objective pas si elle est subjective. A supposer que nous ayons projeté l'unité d'un pôle-objet au-delà des qualités, chacune de celles-ci, au mieux, se donnerait directement comme l'effet subjectif de l'action des choses sur nous. Mais le jaune du citron n'est pas un mode subjectif d'appréhension du citron : il est le citron. Et il n'est pas vrai non plus que l'x-objet apparaisse comme la forme vide qui retient ensemble des qualités disparates. En fait, le citron est étendu tout à travers ses qualités et chacune de ses qualités est étendue tout à travers chacune des autres. C'est l'acidité du citron qui est jaune, c'est le jaune du citron qui est acide ; on mange la couleur d'un gâteau et le goût de ce gâteau est l'instrument qui dévoile sa forme et sa couleur à ce que nous appellerons l'intuition alimentaire ; réciproquement, si je plonge mon doigt dans un pot de confitures, la froideur gluante de cette confiture est révélation de son goût sucré à mes doigts. La fluidité, la tiédeur, la couleur bleuâtre, la mobilité onduleuse de l'eau d'une piscine sont données d'un coup au travers les unes des autres et c'est cette interpénétration totale qui se nomme le ceci. C'est ce que les expériences des peintres et en particulier de Cézanne ont bien montré : il n'est pas vrai, comme le croit Husserl, qu'une nécessité synthétique unisse inconditionnellement la couleur et la forme ; mais c'est la forme qui est couleur et lumière ; si le peintre fait varier l'un quelconque de ces facteurs les autres varient aussi, non parce qu'ils seraient liés par on ne sait quelle loi mais parce qu'ils ne sont au fond qu'un seul et même être. En ce sens, toute qualité de l'être est tout l'être ; elle est la présence de son absolue contingence, elle est son irréductibilité d'indifférence ; la saisie de la qualité n'ajoute rien à l'être sinon le fait qu'il y a de l'être comme ceci. En ce sens la qualité n'est point un aspect extérieur de l'être : car l'être, n'ayant point de « dedans », ne saurait avoir de « dehors ». Simplement, pour qu'il y ait qualité, il faut qu'il y ait de l'être pour un néant qui par nature ne soit pas l'être. Pourtant l'être n'est pas en soi qualité, quoiqu'il ne soit rien de plus ni de moins. Mais la qualité, c'est l'être tout entier se dévoilant dans les limites du « il y a ». Ce n'est point le dehors de l'être, c'est tout l'être en tant qu'il ne peut y avoir de l'être pour l'être mais seulement pour ce qui se fait n'être pas lui. La relation du pour-soi à la qualité est relation ontologique. L'intuition de la qualité n'est point la contemplation passive d'un donné et l'esprit n'est point un en-soi qui demeure ce qu'il est dans cette contemplation, c'est-à-dire qui reste sur le mode de l'indifférence par rapport au ceci contemplé. Mais le pour-soi se fait annoncer ce qu'il n'est pas par la qualité. Percevoir le rouge comme couleur de ce cahier c'est se refléter soi-même comme négation interne de cette qualité. C'est-à-dire que l'appréhension de la qualité n'est pas « remplissement » (Erfüllung) comme le veut Husserl, mais information d'un vide comme vide déterminé de cette qualité. En ce sens la qualité est présence perpétuellement hors d'atteinte. Les descriptions de la connaissance sont trop fréquemment alimentaires. Il reste encore trop de prélogisme dans la philosophie épistémologique et nous ne sommes pas encore débarrassés de cette illusion primitive (dont il nous faudra rendre compte plus loin) suivant laquelle connaître, c'est manger, c'est-à-dire ingérer l'objet connu, s'en remplir (Erfüllung) et le digérer (« assimilation »). Nous rendrons mieux compte du phénomène originel de la perception en insistant sur le fait que la qualité se tient par rapport à nous dans un rapport de proximité absolue – elle « est là », elle nous hante – sans se donner ni se refuser, mais il faut ajouter que cette proximité implique une distance. Elle est ce qui est immédiatement hors d'atteinte, ce qui, par définition, nous indique à nous-même comme un vide. Ce dont la contemplation ne peut qu'accroître notre soif d'être, comme la vue des nourritures hors d'atteinte augmentait la faim de Tantale. La qualité est l'indication de ce que nous ne sommes pas et du mode d'être qui nous est refusé. La perception du blanc est conscience de l'impossibilité de principe que le pour-soi existe comme couleur, c'est-à-dire en étant ce qu'il est. En ce sens, non seulement l'être ne se distingue pas de ses qualités mais encore toute appréhension de qualité est appréhension d'un ceci, la qualité quelle qu'elle soit se dévoile à nous comme un être. L'odeur que je respire soudain, les yeux clos, avant même que je l'aie rapportée à un objet odorant, est déjà un être-odeur et non une impression subjective ; la lumière qui frappe mes yeux, le matin, à travers mes paupières closes, est déjà un être-lumière. C'est ce qui paraîtra évident pour peu qu'on réfléchisse que la qualité est. En tant qu'être qui est ce qu'il est, elle peut bien apparaître à une subjectivité mais elle ne peut s'insérer dans la trame de cette subjectivité qui est ce qu'elle n'est pas et qui n'est pas ce qu'elle est. Dire que la qualité est un être-qualité, ce n'est nullement la doter d'un support mystérieux analogue à la substance, c'est simplement faire remarquer que son mode d'être est radicalement différent du mode d'être « pour-soi ». L'être de la blancheur ou de l'acidité, en effet, ne saurait aucunement être saisi comme ek-statique. Si l'on demande, à présent, comment il se fait que le ceci ait « des » qualités, nous répondrons qu'en fait le ceci se libère comme totalité sur fond de monde et qu'il se donne comme unité indifférenciée. C'est le pour-soi qui peut se nier de différents points de vue en face du ceci et qui dévoile la qualité comme un nouveau ceci sur fond de chose. A chaque acte négateur par quoi la liberté du pour-soi constitue spontanément son être correspond un dévoilement total de l'être « par un profil ». Ce profil n'est rien qu'un rapport de la chose au pour-soi réalisé par le pour-soi lui-même. C'est la détermination absolue de la négativité : car il ne suffit pas que le pour-soi par une négation originelle ne soit pas l'être, ni qu'il ne soit pas cet être, il faut encore, pour que sa détermination comme néant d'être soit plénière, qu'il se réalise comme une certaine manière irremplaçable de n'être pas cet être ; et cette détermination absolue qui est détermination de la qualité comme profil du ceci appartient à la liberté du pour-soi ; elle n'est pas ; elle est comme « à être » ; c'est ce que chacun peut se rendre présent en considérant combien le dévoilement d'une qualité de la chose apparaît toujours comme une gratuité de fait saisie à travers une liberté ; je ne puis faire que cette écorce ne soit verte, mais c'est moi qui fais que je la saisisse comme vert-rugueux ou rugosité-verte. Seulement le rapport forme-fond, ici, est assez différent de la relation du ceci au monde. Car, au lieu que la forme paraisse sur un fond indifférencié, elle est entièrement pénétrée par le fond, elle le retient en elle comme sa propre densité indifférenciée. Si je saisis l'écorce comme verte, sa « luminosité-rugosité » se dévoile comme fond interne indifférencié et plénitude d'être du vert. Il n'y a ici aucune abstraction, au sens où l'abstraction sépare ce qui est uni, car l'être paraît toujours tout entier dans son profil. Mais la réalisation de l'être conditionne l'abstraction, car l'abstraction n'est pas l'appréhension d'une qualité « en l'air » mais d'une qualité-ceci où l'indifférenciation du fond interne tend vers l'équilibre absolu. Le vert abstrait ne perd pas sa densité d'être – sinon il ne serait plus rien qu'un mode subjectif du pour-soi –, mais la luminosité, la forme, la rugosité, etc., qui se donnent à travers lui se fondent dans l'équilibre néantisant de la pure et simple massivité. L'abstraction est cependant un phénomène de présence à l'être, puisque l'être abstrait garde sa transcendance. Mais elle ne saurait se réaliser que comme une présence à l'être par delà l'être : elle est dépassement. Cette présence de l'être ne peut être réalisée qu'au niveau de la possibilité et en tant que le pour-soi a à être ses propres possibilités. L'abstrait se dévoile comme le sens que la qualité a à être en tant que coprésente à la présence d'un pour-soi à venir. Ainsi le vert abstrait est le sens-à-venir du ceci concret en tant qu'il se révèle à moi par son profil « vert-lumineux-rugueux ». Il est la possibilité propre de ce profil en tant qu'elle se révèle à travers les possibilités que je suis ; c'est-à-dire en tant qu'elle est étée. Mais ceci nous renvoie à l'ustensilité et à la temporalité du monde : nous y reviendrons. Qu'il nous suffise de dire, pour l'instant, que l'abstrait hante le concret comme une possibilité figée dans l'en-soi que le concret a à être. Quelle que soit notre perception, comme contact originel avec l'être, l'abstrait est toujours là mais à venir et c'est dans l'avenir, avec mon avenir, que je le saisis : il est corrélatif de la possibilité propre de ma négation présente et concrète en tant que possibilité de n'être plus que cette négation. L'abstrait est le sens du ceci en tant qu'il se révèle à l'avenir à travers ma possibilité de figer en en-soi la négation que j'ai à être. Que si l'on nous rappelle les apories classiques de l'abstraction, nous répondrons qu'elles proviennent du fait que l'on suppose distincts la constitution du ceci et l'acte d'abstraction. Il est certain que si le ceci ne comporte pas ses propres abstraits, il n'est aucune possibilité de les en tirer par après. Mais c'est dans la constitution même du ceci comme ceci que s'opère l'abstraction comme dévoilement du profil à mon avenir. Le pour-soi est « abstracteur » non parce qu'il pourrait réaliser une opération psychologique d'abstraction mais parce qu'il surgit comme présence à l'être avec un avenir, c'est-à-dire un par-delà l'être. En-soi l'être n'est ni concret ni abstrait, ni présent ni futur : il est ce qu'il est. Pourtant l'abstraction n'enrichit pas l'être, elle n'est que le dévoilement d'un néant d'être par delà l'être. Mais nous mettons au défi de formuler les objections classiques à l'abstraction sans les dériver implicitement de la considération de l'être comme un ceci.
Le rapport originel des ceci entre eux ne saurait être ni l'interaction, ni la causalité, ni même le surgissement sur même fond de monde. Si nous supposons en effet le pour-soi présent à un ceci, les autres ceci existent en même temps « dans le monde », mais à titre indifférencié : ils constituent le fond sur lequel le ceci envisagé s'enlève en relief. Pour qu'un rapport quelconque s'établisse entre un ceci et un autre ceci, il faut que le second ceci se dévoile en surgissant du fond du monde à l'occasion d'une négation expresse que le pour-soi a à être. Mais il convient en même temps que chaque ceci soit tenu à distance de l'autre comme n'étant pas l'autre, par une négation du type purement externe. Ainsi la relation originelle de ceci à cela est une négation externe. Cela apparaît comme n'étant pas ceci. Et cette négation externe se dévoile au pour-soi comme un transcendant, elle est dehors, elle est en-soi. Comment devons-nous la comprendre ?
L'apparition du ceci-cela ne peut se produire d'abord que comme totalité. Le rapport premier est ici l'unité d'une totalité désagrégable ; le pour-soi se détermine en bloc à ne pas être « ceci-cela » sur fond de monde. Le « ceci-cela » c'est ma chambre tout entière en tant que j'y suis présent. Cette négation concrète ne disparaîtra pas lors de la désagrégation du bloc concret en ceci et cela. Au contraire, elle est la condition même de la désagrégation. Mais sur ce fond de présence et par ce fond de présence, l'être fait paraître son extériorité d'indifférence : elle se dévoile à moi en ce que la négation que je suis est une unité-multiplicité plutôt qu'une totalité indifférenciée. Mon surgissement négatif à l'être se morcelle en négations indépendantes qui n'ont d'autre lien que d'être négations que j'ai à être, c'est-à-dire qui tirent leur unité interne de moi et non de l'être. Je suis présent à cette table, à ces chaises et comme tel je me constitue synthétiquement comme négation polyvalente, mais cette négation purement interne, en tant qu'elle est négation de l'être, est transie par des zones de néant ; elle se néantit à titre de négation, elle est négation détotalisée. A travers ces striages de néant que j'ai à être comme mon propre néant de négation, paraît l'indifférence de l'être. Mais cette indifférence, j'ai à la réaliser par ce néant de négation que j'ai à être, non en tant que je suis originellement présent au ceci mais en tant que je suis aussi présent au cela. C'est dans et par ma présence à la table que je réalise l'indifférence de la chaise – que présentement j'ai aussi à ne pas être – comme une absence de tremplin, un arrêt de mon élan vers le ne-pas-être, une rupture du circuit. Cela paraît à côté de ceci, au sein d'un dévoilement totalitaire comme ce dont je ne puis aucunement profiter pour me déterminer à n'être pas ceci. Ainsi le clivage vient de l'être mais il n'y a de clivage et de séparation que par la présence à tout l'être du pour-soi. La négation de l'unité des négations, en tant qu'elle est dévoilement de l'indifférence de l'être et qu'elle saisit l'indifférence du ceci sur le cela et du cela sur le ceci, est dévoilement du rapport originel des ceci comme négation externe. Le ceci n'est pas cela. Cette négation externe dans l'unité d'une totalité désagrégable s'exprime par le mot « et ». « Ceci n'est pas cela » s'écrit « ceci et cela ». La négation externe a le double caractère d'être-en-soi et d'être idéalité pure. Elle est en-soi en ce qu'elle n'appartient nullement au pour-soi, c'est même à travers l'intériorité absolue de sa négation propre (puisque dans l'intuition esthétique, j'appréhende un objet imaginaire) que le pour-soi découvre l'indifférence de l'être comme extériorité. Il ne s'agit nullement, d'ailleurs, d'une négation que l'être a à être : elle n'appartient à aucun des ceci considérés ; elle est purement et simplement ; elle est ce qu'elle est. Mais en même temps elle n'est aucunement un caractère du ceci, elle n'est point comme une de ses qualités. Elle est même totalement indépendante des ceci, précisément parce qu'elle n'est ni à l'un ni à l'autre. Car l'indifférence de l'être n'est rien, nous ne pouvons ni la penser ni même la percevoir. Elle signifie purement et simplement que l'anéantissement ou les variations du cela ne peuvent en rien engager les ceci ; en ce sens elle est seulement un néant en-soi séparant les ceci et ce néant est la seule manière dont la conscience peut réaliser la cohésion d'identité qui caractérise l'être. Ce néant idéal et en-soi, c'est la quantité. La quantité, en effet, est extériorité pure ; elle ne dépend aucunement des termes additionnés et n'est que l'affirmation de leur indépendance. Compter, c'est faire une discrimination idéale à l'intérieur d'une totalité désagrégable et déjà donnée. Le nombre obtenu par l'addition n'appartient à aucun des ceci comptés ni non plus à la totalité désagrégable en tant qu'elle se dévoile comme totalité. Ces trois hommes qui parlent devant moi, ce n'est pas en tant que je les saisis d'abord comme « groupe en conversation » que je les compte ; et le fait de les compter trois laisse parfaitement intacte l'unité concrète de leur groupe. Ce n'est pas une propriété concrète du groupe que d'être « groupe de trois ». Mais ce n'est pas non plus une propriété de ses membres. D'aucun d'eux on ne peut dire qu'il est trois, ni même qu'il est troisième – car la qualité de troisième n'est qu'un reflet de la liberté du pour-soi qui compte ; chacun d'eux peut être troisième, aucun d'eux ne l'est. Le rapport de quantité est donc une relation en-soi, mais purement négative, d'extériorité. Et c'est précisément parce qu'elle n'appartient ni aux choses ni aux totalités, qu'elle s'isole et se détache à la surface du monde comme un reflet de néant sur l'être. Etant pure relation d'extériorité entre les ceci, elle est elle-même extérieure aux ceci et, pour finir, extérieure à elle-même. Elle est l'insaisissable indifférence de l'être – qui ne peut apparaître que s'il y a de l'être et qui, quoique appartenant à l'être, ne peut lui venir que d'un pour-soi, en tant que cette indifférence ne peut se dévoiler que par l'extériorisation à l'infini d'un rapport d'extériorité qui doit être extérieur à l'être et à lui-même. Ainsi espace et quantité ne sont qu'un seul et même type de négation. Par cela seul que ceci et cela se dévoilent comme n'ayant aucun rapport à moi qui suis mon propre rapport, l'espace et la quantité viennent au monde, car l'un et l'autre sont le rapport des choses qui n'ont aucun rapport ou, si l'on préfère, le néant de rapport saisi comme rapport par l'être qui est son propre rapport. Par là même, on peut voir que ce qu'on nomme avec Husserl les catégories (unité-multiplicité-rapport de tout à partie – plus et moins – autour – à côté de – à la suite de – premier, second, etc. – un, deux, trois, etc. – dans et hors de – etc.) ne sont que des brassages idéaux des choses, qui les laissent entièrement intactes, sans les enrichir ni les appauvrir d'un iota, et qu'elles indiquent seulement l'infinie diversité des manières dont la liberté du pour-soi peut réaliser l'indifférence de l'être.
Nous avons traité le problème du rapport originel du pour-soi à l'être comme si le pour-soi était une simple conscience instantanée telle qu'elle peut se révéler au cogito cartésien. A vrai dire, nous avons déjà rencontré l'échappement à soi du pour-soi en tant qu'il est condition nécessaire de l'apparition des ceci et des abstraits. Mais le caractère ek-statique du pour-soi n'était encore qu'implicite. Si nous avons dû procéder ainsi pour la clarté de l'exposition, il n'en faudrait pas conclure que l'être se dévoile à un être qui serait d'abord présence pour se constituer après coup en futur. Mais c'est à un être qui surgit comme à-venir à soi-même que l'être-en-soi se dévoile. Cela signifie que la négation que le pour-soi se fait être en présence de l'être a une dimension ek-statique d'avenir : c'est en tant que je ne suis pas ce que je suis (relation ek-statique à mes propres possibilités) que j'ai à ne pas être l'être-en-soi comme réalisation dévoilante du ceci. Cela signifie que je suis présence au ceci dans l'inachèvement d'une totalité détotalisée. Qu'en résulte-t-il pour le dévoilement du ceci ?
En tant que je suis toujours par delà ce que je suis, à-venir à moi-même, le ceci à quoi je suis présent m'apparaît comme quelque chose que je dépasse vers moi-même. Le perçu est originellement le dépassé, il est comme un conducteur du circuit de l'ipséité, et il apparaît dans les limites de ce circuit. Dans la mesure où je me fais être négation du ceci, je fuis cette négation vers une négation complémentaire dont la fusion avec la première devrait faire apparaître l'en-soi que je suis ; et cette négation possible est en liaison d'être avec la première, elle n'est pas quelconque, mais elle est précisément la négation complémentaire de ma présence à la chose. Mais comme le pour-soi se constitue, en tant que présence, comme conscience non positionnelle (de) soi, il se fait annoncer hors de lui, par l'être, ce qu'il n'est pas ; il récupère son être au-dehors sur le mode « reflet-reflétant » ; la négation complémentaire qu'il est comme sa possibilité propre est donc négation-présence, c'est-à-dire que le pour-soi a à l'être comme conscience non-thétique (de) soi et comme conscience thétique de l'être-par-delà-l'être. Et l'être-par-delà-l'être est lié au ceci présent, non par un rapport quelconque d'extériorité, mais par un lien précis de complémentarité qui se tient en exacte corrélation avec le rapport du pour-soi et de son avenir. Et tout d'abord, le ceci se dévoile dans la négation d'un être qui se fait ne pas être ceci non à titre de simple présence, mais comme négation qui est à-venir à elle-même, qui est sa propre possibilité par delà son présent. Et cette possibilité qui hante la pure présence comme son sens hors d'atteinte et comme ce qui lui manque pour être en soi est d'abord comme une projection de la négation présente à titre d'engagement. Toute négation, en effet, qui n'aurait point par delà elle-même, au futur, comme possibilité qui vient à elle et vers laquelle elle se fuit, le sens d'un engagement perdrait toute sa signification de négation. Ce que le pour-soi nie, il le nie « avec dimension d'avenir », qu'il s'agisse d'une négation externe : ceci n'est pas cela, cette chaise n'est pas une table – ou d'une négation interne portant sur soi-même. Dire que « ceci n'est pas cela », c'est poser l'extériorité du ceci par rapport au cela, soit pour maintenant et pour l'avenir – soit dans le strict « maintenant », mais alors la négation a un caractère provisoire qui constitue l'avenir comme pure extériorité par rapport à la détermination présente « ceci et cela ». Dans les deux cas, le sens vient à la négation à partir du futur ; toute négation est ek-statique. En tant que le pour-soi se nie à l'avenir, le ceci dont il se fait négation se dévoile comme venant à lui-même de l'avenir. La possibilité que la conscience est non-thétiquement comme conscience (de) pouvoir n'être pas ceci se dévoile comme potentialité du ceci d'être ce qu'il est. La première potentialité de l'objet, comme corrélatif de l'engagement, structure ontologique de la négation, c'est la permanence, qui vient perpétuellement à lui du fond de l'avenir. Le dévoilement de la table comme table exige une permanence de table qui lui vient du futur et qui n'est point un donné purement constaté, mais une potentialité. Cette permanence, d'ailleurs, ne vient pas à la table d'un futur situé dans l'infini temporel : le temps infini n'existe pas encore ; la table ne se dévoile pas comme ayant la possibilité d'être indéfiniment table. Le temps dont il s'agit ici n'est ni fini ni infini : simplement la potentialité fait apparaître la dimension du futur.
Mais le sens à-venir de la négation est d'être ce qui manque à la négation du pour-soi pour devenir négation en soi. En ce sens, la négation est, au futur, précision de la négation présente. C'est au futur que se dévoile le sens exact de ce que j'ai à ne pas être comme corrélatif de la négation exacte que j'ai à être. La négation polymorphe du ceci où le vert est formé d'une totalité « rugosité-lumière » ne prend son sens que si elle a à être négation du vert, c'est-à-dire d'un être-vert dont le fond tend vers l'équilibre d'indifférenciation : en un mot le sens-absent de ma négation polymorphe, c'est une négation resserrée d'un vert plus purement vert sur fond indifférencié. Ainsi, le vert pur vient au « vert-rugosité-lumière » du fond de l'avenir comme son sens. Nous saisissons ici le sens de ce que nous avons appelé abstraction. L'existant ne possède pas son essence comme une qualité présente. Il est même négation de l'essence : le vert n'est jamais vert. Mais l'essence vient du fond de l'avenir à l'existant, comme un sens qui n'est jamais donné et qui le hante toujours. C'est le pur corrélatif de l'idéalité pure de ma négation. En ce sens il n'y a jamais d'opération abstractive, si l'on entend par là un acte psychologique et affirmatif de sélection opéré par un esprit constitué. Loin qu'on abstraie certaines qualités à partir des choses, il faut voir au contraire que l'abstraction comme mode d'être originel du pour-soi est nécessaire pour qu'il y ait en général des choses et un monde. L'abstrait est une structure du monde nécessaire au surgissement du concret et le concret n'est concret qu'en tant qu'il va vers son abstrait, qu'il se fait annoncer par l'abstrait ce qu'il est : le pour-soi est dévoilant-abstrayant dans son être. On voit que, de ce point de vue, la permanence et l'abstrait ne font qu'un. Si la table a, en tant que table, une potentialité de permanence, c'est dans la mesure où elle a à être table. La permanence est pure possibilité pour un ceci d'être conforme à son essence.
Nous avons vu, dans la deuxième partie de cet ouvrage, que le possible que je suis et le présent que je fuis étaient entre eux dans le rapport de ce qui manque avec ce à quoi il manque. La fusion idéale de ce qui manque avec ce à quoi manque ce qui manque, comme totalité irréalisable, hante le pour-soi et le constitue dans son être même comme néant d'être. C'est, disions-nous, l'en-soi-pour-soi, ou la valeur. Mais cette valeur n'est pas, sur le plan irréfléchi, saisie thétiquement par le pour-soi, elle est seulement condition d'être. Si nos déductions sont exactes, cette indication perpétuelle d'une fusion irréalisable doit s'apparaître non pas comme structure de la conscience irréfléchie, mais comme indication transcendante d'une structure idéale de l'objet. Cette structure peut être facilement dévoilée ; corrélativement à l'indication d'une fusion de la négation polymorphe avec la négation abstraite qui est son sens, une indication transcendante et idéale doit se dévoiler : celle d'une fusion du ceci existant avec son essence à-venir. Et cette fusion doit être telle que l'abstrait soit fondement du concret et simultanément le concret fondement de l'abstrait ; en d'autres termes, l'existence concrète « en chair et en os » doit être l'essence, l'essence doit se produire elle-même comme concrétion totale, c'est-à-dire avec la pleine richesse du concret, sans que pourtant nous puissions trouver en elle autre chose qu'elle-même dans sa totale pureté. Ou, si l'on préfère, la forme doit être à elle-même – et totalement – sa propre matière. Et réciproquement la matière doit se produire comme forme absolue. Cette fusion impossible et perpétuellement indiquée de l'essence et de l'existence n'appartient ni au présent ni à l'avenir, elle indique plutôt la fusion du passé, du présent et de l'avenir, et se présente comme synthèse à opérer de la totalité temporelle. C'est la valeur, en tant que transcendance ; c'est elle que l'on nomme la beauté. La beauté représente donc un état idéal du monde, corrélatif d'une réalisation idéale du pour-soi, où l'essence et l'existence des choses se dévoileraient comme identité à un être qui, dans ce dévoilement même, se fondrait avec lui-même dans l'unité absolue de l'en-soi. C'est précisément parce que le beau n'est pas seulement une synthèse transcendante à opérer, mais qu'il ne peut se réaliser que dans et par une totalisation de nous-même, c'est précisément pour cela que nous voulons le beau et que nous saisissons l'univers comme manquant du beau, dans la mesure où nous-même nous nous saisissons comme un manque. Mais le beau n'est pas plus une potentialité des choses que l'en-soi-pour-soi n'est une possibilité propre du pour-soi. Il hante le monde comme un irréalisable. Et dans la mesure où l'homme réalise le beau dans le monde, il le réalise sur le mode imaginaire. Cela veut dire que dans l'intuition esthétique, j'appréhende un objet imaginaire à travers une réalisation imaginaire de moi-même comme totalité en-soi et pour-soi. A l'ordinaire, le beau, comme valeur, n'est pas thématiquement explicité comme valeur-hors-de-portée-du-monde. Il est implicitement appréhendé sur les choses comme une absence ; il se dévoile implicitement à travers l'imperfection du monde.
Ces potentialités originelles ne sont pas les seules qui caractérisent le ceci. Dans la mesure, en effet, où le pour-soi a à être son être par delà son présent, il est dévoilement d'un au-delà de l'être qualifié qui vient au ceci du fond de l'être. En tant que le pour-soi est par delà le croissant de lune, auprès d'un être-par-delà-l'être qui est la pleine lune future, la lune pleine devient potentialité du croissant de lune ; en tant que le pour-soi est par delà le bourgeon, près de la fleur, la fleur est potentialité du bourgeon. Le dévoilement de ces potentialités nouvelles implique un rapport originel au passé. C'est dans le passé que la liaison du croissant de lune à la lune, du bourgeon à la fleur s'est peu à peu découverte. Et le passé du pour-soi est pour le pour-soi comme savoir. Mais ce savoir ne demeure pas comme un donné inerte. Il est derrière le pour-soi, sans doute, inconnaissable comme tel et hors d'atteinte. Mais, dans l'unité ek-statique de son être, c'est à partir de ce passé que le pour-soi se fait annoncer ce qu'il est à l'avenir. Mon savoir touchant la lune m'échappe en tant que connaissance thématique. Mais je le suis et ma façon de l'être c'est – au moins dans certains cas – de faire venir à moi ce que je ne suis plus sous la forme de ce que je ne suis pas encore. Cette négation du ceci – que j'ai été – je la suis doublement : sur le mode du n'être-plus et du n'être-pas-encore. Je suis par delà le croissant de lune comme possibilité d'une négation radicale de la lune comme disque plein et, corrélativement au retour de ma négation future vers mon présent, la pleine lune revient vers le croissant pour le déterminer en ceci comme négation : elle est ce qui lui manque et ce dont le manque le fait être comme croissant. Ainsi, dans l'unité d'une même négation ontologique, j'attribue la dimension de futur au croissant en tant que croissant – sous forme de permanence et d'essence – et je le constitue comme croissant de lune par le retour déterminant vers lui de ce qui lui manque. Ainsi se constitue la gamme des potentialités qui va de la permanence jusqu'aux puissances. La réalité-humaine, en se dépassant vers sa propre possibilité de négation, se fait être ce par quoi la négation par dépassement vient au monde ; c'est par la réalité-humaine que le manque vient aux choses sous forme de « puissance », « d'inachèvement », de « sursis », de « potentialité ».
Toutefois, l'être transcendant du manque ne saurait avoir la nature du manque ek-statique dans l'immanence. Regardons-y mieux. L'en-soi n'a pas à être sa propre potentialité sur le mode du pas-encore. Le dévoilement de l'en-soi est originellement dévoilement de l'identité d'indifférence. L'en-soi est ce qu'il est sans aucune dispersion ekstatique de son être. Il n'a donc point à être sa permanence ou son essence ou le manquant qui lui manque comme j'ai à être mon avenir. Mon surgissement dans le monde fait surgir corrélativement les potentialités. Mais ces potentialités se figent dans leur surgissement même, elles sont rongées par l'extériorité. Nous retrouvons ici ce double aspect du transcendant qui, dans son ambiguïté même, a donné naissance à l'espace : une totalité qui s'éparpille en relations d'extériorité. La potentialité revient du fond de l'avenir sur le ceci pour le déterminer, mais le rapport du ceci comme en-soi à sa potentialité est un rapport d'extériorité. Le croissant de lune est déterminé comme manquant ou privé de – par rapport à la pleine lune. Mais dans le même temps, il se dévoile comme étant pleinement ce qu'il est, ce signe concret dans le ciel, qui n'a besoin de rien pour être ce qu'il est. Il en est de même pour ce bourgeon, pour cette allumette qui est ce qu'elle est, à qui son sens d'être-allumette demeure extérieur, qui peut sans doute s'enflammer mais qui, présentement, est ce bout de bois blanc avec une tête noire. Les potentialités du ceci, bien qu'en connexion rigoureuse avec lui, se présentent comme des en-soi et sont en état d'indifférence par rapport à lui. Cet encrier peut être cassé, jeté contre le marbre de la cheminée où il s'écrasera. Mais cette potentialité est entièrement coupée de lui, car elle n'est que le corrélatif transcendant de ma possibilité de le jeter contre le marbre de la cheminée. En lui-même, il n'est ni cassable ni incassable : il est. Cela ne veut point dire que je puisse considérer un ceci en dehors de toute potentialité : du seul fait que je suis mon propre futur, le ceci se dévoile comme pourvu de potentialités ; saisir l'allumette comme bout de bois blanc avec une tête noire, ce n'est pas la dépouiller de toute potentialité, mais simplement lui en conférer de nouvelles (une nouvelle permanence – une nouvelle essence). Pour que le ceci fût entièrement dépourvu de potentialités, il faudrait que je fusse un pur présent, ce qui est inconcevable. Seulement, le ceci a diverses potentialités qui sont équivalentes, c'est-à-dire en état d'équivalence par rapport à lui. C'est que, en effet, il n'a point à les être. En outre, mes possibles ne sont point, mais se possibilisent, parce qu'ils sont rongés du dedans par ma liberté. C'est-à-dire que, quel que soit mon possible, son contraire est également possible. Je peux briser cet encrier mais aussi bien le ranger dans un tiroir ; je peux viser, par delà le croissant, la pleine lune, mais aussi bien réclamer la permanence du croissant comme tel. En conséquence, l'encrier se trouve pourvu de possibles équivalents : être rangé dans un tiroir, être brisé. Ce croissant de lune peut être une courbe ouverte dans le ciel ou un disque en sursis. Ces potentialités, qui reviennent sur le ceci sans être étées par lui et sans avoir à l'être, nous les appellerons probabilités, pour marquer qu'elles existent sur le mode d'être de l'en-soi. Mes possibles ne sont point, ils se possibilisent. Mais les probables ne se « probabilisent » point : ils sont en soi, en tant que probables. En ce sens, l'encrier est, mais son être-encrier est un probable, car « l'avoir-à-être-encrier » de l'encrier est une pure apparence qui se fond aussitôt en relation d'extériorité. Ces potentialités ou probabilités qui sont le sens de l'être, par delà l'être, précisément parce qu'elles sont en-soi par delà l'être, sont des riens. L'essence de l'encrier est étée comme corrélative de la négation possible du pour-soi, mais elle n'est pas l'encrier et elle n'est pas l'être : en tant qu'elle est en soi, elle est négation hypostasiée, réifiée, c'est-à-dire précisément qu'elle est un rien, elle appartient au manchon de néant qui entoure et détermine le monde. Le pour-soi révèle l'encrier comme encrier. Mais cette révélation se fait par delà l'être de l'encrier, dans ce futur qui n'est pas ; toutes les potentialités de l'être, depuis la permanence jusqu'à la potentialité qualifiée, se définissent comme ce que l'être n'est pas encore sans jamais qu'il ait véritablement à les être. Ici encore la connaissance n'ajoute ni ne retranche rien à l'être, elle ne le pare d'aucune qualité nouvelle. Elle fait qu'il y ait de l'être en le dépassant vers un néant qui n'entretient avec lui que des rapports négatifs d'extériorité : ce caractère de pur néant de la potentialité ressort assez des démarches de la science qui, visant à établir des relations de simple extériorité, supprime radicalement le potentiel, c'est-à-dire l'essence et les puissances. Mais d'autre part, sa nécessité comme structure significative de la perception apparaît assez clairement pour qu'on se dispense d'y insister : la connaissance scientifique, en effet, ne peut ni surmonter ni supprimer la structure potentialisante de la perception ; elle la suppose au contraire.
Nous avons tenté de montrer comment la présence du pour-soi à l'être dévoilait celui-ci comme chose ; et, pour la clarté de l'exposition, nous avons dû montrer successivement les différentes structures de la chose : le ceci et la spatialité, la permanence, l'essence et les potentialités. Il va de soi, cependant, que cet exposé successif ne correspond pas à une priorité réelle de certains de ces moments sur les autres : le surgissement du pour-soi fait se dévoiler la chose avec la totalité de ses structures. Il n'en est pas une d'ailleurs qui n'implique toutes les autres : le ceci n'a pas même d'antériorité logique sur l'essence, il la suppose au contraire et, réciproquement, l'essence est essence de ceci. Semblablement, le ceci comme être-qualité ne peut paraître que sur fond de monde, mais le monde est collection des ceci : et la relation désagrégative du monde aux ceci, des ceci au monde est la spatialité. Il n'y a donc ici aucune forme substantielle, aucun principe d'unité pour se tenir derrière les modes d'apparition du phénomène : tout est donné d'un coup sans aucune primauté. Pour les mêmes raisons, il serait erroné de concevoir une primauté quelconque du représentatif. Nos descriptions nous ont amené, en effet, à mettre en relief la chose dans le monde et, de ce fait, nous pourrions être tenté de croire que le monde et la chose se dévoilent au pour-soi dans une sorte d'intuition contemplative : ce serait après coup seulement que les objets seraient rangés les uns par rapport aux autres dans un ordre pratique d'ustensilité. Une pareille erreur sera évitée si l'on veut bien considérer que le monde paraît à l'intérieur du circuit de l'ipséité. Il est ce qui sépare le pour-soi de lui-même ou, pour employer une expression heideggerienne : ce à partir de quoi la réalité-humaine se fait annoncer ce qu'elle est. Ce projet vers soi du pour-soi, qui constitue l'ipséité, n'est aucunement un repos contemplatif. C'est un manque, nous l'avons dit, mais non point un manque donné : c'est un manque qui a à être à soi-même son propre manque. Il faut bien comprendre, en effet, qu'un manque constaté ou manque en-soi s'évanouit en extériorité ; nous l'avons marqué dans les pages précédentes. Mais un être qui se constitue soi-même comme manque ne peut se déterminer que là-bas sur cela qui lui manque et qu'il est, bref, par un arrachement à soi perpétuel vers le soi qu'il a à être. Cela signifie que le manque ne peut être à soi-même son propre manque que comme manque refusé : la seule liaison proprement interne de ce qui manque de... à ce qui manque, c'est le refus. Dans la mesure, en effet, où l'être qui manque de... n'est pas ce qui lui manque, nous saisissons en lui une négation. Mais si cette négation ne doit pas s'évanouir en pure extériorité – et avec elle toute possibilité de négation en général – son fondement est dans la nécessité pour l'être qui manque de... d'être ce qui lui manque. Ainsi, le fondement de la négation est négation de négation. Mais cette négation-fondement n'est pas plus un donné que le manque dont elle est un moment essentiel : elle est comme ayant à être : le pour-soi se fait être, dans l'unité fantôme « reflet-reflétant », son propre manque, c'est-à-dire qu'il se projette vers lui en le refusant. C'est seulement comme manque à supprimer que le manque peut être manque interne pour le pour-soi et le pour-soi ne peut réaliser son propre manque qu'en ayant à l'être, c'est-à-dire en étant projet vers sa suppression. Ainsi, le rapport du pour-soi à son avenir n'est jamais statique ni donné, mais l'avenir vient au présent du pour-soi pour le déterminer en son cœur en tant que le pour-soi est déjà là-bas à l'avenir comme sa suppression. Le pour-soi ne peut être ici manque que s'il est là-bas suppression du manque ; mais une suppression qu'il a à être sur le mode du n'être-pas. C'est cette relation originelle qui permet ensuite de constater empiriquement des manques particuliers comme manques soufferts ou endurés. Elle est fondement, en général, de l'affectivité : c'est elle aussi qu'on tentera d'expliquer psychologiquement en installant dans le psychique ces idoles et ces fantômes qu'on nomme tendances ou appétits. Ces tendances ou ces forces, que l'on insère par violence dans la psychè, ne sont pas compréhensibles en elles-mêmes, car le psychologue les donne comme des existants en soi, c'est-à-dire que leur caractère même de force est contredit par leur repos intime d'indifférence et que leur unité est éparpillée en pure relation d'extériorité. Nous ne pouvons les saisir qu'à titre de projection dans l'en-soi d'une relation d'être immanente du pour-soi à soi, et cette relation ontologique est précisément le manque.
Mais ce manque ne peut être saisi thétiquement et connu par la conscience irréfléchie (pas plus qu'il n'apparaît à la réflexion impure et complice qui l'appréhende comme objet psychique, c'est-à-dire comme tendance ou comme sentiment). Il n'est accessible qu'à la réflexion purifiante, dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Sur le plan donc de la conscience du monde, il ne peut s'apparaître qu'en projection, comme un caractère transcendant et idéal. Si, en effet, ce qui manque au pour-soi est présence idéale à un être-par-delà-l'être, l'être-par-delà-l'être est originellement saisi comme manque-à-l'être. Ainsi, le monde se dévoile comme hanté par des absences à réaliser et chaque ceci paraît avec un cortège d'absences qui l'indiquent et le déterminent. Ces absences ne diffèrent pas au fond des potentialités. Simplement, nous en saisissons mieux la signification. Ainsi, les absences indiquent le ceci comme ceci et, inversement, le ceci pointe vers les absences. Chaque absence étant être-par-delà-l'être, c'est-à-dire en-soi absent, chaque ceci pointe vers un autre état de son être ou vers d'autres êtres. Mais, bien entendu, cette organisation en complexes indicatifs se fige et se pétrifie en en-soi, puisqu'il s'agit d'en-soi, toutes ces indications muettes et pétrifiées, qui retombent dans l'indifférence de l'isolement dans le temps même qu'elles surgissent, ressemblent au sourire de pierre, aux yeux vides d'une statue. En sorte que les absences qui apparaissent derrière les choses n'apparaissent pas comme absences à présentifier par les choses. On ne peut pas dire non plus qu'elles se dévoilent comme à réaliser par moi, puisque le moi est une structure transcendante de la psychè qui apparaît seulement à la conscience réflexive. Ce sont des exigences pures qui se dressent comme « vides à remplir » au milieu du circuit d'ipséité. Simplement leur caractère de « vides à remplir par le pour-soi » se manifeste à la conscience irréfléchie par une urgence directe et personnelle qui est vécue comme telle sans être rapportée à quelqu'un ni thématisée. C'est dans et par le fait même de les vivre comme prétentions que se révèle ce que nous avons appelé, dans un autre chapitre, leur ipséité. Ce sont les tâches ; et ce monde est un monde de tâches. Par rapport aux tâches, le ceci qu'elles indiquent est à la fois « ceci de ces tâches » – c'est-à-dire l'en-soi unique qui se détermine par elles et qu'elles indiquent comme pouvant les remplir – et ce qui n'a aucunement à être ces tâches, puisqu'il est dans l'unité absolue de l'identité. Cette liaison dans l'isolement, ce rapport d'inertie dans le dynamique, c'est ce que nous nommerons le rapport de moyen à fin. C'est un être-pour dégradé, laminé par l'extériorité et dont l'idéalité transcendante ne peut se concevoir que comme corrélatif de l'être-pour que le pour-soi a à être. Et la chose, en tant qu'elle repose à la fois dans la béatitude quiète de l'indifférence et que pourtant elle indique au-delà d'elle des tâches à remplir qui lui annoncent ce qu'elle a à être, c'est l'instrument ou l'ustensile. Le rapport originel des choses entre elles, celui qui paraît sur le fondement de la relation quantitative des ceci, c'est donc le rapport d'ustensilité. Et cette ustensilité n'est pas postérieure ou subordonnée aux structures précédemment indiquées : en un sens, elle les suppose, en un autre elle est supposée par elles. La chose n'est point d'abord chose pour être ensuite ustensile ; elle n'est point d'abord ustensile pour se dévoiler ensuite comme chose : elle est chose-ustensile. Il est vrai, toutefois, qu'elle se découvrira à la quête ultérieure du savant comme purement chose, c'est-à-dire dépouillée de toute ustensilité. Mais c'est que le savant ne se soucie que d'établir les pures relations d'extériorité ; le résultat, d'ailleurs, de cette quête scientifique, c'est que la chose elle-même, dépouillée de toute instrumentalité, s'évapore pour finir en extériorité absolue. On voit dans quelle mesure il faut corriger la formule de Heidegger : certes, le monde apparaît dans le circuit d'ipséité, mais le circuit étant non-thétique, l'annonciation de ce que je suis ne peut être elle-même thétique. Etre dans le monde, ce n'est pas s'échapper du monde vers soi-même, mais c'est s'échapper du monde vers un au-delà du monde qui est le monde futur. Ce que m'annonce le monde est uniquement « mondain ». Reste que, si le renvoi à l'infini des ustensiles ne renvoie jamais à un pour-soi que je suis, la totalité des ustensiles est le corrélatif exact de mes possibilités. Et, comme je suis mes possibilités, l'ordre des ustensiles dans le monde est l'image projetée dans l'en-soi de mes possibilités, c'est-à-dire de ce que je suis. Mais cette image mondaine, je ne puis jamais la déchiffrer : je m'y adapte dans et par l'action ; il faut la scissiparité réflexive pour que je puisse être à moi-même un objet. Ce n'est donc pas par inauthenticité que la réalité-humaine se perd dans le monde ; mais être-dans-le-monde, pour elle, c'est se perdre radicalement dans le monde par le dévoilement même qui fait qu'il y a un monde, c'est être renvoyé sans relâche, sans même la possibilité d'un « à quoi bon », d'ustensile en ustensile, sans autre recours que la révolution réflexive. Il ne servirait à rien de nous objecter que la chaîne des « pour quoi » est suspendue à des « pour qui » (Worumwillen). Certes, le « Worumwillen » nous renvoie à une structure de l'être que nous n'avons pas élucidée encore : le pour-autrui. Et le « pour qui » apparaît constamment derrière les instruments. Mais ce pour qui, dont la constitution est différente du « pour quoi », n'interrompt pas la chaîne. Il en est un maillon, simplement, et il ne permet pas, lorsqu'il est envisagé dans la perspective de l'instrumentalité, d'échapper à l'en-soi. Certes, ce vêtement de travail est pour l'ouvrier. Mais c'est pour que l'ouvrier puisse réparer la toiture sans se salir. Et pourquoi ne doit-il pas se salir ? Pour ne pas dépenser en achat de vêtement la plus grande part de son salaire. C'est qu'en effet ce salaire lui est alloué comme la quantité d'argent minima qui lui permettra de subvenir à son entretien ; et, précisément, il « s'entretient » pour pouvoir appliquer sa puissance de travail à la réparation des toitures. Et pourquoi doit-il réparer la toiture ? Pour qu'il ne pleuve pas dans le bureau où des employés font un travail de comptabilité, etc. Cela ne signifie point que nous devions toujours saisir autrui comme un instrument d'un type particulier, mais simplement que, lorsque nous considérons autrui à partir du monde, nous n'échappons point pour autant au renvoi à l'infini des complexes d'ustensilité.
Ainsi, dans la mesure où le pour-soi est son propre manque comme refus, corrélativement à son élan vers soi, l'être se dévoile à lui sur fond de monde comme chose-ustensile et le monde surgit comme fond indifférencié de complexes indicatifs d'ustensilité. L'ensemble de ces renvois est dépourvu de signification, mais c'est en ce sens qu'il n'y a même pas de possibilité pour poser sur ce plan le problème de la signification. On travaille pour vivre et l'on vit pour travailler. La question du sens de la totalité « vie-travail » : « Pourquoi est-ce que je travaille, moi qui vis ? Pourquoi vivre si c'est pour travailler » ne peut se poser que sur le plan réflexif puisqu'elle implique une découverte du pour-soi par lui-même.
Reste à expliquer pourquoi, comme corrélatif de la pure négation que je suis, l'ustensilité peut surgir dans le monde. Comment ne suis-je pas négation stérile et indéfiniment répétée du ceci en tant que pur ceci ? Comment cette négation peut-elle dévoiler une pluralité de tâches qui sont mon image, si je ne suis rien que le pur néant que j'ai à être ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que le pour-soi n'est pas purement et simplement un avenir qui vient au présent. Il a à être aussi son passé sous forme du « étais ». Et l'implication ekstatique des trois dimensions temporelles est telle que si le pour-soi est un être qui se fait annoncer le sens de ce qu'il était par son avenir, c'est, dans le même surgissement, aussi un être qui a à être son sera dans les perspectives d'un certain « étais » qu'il fuit. En ce sens, il faut toujours chercher la signification d'une dimension temporelle ailleurs, dans une autre dimension ; c'est ce que nous avons appelé la diaspora ; car l'unité d'être diasporique n'est pas une pure appartenance donnée : c'est la nécessité de réaliser la diaspora en se faisant conditionner là-bas, dehors, dans l'unité de soi. La négation donc que je suis et qui dévoile le ceci a donc à être sur le mode du « étais ». Cette pure négation qui, en tant que simple présence, n'est pas, a son être derrière elle, comme passé ou facticité. En tant que telle, il faut reconnaître qu'elle n'est jamais négation sans racines. Mais elle est, au contraire, négation qualifiée, si l'on veut bien entendre par là qu'elle traîne sa qualification derrière elle comme l'être qu'elle a à ne pas être sous la forme du « étais ». La négation surgit comme négation non-thétique du passé, sur le mode de la détermination interne, en tant qu'elle se fait négation thétique du ceci. Et le surgissement se produit dans l'unité d'un double « être pour », puisque la négation se produit à l'existence, sur le mode reflet-reflétant, comme négation du ceci, pour échapper au passé qu'elle est et elle échappe au passé pour se dégager du ceci en le fuyant dans son être vers l'avenir. C'est ce que nous appellerons le point de vue du pour-soi sur le monde. Ce point de vue, assimilable à la facticité, est qualification ek-statique de la négation comme rapport originel à l'en-soi. Mais, d'autre part, nous l'avons vu, tout ce qu'est le pour-soi, il l'est sur le mode du « étais » comme appartenance ek-statique au monde. Ce n'est pas au futur que je retrouve ma présence, puisque le futur me livre le monde comme corrélatif d'une conscience à-venir ; mais mon être m'apparaît au passé, quoique non-thématiquement, dans le cadre de l'être-en-soi, c'est-à-dire en relief au milieu du monde. Sans doute, cet être est encore conscience de... c'est-à-dire pour-soi ; mais c'est un pour-soi figé en en-soi et, par suite, c'est une conscience du monde déchue au milieu du monde. Le sens du réalisme, du naturalisme et du matérialisme est au passé : ces trois philosophies sont des descriptions du passé comme s'il était présent. Le pour-soi est donc double fuite du monde : il échappe à son propre être-au-milieu-du-monde comme présence à un monde qu'il fuit. Le possible est le libre terme de la fuite. Le pour-soi ne peut fuir vers un transcendant qu'il n'est pas, mais seulement vers un transcendant qu'il est. C'est ce qui ôte toute possibilité d'arrêt à cette fuite perpétuelle : s'il est permis d'user d'une image vulgaire, mais qui fera mieux saisir ma pensée, qu'on se rappelle l'âne qui tire derrière lui une carriole et qui tente d'attraper une carotte qu'on a fixée au bout d'un bâton assujetti lui-même aux brancards. Tout effort de l'âne pour happer la carotte a pour effet de faire avancer l'attelage tout entier et la carotte elle-même qui demeure toujours à la même distance de l'âne. Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître, qui n'est rien que notre course et qui se définit par là même comme hors d'atteinte. Nous courons vers nous-même et nous sommes, de ce fait, l'être qui ne peut pas se rejoindre. En un sens, la course est dépourvue de signification, puisque le terme n'est jamais donné, mais inventé et projeté à mesure que nous courons vers lui. Et, en un autre sens, nous ne pouvons pas lui refuser cette signification qu'elle rejette, puisque malgré tout le possible est le sens du pour-soi : mais plutôt il y a et il n'y a pas sens de la fuite.
Or, dans cette fuite même du passé que je suis vers l'avenir que je suis, l'avenir se préfigure par rapport au passé en même temps qu'il confère au passé tout son sens. L'avenir est le passé dépassé comme en-soi donné vers un en-soi qui serait son propre fondement, c'est-à-dire qui serait en tant que j'aurais à l'être. Mon possible est la reprise libre de mon passé en tant que cette reprise peut le sauver en le fondant. Je fuis l'être sans fondement que j'étais vers l'acte fondateur que je ne puis être que sur le mode du serais. Ainsi, le possible est le manque que le pour-soi se fait être, c'est-à-dire ce qui manque à la négation présente en tant qu'elle est négation qualifiée (c'est-à-dire négation qui a sa qualité hors de soi au passé). En tant que tel, il est lui-même qualifié. Non pas à titre de donné qui serait sa propre qualité sur le mode de l'en-soi, mais comme indication de la reprise qui fonderait la qualification ek-statique que le pour-soi était. Ainsi la soif est tridimensionnelle : elle est fuite présente d'un état de vide que le pour-soi était. Et c'est cette fuite même qui confère à l'état donné son caractère de vide ou de manque : au passé, le manque ne saurait être manque, car le donné ne peut « manquer » que s'il est dépassé vers... par un être qui est sa propre transcendance. Mais cette fuite est fuite vers... et c'est ce « vers » qui lui donne son sens. En tant que telle, elle est elle-même manque qui se fait, c'est-à-dire à la fois constitution au passé du donné comme manque ou potentialité et reprise libre du donné par un pour-soi qui se fait manque sous la forme « reflet réflétant », c'est-à-dire comme conscience de manque. Et ce vers quoi se fuit le manque, en tant qu'il se fait conditionner dans son être-manque par ce dont il manque c'est la possibilité qu'il est d'être soif qui ne serait plus manque, c'est-à-dire soif-réplétion. Le possible est indication de réplétion et la valeur, comme être-fantôme qui entoure et pénètre de part en part le pour-soi, est l'indication d'une soif qui serait à la fois donnée – comme elle « l'était » – et reprise – comme le jeu du « reflet-reflétant » la constitue ek-statiquement. Il s'agit, on le voit, d'une plénitude qui se détermine elle-même comme soif. A l'esquisse de cette plénitude, le rapport ekstatique passé-présent fournit la structure « soif » comme son sens et le possible que je suis doit fournir la densité même, sa chair de plénitude, comme réplétion. Ainsi, ma présence à l'être qui le détermine en ceci est négation du ceci en tant que je suis aussi manque qualifié auprès de ceci. Et dans la mesure où mon possible est présence possible à l'être-pardelà-l'être. la qualification de mon possible dévoile un être-pardelà-l'être comme l'être dont lu coprésence est coprésence rigoureusement liée à une réplétion à-venir. Ainsi se dévoile dans le monde l'absence comme être à réaliser, en tant que cet être est corrélatif de l'être-possible dont je manque. Le verre d'eau apparaît comme devant-être-bu, c'est-à-dire comme corrélatif d'une soif saisie non-thétiquement et dans son être même comme devant être remplie. Mais ces descriptions, qui impliquent toutes une relation au futur du monde, seront plus claires si nous montrons, à présent, comment, sur le fondement de la négation originelle, le temps du monde ou temps universel se dévoile à la conscience.
Le temps universel vient au monde par le pour-soi. L'en-soi ne dispose pas de temporalité précisément parce qu'il est en-soi et que la temporalité est le mode d'être unitaire d'un être qui est perpétuellement à distance de soi pour soi. Le pour-soi. au contraire, est temporalité, mais il n'est pas conscience de temporalité, sauf lorsqu'il se produit lui-même dans le rapport « réflexif-réfléchi ». Sur le mode irréfléchi il découvre la temporalité sur l'être, c'est-à-dire dehors. La temporalité universelle est objective.
Le ceci n'apparaît pas comme un présent qui aurait ensuite à devenir passé et qui, auparavant, était futur. Cet encrier, dès que je le perçois, a déjà dans son existence ses trois dimensions temporelles. En tant que je le saisis comme permanence, c'est-à-dire comme essence, il est déjà au futur, quoique je ne lui sois pas présent dans mon actuelle présence mais comme à-venir-à-moi-même. Et, du même coup, je ne puis le saisir sinon comme ayant déjà été là, dans le monde, en tant que j'y étais déjà, moi-même, comme présence. En ce sens il n'existe point de « synthèse de récognition », si l'on entend par là une opération progressive d'identification qui, par organisation successive des « maintenant », conférerait une durée à la chose perçue. Mais le pour-soi dispose l'éclatement de sa temporalité tout au long de l'en-soi dévoilé comme au long d'un mur immense et monotone dont il ne voit pas le bout. Je suis cette négation originelle que j'ai à être, sur le mode du pas-encore et du déjà, auprès de l'être qui est ce qu'il est. Si donc nous supposons une conscience surgissant dans un monde immobile, auprès d'un être unique qui serait immuablement ce qu'il est, cet être se dévoilera avec un passé et un avenir d'immuabilité qui ne nécessiteront aucune « opération » de synthèse et qui ne feront qu'un avec son dévoilement même. L'opération ne serait nécessaire que si le pour-soi avait, du même coup, à retenir et à constituer son propre passé. Mais du simple fait qu'il est son propre passé, comme aussi son avenir propre, le dévoilement de l'en-soi ne peut être que temporalisé. Le ceci se dévoile temporellement non parce qu'il se réfracterait à travers une forme a priori du sens interne, mais parce qu'il se dévoile à un dévoilement dont l'être même est temporalisation. Toutefois l'atemporalité de l'être est représentée dans son dévoilement même : en tant qu'il est saisi par et dans une temporalité qui se temporalise, le ceci paraît originellement comme temporel ; mais en tant qu'il est ce qu'il est, il refuse d'être sa propre temporalité, il reflète seulement le temps ; en outre il renvoie le rapport ek-statique interne – qui est à la source de la temporalité – comme une pure relation objective d'extériorité. La permanence, comme compromis entre l'identité intemporelle et l'unité ek-statique de temporalisation, apparaîtra donc comme le pur glissement d'instants en-soi, petits néants séparés les uns des autres et réunis par un rapport de simple extériorité, à la surface d'un être qui conserve une immuabilité atemporelle. Il n'est donc pas vrai que l'intemporalité de l'être nous échappe : elle est, au contraire, donnée dans le temps, elle fonde la manière d'être du temps universel.
En tant, donc, que le pour-soi « était » ce qu'il est, l'ustensile ou la chose lui apparaît comme ayant été déjà là. Le pour-soi ne peut être présence au ceci que comme présence qui était ; toute perception est en elle-même, et sans aucune « opération », une reconnaissance. Or, ce qui se révèle à travers l'unité ek-statique du passé et du présent, c'est un être identique. Il n'est point saisi comme étant le même au passé et au présent, mais comme étant lui. La temporalité n'est qu'un organe de vision. Pourtant ce lui qu'il est, le ceci l'était déjà. Ainsi apparaît-il comme ayant un passé. Seulement, ce passé, il refuse de l'être, il l'a seulement. La temporalité, en tant qu'elle est saisie objectivement, est donc un pur fantôme, car elle ne se donne pas comme temporalité du pour-soi, ni non plus comme temporalité que l'en-soi a à être. En même temps, le passé transcendant étant en-soi à titre de transcendance ne saurait être comme ce que le présent a à être, il s'isole dans un fantôme de « Selbstständigkeit ». Et comme chaque moment du passé est un « ayant-été présent », cet isolement se poursuit à l'intérieur même du passé. En sorte que le ceci immuable se dévoile à travers un papillotement et un morcellement à l'infini d'en-soi fantômes. C'est ainsi que se révèlent à moi ce verre ou cette table . ils ne durent pas, ils sont ; et le temps coule sur eux. Sans doute dira-t-on que je ne vois pas leurs changements. Mais c'est introduire ici inopportunément un point de vue scientifique. Ce point de vue, que rien ne justifie, est contredit par notre perception même : la pipe, le crayon, tous ces êtres qui se livrent tout entiers dans chacun de leurs « profils » et dont la permanence est tout indifférente à la multiplicité des profils, sont aussi, quoique se dévoilant dans la temporalité, transcendants à toute temporalité. La « chose » existe d'un seul jet, comme « forme », c'est-à-dire comme un tout qui n'est affecté par aucune des variations superficielles et parasitaires que nous pouvons y voir. Chaque ceci se dévoile avec une loi d'être qui détermine son seuil, c'est-à-dire le niveau de changement où il cessera d'être ce qu'il est pour n'être plus, simplement. Et cette loi d'être qui exprime la « permanence » est une structure immédiatement dévoilée de son essence, elle détermine une potentialité-limite du ceci – celle de disparaître du monde. Nous y reviendrons. Ainsi le pour-soi saisit la temporalité sur l'être, comme pur reflet qui se joue à la surface de l'être sans aucune possibilité de le modifier. Cette néantité absolue et fantômale du temps, le savant la fixera en concept sous le nom d'homogénéité. Mais la saisie transcendante et sur l'en-soi de l'unité ek-statique du pour-soi temporalisant s'opère comme appréhension d'une forme vide d'unité temporelle, sans aucun être qui fonde cette unité en l'étant. Ainsi apparaît donc, sur le plan présent-passé, cette curieuse unité de la dispersion absolue qu'est la temporalité externe, où chaque avant et chaque après est un « en-soi », isolé des autres par son extériorité d'indifférence et où pourtant ces instants sont réunis dans l'unité d'être d'un même être, cet être commun ou Temps n'étant autre que la dispersion même, conçue comme nécessité et substantialité. Cette nature contradictoire ne saurait paraître que sur le double fondement du pour-soi et de l'en-soi. A partir de là, pour la réflexion scientifique, en tant qu'elle vise à hypostasier la relation d'extériorité, l'en-soi sera conçu – c'est-à-dire pensé à vide – non comme une transcendance visée à travers le temps, mais comme un contenu qui passe d'instant en instant ; mieux encore, comme une multiplicité de contenus extérieurs les uns aux autres et rigoureusement semblables les uns aux autres.
Notre description de la temporalité universelle a été tentée jusqu'ici dans l'hypothèse où rien ne viendrait de l'être, sauf son immuabilité intemporelle. Mais précisément quelque chose vient de l'être : ce que nous appellerons, faute de mieux, abolitions et apparitions. Ces apparitions et ces abolitions doivent faire l'objet d'une élucidation purement métaphysique et non ontologique, car on ne saurait concevoir leur nécessité ni à partir des structures d'être du pour-soi ni à partir de celles de l'en-soi : leur existence est celle d'un fait contingent et métaphysique. Nous ne savons pas au juste ce qui vient de l'être dans le phénomène d'apparition puisque ce phénomène est déjà le fait d'un ceci temporalisé. Cependant l'expérience nous apprend qu'il y a des surgissements et des anéantissements de ceci divers et, comme nous savons, à présent, que la perception dévoile l'en-soi et, en dehors de l'en-soi, rien, nous pouvons considérer l'en-soi comme le fondement de ces surgissements et de ces anéantissements. Nous voyons clairement en outre que le principe d'identité, comme loi d'être de l'en-soi, exige que l'abolition et l'apparition soient totalement extérieures à l'en-soi apparu ou aboli : sinon l'en-soi serait à la fois et ne serait pas. L'abolition ne saurait être cette déchéance d'être qu'est une fin. Seul le pour-soi peut connaître ces déchéances parce qu'il est à soi-même sa propre fin. L'être, quasi-affirmation où l'affirmant est empâté par l'affirmé, existe sans finitude interne, dans la tension propre de son « affirmation-soi ». Son « jusque-là » lui est totalement extérieur. Ainsi l'abolition signifie non la nécessité d'un après, qui ne peut se manifester que dans un monde et pour un pour-soi, mais d'un quasi-après. Ce quasi-après peut s'exprimer ainsi : l'être en-soi ne peut opérer la médiation entre lui-même et son néant. Semblablement, les apparitions ne sont pas des aventures de l'être apparaissant. Cette antériorité à soi que supposerait l'aventure, nous ne pouvons la trouver que dans le pour-soi, dont l'apparition comme la fin sont des aventures internes. L'être est ce qu'il est. Il est sans se « mettre à être », sans enfance, ni jeunesse : l'apparu n'est pas sa propre nouveauté, il est d'emblée être, sans rapport avec un avant qu'il aurait à être sur le mode du n'être-pas et où il aurait à être comme pure absence. Ici encore nous trouvons une quasi-succession, c'est-à-dire une extériorité complète de l'apparu par rapport à son néant.
Mais pour que cette extériorité absolue soit donnée sous la forme du « il y a », il faut déjà un monde ; c'est-à-dire le surgissement d'un pour-soi. L'extériorité absolue de l'en-soi par rapport à l'en-soi fait que le néant même qu'est le quasi-avant de l'apparition ou le quasi-après de l'abolition ne saurait même trouver place dans la plénitude de l'être. C'est seulement dans l'unité d'un monde et sur fond de monde que peut apparaître un ceci qui n'était pas, que peut être dévoilé ce rapport-d'absence-de-rapport qu'est l'extériorité ; le néant d'être qu'est l'antériorité par rapport à un apparu qui « n'était pas » ne peut venir que rétrospectivement, à un monde, par un pour-soi qui est son propre néant et sa propre antériorité. Ainsi le surgissement et l'anéantissement du ceci sont des phénomènes ambigus : ce qui vient à l'être par le pour-soi. ici encore, c'est un pur néant, le n'être-pas-encore et le n'être-plus. L'être considéré n'en est pas le fondement, ni non plus le monde comme totalité saisie avant ou après. Mais d'autre part, en tant que le surgissement se dévoile dans le monde par un pour-soi qui est son propre avant et son propre après, l'apparition se donne d'abord comme une aventure ; nous saisissons le ceci apparu comme étant déjà là dans le monde comme sa propre absence, en tant que nous-mêmes nous étions déjà présents à un monde d'où il était absent. Ainsi la chose peut surgir de son propre néant. Il ne s'agit pas là d'une vue conceptuelle de l'esprit mais d'une structure originelle de la perception. Les expériences de la Gestalttheorie montrent clairement que la pure apparition est toujours saisie comme surgissement dynamique, l'apparu vient en courant à l'être, du fond du néant. Nous avons ici, en même temps, l'origine du « principe de causalité ». L'idéal de la causalité n'est pas la négation de l'apparu en tant que tel, comme le voudrait un Meyerson, ni non plus l'assignation d'un lien permanent d'extériorité entre deux phénomènes. La causalité première, c'est la saisie de l'apparu avant qu'il apparaisse, comme étant déjà là dans son propre néant pour préparer son apparition. La causalité est simplement la saisie première de la temporalité de l'apparu comme mode ek-statique d'être. Mais le caractère aventureux de l'événement comme la constitution ek-statique de l'apparition se désagrègent dans la perception même, l'avant et l'après se figent dans son néant-en-soi, l'apparu dans son indifférente identité, le non-être de l'apparu à l'instant antérieur se dévoile comme plénitude indifférente de l'être existant à cet instant, le rapport de causalité se désagrège en pur rapport d'extériorité entre des ceci antérieurs à l'apparu et l'apparu lui-même. Ainsi l'ambiguïté de l'apparition et de la disparition vient de ce qu'elles se donnent, comme le monde, comme l'espace, comme la potentialité et l'ustensilité, comme le temps universel lui-même, sous l'aspect de totalités en perpétuelle désagrégation.
Tel est donc le passé du monde, fait d'instants homogènes et reliés les uns aux autres par un pur rapport d'extériorité. Par son passé, nous l'avons déjà noté, le pour-soi se fond dans l'en-soi. Au passé le pour-soi devenu en-soi se révèle comme étant au milieu du monde : il est, il a perdu sa transcendance. Et, de ce fait, son être se passéifie dans le temps : il n'y a aucune différence entre le passé du pour-soi et le passé du monde qui lui fut coprésent sinon que le pour-soi a à être son propre passé. Ainsi n'y a-t-il qu'un passé, qui est passé de l'être ou passé objectif dans lequel j'étais. Mon passé est passé dans le monde, appartenance que je suis, que je fuis, à la totalité de l'être passé. Cela signifie qu'il y a coïncidence pour une des dimensions temporelles entre la temporalité ek-statique que j'ai à être et le temps du monde comme pur néant donné. C'est par le passé que j'appartiens à la temporalité universelle, c'est par le présent et le futur que j'y échappe.
Le présent du pour-soi est présence à l'être et, en tant que tel, il n'est pas. Mais il est dévoilement de l'être. L'être qui paraît à la présence se donne comme étant au présent. C'est pour cette raison que le présent se donne antinomiquement comme n'étant pas, lorsqu'il est vécu, et comme étant la mesure unique de l'être en tant qu'il se dévoile comme étant ce qu'il est au présent. Non que l'être ne déborde le présent, mais cette surabondance d'être ne peut être saisie qu'à travers l'organe d'appréhension qu'est le passé, c'est-à-dire comme ce qui n'est plus. Ainsi ce livre sur ma table est au présent et il était (identique à lui-même) au passé. Ainsi le présent se dévoile-t-il à travers la temporalité originelle comme l'être universel et en même temps il n'est rien – rien de plus que l'être –, il est pur glissement le long de l'être, pur néant.
Les réflexions qui précèdent sembleraient indiquer que rien ne vient de l'être au présent sauf son être. Ce serait oublier que l'être se dévoile au pour-soi soit comme immobile, soit comme en mouvement, et que les deux notions de mouvement et de repos sont en rapport dialectique. Or, le mouvement ne saurait être dérivé ontologiquement de la nature du pour-soi, ni de sa relation fondamentale à l'en-soi, ni de ce que nous pouvons découvrir originellement dans le phénomène de l'être. Un monde sans mouvement serait concevable. Certes, on ne saurait envisager la possibilité d'un monde sans changement, sauf à titre de possibilité purement formelle, mais le changement n'est point le mouvement. Le changement est altération de la qualité du ceci ; il se produit, nous l'avons vu, d'un bloc par surgissement ou désagrégation d'une forme. Le mouvement suppose, au contraire, la permanence de la quiddité. Si un ceci devait à la fois être translaté d'un lieu en un autre et subir pendant cette translation une altération radicale de son être, cette altération serait négatrice du mouvement puisqu'il n'y aurait plus rien qui fût en mouvement. Le mouvement est pur changement de lieu d'un ceci demeurant par ailleurs inaltéré, comme le montre assez le postulat de l'homogénéité de l'espace. Le mouvement, qu'on ne saurait déduire d'aucune caractéristique essentielle des existants en présence, qui fut nié par l'ontologie éléate et qui nécessita, dans l'ontologie cartésienne, le fameux recours à la « chiquenaude », a donc la valeur exacte d'un fait, il participe à l'entière contingence de l'être et doit être accepté comme un donné. Certes nous verrons tout à l'heure qu'il faut un pour-soi pour « qu'il y ait » du mouvement, ce qui rend particulièrement difficile l'assignation exacte de ce qui vient de l'être dans le mouvement pur ; mais il est hors de doute, en tout cas, que le pour-soi, ici comme ailleurs, n'ajoute rien à l'être ; ici comme ailleurs il est le pur Rien sur fond duquel le mouvement s'enlève. Mais s'il nous est interdit, par la nature même du mouvement, d'en essayer une déduction, du moins est-il possible et même nécessaire d'en faire une description. Que faut-il donc concevoir comme sens du mouvement ?
On croit que le mouvement est simple affection de l'être parce que le mobile se retrouve après le mouvement tel qu'il était antérieurement. On a souvent posé en principe que la translation ne déformait pas la figure translatée, tant il paraissait évident que le mouvement se surajoutait à l'être sans le modifier ; et il est certain, nous l'avons vu, que la quiddité du ceci demeure inaltérée. Rien n'est plus typique de cette conception que la résistance qu'a rencontrée une théorie comme celle de Fitzgerald sur la « contraction », ou comme celle d'Einstein sur « les variations de la masse », parce qu'elles semblaient attaquer plus particulièrement ce qui fait l'être du mobile. De là vient évidemment le principe de la relativité du mouvement, qui se comprend à merveille si celui-ci est une caractéristique extérieure de l'être et si aucune modification intrastructurale ne le détermine. Le mouvement devient alors une relation tellement externe de l'être à son entourage qu'il devient équivalent de dire que l'être est en mouvement et ses entours en repos, ou réciproquement que les entours sont en mouvement et l'être considéré en repos. De ce point de vue le mouvement n'apparaît ni comme un être ni comme un mode d'être, mais comme un rapport entièrement désubstantialisé.
Mais le fait que le mobile soit identique à lui-même au départ et à l'arrivée, c'est-à-dire dans les deux stases qui encadrent le mouvement, ne préjuge en rien de ce qu'il a été quand il était mobile. Autant vaudrait dire que l'eau qui bout dans un autoclave ne subit aucune transformation pendant l'ébullition sous prétexte qu'elle présente les mêmes caractères quand elle est froide et quand elle est refroidie. Le fait qu'on peut assigner différentes positions successives au mobile pendant son mouvement et que, à chaque position, il apparaît semblable à lui-même ne doit pas nous arrêter non plus, car ces positions définissent l'espace parcouru et non le mouvement lui-même. C'est au contraire cette tendance mathématique à traiter le mobile comme un être en repos qu'on déplacerait le long d'une ligne sans le tirer de son repos, c'est cette tendance qui est à l'origine des apories éléatiques.
Ainsi l'affirmation que l'être reste inchangé dans son être, qu'il soit en repos ou en mouvement, doit nous apparaître comme un simple postulat que nous ne saurions accepter sans critique. Pour le soumettre à cette critique, revenons sur les arguments éléatiques et en particulier sur celui de la flèche. La flèche, nous dit-on, lorsqu'elle passe par la position AB, y « est » exactement comme y serait une flèche en repos, avec l'extrémité de sa pointe en A et l'extrémité de sa queue en B. Cela semble évident si l'on admet que le mouvement se superpose à l'être et que, en conséquence, rien ne vient déceler si l'être est en mouvement ou en repos. En un mot, si le mouvement est un accident de l'être, le mouvement et le repos sont indiscernables. Les arguments qu'on a coutume d'opposer à la plus célèbre des apories éléatiques, celle d'Achille et de la Tortue, sont sans portée ici. A quoi bon en effet objecter que les Eléates ont tablé sur la division à l'infini de l'espace sans tenir un compte égal de celle du temps ? Il n'est pas question ici de position ni d'instant, mais d'être. Nous approchons d'une conception correcte du problème lorsque nous répondons aux Eléates qu'ils ont considéré non le mouvement, mais l'espace qui sous-tend le mouvement. Mais nous nous bornons alors à indiquer la question sans la résoudre : quel doit être, en effet, l'être du mobile, pour que sa quiddité demeure inaltérée, et que pourtant, dans son être, il soit distinct d'un être en repos ?
Si nous essayons de mettre au clair nos résistances aux arguments de Zénon, nous constatons qu'elles ont pour origine une certaine conception naturelle du mouvement : nous admettons que la flèche « passe » en AB mais il nous paraît que passer en un lieu ne saurait être équivalent à y demeurer, c'est-à-dire à y être. Seulement nous faisons, en général, une grave confusion car nous estimons que le mobile ne fait que passer en AB (c'est-à-dire qu'il n'y est jamais) et, en même temps, nous continuons à supposer que, en soi-même, il est. De la sorte, en même temps, il serait en soi et ne serait pas en AB. C'est l'origine de l'aporie des Eléates : comment la flèche ne serait-elle pas en AB, puisque, en AB, elle est ? Autrement dit, pour éviter l'aporie eléatique, il faut renoncer au postulat généralement admis selon lequel l'être en mouvement conserve son être-en-soi. Passer seulement en AB, c'est être-de-passage. Qu'est-ce que passer ? C'est à la fois être en un lieu et n'y être pas. En aucun moment on ne peut dire que l'être de passage est ici, sous peine de l'arrêter brusquement ; mais on ne saurait dire non plus qu'il n'est pas, ni qu'il n'y est pas, ni qu'il est ailleurs. Son rapport avec le lieu n'est pas un rapport d'occupation. Mais nous avons vu plus haut que la place d'un ceci en repos était son rapport d'extériorité au fond en tant que ce rapport peut s'effondrer en multiplicité de rapports externes avec d'autres ceci quand le fond lui-même se désagrège en multiplicité de formes1. Le fondement de l'espace est donc l'extériorité réciproque qui vient à l'être par le pour-soi et dont l'origine est que l'être est ce qu'il est. En un mot c'est l'être qui définit son lieu en se révélant à un pour-soi comme indifférent aux autres êtres. Et cette indifférence n'est rien que son identité même, son absence de réalité ek-statique, en tant qu'elle est saisie par un pour-soi qui est déjà présence à d'autres ceci. Du seul fait donc que le ceci est ce qu'il est, il occupe une place, il est en un lieu, c'est-à-dire il est mis en rapport par le pour-soi avec les autres ceci comme n'ayant pas de rapports avec eux. L'espace est le néant de rapport saisi comme rapport par l'être qui est son propre rapport. Le fait de passer en un lieu au lieu d'y être ne peut donc s'interpréter qu'en termes d'être. Cela signifie que le lieu étant fondé par l'être, l'être n'est plus assez pour fonder son lieu : il l'esquisse seulement ; ses relations d'extériorité avec les autres ceci ne peuvent être établies par le pour-soi, parce qu'il est nécessaire qu'il les établisse à partir d'un ceci qui est. Mais cependant ces relations ne sauraient s'anéantir, parce que l'être à partir duquel elles s'établissent n'est pas un pur néant. Simplement, dans le « maintenant » même où on les établit, il est déjà extérieur à elles, c'est-à-dire qu'en simultanéité avec leur dévoilement, déjà se dévoilent de nouvelles relations d'extériorité dont le ceci considéré est le fondement et qui sont avec les premières dans un rapport d'extériorité. Mais cette extériorité continuée des relations spatiales qui définissent le lieu de l'être ne peut trouver son fondement que dans le fait que le ceci considéré est extérieur à soi. Et, en effet, dire que le ceci passe en un lieu, signifie qu'il n'y est déjà plus quand il y est encore, c'est-à-dire qu'il est, par rapport à lui-même, non pas dans un rapport ek-statique d'être mais dans un pur rapport d'extériorité. Ainsi y a-t-il « lieu » dans la mesure où le ceci se dévoile comme extérieur aux autres ceci. Et il y a passage en ce lieu dans la mesure où l'être ne se résume plus dans cette extériorité mais au contraire lui est déjà extérieur. Ainsi le mouvement est l'être d'un être qui est extérieur à soi. La seule question métaphysique qui se pose à l'occasion du mouvement est celle de l'extériorité à soi. Que devons-nous entendre par là ?
Dans le mouvement, l'être ne change en rien lorsqu'il passe de A en B. Cela signifie que sa qualité, en tant qu'elle représente l'être qui se dévoile comme ceci au pour-soi, ne se transforme pas en une autre qualité. Le mouvement n'est nullement assimilable au devenir ; il n'altère pas la qualité dans son essence, pas plus qu'il ne l'actualise. La qualité demeure exactement ce qu'elle est : c'est sa manière d'être qui est changée. Cette bille rouge qui roule sur le billard ne cesse point d'être rouge, mais ce rouge qu'elle est, elle ne l'est pas de la même manière que lorsqu'elle était en repos : il demeure en suspens entre l'abolition et la permanence. En tant, en effet, que déjà en B, il est extérieur à ce qu'il était en A, il y a anéantissement du rouge, mais en tant qu'il se retrouve en C, par delà B, il est extérieur à cet anéantissement même. Ainsi échappe-t-il à l'être par l'abolition et à l'abolition par l'être. Il se rencontre donc une catégorie de ceci dans le monde, dont le propre est de n'être jamais, sans que pour cela ils soient des néants. Le seul rapport que le pour-soi puisse saisir originellement sur ces ceci, c'est le rapport d'extériorité à soi. Car l'extériorité étant le rien, il faut qu'il y ait un être qui soit à soi-même son propre rapport pour qu'il y ait de « l'extériorité à soi ». En un mot, il nous est impossible de définir en purs termes d'en-soi ce qui se révèle à un pour-soi comme extériorité-à-soi. Cette extériorité ne peut se découvrir que pour un être qui est déjà à soi-même là-bas ce qu'il est ici, c'est-à-dire pour une conscience. Cette extériorité-à-soi, qui apparaît comme une pure maladie de l'être, c'est-à-dire comme l'impossibilité qu'il y a pour certains-ceci à la fois d'être soi et d'être leur propre néant, doit se marquer par quelque chose qui soit comme un rien dans le monde, c'est-à-dire comme un rien substantifié. L'extériorité-à-soi n'étant nullement ek-statique, en effet, le rapport du mobile à soi-même est pur rapport d'indifférence et ne peut se découvrir qu'à un témoin. C'est une abolition qui ne peut pas se faire et une apparition qui ne peut pas se faire. Ce rien qui mesure et signifie l'extériorité-à-soi, c'est la trajectoire, comme constitution d'extériorité dans l'unité d'un même être. La trajectoire c'est la ligne qui se tire, c'est-à-dire une brusque apparence d'unité synthétique dans l'espace, un faux-semblant qui s'effondre aussitôt en multiplicité infinie d'extériorité. Quand le ceci est en repos l'espace est ; quand il est en mouvement, l'espace s'engendre ou devient. La trajectoire n'est jamais, puisqu'elle est rien : elle s'évanouit aussitôt en pures relations d'extériorité entre divers lieux, c'est-à-dire dans la simple extériorité d'indifférence ou spatialité. Le mouvement n'est pas davantage ; c'est le moindre-être d'un être qui ne peut parvenir ni à s'abolir ni à être tout à fait ; c'est le surgissement, au sein même de l'en-soi, de l'extériorité d'indifférence. Ce pur vacillement d'être est aventure contingente de l'être. Le pour-soi ne peut le saisir qu'à travers l'ek-stase temporelle et dans une identification ek-statique et permanente du mobile avec soi. Cette identification ne suppose aucune opération et, en particulier, aucune « synthèse de récognition », mais elle n'est rien d'autre, pour le pour-soi, que l'unité d'être ek-statique du passé avec le présent. Ainsi l'identification temporelle du mobile avec soi, à travers la position constante de sa propre extériorité, fait se dévoiler la trajectoire, c'est-à-dire fait surgir l'espace sous la forme d'un devenir évanescent. Par le mouvement, l'espace s'engendre dans le temps ; le mouvement tire la ligne, comme tracé de l'extériorité à soi. La ligne s'évanouit en même temps que le mouvement et ce fantôme d'unité temporelle de l'espace se fond continûment dans l'espace intemporel, c'est-à-dire dans la pure multiplicité de dispersion qui est sans devenir.
Le pour-soi est, au présent, présence à l'être. Mais l'identité éternelle du permanent ne permet pas de saisir cette présence comme un reflet sur les choses, puisque rien ne vient différencier ce qui est de ce qui était dans la permanence. La dimension présente du temps universel serait donc insaisissable s'il n'y avait le mouvement. C'est le mouvement qui détermine en présent pur le temps universel. D'abord parce qu'il se révèle comme vacillement présent : déjà, au passé, il n'est plus rien qu'une ligne évanescente, un sillage qui se défait ; au futur, il n'est pas du tout, faute de pouvoir être son propre projet ; il est comme la progression constante d'une lézarde dans le mur. Son être a d'ailleurs l'ambiguïté insaisissable de l'instant car on ne saurait dire ni qu'il est ni qu'il n'est pas ; en outre à peine paraît-il que déjà il est dépassé et extérieur à soi. Il symbolise donc parfaitement avec le présent du pour-soi : l'extériorité à soi de l'être qui ne peut ni être ni ne pas être renvoie au pour-soi l'image – projetée sur le plan de l'en-soi – d'un être qui a à être ce qu'il n'est pas et à ne pas être ce qu'il est. Toute la différence est celle qui sépare l'extériorité-à-soi – où l'être n'est pas pour être sa propre extériorité mais qui « est être », au contraire, par l'identification d'un témoin ek-statique – de la pure ek-stase temporalisante où l'être a à être ce qu'il n'est pas. Le pour-soi se fait annoncer son présent par le mouvant ; il est son propre présent en simultanéité avec le mouvement actuel, c'est le mouvement qui sera chargé de réaliser le temps universel, en tant que le pour-soi se fait annoncer son propre présent par le présent du mobile. Cette réalisation mettra en valeur l'extériorité réciproque des instants, puisque le présent du mobile se définit – à cause de la nature même du mouvement – comme extériorité à son propre passé et extériorité à cette extériorité. La division à l'infini du temps est fondée dans cette extériorité absolue.
Le futur originel est possibilité de cette présence que j'ai à être par delà le réel à un en-soi qui est par delà l'en-soi réel. Mon futur entraîne comme coprésence future l'esquisse d'un monde futur et, comme nous l'avons vu, c'est ce monde futur qui se dévoile au pour-soi que je serai et non les possibilités mêmes du pour-soi, qui ne sont connaissables que par le regard réflexif. Mes possibles étant le sens de ce que je suis surgissant du même coup comme un par-delà de l'en-soi à quoi je suis présence, le futur de l'en-soi qui se révèle à mon futur est en liaison directe et étroite avec le réel à quoi je suis présence. C'est l'en-soi présent modifié, car mon futur n'est autre que mes possibilités de présence à un en-soi que j'aurais modifié. Ainsi le futur du monde se dévoile à mon futur. Il est fait de la gamme des potentialités, qui va de la simple permanence et de l'essence pure de la chose jusqu'aux puissances. Dès que je fixe l'essence de la chose, que je la saisis comme table ou encrier, je suis déjà là-bas au futur, d'abord parce que son essence ne peut être qu'une coprésence à ma possibilité ultérieure de n'être-plus-que-cette-négation, ensuite parce que sa permanence et son ustensilité même de table ou d'encrier nous renvoient au futur. Nous avons suffisamment développé ces remarques dans les sections précédentes pour nous dispenser d'y insister. Ce que nous voulons noter seulement c'est que toute chose, dès son apparition comme chose-ustensile, loge certaines de ses structures et propriétés d'emblée dans le futur. Dès l'apparition du monde et des ceci, il y a un futur universel. Seulement nous avons marqué plus haut que tout « état » futur du monde lui demeure étranger, en pleine extériorité réciproque d'indifférence. Il y a des futurs du monde qui se définissent par des chances et deviennent des probables autonomes, qui ne se probabilisent pas mais qui sont en tant que probables, comme des « maintenant » tout constitués, avec leur contenu bien déterminé, mais pas encore réalisés. Ces futurs appartiennent à chaque ceci ou collection de ceci mais ils sont dehors. Qu'est-ce donc alors que l'avenir universel ? Il faut le voir comme le cadre abstrait de cette hiérarchie d'équivalences que sont les futurs, contenant d'extériorités réciproques qui est lui-même extériorité, somme d'en-soi qui est elle-même en soi. C'est dire que, quel que soit le probable qui doive l'emporter, il y a et il y aura un avenir mais, de ce fait, cet avenir indifférent et extérieur au présent, composé de « maintenant » indifférents les uns aux autres et réunis par le rapport substantifié d'avant-après (en tant que ce rapport, vidé de son caractère ek-statique, n'a plus que le sens d'une négation externe), est une série de contenants vides réunis les uns aux autres par l'unité de la dispersion. En ce sens, tantôt l'avenir apparaît comme une urgence et une menace, en tant que j'accole étroitement le futur d'un ceci à son présent par le projet de mes propres possibilités par delà le coprésent, tantôt cette menace se désagrège en pure extériorité et je ne saisis plus l'avenir que sous l'aspect d'un pur contenant formel, indifférent à ce qui le remplit et homogène à l'espace, en tant que simple loi d'extériorité, et tantôt enfin il se découvre comme un néant en-soi, en tant qu'il est dispersion pure par delà l'être.
Ainsi les dimensions temporelles à travers lesquelles le ceci intemporel nous est donné, avec son a-temporalité même, prennent des qualités nouvelles lorsqu'elles apparaissent sur l'objet : l'être-en-soi, l'objectivité, l'extériorité d'indifférence, la dispersion absolue. Le Temps, en tant qu'il se découvre à une temporalité ek-statique qui se temporalise, est partout transcendance à soi et renvoi de l'avant à l'après et de l'après à l'avant. Mais cette transcendance à soi, en tant qu'il se fait saisir sur l'en-soi, il n'a pas à l'être, elle est étée en lui. La cohésion du temps est un pur fantôme, reflet objectif du projet ekstatique du pour-soi vers soi-même et de la cohésion en mouvement de la réalité-humaine. Mais cette cohésion n'a aucune raison d'être si l'on considère le temps par lui-même, elle s'effondre aussitôt en une multiplicité absolue d'instants qui, considérés séparément, perdent toute nature temporelle et se réduisent purement et simplement à la totale a-temporalité du ceci. Ainsi le temps est pur néant en-soi qui ne peut sembler avoir un être que par l'acte même dans lequel le pour-soi le franchit pour l'utiliser. Encore cet être est-il celui d'une forme singulière qui s'enlève sur fond indifférencié de temps et que nous appellerons le laps de temps. En effet notre première appréhension du temps objectif est pratique : c'est en étant mes possibilités par delà l'être coprésent, que je découvre le temps objectif comme le corrélatif, dans le monde, du néant qui me sépare de mon possible. De ce point de vue le temps apparaît comme forme finie, organisée, au sein d'une dispersion indéfinie ; le laps de temps est comprimé de temps au sein d'une absolue décompression et c'est le projet de nous-même vers nos possibles qui réalise la compression. Ce comprimé de temps est certes une forme de dispersion et de séparation car il exprime dans le monde la distance qui me sépare de moi-même. Mais d'autre part, comme je ne me projette jamais vers un possible qu'à travers une série organisée de possibles dépendants qui sont ce que j'ai à être pour être... et comme leur dévoilement non thématique et non positionnel est donné dans le dévoilement non positionnel du possible majeur vers quoi je me projette, le temps se dévoile à moi comme forme temporelle objective, comme échelonnement organisé des probables : cette forme objective ou laps est comme la trajectoire de mon acte.
Ainsi le temps apparaît par trajectoires. Mais, de même que les trajectoires spatiales se décompriment et s'effondrent en pure spatialité statique, ainsi la trajectoire temporelle s'effondre dès qu'elle n'est pas simplement vécue comme ce qui sous-entend objectivement notre attente de nous-même. Les probables, en effet, qui se découvrent à moi tendent naturellement à s'isoler en probables en soi et à occuper une fraction rigoureusement séparée du temps objectif, le laps de temps s'évanouit, le temps se révèle comme chatoiement de néant à la surface d'un être rigoureusement a-temporel.
Cette rapide esquisse du dévoilement du monde au pour-soi nous permet de conclure. Nous accorderons à l'idéalisme que l'être du pour-soi est connaissance de l'être mais en ajoutant qu'il y a un être de cette connaissance. L'identité de l'être du pour-soi et de la connaissance ne vient pas de ce que la connaissance est la mesure de l'être mais de ce que le pour-soi se fait annoncer ce qu'il est par l'en-soi, c'est-à-dire de ce qu'il est, dans son être, rapport à l'être. La connaissance n'est rien d'autre que la présence de l'être au pour-soi et le pour-soi n'est que le rien qui réalise cette présence. Ainsi la connaissance est-elle, par nature, être ek-statique et elle se confond de ce fait avec l'être ek-statique du pour-soi. Le pour-soi n'est pas pour connaître ensuite et l'on ne peut pas dire non plus qu'il n'est qu'en tant qu'il connaît ou qu'il est connu, ce qui ferait évanouir l'être en une infinité réglée de connaissances particulières. Mais c'est le surgissement absolu du pour-soi au milieu de l'être et par delà l'être, à partir de l'être qu'il n'est pas et comme négation de cet être et néantisation de soi, c'est cet événement absolu et premier qui est connaissance. En un mot, par un renversement radical de la position idéaliste, la connaissance se résorbe dans l'être : elle n'est ni un attribut, ni une fonction, ni un accident de l'être ; mais il n'y a que de l'être. De ce point de vue il apparaît comme nécessaire d'abandonner entièrement la position idéaliste et, en particulier, il devient possible d'envisager le rapport du pour-soi à l'en-soi comme une relation ontologique fondamentale ; nous pourrons même, à la fin de ce livre, considérer cette articulation du pour-soi par rapport à l'en-soi comme l'esquisse perpétuellement mouvante d'une quasi-totalité que nous pourrons nommer l'Etre. Du point de vue de cette totalité, le surgissement du pour-soi n'est pas seulement l'événement absolu pour le pour-soi, c'est aussi quelque chose qui arrive à l'en-soi, la seule aventure possible de l'en-soi : tout se passe en effet comme si le pour-soi, par sa néantisation même, se constituait en « conscience de... », c'est-à-dire par sa transcendance même échappait à cette loi de l'en-soi en qui l'affirmation est empâtée par l'affirmé. Le pour-soi par sa négation de soi devient affirmation de l'en-soi. L'affirmation intentionnelle est comme l'envers de la négation interne ; il ne peut y avoir affirmation que par un être qui est son propre néant et d'un être qui n'est pas l'être affirmant. Mais alors dans la quasi-totalité de l'Etre, l'affirmation arrive à l'en-soi : c'est l'aventure de l'en-soi que d'être affirmé. Cette affirmation qui ne pouvait être opérée comme affirmation de soi par l'en-soi sans être destructrice de son être-en-soi, il arrive à l'en-soi qu'elle se réalise par le pour-soi ; elle est comme une ek-stase passive de l'en-soi qui le laisse inaltéré et qui pourtant s'effectue en lui et à partir de lui. Tout se passe comme s'il y avait une passion du pour-soi qui se perdait lui-même pour que l'affirmation « monde » arrive à l'en-soi. Et, certes, cette affirmation n'existe que pour le pour-soi, elle est le pour-soi lui-même et disparaît avec lui. Mais elle n'est pas dans le pour-soi, car elle est l'ek-stase même et si le pour-soi est l'un de ses termes (l'affirmant), l'autre terme, l'en-soi, lui est réellement présent ; c'est dehors, sur l'être, qu'il y a un monde qui se découvre à moi.
Au réaliste, d'autre part, nous concéderons que c'est l'être même qui est présent à la conscience dans la connaissance et que le pour-soi n'ajoute rien à l'en-soi, sinon le fait même qu'il y ait de l'en-soi, c'est-à-dire la négation affirmative. Nous avons pris à tâche en effet de montrer que le monde et la chose-ustensile, l'espace et la quantité comme le temps universel étaient de purs néants substantialisés et ne modifiaient en rien l'être pur qui se révèle à travers eux. En ce sens, tout est donné, tout est présent à moi sans distance et dans son entière réalité ; rien de ce que je vois ne vient de moi, il n'y a rien en dehors de ce que je vois ou de ce que je pourrais voir. L'être est partout autour de moi, il semble que je puisse le toucher, le saisir ; la représentation, comme événement psychique, est une pure invention des philosophes. Mais cet être qui « m'investit » de toute part et dont rien ne me sépare, c'est précisément rien qui m'en sépare et ce rien, parce qu'il est néant, est infranchissable. « Il y a » de l'être parce que je suis négation de l'être et la mondanité, la spatialité, la quantité, l'ustensilité, la temporalité ne viennent à l'être que parce que je suis négation de l'être, elles n'ajoutent rien à l'être, elles sont de pures conditions néantisées du « il y a », elles ne font que réaliser le il y a. Mais ces conditions qui ne sont rien me séparent plus radicalement de l'être que ne le feraient des déformations prismatiques à travers lesquelles je pourrais encore espérer le découvrir. Dire qu'il y a de l'être n'est rien et pourtant c'est opérer une totale métamorphose, puisqu'il n'y a d'être que pour un pour-soi. Ce n'est pas dans sa qualité propre que l'être est relatif au pour-soi, ni dans son être, et par là nous échappons au relativisme kantien ; mais c'est dans son « il y a », puisque dans sa négation interne le pour-soi affirme ce qui ne peut s'affirmer, connaît l'être tel qu'il est alors que le « tel qu'il est » ne saurait appartenir à l'être. En ce sens, à la fois le pour-soi est présence immédiate à l'être et, à la fois, il se glisse comme une distance infinie entre lui-même et l'être. C'est que le connaître a pour idéal l'être-ce-qu'on-connaît et pour structure originelle le ne-pas-être-ce-qui-est-connu. Mondanité, spatialité, etc., ne font qu'exprimer ce ne-pas-être. Ainsi je me retrouve partout entre moi et l'être comme le rien qui n'est pas l'être. Le monde est humain. On voit la position très particulière de la conscience : l'être est partout, contre moi, autour de moi, il pèse sur moi, il m'assiège et je suis perpétuellement renvoyé d'être en être, cette table qui est là c'est de l'être et rien de plus ; cette roche, cet arbre, ce paysage : de l'être et autrement rien. Je veux saisir cet être et je ne trouve plus que moi. C'est que la connaissance, intermédiaire entre l'être et le non-être, me renvoie à l'être absolu si je la veux subjective et me renvoie à moi-même quand je crois saisir l'absolu. Le sens même de la connaissance est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est, car pour connaître l'être tel qu'il est, il faudrait être cet être, mais il n'y a de « tel qu'il est » que parce que je ne suis pas l'être que je connais et si je le devenais le « tel qu'il est » s'évanouirait et ne pourrait même plus être pensé. Il ne s'agit là ni d'un scepticisme – qui suppose précisément que le tel qu'il est appartient à l'être – ni d'un relativisme. La connaissance nous met en présence de l'absolu et il y a une vérité de la connaissance. Mais cette vérité, quoique ne nous livrant rien de plus et rien de moins que l'absolu, demeure strictement humaine.
On s'étonnera peut-être que nous ayons traité le problème du connaître sans poser la question du corps et des sens ni nous y référer une seule fois. Il n'entre pas dans notre dessein de méconnaître ou de négliger le rôle du corps. Mais il importe avant tout, en ontologie comme partout ailleurs, d'observer dans le discours un ordre rigoureux. Or le corps, quelle que puisse être sa fonction, apparaît d'abord comme du connu. Nous ne saurions donc rapporter à lui la connaissance, ni traiter de lui avant d'avoir défini le connaître, ni dériver de lui, en quelque façon et de quelque manière que ce soit, le connaître dans sa structure fondamentale. En outre le corps – notre corps – a pour caractère particulier d'être essentiellement le connu par autrui : ce que je connais c'est le corps des autres et l'essentiel de ce que je sais de mon corps vient de la façon dont les autres le voient. Ainsi la nature de mon corps me renvoie à l'existence d'autrui et à mon être-pour-autrui. Je découvre avec lui, pour la réalité-humaine, un autre mode d'existence aussi fondamental que l'être-pour-soi et que je nommerai l'être-pour-autrui. Si je veux décrire de façon exhaustive le rapport de l'homme avec l'être il faut à présent que j'aborde l'étude de cette nouvelle structure de mon être : le pour-autrui. Car la réalité-humaine doit être dans son être, d'un seul et même surgissement, pour-soi-pour-autrui.
1 Chap. III. section II.