Nous avons décrit la réalité-humaine à partir des conduites négatives et du cogito. Nous avons découvert, en suivant ce fil conducteur, que la réalité-humaine était-pour-soi. Est-ce là tout ce qu'elle est ? Sans sortir de notre attitude de description réflexive, nous pouvons rencontrer des modes de conscience qui semblent, tout en demeurant en eux-mêmes strictement pour-soi, indiquer un type de structure ontologique radicalement différent. Cette structure ontologique est mienne, c'est à mon sujet que je me soucie et pourtant ce souci « pour-moi » me découvre un être qui est mon être sans être-pour-moi.
Considérons, par exemple, la honte. Il s'agit d'un mode de conscience dont la structure est identique à toutes celles que nous avons précédemment décrites. Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme telle, c'est un exemple de ce que les Allemands appellent « Erlebnis », elle est accessible à la réflexion. En outre sa structure est intentionnelle, elle est appréhension honteuse de quelque chose et ce quelque chose est moi. J'ai honte de ce que je suis. Lu honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte. Il est certain que ma honte n'est pas réflexive, car la présence d'autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d'un catalyseur, est incompatible avec l'attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. Il ne s'agit cependant pas de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d'être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D'abord cette comparaison ne se rencontre pas en nous, à titre d'opération psychique concrète : la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible : je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l'intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour autrui. Il n'y a ici ni étalon ni table de correspondance. La notion même de vulgarité implique d'ailleurs une relation intermonadique. On n'est pas vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d'être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. Cet être n'était pas en puissance en moi avant l'apparition d'autrui car il n'aurait su trouver de place dans le pour-soi ; et même si l'on se plaît à me doter d'un corps entièrement constitué avant que ce corps soit pour les autres, on ne saurait y loger en puissance ma vulgarité ou ma maladresse, car elles sont des significations et, comme telles, elles dépassent le corps et renvoient à la fois à un témoin susceptible de les comprendre et à la totalité de ma réalité-humaine. Mais cet être nouveau qui apparaît pour autrui ne réside pas en autrui ; j'en suis responsable, comme le montre bien ce système éducatif qui consiste à « faire honte » aux enfants de ce qu'ils sont. Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables. Mais du même coup, j'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le pour-soi renvoie au pour-autrui. Si donc nous voulons saisir dans sa totalité la relation d'être de l'homme à l'être-en-soi, nous ne pouvons nous contenter des descriptions esquissées dans les précédents chapitres de cet ouvrage ; nous devons répondre à deux questions bien autrement redoutables : tout d'abord celle de l'existence d'autrui, ensuite celle de mon rapport d'être avec l'être d'autrui.
Il est curieux que le problème des Autres n'ait jamais vraiment inquiété les réalistes. Dans la mesure où le réaliste se « donne tout », il lui paraît sans doute qu'il se donne autrui. Au milieu du réel, en effet, quoi de plus réel qu'autrui ? C'est une substance pensante de même essence que moi, qui ne saurait s'évanouir en qualités secondes et qualités premières et dont je trouve en moi les structures essentielles. Toutefois, dans la mesure où le réalisme tente de rendre compte de la connaissance par une action du monde sur la substance pensante, il ne s'est pas soucié d'établir une action immédiate et réciproque des substances pensantes entre elles : c'est par l'intermédiaire du monde qu'elles communiquent ; entre la conscience d'autrui et la mienne, mon corps comme chose du monde et le corps d'autrui sont les intermédiaires nécessaires. L'âme d'autrui est donc séparée de la mienne par toute la distance qui sépare tout d'abord mon âme de mon corps, puis mon corps du corps d'autrui, enfin le corps d'autrui de son âme. Et, s'il n'est pas certain que le rapport du pour-soi au corps soit un rapport d'extériorité (nous aurons à traiter plus tard de ce problème), au moins est-il évident que la relation de mon corps avec le corps d'autrui est une relation de pure extériorité indifférente. Si les âmes sont séparées par leurs corps, elles sont distinctes comme cet encrier est distinct de ce livre, c'est-à-dire qu'on ne peut concevoir aucune présence immédiate de l'une à l'autre. Et si même l'on admet une présence immédiate de mon âme au corps d'autrui, il s'en faut encore de toute l'épaisseur d'un corps que j'atteigne son âme. Si donc le réalisme fonde sa certitude sur la présence « en personne » de la chose spatio-temporelle à ma conscience, il ne saurait réclamer la même évidence pour la réalité de l'âme d'autrui, puisque, de son aveu même, cette âme ne se donne pas en personne à la mienne : elle est une absence, une signification, le corps indique vers elle sans la livrer ; en un mot, dans une philosophie fondée sur l'intuition, il n'y a aucune intuition de l'âme d'autrui. Or, si l'on ne joue pas sur les mots, cela signifie que le réalisme ne fait aucune place à l'intuition d'autrui : il ne servirait à rien de dire qu'au moins le corps de l'autre nous est donné, et que ce corps est une certaine présence d'autrui ou d'une partie d'autrui : il est vrai que le corps appartient à la totalité que nous nommons « réalité-humaine » comme une de ses structures. Mais précisément il n'est corps de l'homme qu'en tant qu'il existe dans l'unité indissoluble de cette totalité, comme l'organe n'est organe vivant que dans la totalité de l'organisme. La position du réalisme, en nous livrant le corps non point enveloppé dans la totalité humaine mais à part, comme une pierre ou un arbre ou un morceau de cire, a tué aussi sûrement le corps que le scalpel du physiologiste en séparant un morceau de chair de la totalité du vivant. Ce n'est pas le corps d'autrui qui est présent à l'intuition réaliste : c'est un corps. Un corps qui, sans doute, a des aspects et une « ἕξις » particuliers, mais qui appartient cependant à la grande famille des corps. S'il est vrai que pour un réalisme spiritualiste, l'âme est plus facile à connaître que le corps, le corps sera plus facile à connaître que l'âme d'autrui.
A vrai dire, le réaliste se soucie assez peu de ce problème : c'est qu'il tient l'existence d'autrui pour certaine. C'est pourquoi la psychologie réaliste et positive du XIXe siècle, prenant pour accordée l'existence de mon prochain, se préoccupe exclusivement d'établir les moyens que j'ai de connaître cette existence et de déchiffrer sur le corps les nuances d'une conscience qui m'est étrangère. Le corps, dira-t-on, est un objet dont l'« ἕξις » réclame une interprétation particulière. L'hypothèse qui rend le mieux compte de ses comportements, c'est celle d'une conscience analogue à la mienne et dont il refléterait les différentes émotions. Reste à expliquer comment nous faisons cette hypothèse : on nous dira tantôt que c'est par analogie avec ce que je sais de moi-même et tantôt que c'est l'expérience qui nous apprend à déchiffrer, par exemple, la coloration subite d'un visage comme promesse de coups et de cris furieux. On reconnaîtra volontiers que ces procédés peuvent seulement nous donner d'autrui une connaissance probable : il reste toujours probable qu'autrui ne soit qu'un corps. Si les animaux sont des machines, pourquoi l'homme que je vois passer dans la rue n'en serait-il pas une ? Pourquoi l'hypothèse radicale des béhaviouristes ne serait-elle pas la bonne ? Ce que je saisis sur ce visage n'est rien que l'effet de certaines contractions musculaires et celles-ci à leur tour ne sont que l'effet d'un influx nerveux dont je connais le parcours. Pourquoi ne pas réduire l'ensemble de ces réactions à des réflexes simples ou conditionnés ? Mais la plus grande partie des psychologues demeurent convaincus de l'existence d'autrui comme réalité totalitaire de même structure que la leur propre. Pour eux l'existence d'autrui est certaine et la connaissance que nous en avons est probable. On voit le sophisme du réalisme. En fait, il faut renverser les termes de cette affirmation et reconnaître que, si autrui ne nous est accessible que par la connaissance que nous en avons et si cette connaissance est seulement conjecturale, l'existence d'autrui est seulement conjecturale et c'est le rôle de la réflexion critique que de déterminer son degré exact de probabilité. Ainsi, par un curieux retournement, pour avoir posé la réalité du monde extérieur, le réaliste est forcé de verser dans l'idéalisme lorsqu'il envisage l'existence d'autrui. Si le corps est un objet réel agissant réellement sur la substance pensante, autrui devient une pure représentation, dont l'esse est un simple percipi, c'est-à-dire dont l'existence est mesurée par la connaissance que nous en avons. Les théories plus modernes de l'Einfühlung, de la sympathie et des formes ne font que perfectionner la description de nos moyens de présentifier autrui, mais elles ne mettent pas le débat sur son véritable terrain : qu'autrui soit d'abord senti ou qu'il apparaisse dans l'expérience comme une forme singulière avant toute habitude et en l'absence de toute inférence analogique, il n'en demeure pas moins que l'objet signifiant et senti, que la forme expressive renvoient purement et simplement à une totalité humaine dont l'existence demeure purement et simplement conjecturale.
Si le réalisme nous renvoie ainsi à l'idéalisme, n'est-il pas plus avisé de nous mettre immédiatement dans la perspective idéaliste et critique ? Puisque autrui est « ma représentation », ne vaut-il pas mieux interroger cette représentation au sein d'un système qui réduit l'ensemble des objets à un groupement lié de représentations et qui mesure toute existence par la connaissance que j'en prends ?
Nous trouverons pourtant peu de secours chez un Kant : préoccupé, en effet, d'établir les lois universelles de la subjectivité, qui sont les mêmes pour tous, il n'a pas abordé la question des personnes. Le sujet est seulement l'essence commune de ces personnes, il ne saurait pas plus permettre de déterminer leur multiplicité que l'essence d'homme, pour Spinoza, ne permet de déterminer celle des hommes concrets. Il semble donc d'abord que Kant eût rangé le problème d'autrui parmi ceux qui ne relevaient pas de sa critique. Pourtant regardons-y mieux : autrui, comme tel, est donné dans notre expérience ; c'est un objet et un objet particulier. Kant s'est placé du point de vue du sujet pur pour déterminer les conditions de possibilité non seulement d'un objet en général, mais des diverses catégories d'objets : l'objet physique, l'objet mathématique, l'objet beau ou laid et celui qui présente des caractères téléologiques. De ce point de vue on a pu reprocher des lacunes à son œuvre et vouloir, par exemple, établir à la suite d'un Dilthey les conditions de possibilité de l'objet historique, c'est-à-dire tenter une critique de la raison historique. Pareillement, s'il est vrai qu'autrui représente un type particulier d'objet qui se découvre à notre expérience, il est nécessaire, dans la perspective même d'un kantisme rigoureux, de se demander comment la connaissance d'autrui est possible, c'est-à-dire d'établir les conditions de possibilité de l'expérience des autres.
Il serait tout à fait erroné, en effet, d'assimiler le problème d'autrui à celui des réalités nouménales. Certes, s'il existe des « autrui » et s'ils sont semblables à moi, la question de leur existence intelligible peut se poser pour eux comme celle de mon existence nouménale se pose pour moi ; certes, aussi, la même réponse vaudra pour eux et pour moi : cette existence nouménale peut être seulement pensée, mais non conçue. Mais lorsque je vise autrui dans mon expérience quotidienne, ce n'est nullement une réalité nouménale que je vise, pas plus que je ne saisis ou ne vise ma réalité intelligible lorsque je prends connaissance de mes émotions ou de mes pensées empiriques. Autrui est un phénomène qui renvoie à d'autres phénomènes : à une colère-phénomène qu'il ressent contre moi, à une série de pensées qui lui apparaissent comme des phénomènes de son sens intime ; ce que je vise en autrui ce n'est rien de plus que ce que je trouve en moi-même. Seulement ces phénomènes sont radicalement distincts de tous les autres.
En premier lieu, l'apparition d'autrui dans mon expérience se manifeste par la présence de formes organisées telles que la mimique et l'expression, les actes et les conduites. Ces formes organisées renvoient à une unité organisatrice qui se situe par principe en dehors de notre expérience. C'est la colère d'autrui, en tant qu'elle apparaît à son sens intime et qu'elle se refuse par nature à mon aperception, qui fait la signification et qui est peut-être la cause de la série de phénomènes que je saisis dans mon expérience sous le nom d'expression ou de mimique. Autrui, comme unité synthétique de ses expériences et comme volonté autant que comme passion, vient organiser mon expérience. Il ne s'agit pas de la pure et simple action d'un noumène inconnaissable sur ma sensibilité, mais de la constitution dans le champ de mon expérience, par un être qui n'est pas moi, de groupes liés de phénomènes. Et ces phénomènes, à la différence de tous les autres, ne renvoient pas à des expériences possibles mais à des expériences qui, par principe, sont en dehors de mon expérience et appartiennent à un système qui m'est inaccessible. Mais d'autre part la condition de possibilité de toute expérience, c'est que le sujet organise ses impressions en système lié. Aussi ne trouvons-nous dans les choses « que ce que nous y avons mis ». L'autre ne peut donc nous apparaître sans contradiction comme organisant notre expérience : il y aurait surdétermination du phénomène. Pouvons-nous encore utiliser ici la causalité ? Cette question est bien faite pour marquer le caractère ambigu de l'autre dans une philosophie kantienne. En effet, la causalité ne saurait lier entre eux que des phénomènes. Mais précisément la colère qu'autrui ressent est un phénomène et l'expression furieuse que je perçois en est un autre. Peut-il y avoir entre eux un lien causal ? Il serait conforme à leur nature phénoménale ; et, en ce sens, je ne me prive point de considérer la rougeur du visage de Paul comme l'effet de sa colère : ceci fait partie de mes affirmations courantes. Mais d'autre part la causalité n'a de sens que si elle relie des phénomènes d'une même expérience et contribue à constituer cette expérience. Peut-elle servir de pont entre deux expériences radicalement séparées ? Il faut noter ici qu'en l'utilisant à ce titre, je lui ferai perdre sa nature d'unification idéale des apparitions empiriques : la causalité kantienne est unification des moments de mon temps sous la forme de l'irréversibilité. Comment admettre qu'elle unifiera mon temps et celui de l'autre ? Quelle relation temporelle établir entre la décision de s'exprimer, phénomène apparu dans la trame de l'expérience d'autrui, et l'expression, phénomène de mon expérience ? La simultanéité ? La succession ? Mais comment un instant de mon temps peut-il être en rapport de simultanéité ou de succession avec un instant du temps d'autrui ? Même si une harmonie préétablie et d'ailleurs incompréhensible dans la perspective kantienne faisait correspondre instant par instant les deux temps envisagés, ils n'en resteraient pas moins deux temps sans relation, puisque, pour chacun d'eux, la synthèse unificative des moments est un acte du sujet. L'universalité des temps, chez Kant, n'est que l'universalité d'un concept, elle signifie seulement que chaque temporalité doit posséder une structure définie, que les conditions de possibilité d'une expérience temporelle sont valables pour toutes les temporalités. Mais cette identité de l'essence temporelle n'empêche pas plus la diversité incommunicable des temps que l'identité de l'essence d'homme n'empêche la diversité incommunicable des consciences humaines. Ainsi, le rapport des consciences étant par nature impensable, le concept d'autrui ne saurait constituer notre expérience : il faudra le ranger, avec les concepts téléologiques, parmi les concepts régulateurs. Autrui appartient donc à la catégorie des « comme si », c'est une hypothèse a priori qui n'a d'autre justification que l'unité qu'elle permet d'opérer dans notre expérience et qui ne saurait être pensée sans contradiction. S'il est possible en effet de concevoir, à titre de pure occasion de la connaissance, l'action d'une réalité intelligible sur notre sensibilité, il n'est même pas pensable, par contre, qu'un phénomène, dont la réalité est strictement relative à son apparition dans l'expérience d'autrui, agisse réellement sur un phénomène de mon expérience. Et même si nous admettions que l'action d'un intelligible s'exerce à la fois sur mon expérience et sur celle d'autrui (au sens où la réalité intelligible affecterait autrui dans la mesure même où elle m'affecterait), il n'en demeurerait pas moins radicalement impossible d'établir ou même de postuler un parallélisme et une table de correspondance entre deux systèmes qui se constituent spontanément1.
Mais, d'autre part, la qualité de concept régulateur convient-elle bien au concept d'autrui ? Il ne s'agit pas en effet d'établir une unité plus forte entre les phénomènes de mon expérience au moyen d'un concept purement formel qui permettrait seulement des découvertes de détail dans les objets qui m'apparaissent. Il ne s'agit pas d'une sorte d'hypothèse a priori ne dépassant pas le champ de mon expérience et incitant à des recherches nouvelles dans les limites mêmes de ce champ. La perception de l'objet-autrui renvoie à un système cohérent de représentations et ce système n'est pas le mien. Cela signifie qu'autrui n'est pas, dans mon expérience, un phénomène qui renvoie à mon expérience, mais qu'il se réfère par principe à des phénomènes situés en dehors de toute expérience possible pour moi. Et, certes, le concept d'autrui permet des découvertes et des prévisions au sein de mon système de représentations, un resserrement de la trame des phénomènes : grâce à l'hypothèse des autres je puis prévoir ce geste à partir de cette expression. Mais ce concept ne se présente pas comme ces notions scientifiques (les imaginaires, par exemple) qui interviennent au cours d'un calcul de physique, comme des instruments, sans être présentes dans l'énoncé empirique du problème et pour être éliminées des résultats. Le concept d'autrui n'est pas purement instrumental : loin qu'il existe pour servir à l'unification des phénomènes, il faut dire, au contraire, que certaines catégories de phénomènes semblent n'exister que pour lui. L'existence d'un système de significations et d'expériences radicalement distinct du mien est le cadre fixe vers lequel indiquent dans leur écoulement même des séries diverses de phénomènes. Et ce cadre, par principe extérieur à mon expérience, se remplit peu à peu. Cet autrui dont nous ne pouvons saisir la relation à moi et qui n'est jamais donné, nous le constituons peu à peu comme un objet concret : il n'est pas l'instrument qui sert à prévoir un événement de mon expérience, mais ce sont les événements de mon expérience qui servent à constituer autrui en tant qu'autrui, c'est-à-dire en tant que système de représentations hors d'atteinte comme un objet concret et connaissable. Ce que je vise constamment à travers mes expériences, ce sont les sentiments d'autrui, les idées d'autrui, les volitions d'autrui, le caractère d'autrui. C'est que, en effet, autrui n'est pas seulement celui que je vois, mais celui qui me voit. Je vise autrui en tant qu'il est un système lié d'expériences hors d'atteinte dans lequel je figure comme un objet parmi les autres. Mais dans la mesure où je m'efforce de déterminer la nature concrète de ce système de représentations et la place que j'y occupe à titre d'objet, je transcende radicalement le champ de mon expérience : je m'occupe d'une série de phénomènes qui, par principe, ne pourront jamais être accessibles à mon intuition et, par conséquent, j'outrepasse les droits de ma connaissance ; je cherche à lier entre elles des expériences qui ne seront jamais mes expériences et, par conséquent, ce travail de construction et d'unification ne peut en rien servir à l'unification de ma propre expérience : dans la mesure où autrui est une absence il échappe à la nature. On ne saurait donc qualifier autrui de concept régulateur. Et certes des idées comme le Monde, par exemple, échappent aussi par principe à mon expérience ; mais au moins s'y rapportent-elles et n'ont-elles de sens que par elle. Autrui, au contraire, se présente, en un certain sens, comme la négation radicale de mon expérience, puisqu'il est celui pour qui je suis non sujet mais objet. Je m'efforce donc, comme sujet de connaissance, de déterminer comme objet le sujet qui nie mon caractère de sujet et me détermine lui-même comme objet.
Ainsi l'autre ne peut être, dans la perspective idéaliste, considéré ni comme concept constitutif ni comme concept régulateur de ma connaissance. Il est conçu comme réel et pourtant je ne puis concevoir son rapport réel avec moi, je le construis comme objet et pourtant il n'est pas livré par l'intuition, je le pose comme sujet et pourtant c'est à titre d'objet de mes pensées que je le considère. Il ne reste donc que deux solutions pour l'idéaliste : ou bien se débarrasser entièrement du concept de l'autre et prouver qu'il est inutile à la constitution de mon expérience ; ou bien affirmer l'existence réelle d'autrui, c'est-à-dire poser une communication réelle et extra-empirique entre les consciences.
La première solution est connue sous le nom de solipsisme : si pourtant elle se formule, en conformité avec sa dénomination, comme affirmation de ma solitude ontologique, elle est pure hypothèse métaphysique, parfaitement injustifiée et gratuite, car elle revient à dire qu'en dehors de moi rien n'existe, elle dépasse donc le champ strict de mon expérience. Mais si elle se présente plus modestement comme un refus de quitter le terrain solide de l'expérience, comme une tentative positive pour ne pas faire usage du concept d'autrui, elle est parfaitement logique, elle demeure sur le plan du positivisme critique et, bien qu'elle s'oppose aux tendances les plus profondes de notre être, elle tire sa justification des contradictions de la notion des autres considérée dans la perspective idéaliste. Une psychologie qui se voudrait exacte et objective, comme le « béhaviourisme » de Watson, ne fait en somme qu'adopter le solipsisme comme hypothèse de travail. Il ne s'agira pas de nier la présence, dans le champ de mon expérience, d'objets que nous pourrons nommer « êtres psychiques » mais seulement de pratiquer une sorte d'έποχἠ touchant l'existence de systèmes de représentations organisées par un sujet et situées en dehors de mon expérience.
En face de cette solution, Kant et la majorité des postkantiens continuent d'affirmer l'existence d'autrui. Mais ils ne peuvent se référer qu'au bon sens ou à nos tendances profondes pour justifier leur affirmation. On sait que Schopenhauer traite le solipsiste de « fou enfermé dans un blockhaus imprenable ». Voilà un aveu d'impuissance. C'est qu'en effet, par la position de l'existence de l'autre, on fait éclater soudain les cadres de l'idéalisme et l'on retombe dans un réalisme métaphysique. Tout d'abord, en posant une pluralité de systèmes clos et qui ne peuvent communiquer que par le dehors, nous rétablissons implicitement la notion de substance. Sans doute ces systèmes sont non-substantiels, puisqu'ils sont simples systèmes de représentations. Mais leur extériorité réciproque est extériorité en soi ; elle est sans être connue ; nous n'en saisissons même pas les effets de manière certaine, puisque l'hypothèse solipsiste demeure toujours possible. Nous nous bornons à poser ce néant en-soi comme un fait absolu : il n'est pas relatif, en effet, à notre connaissance d'autrui, mais c'est lui, au contraire, qui la conditionne. Donc, même si les consciences ne sont que de pures liaisons conceptuelles de phénomènes, même si la règle de leur existence est le « percipere » et le « percipi », il n'en demeure pas moins que la multiplicité de ces systèmes relationnels est multiplicité en-soi et qu'elle les transforme immédiatement en systèmes en soi. Mais en outre, si je pose que mon expérience de la colère d'autrui a pour corrélatif dans un autre système une expérience subjective de colère, je restitue le système de l'image vraie, dont Kant avait eu si grand souci de se débarrasser. Certes il s'agit d'un rapport de convenance entre deux phénomènes, la colère perçue dans les gestes et mimiques et la colère appréhendée comme réalité phénoménale du sens intime – et non d'un rapport entre un phénomène et une chose en soi. Mais il n'en demeure pas moins que le critère de la vérité est ici la conformité de la pensée à son objet, non l'accord des représentations entre elles. En effet, précisément parce qu'ici tout recours au noumène est écarté, le phénomène de la colère ressentie est à celui de la colère constatée comme le réel objectif à son image. Le problème est bien celui de la représentation adéquate, puisqu'il y a un réel et un mode d'appréhension de ce réel. S'il s'agissait de ma propre colère, je pourrais en effet considérer ses manifestations subjectives et ses manifestations physiologiques et objectivement décelables comme deux séries d'effets d'une même cause, sans que l'une des séries représentât la vérité de la colère ou sa réalité et l'autre seulement son effet ou son image. Mais si l'une des séries des phénomènes réside en autrui et l'autre en moi, l'une fonctionne comme la réalité de l'autre et le schéma réaliste de la vérité est le seul qui puisse s'appliquer ici.
Ainsi nous n'avons abandonné la position réaliste du problème que parce qu'elle aboutissait nécessairement à l'idéalisme ; nous nous sommes délibérément placé dans la perspective idéaliste et nous n'y avons rien gagné car celle-ci, inversement, dans la mesure où elle refuse l'hypothèse solipsiste, aboutit à un réalisme dogmatique et totalement injustifié. Voyons si nous pouvons comprendre cette inversion brusque des doctrines et si nous pouvons tirer de ce paradoxe quelque enseignement qui facilitera une position correcte de la question.
A l'origine du problème de l'existence d'autrui, il y a une présupposition fondamentale : autrui, en effet, c'est l'autre, c'est-à-dire le moi qui n'est pas moi ; nous saisissons donc ici une négation comme structure constitutive de l'être-autrui. La présupposition commune à l'idéalisme et au réalisme, c'est que la négation constituante est négation d'extériorité. Autrui, c'est celui qui n'est pas moi et que je ne suis pas. Ce ne-pas indique un néant comme élément de séparation donné entre autrui et moi-même. Entre autrui et moi-même il y a un néant de séparation. Ce néant ne tire pas son origine de moi-même, ni d'autrui, ni d'une relation réciproque d'autrui et de moi-même ; mais il est, au contraire, originellement le fondement de toute relation entre autrui et moi, comme absence première de relation. C'est que, en effet, autrui m'apparaît empiriquement à l'occasion de la perception d'un corps et ce corps est un en-soi extérieur à mon corps ; le type de relation qui unit et sépare ces deux corps est la relation spatiale comme le rapport des choses qui n'ont pas de rapport entre elles, comme l'extériorité pure en tant qu'elle est donnée. Le réaliste qui croit saisir autrui à travers son corps estime donc qu'il est séparé d'autrui comme un corps d'un autre corps, ce qui signifie que le sens ontologique de la négation contenue dans le jugement : « Je ne suis pas Paul » est du même type que celui de la négation contenue dans le jugement : « La table n'est pas la chaise. » Ainsi la séparation des consciences étant imputable aux corps, il y a comme un espace originel entre les consciences diverses, c'est-à-dire, précisément, un néant donné, une distance absolue et passivement subie. L'idéalisme, certes, réduit mon corps et le corps d'autrui à des systèmes objectifs de représentation. Mon corps, pour Schopenhauer, n'est rien d'autre que « l'objet immédiat ». Mais on ne supprime pas pour cela la distance absolue entre les consciences. Un système total de représentations – c'est-à-dire chaque monade – ne pouvant être limité que par soi-même ne saurait entretenir de rapport avec ce qui n'est pas lui. Le sujet connaissant ne peut ni limiter un autre sujet ni se faire limiter par lui. Il est isolé par sa plénitude positive et, par suite, entre lui-même et un autre système pareillement isolé une séparation spatiale est conservée comme le type même de l'extériorité. Ainsi, c'est encore l'espace qui sépare implicitement ma conscience de celle d'autrui. Encore faut-il ajouter que l'idéaliste, sans y prendre garde, recourt à un « troisième homme » pour faire apparaître cette négation d'extériorité. Car, nous l'avons vu, toute relation externe, en tant qu'elle n'est pas constituée par ses termes mêmes, requiert un témoin pour la poser. Ainsi, pour l'idéaliste comme pour le réaliste, une conclusion s'impose : du fait qu'autrui nous est révélé dans un monde spatial, c'est un espace réel ou idéal qui nous sépare d'autrui.
Cette présupposition entraîne une grave conséquence : si, en effet, je dois être par rapport à autrui sur le mode de l'extériorité d'indifférence, je ne saurais pas plus être affecté en mon être par le surgissement ou l'abolition d'autrui qu'un en-soi par l'apparition ou la disparition d'un autre en-soi. Par suite, du moment qu'autrui ne peut agir sur mon être par son être, la seule façon dont il peut se révéler à moi, c'est d'apparaître comme objet à ma connaissance. Mais il faut entendre par là que je dois constituer autrui comme l'unification que ma spontanéité impose à une diversité d'impressions, c'est-à-dire que je suis celui qui constitue autrui dans le champ de son expérience. Autrui ne saurait donc être pour moi qu'une image, même si, par ailleurs, toute la théorie de la connaissance que j'ai édifiée vise à repousser cette notion d'image ; et seul un témoin qui serait extérieur à la fois à moi-même et à autrui pourrait comparer l'image au modèle et décider si elle est vraie. Ce témoin, par ailleurs, pour être autorisé ne devrait pas être à son tour vis-à-vis de moi-même et d'autrui dans un rapport d'extériorité, sinon il ne nous connaîtrait que par des images. Il faudrait que, dans l'unité ek-statique de son être, il soit à la fois ici, sur moi, comme négation interne de moi-même et là-bas sur autrui, comme négation interne d'autrui. Ainsi ce recours à Dieu, qu'on trouverait chez Leibniz, est purement et simplement recours à la négation d'intériorité : c'est ce que dissimule la notion théologique de création : Dieu à la fois est et n'est pas moi-même et autrui puisqu'il nous crée. Il convient, en effet, qu'il soit moi-même pour saisir ma réalité sans intermédiaire et dans une évidence apodictique et qu'il ne soit pas moi, pour garder son impartialité de témoin et pour pouvoir là-bas être et n'être pas autrui. L'image de la création est la plus adéquate ici, puisque dans l'acte créateur, je vois jusqu'au fond ce que je crée – car ce que je crée c'est moi – et cependant ce que je crée s'oppose à moi en se refermant sur soi dans une affirmation d'objectivité. Ainsi la présupposition spatialisante ne nous laisse pas le choix : il faut recourir à Dieu ou tomber dans un probabilisme qui laisse la porte ouverte au solipsisme. Mais cette conception d'un Dieu qui est ses créatures nous fait tomber dans un nouvel embarras : c'est celui que manifeste le problème des substances dans la pensée postcartésienne. Si Dieu est moi et s'il est autrui, qu'est-ce donc qui garantit mon existence propre ? Si la création doit être continuée, je demeure toujours en suspens entre une existence distincte et une fusion panthéiste dans l'Etre Créateur. Si la création est un acte originel et si je me suis refermé contre Dieu, rien ne garantit plus à Dieu mon existence, car il n'est plus uni à moi que par un rapport d'extériorité, comme le sculpteur à la statue achevée, et derechef il ne peut me connaître que par des images. Dans ces conditions, la notion de Dieu, tout en nous révélant la négation d'intériorité comme la seule liaison possible entre des consciences, laisse paraître toute son insuffisance : Dieu n'est ni nécessaire ni suffisant comme garant de l'existence de l'autre ; en outre, l'existence de Dieu comme intermédiaire entre moi et autrui suppose déjà la présence en liaison d'intériorité d'un autrui à moi-même, puisque Dieu, étant doté des qualités essentielles d'un Esprit, apparaît comme la quintessence d'autrui et puisqu'il doit pouvoir déjà être en liaison d'intériorité avec moi-même pour qu'un fondement réel de l'existence d'autrui soit valable pour moi. Il semble donc qu'une théorie positive de l'existence d'autrui devrait pouvoir à la fois éviter le solipsisme et se passer du recours à Dieu si elle envisageait ma relation originelle à autrui comme une négation d'intériorité, c'est-à-dire comme une négation qui pose la distinction originelle d'autrui et de moi-même dans la mesure exacte où elle me détermine par autrui et où elle détermine autrui par moi. Est-il possible d'envisager la question sous cet aspect ?
Il semble que la philosophie du XIXe et du XXe siècle ait compris qu'on ne pouvait échapper au solipsisme si l'on envisageait d'abord moi-même et autrui sous l'aspect de deux substances séparées : toute union de ces substances, en effet, doit être tenue pour impossible. C'est pourquoi l'examen des théories modernes nous révèle un effort pour saisir au sein même des consciences une liaison fondamentale et transcendante à autrui qui serait constitutive de chaque conscience dans son surgissement même. Mais si l'on paraît abandonner le postulat de la négation externe, on conserve sa conséquence essentielle, c'est-à-dire l'affirmation que ma liaison fondamentale à autrui est réalisée par la connaissance.
Lorsque Husserl, en effet, se préoccupe, dans les Méditations cartésiennes et dans Formale und Transzendentale Logik, de réfuter le solipsisme, il croit y parvenir en montrant que le recours à autrui est condition indispensable de la constitution d'un monde. Sans entrer dans le détail de la doctrine, nous nous bornerons à indiquer son principal ressort : pour Husserl, le monde tel qu'il se révèle à la conscience est intermonadique. Autrui n'y est pas seulement présent comme telle apparition concrète et empirique mais comme une condition permanente de son unité et de sa richesse. Que je considère dans la solitude ou en compagnie cette table ou cet arbre ou ce pan de mur, autrui est toujours là comme une couche de significations constitutives qui appartiennent à l'objet même que je considère ; en bref, comme le véritable garant de son objectivité. Et comme notre moi psychophysique est contemporain du monde, fait partie du monde et tombe avec le monde sous le coup de la réduction phénoménologique, autrui apparaît comme nécessaire à la constitution même de ce moi. Si je dois douter de l'existence de Pierre, mon ami – ou des autres en général – en tant que cette existence est par principe en dehors de mon expérience, il faut que je doute aussi de mon être concret, de ma réalité empirique de professeur, ayant telle ou telle inclination, telles habitudes, tel caractère. Il n'y a pas de privilège pour mon moi : mon Ego empirique et l'Ego empirique d'autrui apparaissent en même temps dans le monde ; et la signification générale « autrui » est nécessaire à la constitution de l'un comme de l'autre de ces « Ego ». Ainsi, chaque objet, loin d'être, comme pour Kant, constitué par une simple relation au sujet, apparaît dans mon expérience concrète comme polyvalent, il se donne originellement comme possédant des systèmes de références à une pluralité indéfinie de consciences ; c'est sur la table, sur le mur qu'autrui se découvre à moi, comme ce à quoi se réfère perpétuellement l'objet considéré, aussi bien qu'à l'occasion des apparitions concrètes de Pierre ou de Paul.
Certes, ces vues réalisent un progrès sur les doctrines classiques. Il est incontestable que la chose-ustensile renvoie dès sa découverte à une pluralité de pour-soi. Nous aurons à y revenir. Il est certain aussi que la signification « autrui » ne peut venir de l'expérience, ni d'un raisonnement par analogie opéré à l'occasion de l'expérience : mais, bien au contraire, c'est à la lueur du concept d'autrui que l'expérience s'interprète. Est-ce à dire que le concept d'autrui est a priori ? Nous essaierons, par la suite, de le déterminer. Mais malgré ces incontestables avantages, la théorie de Husserl ne nous paraît pas sensiblement différente de celle de Kant. C'est que, en effet, si mon Ego empirique n'est pas plus sûr que celui d'autrui, Husserl a conservé le sujet transcendantal, qui en est radicalement distinct et qui ressemble fort au sujet kantien. Or, ce qu'il faudrait montrer, ce n'est pas le parallélisme des « Ego » empiriques, qui ne fait de doute pour personne, c'est celui des sujets transcendantaux. C'est que, en effet, autrui n'est jamais ce personnage empirique qui se rencontre dans mon expérience : c'est le sujet transcendantal auquel ce personnage renvoie par nature. Ainsi le véritable problème est-il celui de la liaison des sujets transcendantaux par delà l'expérience. Si l'on répond que, dès l'origine, le sujet transcendantal renvoie à d'autres sujets pour la constitution de l'ensemble noématique, il est facile de répondre qu'il y renvoie comme à des significations. Autrui serait ici comme une catégorie supplémentaire qui permettrait de constituer un monde, non comme un être réel existant par delà ce monde. Et, sans doute, la « catégorie » d'autrui implique, dans sa signification même, un renvoi de l'autre côté du monde à un sujet, mais ce renvoi ne saurait être qu'hypothétique, il a la pure valeur d'un contenu de concept unificateur ; il vaut dans et pour le monde, ses droits se limitent au monde et autrui est par nature hors du monde. Husserl s'est d'ailleurs ôté la possibilité même de comprendre ce que peut signifier l'être extra-mondain d'autrui, puisqu'il définit l'être comme la simple indication d'une série infinie d'opérations à effectuer. On ne saurait mieux mesurer l'être par la connaissance. Or, en admettant même que la connaissance en général mesure l'être, l'être d'autrui se mesure dans sa réalité par la connaissance qu'autrui prend de lui-même, non par celle que j'en prends. Ce qui est à atteindre par moi, c'est autrui, non en tant que j'en prends connaissance, mais en tant qu'il prend connaissance de soi, ce qui est impossible : cela supposerait, en effet, l'identification en intériorité de moi-même à autrui. Nous retrouvons donc ici cette distinction de principe entre autrui et moi-même, qui ne vient pas de l'extériorité de nos corps, mais du simple fait que chacun de nous existe en intériorité et qu'une connaissance valable de l'intériorité ne peut se faire qu'en intériorité, ce qui interdit par principe toute connaissance d'autrui tel qu'il se connaît, c'est-à-dire tel qu'il est. Husserl l'a compris d'ailleurs puisqu'il définit « autrui », tel qu'il se découvre à notre expérience concrète, comme une absence. Mais, dans la philosophie de Husserl du moins, comment avoir une intuition pleine d'une absence ? Autrui est l'objet d'intentions vides, autrui se refuse par principe et fuit ; la seule réalité qui demeure est donc celle de mon intention : autrui, c'est le noème vide qui correspond à ma visée vers autrui, dans la mesure où il paraît concrètement dans mon expérience ; c'est un ensemble d'opérations d'unification et de constitution de mon expérience, dans la mesure où il paraît comme un concept transcendantal. Husserl répond au solipsiste que l'existence d'autrui est aussi sûre que celle du monde en comprenant dans le monde mon existence psychophysique ; mais le solipsiste ne dit pas autre chose : elle est aussi sûre, dira-t-il, mais pas plus. L'existence du monde est mesurée, ajoutera-t-il, par la connaissance que j'en prends ; il ne saurait en aller autrement pour l'existence d'autrui.
J'avais cru, autrefois, pouvoir échapper au solipsisme en refusant à Husserl l'existence de son « Ego » transcendantal2. Il me semblait alors qu'il ne demeurait plus rien dans ma conscience qui fût privilégié par rapport à autrui, puisque je la vidais de son sujet. Mais, en fait, bien que je demeure persuadé que l'hypothèse d'un sujet transcendantal est inutile et néfaste, son abandon ne fait pas avancer d'un pas la question de l'existence d'autrui. Si même, en dehors de l'Ego empirique, il n'y avait rien d'autre que la conscience de cet Ego – c'est-à-dire un champ transcendantal sans sujet – il n'en demeurerait pas moins que mon affirmation d'autrui postule et réclame l'existence, par delà le monde, d'un semblable champ transcendantal ; et, par suite, la seule façon d'échapper au solipsisme serait, ici encore, de prouver que ma conscience transcendantale, dans son être même, est affectée par l'existence extra-mondaine d'autres consciences de même type. Ainsi, pour avoir réduit l'être à une série de significations, la seule liaison que Husserl a pu établir entre mon être et celui d'autrui est celle de la connaissance ; il ne saurait donc, pas plus que Kant, échapper au solipsisme.
Si, sans observer les règles de la succession chronologique, nous nous conformons à celles d'une sorte de dialectique intemporelle, la solution que Hegel donne au problème, dans le premier volume de la Phénoménologie de l'Esprit, nous paraîtra réaliser un progrès important sur celle que propose Husserl Ce n'est plus, en effet, à la constitution du monde et de mon « ego » empirique que l'apparition d'autrui est indispensable : c'est à l'existence même de ma conscience comme conscience de soi. En tant que conscience de soi, en effet, le Moi se saisit lui-même. L'égalité « moi = moi » ou « Je suis je » est l'expression même de ce fait. Tout d'abord cette conscience de soi est pure identité avec elle-même ; pure existence pour soi. Elle a la certitude de soi-même, mais cette certitude est encore privée de vérité. En effet, cette certitude serait vraie seulement dans la mesure où sa propre existence pour soi lui apparaîtrait comme objet indépendant. Ainsi la conscience de soi est d'abord comme une relation syncrétique et sans vérité entre un sujet et un objet non encore objectivé qui est ce sujet lui-même. Son impulsion étant de réaliser son concept en devenant consciente d'elle-même à tous égards, elle tend à se faire valable extérieurement en se donnant objectivité et existence manifeste : il s'agit d'expliciter le « Je suis je » et de se produire soi-même pour objet afin d'atteindre le stade ultime du développement – stade qui naturellement est, en un autre sens, le premier moteur du devenir de la conscience – et qui est la conscience de soi générale qui se reconnaît dans d'autres consciences de soi et qui est identique avec elles et avec elle-même. Le médiateur, c'est l'autre. L'autre apparaît avec moi-même, puisque la conscience de soi est identique avec elle-même par l'exclusion de tout autre. Ainsi le fait premier c'est la pluralité des consciences et cette pluralité est réalisée sous forme d'une double et réciproque relation d'exclusion. Nous voilà en présence du lien de négation par intériorité que nous réclamions tout à l'heure. Aucun néant externe et en soi ne sépare ma conscience de la conscience d'autrui, mais c'est par le fait même d'être moi que j'exclus l'autre : l'autre est ce qui m'exclut en étant soi, ce que j'exclus en étant moi. Les consciences sont directement portées les unes sur les autres dans une imbrication réciproque de leur être. Cela nous permet, en même temps, de définir la manière dont m'apparaît l'autre : il est ce qui est autre que moi, donc il se donne comme objet inessentiel, avec un caractère de négativité. Mais cet autre est aussi une conscience de soi. Tel quel il m'apparaît comme un objet ordinaire, immergé dans l'être de la vie. Et c'est ainsi, également, que j'apparais à l'autre : comme existence concrète, sensible et immédiate. Hegel se place ici sur le terrain non de la relation univoque qui va de moi (appréhendé par le cogito) à l'autre, mais de la relation réciproque qu'il définit : « le saisissement de soi de l'un dans l'autre ». En effet, c'est seulement en tant qu'il s'oppose à l'autre que chacun est absolument pour soi ; il affirme contre l'autre et vis-à-vis de l'autre son droit d'être individualité. Ainsi le cogito lui-même ne saurait être un point de départ pour la philosophie ; il ne saurait naître, en effet, qu'en conséquence de mon apparition pour moi comme individualité et cette apparition est conditionnée par la reconnaissance de l'autre. Loin que le problème de l'autre se pose à partir du cogito, c'est, au contraire, l'existence de l'autre qui rend le cogito possible comme le moment abstrait où le moi se saisit comme objet. Ainsi le « moment » que Hegel nomme l'être pour l'autre est un stade nécessaire du développement de la conscience de soi ; le chemin de l'intériorité passe par l'autre. Mais l'autre n'a d'intérêt pour moi que dans la mesure où il est un autre Moi, un Moi-objet pour Moi et, inversement, dans la mesure où il reflète mon Moi, c'est-à-dire en tant que je suis objet pour lui. Par cette nécessité où je suis de n'être objet pour moi que là-bas, dans l'autre, je dois obtenir de l'autre la reconnaissance de mon être. Mais si ma conscience pour soi doit être médiée avec elle-même par une autre conscience, son être-pour-soi – et par conséquent son être en général – dépend de l'autre. Tel j'apparais à l'autre, tel je suis. En outre, puisque l'autre est tel qu'il m'apparaît et que mon être dépend de l'autre, la façon dont je m'apparais – c'est-à-dire le moment du développement de ma conscience de moi – dépend de la façon dont l'autre m'apparaît. La valeur de la reconnaissance de moi par l'autre dépend de celle de la reconnaissance de l'autre par moi. En ce sens, dans la mesure où l'autre me saisit comme lié à un corps et immergé dans la vie, je ne suis moi-même qu'un autre. Pour me faire reconnaître par l'autre, je dois risquer ma propre vie. Risquer sa vie, en effet, c'est se révéler comme non lié à la forme objective ou à quelque existence déterminée ; comme non lié à la vie. Mais en même temps je poursuis la mort de l'autre. Cela signifie que je veux me faire médier par un autre qui soit seulement autre, c'est-à-dire par une conscience dépendante, dont le caractère essentiel est de n'exister que pour une autre. Cela se produira dans le moment même où je risquerai ma vie car j'ai fait, dans la lutte contre l'autre, abstraction de mon être sensible en le risquant ; l'autre, au contraire, préfère la vie à la liberté en montrant ainsi qu'il n'a pas pu se poser comme non lié à la forme objective. Il demeure donc lié aux choses externes en général ; il m'apparaît et s'apparaît à lui-même comme inessentiel. Il est l'Esclave et je suis le Maître ; pour lui c'est moi qui suis l'essence. Ainsi apparaît la fameuse relation « Maître-Esclave » qui devait si profondément influencer Marx. Nous n'avons pas à entrer dans ses détails. Qu'il nous suffise de marquer que l'Esclave est la vérité du Maître ; mais cette reconnaissance unilatérale et inégale est insuffisante, car la vérité de sa certitude de soi est pour le Maître conscience inessentielle ; il n'est donc pas certain de l'être pour soi en tant que vérité. Pour que cette vérité soit atteinte, il faudra « un moment dans lequel le maître fasse vis-à-vis de soi ce qu'il fait vis-à-vis de l'autre et où l'esclave fait vis-à-vis de l'autre ce qu'il fait vis-à-vis de soi3 ». A ce moment paraîtra la conscience de soi générale qui se reconnaît dans d'autres consciences de soi et qui est identique avec elles et avec elle-même.
Ainsi l'intuition géniale de Hegel est ici de me faire dépendre de l'autre en mon être. Je suis, dit-il, un être pour soi qui n'est pour soi que par un autre. C'est donc en mon cœur que l'autre me pénètre. Il ne saurait être mis en doute sans que je doute de moi-même puisque « la conscience de soi est réelle seulement en tant qu'elle connaît son écho (et son reflet) dans une autre4 ». Et comme le doute même implique une conscience qui existe pour soi, l'existence de l'autre conditionne ma tentative pour douter d'elle au même titre que chez Descartes mon existence conditionne le doute méthodique. Ainsi le solipsisme semble définitivement mis hors de combat. En passant de Husserl à Hegel, nous avons accompli un progrès immense : d'abord la négation qui constitue autrui est directe, interne et réciproque ; ensuite elle prend à partie et entame chaque conscience au plus profond de son être ; le problème est posé au niveau de l'être intime, du Je universel et transcendantal ; c'est dans mon être essentiel que je dépends de l'être essentiel d'autrui et, loin que l'on doive opposer mon être pour moi-même à mon être pour autrui, l'être-pour-autrui apparaît comme une condition nécessaire de mon être pour moi-même.
Et pourtant cette solution, malgré son ampleur, malgré la richesse et la profondeur des aperçus de détail dont fourmille la théorie du Maître et de l'Esclave, parviendra-t-elle à nous satisfaire ?
Certes, Hegel a posé la question de l'être des consciences. C'est l'être-pour-soi et l'être-pour-autrui qu'il étudie et il donne chaque conscience comme enfermant la réalité de l'autre. Mais il est non moins certain que ce problème ontologique reste partout formulé en termes de connaissance. Le grand ressort de la lutte des consciences, c'est l'effort de chacune pour transformer sa certitude de soi en vérité. Et nous savons que cette vérité ne peut être atteinte qu'en tant que ma conscience devient objet pour l'autre en même temps que l'autre devient objet pour la mienne. Ainsi à la question posée par l'idéalisme – comment l'autre peut-il être objet pour moi ? – Hegel répond en demeurant sur le terrain même de l'idéalisme : s'il y a un Moi en vérité pour qui l'autre est objet, c'est qu'il y a un autre pour qui le Moi est objet. C'est encore la connaissance qui est ici mesure de l'être et Hegel ne conçoit même pas qu'il puisse y avoir un être-pour-autrui qui ne soit pas finalement réductible à un « être-objet ». Aussi la conscience de soi universelle qui cherche à se dégager, à travers toutes ces phases dialectiques, est-elle assimilable, de son propre aveu, à une pure forme vide : le « Je suis je ». « Cette proposition sur la conscience de soi, écrit-il, est vide de tout contenu5. » Et ailleurs : « (c'est) le processus de l'abstraction absolue qui consiste à dépasser toute existence immédiate et qui aboutit à l'être purement négatif de la conscience identique avec elle-même. » Le terme même de ce conflit dialectique, la conscience de soi universelle, ne s'est pas enrichi au milieu de ses avatars : elle s'est entièrement dépouillée, au contraire, elle n'est plus que le « Je sais qu'un autre me sait comme moi-même ». Sans doute c'est que pour l'idéalisme absolu l'être et la connaissance sont identiques. Mais à quoi nous entraîne cette assimilation ?
Tout d'abord ce « Je suis je », pure formule universelle d'identité, n'a rien de commun avec la conscience concrète que nous avons tenté de décrire dans notre Introduction. Nous avions alors établi que l'être de la conscience (de) soi ne pouvait se définir en termes de connaissance. La connaissance commence avec la réflexion, mais le jeu du « reflet-reflétant » n'est pas un couple sujet-objet, fût-ce à l'état implicite, il ne dépend en son être d'aucune conscience transcendante, mais son mode d'être est précisément d'être en question pour soi-même. Nous avons montré ensuite, dans le premier chapitre de notre seconde partie, que la relation du reflet au reflétant n'était nullement une relation d'identité et ne pouvait se réduire au « Moi = Moi » ou au « Je suis je » de Hegel. Le reflet se fait ne pas être le reflétant ; il s'agit là d'un être qui se néantise dans son être et qui cherche en vain à se fondre à soi-même comme soi. S'il est vrai que cette description est la seule qui permette de comprendre le fait original de conscience, on jugera que Hegel ne parvient pas à rendre compte de ce redoublement abstrait du Moi qu'il donne comme équivalent à la conscience de soi. Enfin nous sommes parvenu à débarrasser la pure conscience irréfléchie du Je transcendantal qui l'obscurcit et nous avons montré que l'ipséité, fondement de l'existence personnelle, était toute différente d'un Ego ou d'un renvoi de l'Ego à lui-même. Il ne saurait donc être question de définir la conscience en termes d'égologie transcendantale. En un mot la conscience est un être concret et sui generis, non une relation abstraite et injustifiable d'identité, elle est ipséité et non siège d'un Ego opaque et inutile, son être est susceptible d'être atteint par une réflexion transcendantale et il y a une vérité de la conscience qui ne dépend pas d'autrui, mais l'être même de la conscience étant indépendant de la connaissance préexiste à sa vérité ; sur ce terrain, comme pour le réalisme naïf, c'est l'être qui mesure la vérité, car la vérité d'une intuition réflexive se mesure à sa conformité à l'être : la conscience était là avant d'être connue. Si donc la conscience s'affirme en face d'autrui c'est qu'elle revendique la reconnaissance de son être et non d'une vérité abstraite. On conçoit mal en effet que la lutte ardente et périlleuse du maître et de l'esclave ait pour unique enjeu la reconnaissance d'une formule aussi pauvre et aussi abstraite que le « Je suis je ». Il y aurait d'ailleurs une duperie dans cette lutte même, puisque le but enfin atteint serait la conscience de soi universelle, « intuition du soi existant par soi ». A Hegel, il faut, ici comme partout, opposer Kierkegaard, qui représente les revendications de l'individu en tant que tel. C'est son accomplissement comme individu que réclame l'individu, la reconnaissance de son être concret et non l'explicitation objective d'une structure universelle. Sans doute les droits que je réclame à autrui posent l'universalité du soi ; la respectabilité des personnes exige la reconnaissance de ma personne comme universel. Mais c'est mon être concret et individuel qui se coule dans cet universel et qui le remplit, c'est pour cet être-là que je réclame des droits, le particulier est ici support et fondement de l'universel ; l'universel, en ce cas, ne saurait avoir de signification s'il n'existe à dessein de l'individuel.
De cette assimilation de l'être à la connaissance vont résulter, ici encore, bon nombre d'erreurs ou d'impossibilités. Nous les résumerons ici sous deux chefs, c'est-à-dire que nous dresserons contre Hegel une double accusation d'optimisme.
En premier lieu, Hegel nous paraît pécher par un optimisme épistémologique. Il lui paraît en effet que la vérité de la conscience de soi peut apparaître, c'est-à-dire qu'un accord objectif peut être réalisé entre les consciences sous le nom de reconnaissance de moi par autrui et d'autrui par moi. Cette reconnaissance peut être simultanée et réciproque : « Je sais qu'autrui me sait comme soi-même », elle produit en vérité l'universalité de la conscience de soi. Mais l'énoncé correct du problème d'autrui rend impossible ce passage à l'universel. Si, en effet, autrui doit me renvoyer mon « soi », il faut qu'au terme au moins de l'évolution dialectique, il y ait une commune mesure entre ce que je suis pour lui, ce qu'il est pour moi, ce que je suis pour moi, ce qu'il est pour lui. Certes, cette homogénéité n'existe pas au départ, Hegel en convient : la relation « Maître-Esclave » n'est pas réciproque. Mais il affirme que la réciprocité doit pouvoir s'établir. C'est qu'en effet il fait au départ une confusion – si habile qu'elle semble volontaire – entre l'objectité et la vie. L'autre, dit-il, m'apparaît comme objet. Or, l'objet c'est Moi dans l'autre. Et lorsqu'il veut mieux définir cette objectité, il y discerne trois éléments6 : « Ce saisissement de soi de l'un dans l'autre est : 1o Le moment abstrait de l'identité avec soi. 2o Chacun a pourtant aussi cette particularité qu'il se manifeste à l'autre en tant qu'objet externe, en tant qu'existence concrète et sensible immédiate. 3o Chacun est absolument pour soi et individuel en tant qu'opposé à l'autre... » On voit que le moment abstrait de l'identité avec soi est donné dans la connaissance de l'autre. Il est donné avec deux autres moments de la structure totale. Mais, chose curieuse chez un philosophe de la Synthèse, Hegel ne s'est pas demandé si ces trois éléments ne réagissaient pas l'un sur l'autre de manière à constituer une forme neuve et réfractaire à l'analyse. Il précise son point de vue dans la Phénoménologie de l'Esprit en déclarant que l'autre apparaît d'abord comme inessentiel (c'est le sens du troisième moment cité plus haut) et comme « conscience immergée dans l'être de la vie ». Mais il s'agit d'une pure coexistence du moment abstrait et de la vie. Il suffit donc que moi ou l'autre nous risquions notre vie pour que, dans l'acte même de s'offrir au danger, nous réalisions la séparation analytique de la vie et de la conscience : « Ce que l'autre est pour chaque conscience, elle-même l'est pour l'autre ; chacune accomplit en elle-même et à son tour, par son activité propre, et par l'activité de l'autre, cette pure abstraction de l'être pour soi... Se présenter comme pure abstraction de la conscience de soi, c'est se révéler comme pure négation de sa forme objective, c'est se révéler comme non lié à quelque existence déterminée... c'est se révéler comme non lié à la vie7. » Et sans doute Hegel dira plus loin que, par l'expérience du risque et du danger de mort, la conscience de soi apprend que la vie lui est aussi essentielle que la conscience pure de soi ; mais c'est d'un tout autre point de vue et il n'en demeure pas moins que je puis toujours séparer la pure vérité de la conscience de soi, en l'autre, de sa vie. Ainsi l'esclave saisit la conscience de soi du maître, il en est la vérité, encore que, nous l'avons vu, cette vérité n'est point encore adéquate.
Mais est-ce la même chose de dire qu'autrui m'apparaît par principe comme objet ou de dire qu'il m'apparaît comme lié à quelque existence particulière, comme immergé dans la vie ? Si nous demeurons ici sur le plan des pures hypothèses logiques, nous remarquerons tout d'abord qu'autrui peut fort bien être donné à une conscience sous forme d'objet sans que cet objet soit précisément lié à cet objet contingent que l'on nomme un corps vivant. En fait, notre expérience ne nous présente que des individus conscients et vivants ; mais en droit, il faut remarquer qu'autrui est objet pour moi parce qu'il est autrui et non parce qu'il apparaît à l'occasion d'un corps-objet ; sinon nous retomberions dans l'illusion spatialisante dont nous parlions plus haut. Ainsi, ce qui est essentiel à autrui en tant qu'autrui c'est l'objectivité et non la vie. Hegel, d'ailleurs, était parti de cette constatation logique. Mais s'il est vrai que la liaison d'une conscience à la vie ne déforme point en sa nature le « moment abstrait de la conscience de soi » qui demeure là, immergé, toujours susceptible d'être découvert, en est-il de même pour l'objectivité ? Autrement dit, puisque nous savons qu'une conscience est avant d'être connue, une conscience connue n'est-elle pas totalement modifiée du fait même qu'elle est connue ? Apparaître comme objet pour une conscience, est-ce encore être conscience ? A cette question il est facile de répondre : l'être de la conscience de soi est tel qu'en son être il est question de son être, cela signifie qu'elle est pure intériorité. Elle est perpétuellement renvoi à un soi qu'elle a à être. Son être se définit par ceci qu'elle est cet être sur le mode d'être ce qu'elle n'est pas et de ne pas être ce qu'elle est. Son être est donc l'exclusion radicale de toute objectivité : je suis celui qui ne peut pas être objet pour moi-même, celui qui ne peut même pas concevoir pour soi l'existence sous forme d'objet (sauf sur le plan du dédoublement réflexif – mais nous avons vu que la réflexion est le drame de l'être qui ne peut pas être objet pour lui-même). Ceci non à cause d'un manque de recul ou d'une prévention intellectuelle ou d'une limite imposée à ma connaissance, mais parce que l'objectivité réclame une négation explicite : l'objet, c'est ce que je me fais ne pas être, au lieu que je suis, moi, celui que je me fais être. Je me suis partout, je ne saurais m'échapper, je me ressaisis par-derrière, et si même je pouvais tenter de me faire objet, déjà je serais moi au cœur de cet objet que je suis et du centre même de cet objet j'aurais à être le sujet qui le regarde. C'est d'ailleurs ce que Hegel pressentait lorsqu'il disait que l'existence de l'autre est nécessaire pour que je sois objet pour moi. Mais en posant que la conscience de soi s'exprime par le « Je suis je », c'est-à-dire en l'assimilant à la connaissance de soi, il manquait les conséquences à tirer de ces constatations premières, puisqu'il introduisait dans la conscience même quelque chose comme un objet en puissance, qu'autrui aura seulement à dégager sans le modifier. Mais si précisément être objet c'est n'être-pas-moi, le fait d'être objet pour une conscience modifie radicalement la conscience non dans ce qu'elle est pour soi, mais dans son apparition à autrui. La conscience d'autrui, c'est ce que je peux simplement contempler et qui, de ce fait, m'apparaît comme pur donné, au lieu d'être ce qui a à être moi. C'est ce qui se livre à moi dans le temps universel, c'est-à-dire dans la dispersion originelle des moments au lieu de m'apparaître dans l'unité de sa propre temporalisation. Car la seule conscience qui puisse m'apparaître dans sa propre temporalisation, c'est la mienne, et elle ne le peut qu'en renonçant à toute objectivité. En un mot, le pour-soi est inconnaissable par autrui comme pour-soi. L'objet que je saisis sous le nom d'autrui m'apparaît sous une forme radicalement autre ; autrui n'est pas pour soi comme il m'apparaît, je ne m'apparais pas comme je suis pour autrui ; je suis aussi incapable de me saisir pour moi comme je suis pour autrui, que de saisir ce qu'est autrui pour soi à partir de l'objet-autrui qui m'apparaît. Comment donc pourrait-on établir un concept universel subsumant, sous le nom de conscience de soi, ma conscience pour moi et (de) moi et ma connaissance d'autrui ? Mais il y a plus : d'après Hegel, l'autre est objet et je me saisis comme objet en l'autre. Or, l'une de ces affirmations détruit l'autre : pour que je puisse m'apparaître comme objet en l'autre, il faudrait que je saisisse l'autre en tant que sujet, c'est-à-dire que je l'appréhende dans son intériorité. Mais en tant que l'autre m'apparaît comme objet, mon objectivité pour lui ne saurait m'apparaître : sans doute je saisis que l'objet-autre se rapporte à moi par des intentions et des actes, mais du fait même qu'il est objet, le miroir-autrui s'obscurcit et ne reflète plus rien, car ces intentions et ces actes sont des choses du monde, appréhendées dans le Temps du Monde, constatées, contemplées et dont la signification est objet pour moi. Ainsi puis-je seulement m'apparaître comme qualité transcendante à quoi se réfèrent les actes d'autrui et ses intentions ; mais précisément, l'objectivité d'autrui détruisant mon objectivité pour lui, c'est en tant que sujet interne que je me saisis comme ce à quoi se rapportent ces intentions et ces actes. Et il faut bien entendre ce saisissement de moi par moi-même en purs termes de conscience, non de connaissance : en ayant à être ce que je suis sous forme de conscience ek-statique (de) moi, je saisis autrui comme un objet indiquant vers moi. Ainsi l'optimisme de Hegel aboutit à un échec : entre l'objet-autrui et moi-sujet, il n'y a aucune commune mesure, pas plus qu'entre la conscience (de) soi et la conscience de l'autre. Je ne puis pas me connaître en autrui si autrui est d'abord objet pour moi et je ne peux pas non plus saisir autrui dans son être vrai, c'est-à-dire dans sa subjectivité. Aucune connaissance universelle ne peut être tirée de la relation des consciences. C'est ce que nous appellerons leur séparation ontologique.
Mais il est une autre forme d'optimisme, chez Hegel, plus fondamentale. C'est ce qu'il convient de nommer l'optimisme ontologique. Pour lui, en effet, la vérité est vérité du Tout. Et il se place du point de vue de la vérité, c'est-à-dire du Tout, pour envisager le problème de l'autre. Ainsi, lorsque le monisme hégélien considère la relation des consciences, il ne se place en aucune conscience particulière. Bien que le Tout soit à réaliser, il est déjà là comme la vérité de tout ce qui est vrai ; aussi, lorsque Hegel écrit que toute conscience, étant identique avec elle-même, est autre que l'autre, il s'est établi dans le tout, en dehors des consciences, et les considère du point de vue de l'Absolu. Car les consciences sont des moments du tout, des moments qui sont, par eux-mêmes, « unselbstständig », et le tout est médiateur entre les consciences. De là un optimisme ontologique parallèle à l'optimisme épistémologique : la pluralité peut et doit être dépassée vers la totalité. Mais si Hegel peut affirmer la réalité de ce dépassement, c'est qu'il se l'est déjà donné au départ. En fait, il a oublié sa propre conscience, il est le Tout et, en ce sens, s'il résout si facilement le problème des consciences, c'est qu'il n'y a jamais eu pour lui de véritable problème à ce sujet. Il ne se pose pas la question, en effet, des relations de sa propre conscience avec celle d'autrui, mais, faisant entièrement abstraction de la sienne, il étudie purement et simplement le rapport des consciences d'autrui entre elles, c'est-à-dire le rapport de consciences qui sont pour lui déjà des objets, dont la nature, d'après lui, est précisément d'être un type particulier d'objets – le sujet-objet – et qui, du point de vue totalitaire où il se place, sont rigoureusement équivalentes entre elles, bien loin qu'aucune d'elles soit séparée des autres par un privilège particulier. Mais si Hegel s'oublie, nous ne pouvons oublier Hegel. Cela signifie que nous sommes renvoyé au cogito Si, en effet, comme nous l'avons établi, l'être de ma conscience est rigoureusement irréductible à la connaissance, alors je ne puis transcender mon être vers une relation réciproque et universelle d'où je pourrais voir comme équivalents à la fois mon être et celui des autres : je dois, au contraire, m'établir dans mon être et poser le problème d'autrui à partir de mon être. En un mot, le seul point de départ sûr est l'intériorité du cogito. Il faut entendre par là que chacun doit pouvoir, en partant de sa propre intériorité, retrouver l'être d'autrui comme une transcendance qui conditionne l'être même de cette intériorité, ce qui implique nécessairement que la multiplicité des consciences est par principe indépassable, car je puis bien, sans doute, me transcender vers un Tout, mais non pas m'établir en ce Tout pour me contempler et contempler autrui. Aucun optimisme logique ou épistémologique ne saurait donc faire cesser le scandale de la pluralité des consciences. Si Hegel l'a cru, c'est qu'il n'a jamais saisi la nature de cette dimension particulière d'être qu'est la conscience (de) soi. La tâche qu'une ontologie peut se proposer, c'est de décrire ce scandale et de le fonder dans la nature même de l'être : mais elle est impuissante à le dépasser. Il se peut – nous le verrons mieux tout à l'heure – qu'on puisse réfuter le solipsisme et montrer que l'existence d'autrui est pour nous évidente et certaine. Mais quand bien même nous aurions fait participer l'existence d'autrui à la certitude apodictique du cogito – c'est-à-dire de ma propre existence – nous n'aurions pas pour cela « dépassé » autrui vers quelque totalité intermonadique. La dispersion et la lutte des consciences demeureront ce qu'elles sont : nous aurons simplement découvert leur fondement et leur véritable terrain.
Que nous a apporté cette longue critique ? Ceci simplement : c'est que mon rapport à autrui est d'abord et fondamentalement une relation d'être à être, non de connaissance à connaissance, si le solipsisme doit pouvoir être réfuté. Nous avons vu, en effet, l'échec de Husserl qui, sur ce plan particulier, mesure l'être par la connaissance et celui de Hegel qui identifie connaissance et être. Mais nous avons reconnu également que Hegel, bien que sa vision soit obscurcie par le postulat de l'idéalisme absolu, a su placer le débat à son véritable niveau. Il semble que Heidegger, dans Sein und Zeit, ait tiré profit des méditations de ses devanciers et qu'il se soit profondément pénétré de cette double nécessité : 1o la relation des « réalités-humaines » doit être une relation d'être ; 2o cette relation doit faire dépendre les « réalités-humaines » les unes des autres, en leur être essentiel. Au moins sa théorie répond-elle à ces deux exigences. Avec sa manière brusque et un peu barbare de trancher les nœuds gordiens, plutôt que de tâcher à les dénouer, il répond à la question posée par une pure et simple définition. Il a découvert plusieurs moments – d'ailleurs inséparables, sauf par abstraction – dans « l'être-dans-le-monde » qui caractérise la réalité-humaine. Ces moments sont « monde », « être-dans » et « être ». Il a décrit le monde comme « ce par quoi la réalité-humaine se fait annoncer ce qu'elle est » ; « l'être-dans » il l'a défini comme « Befindlichkeit » et « Verstand » ; reste à parler de l'être, c'est-à-dire du mode sur lequel la réalité-humaine est son être-dans-le-monde. C'est le « Mit-Sein », nous dit-il ; c'est-à-dire « l'être-avec... ». Ainsi la caractéristique d'être de la réalité-humaine, c'est qu'elle est son être avec les autres. Il ne s'agit pas d'un hasard ; je ne suis pas d'abord pour qu'une contingence me fasse ensuite rencontrer autrui : il est question ici d'une structure essentielle de mon être. Mais cette structure n'est pas établie du dehors et d'un point de vue totalitaire, comme chez Hegel : certes Heidegger ne part pas du cogito, au sens cartésien de la découverte de la conscience par elle-même ; mais la réalité-humaine qui se dévoile à lui et dont il cherche à fixer par concepts les structures, c'est la sienne propre. « Dasein ist je meines », écrit-il. C'est en explicitant la compréhension préontologique que j'ai de moi-même, que je saisis l'être-avec-autrui comme une caractéristique essentielle de mon être. En un mot, je découvre la relation transcendante à autrui comme constituant mon être propre, tout juste comme j'ai découvert que l'être-dans-le-monde mesurait ma réalité-humaine. Dès lors, le problème d'autrui n'est plus qu'un faux problème : autrui n'est plus d'abord telle existence particulière que je rencontre dans le monde – et qui ne saurait être indispensable à ma propre existence, puisque j'existais avant de la rencontrer –, c'est le terme ex-centrique qui contribue à la constitution de mon être. C'est l'examen de mon être en tant qu'il me rejette hors de moi vers des structures qui, à la fois, m'échappent et me définissent, c'est cet examen qui me dévoile originellement autrui. Notons, en outre, que le type de liaison à autrui a changé : avec le réalisme, l'idéalisme, Husserl, Hegel, le type de relation des consciences était l'être-pour : autrui m'apparaissait et même me constituait en tant qu'il était pour moi ou que j'étais pour lui ; le problème était la reconnaissance mutuelle de consciences placées en face les unes des autres, qui s'apparaissaient les unes aux autres dans le monde et qui s'affrontaient. « L'être-avec » a une signification toute différente : avec ne désigne pas le rapport réciproque de reconnaissance et de lutte qui résulterait de l'apparition au milieu du monde d'une réalité-humaine autre que la mienne. Il exprime plutôt une sorte de solidarité ontologique pour l'exploitation de ce monde. L'autre n'est pas lié originellement à moi comme une réalité ontique apparaissant au milieu du monde, parmi les « ustensiles », comme un type d'objet particulier : il serait, en ce cas, déjà dégradé et le rapport qui l'unirait à moi ne pourrait jamais acquérir la réciprocité. L'autre n'est pas objet. Il demeure, dans sa liaison à moi, réalité-humaine, l'être par quoi il me détermine en mon être, c'est son être pur saisi comme « être-dans-le-monde » – et on sait que « dans » doit s'entendre au sens de « colo », « habito », non à celui de « insum » ; être-dans-le-monde, c'est hanter le monde, non pas y être englué – et c'est en mon « être-dans-le-monde » qu'il me détermine. Notre relation n'est pas une opposition de front, c'est plutôt une interdépendance par côté : en tant que je fais qu'un monde existe comme complexe d'ustensiles dont je me sers à dessein de ma réalité-humaine, je me fais déterminer en mon être par un être qui fait que le même monde existe comme complexe d'ustensiles à dessein de sa réalité. Il ne faudrait pas d'ailleurs comprendre cet être-avec comme une pure collatéralité passivement reçue de mon être. Etre, pour Heidegger, c'est être ses propres possibilités, c'est se faire être. C'est donc un mode d'être que je me fais être. Et cela est si vrai que je suis responsable de mon être pour autrui en tant que je le réalise librement dans l'authenticité ou l'inauthenticité. C'est en toute liberté et par un choix originel, que, par exemple, je réalise mon être-avec sous la forme du « on ». Et si l'on demande comment mon être-avec peut exister pour-moi, il faut répondre que je me fais annoncer par le monde ce que je suis. En particulier, lorsque je suis sur le mode de l'inauthenticité, du « on », le monde me renvoie comme un reflet impersonnel de mes possibilités inauthentiques sous l'aspect d'ustensiles et de complexes d'ustensiles qui appartiennent à « tout le monde » et qui m'appartiennent en tant que je suis « tout le monde » : vêtements tout faits, transports en commun, parcs, jardins, lieux publics, abris faits pour que quiconque puisse s'y abriter, etc. Ainsi je me fais annoncer comme quiconque par le complexe indicatif d'ustensiles qui m'indique comme un « Worumwillen » et l'état inauthentique – qui est mon état ordinaire tant que je n'ai pas réalisé la conversion à l'authenticité – me révèle mon être-avec non comme la relation d'une personnalité unique avec d'autres personnalités également uniques, non comme la liaison mutuelle des « plus irremplaçables des êtres », mais comme une totale interchangeabilité des termes de la relation. La détermination des termes manque encore, je ne suis pas opposé à l'autre, car je ne suis pas moi : nous avons l'unité sociale de l'on. Poser le problème sur le plan de l'incommunicabilité de sujets individuels, c'était commettre un ὒστερον πρὀτερον ; mettre le monde les jambes en l'air : l'authenticité et l'individualité se gagnent : je ne serai ma propre authenticité que si, sous l'influence de l'appel de la conscience (Ruf des Gewissens), je m'élance vers la mort, avec décision-résolue (Entschlossenheit), comme vers ma possibilité la plus propre. A ce moment, je me dévoile à moi-même dans l'authenticité et les autres aussi je les élève avec moi vers l'authentique.
L'image empirique qui symboliserait le mieux l'intuition heideggérienne n'est pas celle de la lutte, c'est celle de l'équipe. Le rapport originel de l'autre avec ma conscience n'est pas le toi et moi, c'est le nous et l'être-avec heideggérien n'est pas la position claire et distincte d'un individu en face d'un autre individu, n'est pas la connaissance, c'est la sourde existence en commun du coéquipier avec son équipe, cette existence que le rythme des avirons ou les mouvements réguliers du barreur rendront sensible aux rameurs et que le but commun à atteindre, la barque ou la yole à dépasser et le monde entier (spectateurs, performance, etc.), qui se profile à l'horizon, leur manifesteront. C'est sur le fond commun de cette coexistence que le brusque dévoilement de mon être-pour-mourir me découpera soudain dans une absolue « solitude en commun » en élevant en même temps les autres jusqu'à cette solitude.
Cette fois, on nous a bien donné ce que nous demandions : un être qui implique l'être d'autrui en son être. Et pourtant, nous ne saurions nous considérer comme satisfait. Tout d'abord, la théorie de Heidegger nous offre plutôt l'indication de la solution à trouver que cette solution elle-même. Quand bien même nous admettrions sans réserves cette substitution de « l'être-avec » à « l'être-pour », elle demeurerait pour nous une simple affirmation sans fondement. Sans doute rencontrons-nous certains états empiriques de notre être – en particulier ce que les Allemands dénomment du terme intraduisible de Stimmung – qui semblent révéler une coexistence de consciences plutôt qu'une relation d'opposition. Mais c'est précisément cette coexistence qu'il faudrait expliquer. Pourquoi devient-elle le fondement unique de notre être, pourquoi est-elle le type fondamental de notre rapport avec les autres, pourquoi Heidegger s'est-il cru autorisé à passer de cette constatation empirique et ontique de l'être-avec à la position de la coexistence comme structure ontologique de mon « être-dans-le-monde » ? Et quel type d'être a cette coexistence ? Dans quelle mesure la négation qui fait d'autrui un autre et qui le constitue comme inessentiel est-elle maintenue ? Si on la supprime entièrement, n'allons-nous pas tomber dans un monisme ? Et si on doit la conserver comme structure essentielle du rapport à autrui, quelle modification faut-il lui faire subir pour qu'elle perde le caractère d'opposition qu'elle avait dans l'être-pour-autrui et pour qu'elle acquière ce caractère de liaison solidarisante qui est la structure même de l'être-avec ? Et comment pourrons-nous passer de là à l'expérience concrète d'autrui dans le monde, comme lorsque je vois de ma fenêtre un passant qui marche dans la rue ? Certes, il est tentant de me concevoir comme me découpant par l'élan de ma liberté, par le choix de mes possibilités uniques sur le fond indifférencié de l'humain – et peut-être cette conception renferme-t-elle une part importante de vérité. Mais, sous cette forme au moins, elle soulève des objections considérables.
Tout d'abord, le point de vue ontologique rejoint ici le point de vue abstrait du sujet kantien. Dire que la réalité-humaine – même si c'est ma réalité-humaine – « est-avec » par structure ontologique, c'est dire qu'elle est-avec par nature, c'est-à-dire au titre essentiel et universel. Si même cette affirmation était prouvée, cela ne permettrait d'expliquer aucun être-avec concret ; autrement dit, la coexistence ontologique qui apparaît comme structure de mon « être-dans-le-monde » ne peut aucunement servir de fondement à un être-avec ontique comme, par exemple, la coexistence qui paraît dans mon amitié avec Pierre ou dans le couple que je forme avec Anny. Ce qu'il faudrait montrer, en effet, c'est que « l'être-avec-Pierre » ou « l'être-avec-Anny » est une structure constitutive de mon être-concret. Mais cela est impossible, du point de vue où Heidegger s'est placé. L'autre dans la relation « avec », prise sur le plan ontologique, ne saurait en effet pas plus être déterminé concrètement que la réalité-humaine directement envisagée et dont il est l'alter-ego : c'est un terme abstrait et, de ce fait unselbständig, qui n'a aucunement en lui le pouvoir de devenir cet autre, Pierre ou Anny. Ainsi la relation du « Mitsein » ne saurait nous servir aucunement à résoudre le problème psychologique et concret de la reconnaissance d'autrui. Il y a deux plans incommunicables et deux problèmes qui exigent des solutions séparées. Ce n'est, dira-t-on, qu'un des aspects de la difficulté qu'éprouve Heidegger à passer, en général, du plan ontologique au plan ontique, de « l'être-dans-le-monde » en général à ma relation avec cet ustensile particulier, de mon être-pour-mourir, qui fait de ma mort ma possibilité la plus essentielle, à cette mort « ontique » que j'aurai, par rencontre avec tel ou tel existant externe. Mais cette difficulté peut à la rigueur être masquée dans tous les autres cas, puisque, par exemple, c'est la réalité-humaine qui fait qu'un monde existe où une menace de mort qui la concerne se dissimule ; mieux même, si le monde est, c'est qu'il est « mortel » au sens où l'on dit qu'une blessure est mortelle. Mais l'impossibilité de passer d'un plan à l'autre éclate au contraire à l'occasion du problème d'autrui. C'est que, en effet, si dans le surgissement ek-statique de son être-dans-le-monde la réalité-humaine fait qu'un monde existe, on ne saurait dire, pour autant, de son être-avec qu'il fait surgir une autre réalité-humaine. Certes, je suis l'être par qui « il y a (es gibt) » de l'être. Dira-t-on que je suis l'être par qui « il y a » une autre réalité-humaine ? Si l'on entend par là que je suis l'être pour qui il y a pour moi une autre réalité-humaine, c'est un pur et simple truisme. Si l'on veut dire que je suis l'être par qui il y a des autres en général, nous retombons dans le solipsisme. En effet, cette réalité-humaine « avec qui » je suis, elle est elle-même « dans-le-monde-avec-moi », elle est le fondement libre d'un monde (comment se fait-il que ce soit le mien ? On ne saurait déduire de l'être-avec l'identité des mondes « dans quoi » les réalités-humaines sont), elle est ses propres possibilités. Elle est donc pour elle sans attendre que je fasse exister son être sous la forme du « il y a ». Ainsi je puis constituer un monde comme « mortel ». mais non une réalité-humaine comme être concret qui est ses propres possibilités. Mon être-avec saisi à partir de « mon » être ne peut être considéré que comme une pure exigence fondée dans mon être, et qui ne constitue pas la moindre preuve de l'existence d'autrui, le moindre pont entre moi et l'autre.
Mieux même, cette relation ontologique de moi à un autrui abstrait, du fait même qu'elle définit en général mon rapport à autrui, loin de faciliter une relation particulière et ontique de moi à Pierre, rend radicalement impossible toute liaison concrète de mon être à un autrui singulier donné dans mon expérience. Si, en effet, ma relation avec autrui est a priori, elle épuise toute possibilité de relation avec autrui. Des relations empiriques et contingentes ne sauraient en être des spécifications ni des cas particuliers ; il n'y a de spécifications d'une loi que dans deux circonstances : ou bien la loi est tirée inductivement de faits empiriques et singuliers ; et ce n'est pas le cas ici ; ou bien elle est a priori et unifie l'expérience, comme les concepts kantiens. Mais, dans ce cas, précisément, elle n'a de portée que dans les limites de l'expérience : je ne trouve dans les choses que ce que j'y ai mis. Or, la mise en rapport de deux « être-dans-le-monde » concrets ne saurait appartenir à mon expérience ; elle échappe donc au domaine de l'être-avec. Mais comme, précisément, la loi constitue son propre domaine, elle exclut a priori tout fait réel qui ne serait pas construit par elle. L'existence d'un temps comme forme a priori de ma sensibilité m'exclurait a priori de toute liaison avec un temps nouménal qui aurait les caractères d'un être. Ainsi, l'existence d'un être-avec ontologique et, par suite, a priori rend impossible toute liaison ontique avec une réalité-humaine concrète qui surgirait pour-soi comme un transcendant absolu. L'être-avec conçu comme structure de mon être m'isole aussi sûrement que les arguments du solipsisme. C'est que la transcendance heideggérienne est un concept de mauvaise foi : elle vise, certes, à dépasser l'idéalisme, et elle y parvient dans la mesure où celui-ci nous présente une subjectivité en repos en elle-même et contemplant ses propres images. Mais l'idéalisme ainsi dépassé n'est qu'une forme bâtarde de l'idéalisme, une sorte de psychologisme empirio-criticiste. Sans doute la réalité-humaine heideggérienne « existe hors de soi ». Mais précisément cette existence hors de soi est la définition du soi, dans la doctrine de Heidegger. Elle ne ressemble ni à l'ek-stase platonicienne où l'existence est réellement aliénation, existence chez un autre, ni à la vision en Dieu de Malebranche, ni à notre propre conception de l'ek-stase et de la négation interne. Heidegger n'échappe pas à l'idéalisme : sa fuite hors de soi, comme structure a priori de son être, l'isole aussi sûrement que la réflexion kantienne sur les conditions a priori de notre expérience ; ce que la réalité-humaine retrouve, en effet, au terme inaccessible de cette fuite hors de soi, c'est encore soi : la fuite hors de soi est fuite vers soi, et le monde apparaît comme pure distance de soi à soi. Il serait vain, en conséquence, de chercher dans Sein und Zeit le dépassement simultané de tout idéalisme et de tout réalisme. Et les difficultés que rencontre l'idéalisme en général lorsqu'il s'agit de fonder l'existence d'êtres concrets semblables à nous et qui échappent en tant que tels à notre expérience, qui ne relèvent pas dans leur constitution même de notre a priori, s'élèvent encore devant la tentative de Heidegger pour faire sortir la « réalité-humaine » de sa solitude. Il semble y échapper parce que tantôt il prend le « hors-de-soi » comme « hors-de-soi-vers-soi » et tantôt comme « hors-de-soi-en-autrui ». Mais la deuxième acception du « hors-de-soi » qu'il glisse sournoisement au détour de ses raisonnements est strictement incompatible avec la première : au sein même de ses ek-stases, la réalité-humaine reste seule. C'est que – et ce sera là le nouveau profit que nous aurons tiré de l'examen critique de la doctrine heideggérienne – l'existence d'autrui a la nature d'un fait contingent et irréductible. On rencontre autrui, on ne le constitue pas. Et si ce fait doit pourtant nous apparaître sous l'angle de la nécessité, ce ne saurait être avec celle qui appartient aux « conditions de possibilité de notre expérience », ou si l'on préfère, avec la nécessité ontologique : la nécessité de l'existence d'autrui doit être, si elle existe, une « nécessité contingente », c'est-à-dire du type même de la nécessité de fait avec laquelle s'impose le cogito. Si autrui doit pouvoir nous être donné, c'est par une appréhension directe qui laisse à la rencontre son caractère de facticité, comme le cogito lui-même laisse toute sa facticité à ma propre pensée, et qui pourtant participe à l'apodicticité du cogito lui-même, c'est-à-dire à son indubitabilité.
Ce long exposé de doctrine n'aura donc pas été inutile s'il nous permet de préciser les conditions nécessaires et suffisantes pour qu'une théorie de l'existence d'autrui soit valable.
1) Une semblable théorie ne doit pas apporter une preuve nouvelle de l'existence d'autrui, un argument meilleur que les autres contre le solipsisme. En effet si le solipsisme doit être rejeté, ce ne peut être que parce qu'il est impossible ou, si l'on préfère, parce que nul n'est vraiment solipsiste. L'existence d'autrui sera toujours révocable en doute, à moins précisément qu'on ne doute d'autrui qu'en paroles et abstraitement, de la même façon que je puis écrire sans même pouvoir le penser que « je doute de ma propre existence ». En un mot l'existence d'autrui ne doit pas être une probabilité. La probabilité en effet ne peut concerner que les objets qui apparaissent dans notre expérience ou dont des effets nouveaux peuvent paraître dans notre expérience. Il n'y a de probabilité que si une confirmation ou une infirmation peut en être à chaque instant possible. Si autrui est, par principe et dans son « pour-soi », hors de mon expérience, la probabilité de son existence comme un autre soi ne pourra jamais être ni confirmée ni infirmée, elle ne peut ni croître ni décroître, ni même se mesurer : elle perd donc son être même de probabilité et devient une pure conjecture de romancier. De la même façon, M. Lalande a bien montré8 qu'une hypothèse sur l'existence d'êtres vivants sur la planète Mars demeurera purement conjecturale et sans aucune « chance » d'être vraie ni fausse, tant que nous ne disposerons pas d'instruments ou de théories scientifiques nous permettant de faire apparaître des faits confirmant ou infirmant cette hypothèse. Mais la structure d'autrui est telle, par principe, qu'aucune expérience nouvelle ne pourra jamais être conçue, qu'aucune théorie neuve ne viendra confirmer ou infirmer l'hypothèse de son existence, qu'aucun instrument ne viendra révéler des faits nouveaux m'incitant à affirmer ou à rejeter cette hypothèse. Si donc autrui n'est pas immédiatement présent à moi et si son existence n'est pas aussi sûre que la mienne, toute conjecture sur lui est totalement dépourvue de sens. Mais précisément je ne conjecture pas l'existence d'autrui : je l'affirme. Une théorie de l'existence d'autrui doit donc simplement m'interroger dans mon être, éclaircir et préciser le sens de cette affirmation et surtout, loin d'inventer une preuve, expliciter le fondement même de cette certitude. Autrement dit, Descartes n'a pas prouvé son existence. C'est qu'en effet j'ai toujours su que j'existais, je n'ai jamais cessé de pratiquer le cogito. Pareillement, mes résistances au solipsisme – qui sont aussi vives que celles que pourrait soulever une tentative pour douter du cogito – prouvent que j'ai toujours su qu'autrui existait, que j'ai toujours eu une compréhension totale encore qu'implicite de son existence, que cette compréhension « préontologique » renferme une intelligence plus sûre et plus profonde de la nature d'autrui et de son rapport d'être à mon être que toutes les théories qu'on a pu bâtir en dehors d'elle. Si l'existence d'autrui n'est pas une vaine conjecture, un pur roman, c'est qu'il y a quelque chose comme un cogito qui la concerne. C'est ce cogito qu'il faut mettre au jour, en explicitant ses structures et en déterminant sa portée et ses droits.
2) Mais, d'autre part, l'échec de Hegel nous a montré que le seul départ possible était le cogito cartésien. Lui seul nous établit, d'ailleurs, sur le terrain de cette nécessité de fait qui est celui de l'existence d'autrui. Ainsi ce que nous appelions, faute de mieux, le cogito de l'existence d'autrui se confond avec mon propre cogito. Il faut que le cogito, examiné une fois de plus, me jette hors de lui sur autrui, comme il m'a jeté hors de lui sur l'En-soi ; et cela, non pas en me révélant une structure a priori de moi-même qui pointerait vers un autrui également a priori, mais en me découvrant la présence concrète et indubitable de tel ou tel autrui concret, comme il m'a déjà révélé mon existence incomparable, contingente, nécessaire pourtant, et concrète. Ainsi c'est au pour-soi qu'il faut demander de nous livrer le pour-autrui, à l'immanence absolue qu'il faut demander de nous rejeter dans la transcendance absolue : au plus profond de moi-même je dois trouver non des raisons de croire à autrui, mais autrui lui-même comme n'étant pas moi.
3) Et ce que le cogito doit nous révéler, ce n'est pas un objet-autrui. On aurait dû réfléchir depuis longtemps à ceci que qui dit objet dit probable. Si autrui est objet pour moi il me renvoie à la probabilité. Mais la probabilité se fonde uniquement sur la congruence à l'infini de nos représentations. Autrui n'étant ni une représentation, ni un système de représentations, ni une unité nécessaire de nos représentations, ne peut être probable ; il ne saurait être d'abord objet. Si donc il est pour nous ce ne peut être ni comme facteur constitutif de notre connaissance du monde ni comme facteur constitutif de notre connaissance du moi, mais en tant qu'il « intéresse » notre être et cela, non en tant qu'il contribuerait a priori à le constituer, mais en tant qu'il l'intéresse concrètement et « ontiquement » dans les circonstances empiriques de notre facticité.
4) S'il s'agit de tenter, en quelque sorte, pour autrui, ce que Descartes a tenté pour Dieu avec cette extraordinaire « preuve par l'idée de parfait » qui est tout entière animée par l'intuition de la transcendance, cela nous oblige à repousser, pour notre appréhension d'autrui comme autrui, un certain type de négation que nous avons appelé négation externe. Autrui doit apparaître au cogito comme n'étant pas moi. Cette négation peut se concevoir de deux façons : ou bien elle est pure négation externe et elle séparera autrui de moi-même comme une substance d'une autre substance – en ce cas toute saisie d'autrui est par définition impossible –, ou bien elle sera négation interne, ce qui signifie liaison synthétique et active des deux termes dont chacun se constitue en se niant de l'autre. Cette relation négative sera donc réciproque et de double intériorité. Cela signifie d'abord que la multiplicité des « autrui » ne saurait être une collection mais une totalité – en ce sens nous donnons raison à Hegel – puisque chaque autrui trouve son être en l'autre ; mais aussi que cette Totalité est telle qu'il est par principe impossible de se placer « au point de vue du tout ». Nous avons vu, en effet, qu'aucun concept abstrait de conscience ne peut sortir de la comparaison de mon être-pour-moi-même avec mon objectité pour autrui. En outre cette totalité – comme celle du pour-soi – est totalité détotalisée, car l'existence-pour-autrui étant refus radical d'autrui, aucune synthèse totalitaire et unificatrice des « autrui » n'est possible.
C'est à partir de ces quelques remarques que nous essaierons d'aborder, à notre tour, la question d'autrui.
Cette femme que je vois venir vers moi, cet homme qui passe dans la rue, ce mendiant que j'entends chanter de ma fenêtre sont pour moi des objets, cela n'est pas douteux. Ainsi est-il vrai qu'une, au moins, des modalités de la présence à moi d'autrui est l'objectité. Mais nous avons vu que si cette relation d'objectité est la relation fondamentale d'autrui à moi-même, l'existence d'autrui demeure purement conjecturale. Or, il est non seulement conjectural mais probable que cette voix que j'entends soit celle d'un homme et non le chant d'un phonographe, il est infiniment probable que le passant que j'aperçois soit un homme et non un robot perfectionné. Cela signifie que mon appréhension d'autrui comme objet, sans sortir des limites de la probabilité et à cause de cette probabilité même, renvoie par essence à une saisie fondamentale d'autrui, où autrui ne se découvrira plus à moi comme objet mais comme « présence en personne ». En un mot, pour qu'autrui soit objet probable et non un rêve d'objet, il faut que son objectité ne renvoie pas à une solitude originelle et hors de mon atteinte, mais à une liaison fondamentale où autrui se manifeste autrement que par la connaissance que j'en prends. Les théories classiques ont raison de considérer que tout organisme humain perçu renvoie à quelque chose et que ce à quoi il renvoie est le fondement et la garantie de sa probabilité. Mais leur erreur est de croire que ce renvoi indique une existence séparée, une conscience qui serait derrière ses manifestations perceptibles comme le noumène est derrière l'Empfindung kantienne. Que cette conscience existe ou non à l'état séparé, ce n'est pas à elle que renvoie le visage que je vois, ce n'est pas elle qui est la vérité de l'objet probable que je perçois. Le renvoi de fait à un surgissement gémellé où l'autre est présence pour moi est donné en dehors de la connaissance proprement dite – fût-elle conçue sous une forme obscure et ineffable du type de l'intuition –, bref, à un « être-en-couple-avec-l'autre ». En d'autres termes, on a généralement envisagé le problème d'autrui comme si la relation première par quoi autrui se découvre est l'objectité, c'est-à-dire comme si autrui se révélait d'abord – directement ou indirectement – à notre perception. Mais comme cette perception, par sa nature même, se réfère à autre chose qu'à elle-même et qu'elle ne peut renvoyer ni à une série infinie d'apparitions de même type – comme le fait, pour l'idéalisme, la perception de la table ou de la chaise – ni à une entité isolée située par principe hors de mon atteinte, son essence doit être de se référer à une première relation de ma conscience à celle d'autrui, dans laquelle autrui doit m'être donné directement comme sujet quoique en liaison avec moi, et qui est le rapport fondamental, le type même de mon être-pour-autrui.
Toutefois il ne saurait s'agir ici de nous référer à quelque expérience mystique ou à un ineffable. C'est dans la réalité quotidienne qu'autrui nous apparaît et sa probabilité se réfère à la réalité quotidienne. Le problème se précise donc : y a-t-il dans la réalité quotidienne une relation originelle à autrui qui puisse être constamment visée et qui, par suite, puisse se découvrir à moi, en dehors de toute référence à un inconnaissable religieux ou mystique ? Pour le savoir il faut interroger plus nettement cette apparition banale d'autrui dans le champ de ma perception : puisque c'est elle qui se réfère à ce rapport fondamental, elle doit être capable de nous découvrir, au moins à titre de réalité visée, le rapport auquel elle se réfère.
Je suis dans un jardin public. Non loin de moi, voici une pelouse et, le long de cette pelouse, des chaises. Un homme passe près des chaises. Je vois cet homme, je le saisis comme un objet à la fois et comme un homme. Qu'est-ce que cela signifie ? Que veux-je dire lorsque j'affirme de cet objet qu'il est un homme ?
Si je devais penser qu'il n'est rien d'autre qu'une poupée, je lui appliquerais les catégories qui me servent ordinairement à grouper les « choses » temporo-spatiales. C'est-à-dire que je le saisirais comme étant « à côté » des chaises, à 2, 20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine pression sur le sol, etc. Son rapport avec les autres objets serait du type purement additif ; cela signifie que je pourrais le faire disparaître sans que les relations des autres objets entre eux en soient notablement modifiées. En un mot, aucune relation neuve n'apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers : groupées et synthétisées de mon côté en complexes instrumentaux, elles se désagrégeraient du sien en multiplicités de relations d'indifférence. Le percevoir comme homme, au contraire, c'est saisir une relation non additive de la chaise à lui, c'est enregistrer une organisation sans distance des choses de mon univers autour de cet objet privilégié. Certes, la pelouse demeure à 2, 20 m de lui ; mais elle est aussi liée à lui, comme pelouse, dans une relation qui transcende la distance et la contient à la fois. Au lieu que les deux termes de la distance soient indifférents, interchangeables et dans un rapport de réciprocité, la distance se déplie à partir de l'homme que je vois et jusqu'à la pelouse comme le surgissement synthétique d'une relation univoque. Il s'agit d'une relation sans parties, donnée d'un coup et à l'intérieur de laquelle se déplie une spatialité qui n'est pas ma spatialité, car, au lieu d'être un groupement vers moi des objets, il s'agit d'une orientation qui me fuit. Certes, cette relation sans distance et sans parties n'est nullement la relation originelle d'autrui à moi-même que je cherche : d'abord elle concerne seulement l'homme et les choses du monde. Ensuite, elle est objet de connaissance encore ; je l'exprimerai, par exemple, en disant que cet homme voit la pelouse, ou qu'il se prépare, malgré l'écriteau qui le défend, à marcher sur le gazon, etc. Enfin, elle conserve un pur caractère de probabilité : d'abord, il est probable que cet objet soit un homme ; ensuite, fût-il certain qu'il en soit un, il reste seulement probable qu'il voie la pelouse au moment où je le perçois : il peut rêver à quelque entreprise sans prendre nettement conscience de ce qui l'environne, il peut être aveugle, etc. Pourtant, cette relation neuve de l'objet-homme à l'objet-pelouse a un caractère particulier : elle m'est à la fois donnée tout entière, puisqu'elle est là, dans le monde, comme un objet que je puis connaître (c'est bien, en effet, une relation objective que j'exprime en disant : Pierre a jeté un coup d'œil sur sa montre, Jeanne a regardé par la fenêtre, etc.) et, à la fois, elle m'échappe tout entière ; dans la mesure où l'objet-homme est le terme fondamental de cette relation, dans la mesure où elle va vers lui elle m'échappe, je ne puis me mettre au centre : la distance qui se déplie entre la pelouse et l'homme, à travers le surgissement synthétique de cette relation première, est une négation de la distance que j'établis – comme pur type de négation externe – entre ces deux objets. Elle apparaît comme une pure désintégration des relations que j'appréhende entre les objets de mon univers. Et cette désintégration, ce n'est pas moi qui la réalise ; elle m'apparaît comme une relation que je vise à vide à travers les distances que j'établis originellement entre les choses. C'est comme un arrière-fond des choses qui m'échappe par principe et qui leur est conféré du dehors. Ainsi l'apparition, parmi les objets de mon univers, d'un élément de désintégration de cet univers, c'est ce que j'appelle l'apparition d'un homme dans mon univers. Autrui, c'est d'abord la fuite permanente des choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une certaine distance de moi, et qui m'échappe en tant qu'il déplie autour de lui ses propres distances. Mais cette désagrégation gagne de proche en proche ; s'il existe entre la pelouse et autrui un rapport sans distance et créateur de distance, il en existe nécessairement un entre autrui et la statue qui est sur son socle au milieu de la pelouse, entre autrui et les grands marronniers qui bordent l'allée ; c'est un espace tout entier qui se groupe autour d'autrui et cet espace est fait avec mon espace ; c'est un regroupement auquel j'assiste et qui m'échappe, de tous les objets qui peuplent mon univers. Ce regroupement ne s'arrête pas là ; le gazon est chose qualifiée : c'est ce gazon vert qui existe pour autrui ; en ce sens la qualité même de l'objet, son vert profond et cru se trouve en relation directe avec cet homme ; ce vert tourne vers autrui une face qui m'échappe. Je saisis la relation du vert à autrui comme un rapport objectif, mais je ne puis saisir le vert comme il apparaît à autrui. Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m'a volé le monde. Tout est en place, tout existe toujours pour moi, mais tout est parcouru par une fuite invisible et figée vers un objet nouveau. L'apparition d'autrui dans le monde correspond donc à un glissement figé de tout l'univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps.
Mais autrui est encore objet pour moi. Il appartient à mes distances : l'homme est là, à vingt pas de moi, il me tourne le dos. En tant que tel, il est de nouveau à deux mètres vingt de la pelouse, à six mètres de la statue ; par là la désintégration de mon univers est contenue dans les limites de cet univers même. Il ne s'agit pas d'une fuite du monde vers le néant ou hors de lui-même ; mais plutôt, il semble qu'il est percé d'un trou de vidange, au milieu de son être, et qu'il s'écoule perpétuellement par ce trou. L'univers, l'écoulement et le trou de vidange, derechef tout est récupéré, ressaisi et figé en objet : tout cela est là pour moi comme une structure partielle du monde, bien qu'il s'agisse, en fait, de la désintégration totale de l'univers. Souvent, d'ailleurs, il m'est permis de contenir ces désintégrations dans des limites plus étroites : voici, par exemple, un homme qui lit, en se promenant. La désintégration de l'univers qu'il représente est purement virtuelle : il a des oreilles qui n'entendent point, des yeux qui ne voient rien que son livre. Entre son livre et lui, je saisis une relation indéniable et sans distance, du type de celle qui liait, tout à l'heure, le promeneur au gazon. Mais, cette fois, la forme s'est refermée sur soi-même : j'ai un objet plein à saisir. Au milieu du monde, je peux dire « homme-lisant » comme je dirais « pierre froide », « pluie fine » ; je saisis une « Gestalt » close dont la lecture forme la qualité essentielle et qui, pour le reste, aveugle et sourde, se laisse connaître et percevoir comme une pure et simple chose temporo-spatiale et qui semble avec le reste du monde dans la pure relation d'extériorité indifférente. Simplement la qualité même « homme-lisant », comme rapport de l'homme au livre, est une petite lézarde particulière de mon univers ; au sein de cette forme solide et visible, il se fait un vidage particulier, elle n'est massive qu'en apparence, son sens propre est d'être, au milieu de mon univers, à dix pas de moi, au sein de cette massivité, une fuite rigoureusement colmatée et localisée.
Tout cela, donc, ne nous fait nullement quitter le terrain où autrui est objet. Tout au plus, avons-nous affaire à un type d'objectivité particulier, assez voisin de celui que Husserl désigne par le mot d'absence, sans toutefois marquer qu'autrui se définit, non comme l'absence d'une conscience par rapport au corps que je vois, mais par l'absence du monde que je perçois au sein même de ma perception de ce monde. Autrui est, sur ce plan, un objet du monde qui se laisse définir par le monde. Mais cette relation de fuite et d'absence du monde par rapport à moi n'est que probable. Si c'est elle qui définit l'objectivité d'autrui, à quelle présence originelle d'autrui se réfère-t-elle ? Nous pouvons répondre à présent : si autrui-objet se définit en liaison avec le monde comme l'objet qui voit ce que je vois, ma liaison fondamentale avec autrui-sujet doit pouvoir se ramener à ma possibilité permanente d'être vu par autrui. C'est dans et par la révélation de mon être-objet pour autrui que je dois pouvoir saisir la présence de son être-sujet. Car, de même qu'autrui est pour moi-sujet un objet probable, de même je ne puis me découvrir en train de devenir objet probable que pour un sujet certain. Cette révélation ne saurait découler du fait que mon univers est objet pour l'objet-autrui, comme si le regard d'autrui, après avoir erré sur la pelouse et sur les objets environnants, venait, en suivant un chemin défini, se poser sur moi. J'ai marqué que je ne saurais être objet pour un objet : il faut une conversion radicale d'autrui qui le fasse échapper à l'objectivité. Je ne saurais donc considérer le regard que me jette autrui comme une des manifestations possibles de son être objectif : autrui ne saurait me regarder comme il regarde le gazon. Et, d'ailleurs, mon objectivité ne saurait elle-même découler pour moi de l'objectivité du monde puisque, précisément, je suis celui par qui il y a un monde ; c'est-à-dire celui qui. par principe, ne saurait être l'objet pour soi-même. Ainsi, ce rapport que je nomme « être-vu-par-autrui », loin d'être une des relations signifiées, entre autres, par le mot d'homme, représente un fait irréductible qu'on ne saurait déduire ni de l'essence d'autrui-objet ni de mon être-sujet. Mais, au contraire, si le concept d'autrui-objet doit avoir un sens, il ne peut le tenir que de la conversion et de la dégradation de cette relation originelle. En un mot, ce à quoi se réfère mon appréhension d'autrui dans le monde comme étant probablement un homme, c'est à ma possibilité permanente d'être-vu-par-lui, c'est-à-dire à la possibilité permanente pour un sujet qui me voit de se substituer à l'objet vu par moi. L'« être-vu-par-autrui » est la vérité du « voir-autrui ». Ainsi, la notion d'autrui ne saurait, en aucun cas, viser une conscience solitaire et extra-mondaine que je ne puis même pas penser : l'homme se définit par rapport au monde et par rapport à moi-même ; il est cet objet du monde qui détermine un écoulement interne de l'univers, une hémorragie interne ; il est le sujet qui se découvre à moi dans cette fuite de moi-même vers l'objectivation. Mais la relation originelle de moi-même à autrui n'est pas seulement une vérité absente visée à travers la présence concrète d'un objet dans mon univers ; elle est aussi un rapport concret et quotidien dont je fais à chaque instant l'expérience : à chaque instant autrui me regarde ; il nous est donc facile de tenter, sur des exemples concrets, la description de cette liaison fondamentale qui doit faire la base de toute théorie d'autrui ; si autrui est, par principe, celui qui me regarde, nous devons pouvoir expliciter le sens du regard d'autrui.
Tout regard dirigé vers moi se manifeste en liaison avec l'apparition d'une forme sensible dans notre champ perceptif, mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, il n'est lié à aucune forme déterminée. Sans doute, ce qui manifeste le plus souvent un regard, c'est la convergence vers moi de deux globes oculaires. Mais il se donnera tout aussi bien à l'occasion d'un froissement de branches, d'un bruit de pas suivi du silence, de l'entrebâillement d'un volet, d'un léger mouvement d'un rideau. Pendant un coup de main, les hommes qui rampent dans les buissons saisissent comme regard à éviter, non deux yeux, mais toute une ferme blanche qui se découpe contre le ciel, en haut d'une colline. Il va de soi que l'objet ainsi constitué ne manifeste encore le regard qu'à titre probable. Il est seulement probable que, derrière le buisson qui vient de remuer, quelqu'un est embusqué qui me guette. Mais cette probabilité ne doit pas nous retenir pour l'instant : nous y reviendrons ; ce qui importe d'abord est de définir en lui-même le regard. Or, le buisson, la ferme ne sont pas le regard : ils représentent seulement l'œil, car l'œil n'est pas saisi d'abord comme organe sensible de vision, mais comme support du regard. Ils ne renvoient donc jamais aux yeux de chair du guetteur embusqué derrière le rideau, derrière une fenêtre de la ferme : à eux seuls, ils sont déjà des yeux. D'autre part, le regard n'est ni une qualité parmi d'autres de l'objet qui fait fonction d'œil, ni la forme totale de cet objet, ni un rapport « mondain » qui s'établit entre cet objet et moi. Bien au contraire, loin de percevoir le regard sur les objets qui le manifestent, mon appréhension d'un regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction des yeux qui « me regardent » ; si j'appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux : ils sont là, ils demeurent dans le champ de ma perception, comme de pures présentations, mais je n'en fais pas usage, ils sont neutralisés, hors jeu, ils ne sont plus objet d'une thèse, ils restent dans l'état de « mise hors circuit » où se trouve le monde pour une conscience qui effectuerait la réduction phénoménologique prescrite par Husserl. Ce n'est jamais quand des yeux vous regardent qu'on peut les trouver beaux ou laids, qu'on peut remarquer leur couleur. Le regard d'autrui masque ses yeux, il semble aller devant eux. Cette illusion provient de ce que les yeux, comme objets de ma perception, demeurent à une distance précise qui se déplie de moi à eux – en un mot, je suis présent aux yeux sans distance, mais eux sont distants du lieu où je « me trouve » – tandis que le regard, à la fois, est sur moi sans distance et me tient à distance, c'est-à-dire que sa présence immédiate à moi déploie une distance qui m'écarte de lui. Je ne puis donc diriger mon attention sur le regard sans, du même coup, que ma perception se décompose et passe à l'arrière-plan. Il se produit ici quelque chose d'analogue à ce que j'ai tenté de montrer ailleurs au sujet de l'imaginaire9 ; nous ne pouvons, disais-je alors, percevoir et imaginer à la fois, il faut que ce soit l'un ou l'autre. Je dirais volontiers ici : nous ne pouvons percevoir le monde et saisir en même temps un regard fixé sur nous ; il faut que ce soit l'un ou l'autre. C'est que percevoir, c'est regarder, et saisir un regard n'est pas appréhender un objet-regard dans le monde (à moins que ce regard ne soit pas dirigé sur nous), c'est prendre conscience d'être regardé. Le regard que manifestent les yeux, de quelque nature qu'ils soient, est pur renvoi à moi-même. Ce que je saisis immédiatement lorsque j'entends craquer les branches derrière moi, ce n'est pas qu'il y a quelqu'un, c'est que je suis vulnérable, que j'ai un corps qui peut être blessé, que j'occupe une place et que je ne puis, en aucun cas, m'évader de l'espace où je suis sans défense, bref, que je suis vu. Ainsi, le regard est d'abord un intermédiaire qui renvoie de moi à moi-même. De quelle nature est cet intermédiaire ? Que signifie pour moi : être vu ?
Imaginons que j'en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou d'une serrure. Je suis seul et sur le plan de la conscience non-thétique (de) moi. Cela signifie d'abord qu'il n'y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien, donc, à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus, mais je les suis et, de ce seul fait, ils portent en eux-mêmes leur totale justification. Je suis pure conscience des choses et les choses, prises dans le circuit de mon ipséité, m'offrent leurs potentialités comme réplique de ma conscience non-thétique (de) mes possibilités propres. Cela signifie que, derrière cette porte, un spectacle se propose comme « à voir », une conversation comme « à entendre ». La porte, la serrure sont à la fois des instruments et des obstacles : ils se présentent comme « à manier avec précaution » ; la serrure se donne comme « à regarder de près et un peu de côté », etc. Dès lors « je fais ce que j'ai à faire » ; aucune vue transcendante ne vient conférer à mes actes un caractère de donné sur quoi puisse s'exercer un jugement : ma conscience colle à mes actes ; elle est mes actes ; ils sont seulement commandés par les fins à atteindre et par les instruments à employer. Mon attitude, par exemple, n'a aucun « dehors », elle est pure mise en rapport de l'instrument (trou de la serrure) avec la fin à atteindre (spectacle à voir), pure manière de me perdre dans le monde, de me faire boire par les choses comme l'encre par un buvard, pour qu'un complexe-ustensile orienté vers une fin se détache synthétiquement sur fond de monde. L'ordre est inverse de l'ordre causal : c'est la fin à atteindre qui organise tous les moments qui la précèdent ; la fin justifie les moyens, les moyens n'existent pas pour eux-mêmes et en dehors de la fin. L'ensemble d'ailleurs n'existe que par rapport à un libre projet de mes possibilités : c'est précisément la jalousie, comme possibilité que je suis, qui organise ce complexe d'ustensilité en le transcendant vers elle-même. Mais, cette jalousie, je la suis, je ne la connais pas. Seul le complexe mondain d'ustensilité pourrait me l'apprendre si je le contemplais au lieu de le faire. C'est cet ensemble dans le monde avec sa double et inverse détermination – il n'y a de spectacle à voir derrière la porte que parce que je suis jaloux, mais ma jalousie n'est rien, sinon le simple fait objectif qu'il y a un spectacle à voir derrière la porte – que nous nommerons situation. Cette situation me reflète à la fois ma facticité et ma liberté : à l'occasion d'une certaine structure objective du monde qui m'entoure, elle me renvoie ma liberté sous forme de tâches à faire librement ; il n'y a là aucune contrainte, puisque ma liberté ronge mes possibles et que corrélativement les potentialités du monde s'indiquent et se proposent seulement. Aussi ne puis-je me définir vraiment comme étant en situation : d'abord parce que je ne suis pas conscience positionnelle de moi-même ; ensuite, parce que je suis mon propre néant. En ce sens et puisque je suis ce que je ne suis pas et que je ne suis pas ce que je suis je ne peux même pas me définir comme étant vraiment en train d'écouter aux portes, j'échappe à cette définition provisoire de moi-même par toute ma transcendance ; c'est là, nous l'avons vu, l'origine de la mauvaise foi ; ainsi, non seulement je ne puis me connaître, mais mon être même m'échappe quoique je sois cet échappement même à mon être et je ne suis rien tout à fait ; il n'y a rien là qu'un pur néant entourant et faisant ressortir un certain ensemble objectif se découpant dans le monde, un système réel, un agencement de moyens en vue d'une fin.
Or, voici que j'ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est que je suis soudain atteint dans mon être et que des modifications essentielles apparaissent dans mes structures – modifications que je puis saisir et fixer conceptuellement par le cogito réflexif.
D'abord, voici que j'existe en tant que moi pour ma conscience irréfléchie. C'est même cette irruption du moi qu'on a le plus souvent décrite : je me vois parce qu'on me voit, a-t-on pu écrire. Sous cette forme, ce n'est pas entièrement exact. Mais examinons mieux : tant que nous avons considéré le pour-soi dans sa solitude, nous avons pu soutenir que la conscience irréfléchie ne pouvait être habitée par un moi : le moi ne se donnait, à titre d'objet, que pour la conscience réflexive. Mais voici que le moi vient hanter la conscience irréfléchie. Or, la conscience irréfléchie est conscience du monde. Le moi existe donc pour elle sur le plan des objets du monde ; ce rôle qui n'incombait qu'à la conscience réflexive : la présentification du moi, appartient à présent à la conscience irréfléchie. Seulement, la conscience réflexive a directement le moi pour objet. La conscience irréfléchie ne saisit pas la personne directement et comme son objet : la personne est présente à la conscience en tant qu'elle est objet pour autrui. Cela signifie que j'ai tout d'un coup conscience de moi en tant que je m'échappe, non pas en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j'ai mon fondement hors de moi. Je ne suis pour moi que comme pur renvoi à autrui. Toutefois, il ne faut pas entendre ici que l'objet est autrui et que l'ego présent à ma conscience est une structure secondaire ou une signification de l'objet-autrui ; autrui n'est pas objet ici et ne saurait être objet, nous l'avons montré, sans que, du même coup, le moi cesse d'être objet-pour-autrui et s'évanouisse. Ainsi, je ne vise pas autrui comme objet, ni mon ego comme objet pour moi-même, je ne puis même pas diriger une intention vide vers cet ego comme vers un objet présentement hors de mon atteinte ; en effet, il est séparé de moi par un néant que je ne puis combler, puisque je le saisis en tant qu'il n'est pas pour moi et qu'il existe par principe pour l'autre ; je ne le vise donc point en tant qu'il pourrait m'être donné un jour, mais, au contraire, en tant qu'il me fuit par principe et qu'il ne m'appartiendra jamais. Et, pourtant, je le suis, je ne le repousse pas comme une image étrangère, mais il m'est présent comme un moi que je suis sans le connaître, car c'est dans la honte (en d'autres cas, dans l'orgueil) que je le découvre. C'est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître, la situation de regardé. Or, la honte, nous le notions au début de ce chapitre, est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu'autrui regarde et juge. Je ne puis avoir honte que de ma liberté en tant qu'elle m'échappe pour devenir objet donné. Ainsi, originellement, le lien de ma conscience irréfléchie à mon ego-regardé est un lien non de connaître mais d'être. Je suis, par delà toute connaissance que je puis avoir, ce moi qu'un autre connaît. Et ce moi que je suis, je le suis dans un monde qu'autrui m'a aliéné, car le regard d'autrui embrasse mon être et corrélativement les murs, la porte, la serrure ; toutes ces choses-ustensiles, au milieu desquelles je suis, tournent vers l'autre une face qui m'échappe par principe. Ainsi je suis mon ego pour l'autre au milieu d'un monde qui s'écoule vers l'autre. Mais, tout à l'heure, nous avions pu appeler hémorragie interne l'écoulement de mon monde vers autrui-objet : c'est qu'en effet, la saignée était rattrapée et localisée du fait même que je figeais en objet de mon monde cet autrui vers lequel ce monde saignait ; ainsi, pas une goutte de sang n'était perdue, tout était récupéré, cerné, localisé, bien qu'en un être que je ne pouvais pénétrer. Ici, au contraire, la fuite est sans terme, elle se perd à l'extérieur, le monde s'écoule hors du monde et je m'écoule hors de moi ; le regard d'autrui me fait être par delà mon être dans le monde, au milieu d'un monde qui est à la fois celui-ci et par delà ce monde-ci. Avec cet être que je suis et que la honte me découvre, quelle sorte de rapports puis-je entretenir ?
En premier lieu, une relation d'être. Je suis cet être. Pas un instant, je ne songe à le nier, ma honte est un aveu. Je pourrai, plus tard, user de mauvaise foi pour me le masquer, mais la mauvaise foi est, elle aussi, un aven, puisqu'elle est un effort pour fuir l'être que je suis. Mais cet être que je suis, je ne le suis pas sur le mode du « avoir à être » ni sur celui du « étais » : je ne le fonde pas en son être ; je ne puis le produire directement, mais il n'est pas non plus l'effet indirect et rigoureux de mes actes, comme lorsque mon ombre, par terre, mon reflet, dans la glace, s'agitent en liaison avec les gestes que je fais. Cet être que je suis conserve une certaine indétermination, une certaine imprévisibilité. Et ces caractéristiques nouvelles ne viennent pas seulement de ce que je ne puis connaître autrui, elles proviennent aussi et surtout de ce qu'autrui est libre ; ou, pour être exact et en renversant les termes, la liberté d'autrui m'est révélée à travers l'inquiétante indétermination de l'être que je suis pour lui. Ainsi, cet être n'est pas mon possible, il n'est pas toujours en question au sein de ma liberté : il est, au contraire, la limite de ma liberté, son « dessous », au sens où on parle du « dessous des cartes », il m'est donné comme un fardeau que je porte sans jamais pouvoir me retourner vers lui pour le connaître, sans même pouvoir en sentir le poids ; s'il est comparable à mon ombre, c'est à une ombre qui se projetterait sur une matière mouvante et imprévisible et telle qu'aucune table de références ne permettrait de calculer les déformations résultant de ces mouvements. Et pourtant, il s'agit bien de mon être et non d'une image de mon être. Il s'agit de mon être tel qu'il s'écrit dans et par la liberté d'autrui. Tout se passe comme si j'avais une dimension d'être dont j'étais séparé par un néant radical : et ce néant, c'est la liberté d'autrui ; autrui a à faire être mon être-pour-lui en tant qu'il a à être son être ; ainsi, chacune de mes libres conduites m'engage dans un nouveau milieu où la matière même de mon être est l'imprévisible liberté d'un autre. Et pourtant, par ma honte même, je revendique comme mienne cette liberté d'un autre, j'affirme une unité profonde des consciences, non pas cette harmonie des monades qu'on a pris parfois pour garantie d'objectivité, mais une unité d'être, puisque j'accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais.
Mais cet être, la honte me révèle que je le suis. Non pas sur le mode de l'étais ou du « avoir à être », mais en-soi. Seul, je ne puis réaliser mon « être-assis » ; tout au plus, peut-on dire que je le suis à la fois et ne le suis pas. Il suffit qu'autrui me regarde pour que je sois ce que je suis. Non pour moi-même, certes : je ne parviendrai jamais à réaliser cet être-assis que je saisis dans le regard d'autrui, je demeurerai toujours conscience ; mais, pour l'autre. Une fois de plus l'échappement néantisant du pour-soi se fige, une fois de plus l'en-soi se reforme sur le pour-soi. Mais, une fois de plus, cette métamorphose s'opère à distance : pour l'autre, je suis assis comme cet encrier est sur la table ; pour l'autre, je suis penché sur le trou de la serrure, comme cet arbre est incliné par le vent. Ainsi ai-je dépouillé, pour l'autre, ma transcendance. C'est qu'en effet, pour quiconque s'en fait le témoin, c'est-à-dire se détermine comme n'étant pas cette transcendance, elle devient transcendance purement constatée, transcendance-donnée, c'est-à-dire qu'elle acquiert une nature du seul fait que l'autre, non par une déformation quelconque ou par une réfraction qu'il lui imposerait à travers ses catégories, mais par son être même, lui confère un dehors. S'il y a un autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre ; et la honte est – comme la fierté – l'appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités. Ces possibilités, en effet, que je suis et qui sont la condition de ma transcendance, par la peur, par l'attente anxieuse ou prudente, je sens qu'elles se donnent ailleurs à un autre comme devant être transcendées à leur tour par ses propres possibilités. Et l'autre, comme regard, n'est que cela : ma transcendance transcendée. Et, sans doute, je suis toujours mes possibilités, sur le mode de la conscience non-thétique (de) ces possibilités ; mais, en même temps, le regard me les aliène : jusque-là, je saisissais thétiquement ces possibilités sur le monde et dans le monde, à titre de potentialité des ustensiles ; le coin sombre, dans le couloir, me renvoyait la possibilité de me cacher comme une simple qualité potentielle de sa pénombre, comme une invite de son obscurité ; cette qualité ou ustensilité de l'objet n'appartenait qu'à lui seul et se donnait comme une propriété objective et idéale, marquant son appartenance réelle à ce complexe que nous avons appelé situation. Mais, avec le regard d'autrui, une organisation neuve des complexes vient se surimprimer sur la première. Me saisir comme vu, en effet, c'est me saisir comme vu dans le monde et à partir du monde. Le regard ne me découpe pas dans l'univers, il vient me chercher au sein de ma situation et ne saisit de moi que des rapports indécomposables avec les ustensiles : si je suis vu comme assis, je dois être vu comme « assis-sur-une-chaise », si je suis saisi comme courbé, c'est comme « courbé-sur-le-trou-de-la-serrure », etc. Mais, du coup, l'aliénation de moi qu'est l'être-regardé implique l'aliénation du monde que j'organise. Je suis vu comme assis sur cette chaise en tant que je ne la vois point, en tant qu'il est impossible que je la voie, en tant qu'elle m'échappe pour s'organiser, avec d'autres rapports et d'autres distances, au milieu d'autres objets qui, pareillement, ont pour moi une face secrète, en un complexe neuf et orienté différemment. Ainsi, moi qui, en tant que je suis mes possibles, suis ce que je ne suis pas et ne suis pas ce que je suis, voilà que je suis quelqu'un. Et ce que je suis – et qui m'échappe par principe – je le suis au milieu du monde, en tant qu'il m'échappe. De ce fait, mon rapport à l'objet ou potentialité de l'objet se décompose sous le regard d'autrui et m'apparaît dans le monde comme ma possibilité d'utiliser l'objet, en tant que cette possibilité m'échappe par principe, c'est-à-dire en tant qu'elle est dépassée par l'autre vers ses propres possibilités. Par exemple, la potentialité de l'encoignure sombre devient possibilité donnée de me cacher dans l'encoignure, du seul fait que l'autre peut la dépasser vers sa possibilité d'éclairer l'encoignure avec sa lampe de poche. Elle est là, cette possibilité, je la saisis, mais comme absente, comme en l'autre, par mon angoisse et par ma décision de renoncer à cette cachette qui est « peu sûre ». Ainsi, mes possibilités sont présentes à ma conscience irréfléchie en tant que l'autre me guette. Si je vois son attitude prête à tout, sa main dans la poche où il a une arme, son doigt posé sur la sonnette électrique et prêt à alerter « au moindre geste de ma part » le poste de garde, j'apprends mes possibilités du dehors et par lui, en même temps que je les suis, un peu comme on apprend sa pensée objectivement par le langage même en même temps qu'on la pense pour la couler dans le langage. Cette tendance à m'enfuir, qui me domine et m'entraîne et que je suis, je la lis dans ce regard guetteur et dans cet autre regard : l'arme braquée sur moi. L'autre me l'apprend, en tant qu'il l'a prévue et qu'il y a déjà paré. Il me l'apprend en tant qu'il la dépasse et la désarme. Mais je ne saisis pas ce dépassement même, je saisis simplement la mort de ma possibilité. Mort subtile : car ma possibilité de me cacher demeure encore ma possibilité ; en tant que je la suis, elle vit toujours ; et le coin sombre ne cesse de me faire signe, de me renvoyer sa potentialité. Mais si l'ustensilité se définit comme le fait de « pouvoir être dépassé vers... », alors ma possibilité même devient ustensilité. Ma possibilité de me cacher dans l'encoignure devient ce qu'autrui peut dépasser vers sa possibilité de me démasquer, de m'identifier, de m'appréhender. Pour autrui, elle est à la fois un obstacle et un moyen comme tous les ustensiles. Obstacle, car elle l'obligera à certains actes nouveaux (avancer vers moi, allumer sa lampe de poche). Moyen, car une fois découvert dans le cul-de-sac, je « suis pris ». Autrement dit, tout acte fait contre autrui peut, par principe, être pour autrui un instrument qui le servira contre moi. Et je saisis précisément autrui, non pas dans la claire vision de ce qu'il peut faire de mon acte, mais dans une peur qui vit toutes mes possibilités comme ambivalentes. Autrui, c'est la mort cachée de mes possibilités en tant que je vis cette mort comme cachée au milieu du monde. La liaison de ma possibilité à l'ustensile n'est plus que celle de deux instruments qui sont agencés dehors l'un avec l'autre, en vue d'une fin qui m'échappe. C'est à la fois l'obscurité du coin sombre et ma possibilité de m'y cacher qui sont dépassées par autrui, lorsque, avant que j'aie pu faire un geste pour m'y réfugier, il éclaire l'encoignure avec sa lanterne. Ainsi, dans la brusque secousse qui m'agite lorsque je saisis le regard d'autrui, il y a ceci que, soudain, je vis une aliénation subtile de toutes mes possibilités qui sont agencées loin de moi, au milieu du monde, avec les objets du monde.
Mais il résulte de là deux importantes conséquences. La première, c'est que ma possibilité devient hors de moi probabilité. En tant qu'autrui la saisit comme rongée par une liberté qu'il n'est pas, dont il se fait le témoin et dont il calcule les effets, elle est pure indétermination dans le jeu des possibles et c'est précisément ainsi que je la devine. C'est ce qui, plus tard, lorsque nous sommes en liaison directe avec autrui par le langage et que nous apprenons peu à peu ce qu'il pense de nous, pourra à la fois nous fasciner et nous faire horreur : « Je te jure que je le ferai ! » – « Ça se peut bien. Tu me le dis, je veux bien te croire ; il est possible, en effet, que tu le fasses. » Le sens même de ce dialogue implique qu'autrui est originellement placé devant ma liberté comme devant une propriété donnée d'indétermination et devant mes possibles comme devant mes probables. C'est ce qu'originellement je me sens être là-bas, pour autrui, et cette esquisse-fantôme de mon être m'atteint au cœur de moi-même, car, par la honte et la rage et la peur, je ne cesse pas de m'assumer comme tel. De m'assumer à l'aveuglette, puisque je ne connais pas ce que j'assume : je le suis, simplement.
D'autre part, l'ensemble ustensile-possibilité de moi-même en face de l'ustensile m'apparaît comme dépassé et organisé en monde par autrui. Avec le regard d'autrui, la « situation » m'échappe ou, pour user d'une expression banale, mais qui rend bien notre pensée : je ne suis plus maître de la situation. Ou, plus exactement, j'en demeure le maître, mais elle a une dimension réelle par où elle m'échappe, par où des retournements imprévus la font être autrement qu'elle ne paraît pour moi. Certes, il peut arriver que, dans la stricte solitude, je fasse un acte dont les conséquences soient rigoureusement opposées à mes prévisions et à mes désirs : je tire doucement une planchette pour amener à moi ce vase fragile. Mais ce geste a pour effet de faire tomber une statuette de bronze qui brise le vase en mille morceaux. Seulement, il n'y a rien ici que je n'eusse pu prévoir, si j'avais été plus attentif, si j'avais remarqué la disposition des objets, etc. : rien qui m'échappe par principe. Au contraire, l'apparition de l'autre fait apparaître dans la situation un aspect que je n'ai pas voulu, dont je ne suis pas maître et qui m'échappe par principe, puisqu'il est pour l'autre. C'est ce que Gide a heureusement appelé « la part du diable ». C'est l'envers imprévisible et pourtant réel. C'est cette imprévisibilité que l'art d'un Kafka s'attachera à décrire, dans Le Procès et Le Château : en un sens, tout ce que font K. et l'arpenteur leur appartient en propre et, en tant qu'ils agissent sur le monde, les résultats sont rigoureusement conformes à leurs prévisions : ce sont des actes réussis. Mais, en même temps, la vérité de ces actes leur échappe constamment ; ils ont par principe un sens qui est leur vrai sens et que ni K. ni l'arpenteur ne connaîtront jamais. Et, sans doute, Kafka veut atteindre ici la transcendance du divin ; c'est pour le divin que l'acte humain se constitue en vérité. Mais Dieu n'est ici que le concept d'autrui poussé à la limite. Nous y reviendrons. Cette atmosphère douloureuse et fuyante du Procès, cette ignorance qui, pourtant, se vit comme ignorance, cette opacité totale qui ne peut que se pressentir à travers une totale translucidité, ce n'est rien autre que la description de notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui. Ainsi donc, la situation, dans et par son dépassement pour autrui, se fige et s'organise autour de moi en forme, au sens où les gestaltistes usent de ce terme : il y a là une synthèse donnée dont je suis structure essentielle ; et cette synthèse possède à la fois la cohésion ek-statique et le caractère de l'en-soi. Mon lien à ces gens qui parlent et que j'épie est donné d'un coup hors de moi, comme un substrat inconnaissable du lien que j'établis moi-même. En particulier, mon propre regard ou liaison sans distance à ces gens est dépouillé de sa transcendance, du fait même qu'il est regard-regardé. Les gens que je vois, en effet, je les fige en objets, je suis, par rapport à eux, comme autrui par rapport à moi ; en les regardant, je mesure ma puissance. Mais si autrui les voit et me voit, mon regard perd son pouvoir : il ne saurait transformer ces gens en objets pour autrui, puisqu'ils sont déjà objets de son regard. Mon regard manifeste simplement une relation au milieu du monde de l'objet-moi à l'objet-regardé, quelque chose comme l'attraction que deux masses exercent l'une sur l'autre à distance. Autour de ce regard s'ordonnent, d'une part, les objets – la distance de moi aux regardés existe à présent, mais elle est resserrée, circonscrite et comprimée par mon regard, l'ensemble « distance-objets » est comme un fond sur lequel le regard se détache à la manière d'un « ceci » sur fond de monde –, d'autre part, mes attitudes qui se donnent comme une série de moyens utilisés pour « maintenir » le regard. En ce sens, je constitue un tout organisé qui est regard, je suis un objet-regard, c'est-à-dire un complexe ustensile doué de finalité interne et qui peut se disposer lui-même dans un rapport de moyen à fin pour réaliser une présence à tel autre objet par delà la distance. Mais la distance m'est donnée. En tant que je suis regardé, je ne déplie pas la distance, je me borne à la franchir. Le regard d'autrui me confère la spatialité. Se saisir comme regardé c'est se saisir comme spatialisant-spatialisé.
Mais le regard d'autrui n'est pas seulement saisi comme spatialisant : il est aussi temporalisant. L'apparition du regard d'autrui se manifeste pour moi par une « Erlebnis » qu'il m'était, par principe, impossible d'acquérir dans la solitude : celle de la simultanéité. Un monde pour un seul pour-soi ne saurait comprendre de simultanéité, mais seulement des coprésences, car le pour-soi se perd hors de lui partout dans le monde et lie tous les êtres par l'unité de sa seule présence. Or, la simultanéité suppose la liaison temporelle de deux existants qui ne sont liés par aucun autre rapport. Deux existants qui exercent l'un sur l'autre une action réciproque ne sont pas simultanés précisément parce qu'ils appartiennent au même système. La simultanéité n'appartient donc pas aux existants du monde, elle suppose la coprésence au monde de deux présents envisagés comme présences-à. Est simultanée, la présence de Pierre au monde avec ma présence. En ce sens, le phénomène originel de simultanéité, c'est que ce verre soit pour Paul en même temps qu'il est pour moi. Cela suppose donc un fondement de toute simultanéité qui doit nécessairement être la présence d'un autrui qui se temporalise à ma propre temporalisation. Mais, précisément, en tant qu'autrui se temporalise, il me temporalise avec lui : en tant qu'il s'élance vers son temps propre, je lui apparais dans le temps universel. Le regard d'autrui, en tant que je le saisis, vient donner à mon temps une dimension nouvelle. En tant que présent saisi par autrui comme mon présent, ma présence a un dehors ; cette présence qui se présentifie pour moi s'aliène pour moi en présent à qui autrui se fait présent ; je suis jeté dans le présent universel, en tant qu'autrui se fait être présence à moi. Mais le présent universel où je viens prendre ma place est pure aliénation de mon présent universel, le temps physique s'écoule vers une pure et libre temporalisation que je ne suis pas ; ce qui se profile à l'horizon de cette simultanéité que je vis, c'est une temporalisation absolue dont un néant me sépare.
En tant qu'objet temporo-spatial du monde, en tant que structure essentielle d'une situation temporo-spatiale dans le monde, je m'offre aux appréciations d'autrui. Cela aussi, je le saisis par le pur exercice du cogito : être regardé, c'est se saisir comme objet inconnu d'appréciations inconnaissables, en particulier d'appréciations de valeur. Mais, précisément, en même temps que, par la honte ou la fierté, je reconnais le bien-fondé de ces appréciations, je ne cesse pas de les prendre pour ce qu'elles sont : un dépassement libre du donné vers des possibilités. Un jugement est l'acte transcendantal d'un être libre. Ainsi, être vu me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n'est pas ma liberté. C'est en ce sens que nous pouvons nous considérer comme des « esclaves », en tant que nous apparaissons à autrui. Mais, cet esclavage n'est pas le résultat – historique et susceptible d'être surmonté – d'une vie à la forme abstraite de la conscience. Je suis esclave dans la mesure où je suis dépendant dans mon être au sein d'une liberté qui n'est pas la mienne et qui est la condition même de mon être. En tant que je suis objet de valeurs qui viennent me qualifier sans que je puisse agir sur cette qualification, ni même la connaître, je suis en esclavage. Du même coup, en tant que je suis l'instrument de possibilités qui ne sont pas mes possibilités, dont je ne fais qu'entrevoir la pure présence par delà mon être, et qui nient ma transcendance pour me constituer en moyen vers des fins que j'ignore, je suis en danger. Et ce danger n'est pas un accident, mais la structure permanente de mon être-pour-autrui.
Nous voilà au terme de cette description. Il faut noter d'abord, avant que nous puissions l'utiliser pour nous découvrir autrui, qu'elle a été faite tout entière sur le plan du cogito. Nous n'avons fait qu'expliciter le sens de ces réactions subjectives au regard d'autrui que sont la peur (sentiment d'être en danger devant la liberté d'autrui), la fierté ou la honte (sentiment d'être enfin ce que je suis, mais ailleurs, là-bas pour autrui), la reconnaissance de mon esclavage (sentiment de l'aliénation de toutes mes possibilités). En outre, cette explicitation n'est aucunement une fixation conceptuelle de connaissances plus ou moins obscures. Que chacun se reporte à son expérience : il n'est personne qui n'ait été un jour surpris dans une attitude coupable ou simplement ridicule. La modification brusque que nous éprouvons alors n'est nullement provoquée par l'irruption d'une connaissance. Elle est bien plutôt en elle-même une solidification et une stratification brusque de moi-même qui laisse intactes mes possibilités et mes structures « pour-moi », mais qui me pousse tout à coup dans une dimension neuve d'existence : la dimension du non-révélé. Ainsi, l'apparition du regard est saisie par moi comme surgissement d'un rapport ek-statique d'être, dont l'un des termes est moi, en tant que pour-soi qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est, et dont l'autre terme est encore moi, mais hors de ma portée, hors de mon action, hors de ma connaissance. Et ce terme, étant précisément en liaison avec les infinies possibilités d'un autrui libre, est en lui-même synthèse infinie et inépuisable de propriétés non révélées. Par le regard d'autrui, je me vis comme figé au milieu du monde, comme en danger, comme irrémédiable. Mais je ne sais ni quel je suis, ni quelle est ma place dans le monde, ni quelle face ce monde où je suis tourne vers autrui.
Dès lors nous pouvons préciser le sens de ce surgissement d'autrui dans et par son regard. En aucune façon, autrui ne nous est donné comme objet. L'objectivation d'autrui serait l'effondrement de son être-regard. D'ailleurs, nous l'avons vu, le regard d'autrui est la disparition même des yeux d'autrui comme objets qui manifestent le regard. Autrui ne saurait même pas être objet visé à vide à l'horizon de mon être pour autrui. L'objectivation d'autrui, nous le verrons, est une défense de mon être qui me libère précisément de mon être pour autrui en conférant à autrui un être pour moi. Dans le phénomène du regard, autrui est, par principe, ce qui ne peut être objet. En même temps, nous voyons qu'il ne saurait être un terme du rapport de moi à moi-même qui me fait surgir pour moi-même comme le non-révélé. Autrui ne saurait être non plus visé par mon attention : si, dans le surgissement du regard d'autrui, je faisais attention au regard ou à autrui, ce ne pourrait être que comme à des objets, car l'attention est direction intentionnelle vers des objets. Mais il n'en faudrait pas conclure qu'autrui est une condition abstraite, une structure conceptuelle du rapport ek-statique : il n'y a pas ici, en effet, d'objet réellement pensé dont il puisse être une structure universelle et formelle. Autrui est certes la condition de mon être-non-révélé. Mais il en est la condition concrète et individuelle. Il n'est pas engagé dans mon être au milieu du monde comme une de ses parties intégrantes, puisque précisément il est ce qui transcende ce monde au milieu duquel je suis comme non-révélé, comme tel il ne saurait donc être ni objet ni élément formel et constituant d'un objet. Il ne peut m'apparaître – nous l'avons vu – comme une catégorie unificatrice ou régulatrice de mon expérience, puisqu'il vient à moi par rencontre. Qu'est-il donc ?
Tout d'abord, il est l'être vers qui je ne tourne pas mon attention. Il est celui qui me regarde et que je ne regarde pas encore, celui qui me livre à moi-même comme non-révélé, mais sans se révéler lui-même, celui qui m'est présent en tant qu'il me vise et non pas en tant qu'il est visé : il est le pôle concret et hors d'atteinte de ma fuite, de l'aliénation de mes possibles et de l'écoulement du monde vers un autre monde qui est le même et pourtant incommunicable avec celui-ci. Mais il ne saurait être distinct de cette aliénation même et de cet écoulement, il en est le sens et la direction, il hante cet écoulement, non comme un élément réel ou catégoriel, mais comme une présence qui se fige et se mondanise si je tente de la « présentifier » et qui n'est jamais plus présente, plus urgente que lorsque je n'y prends pas garde. Si je suis tout entier à ma honte, par exemple, autrui est la présence immense et invisible qui soutient cette honte et l'embrasse de toute part, c'est le milieu de soutien de mon être-non-révélé. Voyons ce qui se manifeste d'autrui comme non-révélable à travers mon expérience vécue du non-révélé.
Tout d'abord, le regard d'autrui, comme condition nécessaire de mon objectivité, est destruction de toute objectivité pour moi. Le regard d'autrui m'atteint à travers le monde et n'est pas seulement transformation de moi-même, mais métamorphose totale du monde. Je suis regardé dans un monde regardé. En particulier, le regard d'autrui – qui est regard-regardant et non regard-regardé – nie mes distances aux objets et déplie ses distances propres. Ce regard d'autrui se donne immédiatement comme ce par quoi la distance vient au monde au sein d'une présence sans distance. Je recule, je suis démuni de ma présence sans distance à mon monde et je suis pourvu d'une distance à autrui : me voilà à quinze pas de la porte, à six mètres de la fenêtre. Mais autrui vient me chercher pour me constituer à une certaine distance de lui. Tant qu'autrui me constitue comme à six mètres de lui, il faut qu'il soit présent à moi sans distance. Ainsi, dans l'expérience même de ma distance aux choses et à autrui, j'éprouve la présence sans distance d'autrui à moi. Chacun reconnaîtra, dans cette description abstraite, cette présence immédiate et brûlante du regard d'autrui qui l'a souvent rempli de honte. Autrement dit, en tant que je m'éprouve comme regardé, se réalise pour moi une présence transmondaine d'autrui : ce n'est pas en tant qu'il est « au milieu » de mon monde qu'autrui me regarde, mais c'est en tant qu'il vient vers le monde et vers moi de toute sa transcendance, c'est en tant qu'il n'est séparé de moi par aucune distance, par aucun objet du monde, ni réel, ni idéal, par ancun corps du monde, mais par sa seule nature d'autrui. Ainsi, l'apparition du regard d'autrui n'est pas apparition dans le monde : ni dans le « mien » ni dans « celui d'autrui » ; et le rapport qui m'unit à autrui ne saurait être un rapport d'extériorité à l'intérieur du monde, mais, par le regard d'autrui, je fais l'épreuve concrète qu'il y a un au-delà du monde. Autrui m'est présent sans aucun intermédiaire comme une transcendance qui n'est pas la mienne. Mais cette présence n'est pas réciproque : il s'en faut de toute l'épaisseur du monde pour que je sois, moi, présent à autrui. Transcendance omniprésente et insaisissable, posée sur moi sans intermédiaire en tant que je suis mon être-non-révélé, et séparée de moi par l'infini de l'être, en tant que je suis plongé par ce regard au sein d'un monde complet avec ses distances et ses ustensiles : tel est le regard d'autrui, quand je l'éprouve d'abord comme regard.
Mais, en outre, autrui, en figeant mes possibilités, me révèle l'impossibilité où je suis d'être objet, sinon pour une autre liberté. Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis ; livré à ses seules ressources, l'effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l'échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose naïvement qu'il est possible que je sois, sans m'en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là même l'existence d'autrui, car comment serais-je objet si ce n'est pour un sujet ? Ainsi autrui est d'abord pour moi l'être pour qui je suis objet, c'est-à-dire l'être par qui je gagne mon objectité. Si je dois seulement pouvoir concevoir une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné. Et il est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur. Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition, connaître, c'est-à-dire poser comme objet, il est toujours là, hors de portée et sans distance lorsque j'essaie de me saisir comme objet. Et dans l'épreuve du regard, en m'éprouvant comme objectité non révélée, j'éprouve directement et avec mon être l'insaisissable subjectivité d'autrui.
Du même coup, j'éprouve son infinie liberté. Car c'est pour et par une liberté et seulement pour et par elle que mes possibles peuvent être limités et figés. Un obstacle matériel ne saurait figer mes possibilités, il est seulement l'occasion pour moi de me projeter vers d'autres possibles, il ne saurait leur conférer un dehors. Ce n'est pas la même chose de rester chez soi parce qu'il pleut ou parce qu'on vous a défendu de sortir. Dans le premier cas, je me détermine moi-même à demeurer, par la considération des conséquences de mes actes ; je dépasse l'obstacle « pluie » vers moi-même et j'en fais un instrument. Dans le second cas, ce sont mes possibilités mêmes de sortir ou de demeurer qui me sont présentées comme dépassées et figées, et qu'une liberté prévoit et prévient à la fois. Ce n'est pas caprice si, souvent, nous faisons tout naturellement et sans mécontentement ce qui nous irriterait si un autre nous le commandait. C'est que l'ordre et la défense exigent que nous fassions l'épreuve de la liberté d'autrui à travers notre propre esclavage. Ainsi, dans le regard, la mort de mes possibilités me fait éprouver la liberté d'autrui ; elle ne se réalise qu'au sein de cette liberté et je suis moi, pour moi-même inaccessible et pourtant moi-même, jeté, délaissé au sein de la liberté d'autrui. En liaison avec cette épreuve, mon appartenance au temps universel ne peut m'apparaître que comme contenue et réalisée par une temporalisation autonome, seul un pour-soi qui se temporalise peut me jeter dans le temps.
Ainsi, par le regard, j'éprouve autrui concrètement comme sujet libre et conscient qui fait qu'il y a un monde en se temporalisant vers ses propres possibilités. Et la présence sans intermédiaire de ce sujet est la condition nécessaire de toute pensée que je tenterais de former sur moi-même. Autrui, c'est ce moi-même dont rien ne me sépare, absolument rien si ce n'est sa pure et totale liberté, c'est-à-dire cette indétermination de soi-même que seul il a à être pour et par soi.
Nous en savons assez, à présent, pour tenter d'expliquer ces résistances inébranlables que le bon sens a toujours opposées à l'argumentation solipsiste. Ces résistances se fondent en effet sur le fait qu'autrui se donne à moi comme une présence concrète et évidente que je ne puis aucunement tirer de moi et qui ne peut aucunement être mise en doute ni faire l'objet d'une réduction phénoménologique ou de toute autre « ἐποχἠ ».
Si l'on me regarde, en effet, j'ai conscience d'être objet. Mais cette conscience ne peut se produire que dans et par l'existence de l'autre. En cela Hegel avait raison. Seulement, cette autre conscience et cette autre liberté ne me sont jamais données, puisque, si elles l'étaient, elles seraient connues, donc objet, et que je cesserais d'être objet. Je ne puis non plus en tirer le concept ou la représentation de mon propre fond. D'abord parce que je ne les « conçois » pas, ni ne me les « représente » : de semblables expressions nous renverraient encore au « connaître », qui s'est mis par principe hors de jeu. Mais en outre toute épreuve concrète de liberté que je puis opérer par moi-même est épreuve de ma liberté, toute appréhension concrète de conscience est conscience (de) ma conscience, la notion même de conscience ne fait que renvoyer à mes consciences possibles : en effet, nous avons établi, dans notre introduction, que l'existence de la liberté et de la conscience précède et conditionne leur essence ; en conséquence, ces essences ne peuvent subsumer que des exemplifications concrètes de ma conscience ou de ma liberté. En troisième lieu, liberté et conscience d'autrui ne sauraient être non plus des catégories servant à l'unification de mes représentations. Certes, Husserl l'a montré, la structure ontologique de « mon » monde réclame qu'il soit aussi monde pour autrui. Mais dans la mesure où autrui confère un type d'objectivité particulier aux objets de mon monde, c'est qu'il est déjà dans ce monde à titre d'objet. S'il est exact que Pierre, lisant en face de moi, donne un type d'objectivité particulier à la face du livre qui se tourne vers lui, c'est à une face que je peux voir par principe (encore m'échappe-t-elle, nous l'avons vu, en tant, précisément, qu'elle est lue), qui appartient au monde où je suis et par conséquent qui se lie par delà la distance et par un lien magique à l'objet-Pierre. Dans ces conditions, le concept d'autrui peut en effet être fixé comme forme vide et utilisé constamment comme renforcement d'objectivité pour le monde qui est le mien. Mais la présence d'autrui dans son regard-regardant ne saurait contribuer à renforcer le monde, elle le démondanise au contraire car elle fait justement que le monde m'échappe. L'échappement à moi du monde, lorsqu'il est relatif et qu'il est échappement vers l'objet-autrui, renforce l'objectivité ; l'échappement à moi du monde et de moi-même, lorsqu'il est absolu et qu'il s'opère vers une liberté qui n'est pas la mienne, est une dissolution de ma connaissance : le monde se désintègre pour se réintégrer là-bas en monde, mais cette désintégration ne m'est pas donnée, je ne puis ni la connaître ni même seulement la penser. La présence à moi d'autrui-regard n'est donc ni une connaissance, ni une projection de mon être, ni une forme d'unification ou catégorie. Elle est et je ne puis la dériver de moi.
En même temps je ne saurais la faire tomber sous le coup de l'ἐποχή phénoménologique. Celle-ci, en effet, a pour but de mettre le monde entre parenthèses pour découvrir la conscience transcendantale dans sa réalité absolue. Que cette opération soit possible ou non en général, c'est ce qu'il ne nous appartient pas de dire ici. Mais, dans le cas qui nous occupe, elle ne saurait mettre hors jeu autrui puisque, en tant que regard-regardant, il n'appartient précisément pas au monde. J'ai honte de moi devant autrui, disions-nous. La réduction phénoménologique doit avoir pour effet de mettre hors jeu l'objet de la honte, pour mieux faire ressortir la honte même, dans son absolue subjectivité. Mais autrui n'est pas l'objet de la honte : c'est mon acte ou ma situation dans le monde qui en sont les objets. Eux seuls pourraient à la rigueur être « réduits ». Autrui n'est même pas une condition objective de ma honte. Et pourtant, il en est comme l'être-même. La honte est révélation d'autrui non à la façon dont une conscience révèle un objet, mais à la façon dont un moment de la conscience implique latéralement un autre moment, comme sa motivation. Eussions-nous atteint la conscience pure, par le cogito, et cette conscience pure ne serait-elle que conscience (d'être) honte, la conscience d'autrui la hanterait encore, comme présence insaisissable, et échapperait par là à toute réduction. Ceci nous marque assez que ce n'est pas dans le monde qu'il faut d'abord chercher autrui, mais du côté de la conscience, comme une conscience en qui et par qui la conscience se fait être ce qu'elle est. De même que ma conscience saisie par le cogito témoigne indubitablement d'elle-même et de sa propre existence, certaines consciences particulières, par exemple la « conscience-honte », témoignent au cogito et d'elles-mêmes et de l'existence d'autrui, indubitablement.
Mais, dira-t-on, n'est-ce pas simplement que le regard d'autrui est le sens de mon objectivité-pour-moi ? Par là nous retomberions dans le solipsisme : lorsque je m'intégrerais comme objet au système concret de mes représentations, le sens de cette objectivation serait projeté hors de moi et hypostasié comme autrui.
Mais il faut noter ici que :
1o Mon objectité pour moi n'est nullement l'explicitation du « Ich bin Ich » de Hegel. Il ne s'agit nullement d'une identité formelle, et mon être-objet ou être-pour-autrui est profondément différent de mon être-pour-moi. En effet, la notion d'objectité, nous l'avons fait remarquer dans notre première partie, exige une négation explicite. L'objet c'est ce qui n'est pas ma conscience et, par suite, ce qui n'a pas les caractères de la conscience, puisque le seul existant qui a pour moi les caractères de la conscience, c'est la conscience qui est mienne. Ainsi, le moi-objet-pour-moi est un moi qui n'est pas moi, c'est-à-dire qui n'a pas les caractères de la conscience. Il est conscience dégradée ; l'objectivation est une métamorphose radicale et, si même je pouvais me voir clairement et distinctement comme objet, ce que je verrais ne serait pas la représentation adéquate de ce que je suis en moi-même et pour moi-même, de ce « monstre incomparable et préférable à tout » dont parle Malraux, mais la saisie de mon être-hors-de-moi, pour l'autre, c'est-à-dire la saisie objective de mon être-autre, qui est radicalement différent de mon être-pour-moi et qui n'y renvoie point. Me saisir comme méchant, par exemple, ce ne pourrait être me référer à ce que je suis pour moi-même, car je ne suis ni ne puis être méchant pour moi. D'abord parce que je ne suis pas plus méchant, pour moi-même, que je ne « suis » fonctionnaire ou médecin. Je suis en effet sur le mode de n'être pas ce que je suis et d'être ce que je ne suis pas. La qualification de méchant, au contraire, me caractérise comme un en-soi. Ensuite, parce que si je devais être méchant pour moi, il faudrait que je le fusse sur le mode d'avoir à l'être, c'est-à-dire que je devrais me saisir et me vouloir comme méchant. Mais cela signifierait que je dois me découvrir comme voulant ce qui m'apparaît à moi-même comme le contraire de mon Bien et précisément parce que c'est le Mal ou contraire de mon Bien. Il faut donc expressément que je veuille le contraire de ce que je veux dans un même moment et sous le même rapport, c'est-à-dire que je me haïsse moi-même en tant, précisément, que je suis moi-même. Et, pour réaliser pleinement sur le terrain du pour-soi cette essence de méchanceté, il faudrait que je m'assume comme méchant, c'est-à-dire que je m'approuve par le même acte qui me fait me blâmer. On voit assez que cette notion de méchanceté ne saurait aucunement tirer son origine de moi en tant que je suis moi. Et j'aurai beau pousser jusqu'à ses extrêmes limites l'ek-stase, ou arrachement à moi qui me constitue pour-moi, je ne parviendrai jamais à me conférer la méchanceté ni même à la concevoir pour moi si je suis livré à mes propres ressources. C'est que je suis mon arrachement à moi-même, je suis mon propre néant ; il suffit qu'entre moi et moi je sois mon propre médiateur pour que toute objectivité disparaisse. Ce néant qui me sépare de l'objet-moi, je ne dois pas l'être ; car il faut qu'il y ait présentation à moi de l'objet que je suis. Ainsi ne saurais-je me conférer aucune qualité sans la médiation d'un pouvoir objectivant qui n'est pas mon propre pouvoir et que je ne puis feindre ni forger. Sans doute cela s'est dit : on a dit depuis longtemps qu'autrui m'apprenait qui je suis. Mais les mêmes qui soutenaient cette thèse affirmaient d'autre part que je tire le concept d'autrui de moi-même, par réflexion sur mes propres pouvoirs et par projection ou analogie. Ils demeuraient donc au sein d'un cercle vicieux, dont ils ne pouvaient sortir. En fait, autrui ne saurait être le sens de mon objectivité, il en est la condition concrète et transcendante. C'est que, en effet, ces qualités de « méchant », de « jaloux », de « sympathique ou antipathique », etc., ne sont pas de vains songes : lorsque j'en use pour qualifier autrui, je vois bien que je veux l'atteindre en son être. Et pourtant je ne puis les vivre comme mes propres réalités : elles ne se refusent point, si autrui me les confère, à ce que je suis pour-moi ; lorsque autrui me fait une description de mon caractère, je ne me « reconnais » point et pourtant je sais que « c'est moi ». Cet étranger qu'on me présente je l'assume aussitôt, sans qu'il cesse d'être un étranger. C'est qu'il n'est pas une simple unification de mes représentations subjectives, ni un « Moi » que je suis, au sens du « Ich bin Ich », ni une vaine image qu'autrui se fait de moi et dont il porterait seul la responsabilité : ce moi incomparable au moi que j'ai à être est encore moi, mais métamorphosé par un milieu neuf et adapté à ce milieu, c'est un être, mon être mais avec des dimensions d'être et des modalités entièrement neuves, c'est moi séparé de moi par un néant infranchissable, car je suis ce moi, mais je ne suis pas ce néant qui me sépare de moi. C'est le moi que je suis par une ek-stase ultime et qui transcende toutes mes ek-stases, puisque ce n'est pas l'ek-stase que j'ai à être. Mon être pour-autrui est une chute à travers le vide absolu vers l'objectivité. Et comme cette chute est aliénation, je ne puis me faire être pour moi-même comme objet car en aucun cas je ne puis m'aliéner à moi-même.
2o Autrui, d'ailleurs, ne me constitue pas comme objet pour moi-même, mais pour lui. Autrement dit. il ne sert pas de concept régulateur ou constitutif pour des connaissances que j'aurais de moi-même. La présence d'autrui ne fait donc pas « apparaître » le moi-objet : je ne saisis rien qu'un échappement à moi vers... Même lorsque le langage m'aura révélé qu'autrui me tient pour méchant ou pour jaloux, je n'aurai jamais une intuition concrète de ma méchanceté ou de ma jalousie. Ce ne seront jamais que des notions fugaces, dont la nature même sera de m'échapper : je ne saisirai pas ma méchanceté, mais, à propos de tel ou tel acte, je m'échapperai à moi-même, je sentirai mon aliénation et mon écoulement vers un être que je pourrai seulement penser à vide comme méchant et que pourtant je me sentirai être, que je vivrai à distance par la honte ou la peur.
Ainsi mon moi-objet n'est ni connaissance ni unité de connaissance, mais malaise, arrachement vécu à l'unité ek-statique du pour-soi, limite que je ne puis atteindre et que pourtant je suis. Et l'autre, par qui ce moi m'arrive, n'est ni connaissance ni catégorie, mais le fait de la présence d'une liberté étrangère. En fait, mon arrachement à moi et le surgissement de la liberté d'autrui ne font qu'un, je ne puis les ressentir et les vivre qu'ensemble, je ne puis même tenter de les concevoir l'un sans l'autre. Le fait d'autrui est incontestable et m'atteint en plein cœur. Je le réalise par le malaise ; par lui je suis perpétuellement en danger dans un monde qui est ce monde et que pourtant je ne puis que pressentir ; et autrui ne m'apparaît pas comme un être qui serait d'abord constitué pour me rencontrer ensuite mais comme un être qui surgit dans un rapport originel d'être avec moi et dont l'indubitabilité et la nécessité de fait sont celles de ma propre conscience.
Restent pourtant de nombreuses difficultés. En particulier, nous conférons à autrui par la honte une présence indubitable. Or, nous avons vu qu'il est seulement probable qu'autrui me regarde. Cette ferme qui, au sommet de la colline, semble regarder les soldats du corps franc, il est certain qu'elle est occupée par l'ennemi ; mais il n'est pas certain que les soldats ennemis guettent présentement par ses fenêtres. Cet homme, dont j'entends le pas, derrière moi, il n'est pas certain qu'il me regarde, son visage peut être détourné, son regard fixé à terre ou sur un livre ; et enfin, d'une manière générale, les yeux qui sont fixés sur moi, il n'est pas sûr que ce soient des yeux, ils peuvent être seulement « faits » à la « ressemblance » d'yeux réels. En un mot, le regard ne devient-il pas probable à son tour, du fait que je puis constamment me croire regardé, sans l'être ? Et toute notre certitude de l'existence d'autrui ne reprend-elle pas de ce fait un caractère purement hypothétique ?
La difficulté peut s'énoncer en ces termes : à l'occasion de certaines apparitions dans le monde qui me paraissent manifester un regard, je saisis en moi-même un certain « être-regardé » avec ses structures propres qui me renvoient à l'existence réelle d'autrui. Mais il se peut que je me sois trompé : peut-être que les objets du monde que je prenais pour des yeux n'étaient pas des yeux, peut-être que le vent seul agitait le buisson derrière moi, en un mot peut-être que ces objets concrets ne manifestaient pas réellement un regard. Que devient en ce cas ma certitude d'être regardé ? Ma honte était en effet honte devant quelqu'un : mais personne n'est là. Ne devient-elle pas, de ce fait, honte devant personne, c'est-à-dire, puisqu'elle a posé quelqu'un là ou il n'y avait personne, honte fausse ?
Cette difficulté ne saurait nous retenir longtemps et nous ne l'aurions même pas mentionnée si elle n'avait l'avantage de faire progresser notre recherche et de marquer plus purement la nature de notre être-pour-autrui. Elle confond en effet deux ordres de connaissance distincts et deux types d'être incomparables. Nous avons toujours su que l'objet-dans-le-monde ne pouvait être que probable. Cela vient de son caractère même d'objet. Il est probable que le passant est un homme ; et s'il tourne les yeux vers moi, bien que, aussitôt, j'éprouve avec certitude l'être-regardé, je ne puis faire passer cette certitude dans mon expérience d'autrui-objet. Elle ne me découvre en effet que l'autrui-sujet, présence transcendante au monde et condition réelle de mon être-objet. En tout état de cause, il est donc impossible de transférer ma certitude d'autrui-sujet sur l'autrui-objet qui fut l'occasion de cette certitude et, réciproquement, d'infirmer l'évidence de l'apparition d'autrui-sujet à partir de la probabilité constitutionnelle d'autrui-objet. Mieux encore, le regard, nous l'avons montré, apparaît sur fond de destruction de l'objet qui le manifeste. Si ce passant gros et laid qui s'avance vers moi en sautillant me regarde tout à coup, c'en est fait de sa laideur et de son obésité et de ses sautillements ; pendant le temps que je me sens regardé il est pure liberté médiatrice entre moi-même et moi. L'être-regardé ne saurait donc dépendre de l'objet qui manifeste le regard. Et puisque ma honte, comme « Erlebnis » saisissable réflexivement, témoigne d'autrui au même titre que d'elle-même, je ne vais pas la remettre en question à l'occasion d'un objet du monde qui peut, par principe, être révoqué en doute. Autant vaudrait douter de ma propre existence parce que les perceptions que j'ai de mon propre corps (lorsque je vois ma main, par exemple) sont sujettes à l'erreur. Si donc l'être-regardé, dégagé dans toute sa pureté, n'est pas lié au corps d'autrui plus que ma conscience d'être conscience, dans la pure réalisation du cogito, n'est liée à mon propre corps, il faut considérer l'apparition de certains objets dans le champ de mon expérience, en particulier la convergence des yeux d'autrui dans ma direction, comme une pure monition, comme l'occasion pure de réaliser mon être-regardé, à la façon dont, pour un Platon, les contradictions du monde sensible sont l'occasion d'opérer une conversion philosophique. En un mot, ce qui est certain c'est que je suis regardé, ce qui est seulement probable c'est que le regard soit lié à telle ou telle présence intramondaine. Cela n'a rien pour nous surprendre d'ailleurs, puisque, nous l'avons vu, ce ne sont jamais des yeux qui nous regardent : c'est autrui comme sujet. Reste pourtant, dira-t-on, que je puis découvrir que je me suis trompé : me voilà courbé sur le trou de la serrure ; tout à coup j'entends des pas. Je suis parcouru par un frisson de honte : quelqu'un m'a vu. Je me redresse, je parcours des yeux le corridor désert : c'était une fausse alerte. Je respire. N'y a-t-il pas eu là une expérience qui s'est détruite d'elle-même ?
Regardons-y mieux. Est-ce que ce qui s'est révélé comme erreur, c'est mon être-objectif pour autrui ? En aucune façon. L'existence d'autrui est si loin d'être mise en doute que cette fausse alerte peut très bien avoir pour conséquence de me faire renoncer à mon entreprise. Si je persévère au contraire, je sentirai mon cœur battre et j'épierai le moindre bruit, le moindre craquement des marches de l'escalier. Loin qu'autrui ait disparu avec ma première alerte, il est partout à présent, en dessous de moi, au-dessus de moi, dans les chambres voisines et je continue à sentir profondément mon être-pour-autrui ; il se peut même que ma honte ne disparaisse pas : c'est le rouge au front, à présent, que je me penche vers la serrure, je ne cesse plus d'éprouver mon être-pour-autrui ; mes possibilités ne cessent pas de « mourir », ni les distances de se déplier vers moi à partir de l'escalier où quelqu'un « pourrait » être, à partir de ce coin sombre où une présence humaine « pourrait » se cacher. Mieux encore, si je tressaille au moindre bruit, si chaque craquement m'annonce un regard, c'est que je suis déjà en état d'être-regardé. Qu'est-ce-donc, en bref, qui est apparu mensongèrement et qui s'est détruit de soi lors de la fausse alerte ? Ce n'est pas autrui-sujet, ni sa présence à moi : c'est la facticité d'autrui, c'est-à-dire la liaison contingente d'autrui à un être-objet dans mon monde. Ainsi ce qui est douteux, ce n'est pas autrui lui-même, c'est l'être-là d'autrui : c'est-à-dire cet événement historique et concret que nous pouvons exprimer par les mots : « Il y a quelqu'un dans cette chambre. »
Ces remarques vont nous permettre d'aller plus loin. La présence d'autrui dans le monde ne saurait découler analytiquement, en effet, de la présence d'autrui-sujet à moi puisque cette présence originelle est transcendante, c'est-à-dire être-par-delà-le-monde. J'ai cru qu'autrui était présent dans la pièce, mais je m'étais trompé : il n'était pas là ; il était « absent ». Qu'est-ce donc que l'absence ?
A prendre l'expression d'absence dans son usage empirique et quotidien, il est clair que je ne l'emploierai pas pour désigner n'importe quelle espèce de « n'être-pas-là ». En premier lieu, si je ne trouve pas mon paquet de tabac à sa place ordinaire, je ne dirai pas qu'il en est absent : bien que pourtant je puisse déclarer qu'il « devrait être là ». C'est que la place d'un objet matériel ou d'un instrument, bien qu'elle puisse parfois lui être assignée avec précision, ne découle pas de sa nature. Celle-ci peut tout juste lui conférer un lieu ; mais c'est par moi que la place d'un instrument se réalise. La réalité-humaine est l'être par qui une place vient aux objets. Et c'est la réalité-humaine seule, en tant qu'elle est ses propres possibilités, qui peut originellement prendre une place. Mais d'autre part je ne dirai pas non plus que l'Aga Khan ou le Sultan du Maroc sont absents de cet appartement-ci, mais bien que Pierre, qui y demeure ordinairement, en est absent pour le quart d'heure. En un mot l'absence se définit comme un mode d'être de la réalité-humaine par rapport aux lieux et places qu'elle a elle-même déterminés par sa présence. L'absence n'est pas néant de liens avec une place, mais au contraire, je détermine Pierre par rapport à une place déterminée en déclarant qu'il en est absent. Enfin je ne parlerai pas de l'absence de Pierre par rapport à un lieu de la nature, même s'il a coutume d'y passer. Mais au contraire, je pourrai déplorer son absence à un pique-nique qui « a lieu » en quelque contrée où il n'a jamais été. L'absence de Pierre se définit par rapport à une place où il devrait se déterminer lui-même à être mais cette place elle-même est délimitée comme place non par le site ou même par des relations solitaires du lieu à Pierre lui-même mais par la présence d'autres réalités-humaines. C'est par rapport à d'autres hommes que Pierre est absent. L'absence est un mode d'être concret de Pierre par rapport à Thérèse : c'est un lien entre des réalités-humaines, non pas entre la réalité-humaine et le monde. C'est par rapport à Thérèse que Pierre est absent de ce lieu. L'absence est donc un lien d'être entre deux ou plusieurs réalités-humaines, qui nécessite une présence fondamentale de ces réalités les unes pour les autres et qui n'est, d'ailleurs, qu'une des concrétisations particulières de cette présence. Etre absent, pour Pierre par rapport à Thérèse, c'est une façon particulière de lui être présent. L'absence en effet n'a de signification que si tous les rapports de Pierre avec Thérèse sont sauvegardés : il l'aime, il est son mari, il assure sa subsistance, etc. En particulier l'absence suppose la conservation de l'existence concrète de Pierre : la mort n'est pas une absence. De ce fait la distance de Pierre à Thérèse ne change rien au fait fondamental de leur présence réciproque. En effet, si nous considérons cette présence du point de vue de Pierre, nous voyons qu'elle signifie ou bien que Thérèse est existante au milieu du monde comme objet-autrui, ou bien qu'il se sent exister pour Thérèse comme pour un sujet-autrui. Dans le premier cas, la distance est fait contingent et ne signifie rien par rapport au fait fondamental que Pierre est celui par qui « il y a » un monde comme Totalité et que Pierre est présent sans distance à ce monde comme celui par qui la distance existe. Dans le second cas, où que soit Pierre il se sent exister pour Thérèse sans distance : elle est à distance de lui dans la mesure où elle l'éloigne et déplie une distance entre elle et lui ; le monde entier l'en sépare. Mais il est sans distance pour elle en tant qu'il est objet dans le monde qu'elle fait arriver à l'être. En aucun cas, par conséquent, l'éloignement ne saurait modifier ces relations essentielles. Que la distance soit petite ou grande, entre Pierre-objet et Thérèse-sujet, entre Thérèse-objet et Pierre-sujet, il y a l'épaisseur infinie d'un monde ; entre Pierre-sujet et Thérèse-objet, entre Thérèse-sujet et Pierre-objet il n'y a pas du tout de distance. Ainsi les concepts empiriques d'absence et de présence sont-ils deux spécifications d'une présence fondamentale de Pierre à Thérèse et de Thérèse à Pierre ; ils ne font que l'exprimer d'une façon ou d'une autre et n'ont de sens que par elle. A Londres, aux Indes, en Amérique, sur une île déserte, Pierre est présent à Thérèse demeurée à Paris, il ne cessera de lui être présent qu'à sa mort. C'est qu'un être n'est pas situé par son rapport avec les lieux, par son degré de longitude et son degré de latitude : il se situe dans un espace humain, entre le « côté de Guermantes » et le « côté de chez Swann », et c'est la présence immédiate de Swann, de la duchesse de Guermantes qui permet de déplier cet espace « hodologique » où il se situe. Or cette présence a lieu dans la transcendance ; c'est la présence à moi, dans la transcendance, de mon cousin du Maroc qui me permet de déplier entre moi et lui ce chemin qui me situe-dans-le-monde et qu'on pourrait nommer la route du Maroc. Cette route, en effet, n'est rien que la distance entre l'autrui-objet que je pourrais percevoir en liaison avec mon « être-pour » [et] l'autrui-sujet qui m'est présent sans distance. Ainsi suis-je situé par l'infinité diversité des routes qui me conduisent à des objets de mon monde en corrélation avec la présence immédiate des sujets transcendants. Et comme le monde m'est donné tout à la fois, avec tous ses êtres, ces routes représentent seulement l'ensemble des complexes instrumentaux qui permettent de faire paraître à titre de « ceci » sur fond de monde un objet-autrui qui y est déjà contenu implicitement et réellement. Mais ces remarques peuvent être généralisées : ce ne sont pas seulement Pierre, René, Lucien qui sont absents ou présents par rapport à moi sur fond de présence originelle ; car ils ne contribuent pas seuls à me situer : je me situe aussi comme Européen par rapport à des Asiatiques ou à des nègres, comme vieillard par rapport à des jeunes gens, comme magistrat par rapport aux délinquants, comme bourgeois par rapport à des ouvriers, etc. En un mot c'est par rapport à tout homme vivant que toute réalité-humaine est présente ou absente sur fond de présence originelle. Et cette présence originelle ne peut avoir de sens que comme être-regardé ou comme être-regardant, c'est-à-dire selon qu'autrui est pour moi objet ou moi-même objet-pour-autrui. L'être-pour-autrui est un fait constant de ma réalité humaine et je le saisis avec sa nécessité de fait dans la moindre pensée que je forme sur moi-même. Où que j'aille, quoi que je fasse, je ne fais que changer mes distances à autrui-objet. qu'emprunter des routes vers autrui. M'éloigner, me rapprocher, découvrir tel objet-autrui particulier, ce n'est qu'effectuer des variations empiriques sur le thème fondamental de mon être-pour-autrui. Autrui m'est présent partout comme ce par quoi je deviens objet. Après cela, je puis bien me tromper sur la présence empirique d'un objet-autrui que je viens de rencontrer sur ma route. Je puis bien croire que c'est Anny qui vient vers moi sur le chemin et découvrir que c'est une personne inconnue : la présence fondamentale d'Anny à moi n'en est pas modifiée. Je puis bien croire que c'est un homme qui me guette dans la pénombre et découvrir que c'est un tronc d'arbre que je prenais pour un être humain : ma présence fondamentale à tous les hommes, la présence à moi-même de tous les hommes n'en est pas altérée. Car l'apparition d'un homme comme objet dans le champ de mon expérience n'est pas ce qui m'apprend qu'il y a des hommes. Ma certitude de l'existence d'autrui est indépendante de ces expériences et c'est elle, au contraire, qui les rend possibles. Ce qui m'apparaît alors et sur quoi je peux me tromper, ce n'est pas autrui ni le lien réel et concret d'autrui à moi, mais c'est un ceci qui peut représenter un homme-objet comme aussi bien ne pas le représenter. Ce qui est seulement probable, c'est la distance et la proximité réelle d'autrui, c'est-à-dire que son caractère d'objet et son appartenance au monde que je fais se dévoiler ne sont pas douteux, en tant simplement que par mon surgissement même je fais qu'un autrui apparaît. Seulement cette objectivité se fond dans le monde à titre d'« autrui quelque part dans le monde » : autrui-objet est certain comme apparition, corrélative de la reprise de ma subjectivité, mais il n'est jamais certain qu'autrui soit cet objet. Et pareillement le fait fondamental, mon être-objet pour un sujet, est d'une évidence de même type que l'évidence réflexive, mais non pas le fait que, en ce moment précis et pour un autrui singulier, je me détache comme « ceci » sur fond de monde, plutôt que de rester noyé dans l'indistinction d'un fond. Que j'existe présentement comme objet pour un Allemand, quel qu'il soit, cela est indubitable. Mais est-ce que j'existe à titre d'Européen, de Français, de Parisien dans l'indifférenciation de ces collectivités ou à titre de ce Parisien autour duquel la population parisienne et la collectivité française s'organisent soudain pour lui servir de fond ? Sur ce point, je ne pourrai jamais obtenir que des connaissances probables, encore qu'elles puissent être infiniment probables.
Nous pouvons saisir à présent la nature du regard : il y a, dans tout regard, l'apparition d'un autrui-objet comme présence concrète et probable dans mon champ perceptif et, à l'occasion de certaines attitudes de cet autrui, je me détermine moi-même à saisir par la honte, l'angoisse, etc., mon « être-regardé ». Cet « être-regardé » se présente comme la pure probabilité que je sois présentement ce ceci concret – probabilité qui ne peut tirer son sens et sa nature même de probable que d'une certitude fondamentale qu'autrui m'est toujours présent en tant que je suis toujours pour autrui. L'épreuve de ma condition d'homme, objet pour tous les autres hommes vivants, jeté dans l'arène sous des millions de regards et m'échappant à moi-même des millions de fois, je la réalise concrètement à l'occasion du surgissement d'un objet dans mon univers, si cet objet m'indique que je suis probablement objet présentement à titre de ceci différencié pour une conscience. C'est l'ensemble du phénomène que nous appelons regard. Chaque regard nous fait éprouver concrètement – et dans la certitude indubitable du cogito – que nous existons pour tous les hommes vivants, c'est-à-dire qu'il y a (des) consciences pour qui j'existe. Nous mettons « des » entre parenthèses pour bien marquer qu'autrui-sujet présent à moi dans ce regard ne se donne pas sous forme de pluralité, pas plus d'ailleurs que comme unité (sauf dans son rapport concret à un autrui-objet particulier). La pluralité n'appartient en effet qu'aux objets, elle vient à l'être par l'apparition d'un pour-soi mondifiant. L'être-regardé faisant surgir pour nous (des) sujets nous met en présence d'une réalité non nombrée. Dès que je regarde, au contraire, ceux qui me regardent, les consciences autres s'isolent en multiplicité. Si, d'autre part, me détournant du regard comme occasion d'épreuve concrète, je cherche à penser à vide l'indistinction infinie de la présence humaine et à l'unifier sous le concept du sujet infini qui n'est jamais objet, j'obtiens une notion purement formelle qui se réfère à une série infinie d'épreuves mystiques de la présence d'autrui, la notion de Dieu comme sujet omniprésent et infini pour qui j'existe. Mais ces deux objectivations, l'objectivation concrète et dénombrante comme l'objectivation unifiante et abstraite, manquent l'une et l'autre la réalité éprouvée, c'est-à-dire la présence prénumérique d'autrui. Ce qui rendra plus concrètes ces quelques remarques, c'est cette observation que tout le monde peut faire : s'il nous arrive de paraître « en public » pour interpréter un rôle ou faire une conférence, nous ne perdons pas de vue que nous sommes regardés et nous exécutons l'ensemble des actes que nous sommes venus faire en présence du regard, mieux, nous tentons de constituer un être et un ensemble d'objets pour ce regard. Mais nous ne dénombrons pas le regard. Tant que nous parlons, attentifs aux seules idées que nous voulons développer, la présence d'autrui demeure indifférenciée. Il serait faux de l'unifier sous les rubriques « la classe », « l'auditoire », etc. : nous n'avons pas en effet conscience d'un être concret et individualisé avec une conscience collective ; ce sont là des images qui pourront servir après coup à traduire notre expérience et qui la trahiront plus qu'à moitié. Mais nous ne saisissons pas non plus un regard plural. Il s'agit plutôt d'une réalité impalpable, fugace et omniprésente qui réalise en face de nous notre Moi non-révélé et qui collabore avec nous dans la production de ce Moi qui nous échappe. Si, au contraire, je veux vérifier que ma pensée a été bien comprise, et si je regarde à mon tour l'auditoire, je verrai tout à coup apparaître des têtes et des yeux. En s'objectivant la réalité prénumérique d'autrui s'est décomposée et pluralisée. Mais aussi le regard a disparu. C'est à cette réalité prénumérique et concrète, bien plus qu'à un état d'inauthenticité de la réalité-humaine, qu'il convient de réserver le mot de « on ». Perpétuellement, où que je sois, on me regarde. On n'est jamais saisi comme objet, il se désagrège aussitôt.
Ainsi le regard nous a mis sur la trace de notre être-pour-autrui et il nous a révélé l'existence indubitable de cet autrui pour qui nous sommes. Mais il ne saurait nous conduire plus loin : ce qu'il nous faut examiner à présent, c'est le rapport fondamental de Moi à l'Autre, tel qu'il s'est découvert à nous, ou, si l'on préfère, nous devons à présent expliciter et fixer thématiquement tout ce qui est compris dans les limites de ce rapport originel et nous demander quel est l'être de cet être-pour-autrui.
Une considération qui nous aidera dans notre tâche et qui se dégage des remarques précédentes, c'est que l'être-pour-autrui n'est pas une structure ontologique du pour-soi : nous ne pouvons pas songer, en effet, à dériver comme une conséquence d'un principe l'être-pour-autrui de l'être-pour-soi, ni, réciproquement, l'être-pour-soi de l'être-pour-autrui. Sans doute notre réalité-humaine exige-t-elle d'être simultanément pour-soi et pour-autrui, mais nos recherches présentes ne visent pas à constituer une anthropologie. Il ne serait peut-être pas impossible de concevoir un pour-soi totalement libre de tout pour-autrui et qui existerait sans même soupçonner la possibilité d'être un objet. Simplement ce pour-soi ne serait pas « homme ». Ce que le cogito nous révèle ici, c'est simplement une nécessité de fait : il se trouve – et cela est indubitable – que notre être en liaison avec son être-pour-soi est aussi pour autrui ; l'être qui se révèle à la conscience réflexive est pour-soi-pour-autrui ; le cogito cartésien ne fait qu'affirmer la vérité absolue d'un fait : celui de mon existence ; de même, le cogito un peu élargi dont nous usons ici nous révèle comme un fait l'existence d'autrui et mon existence pour autrui. C'est tout ce que nous pouvons dire. Aussi mon être-pour-autrui, comme le surgissement à l'être de ma conscience, a le caractère d'un événement absolu. Comme cet événement est à la fois historialisation – car je me temporalise comme présence à autrui – et condition de toute histoire, nous l'appellerons historialisation antéhistorique. Et c'est à ce titre, à titre de temporalisation antéhistorique de la simultanéité, que nous l'envisagerons ici. Par antéhistorique nous n'entendrons point qu'il soit dans un temps antérieur à l'histoire – ce qui n'aurait aucun sens – mais qu'il fait partie de cette temporalisation originelle qui s'historialise en rendant l'histoire possible. C'est comme fait – comme fait premier et perpétuel –, non comme nécessité d'essence que nous étudierons l'être-pour-autrui.
Nous avons vu précédemment la différence qui sépare la négation du type interne de la négation externe. En particulier nous avons noté que le fondement de toute connaissance d'un être déterminé est le rapport originel par quoi, dans son surgissement même, le pour-soi a à être comme n'étant pas cet être. La négation que le pour-soi réalise ainsi est négation interne ; le pour-soi la réalise dans sa pleine liberté ; mieux, il est cette négation en tant qu'il se choisit comme finitude. Mais elle le relie indissolublement à l'être qu'il n'est pas et nous avons pu écrire que le pour-soi enveloppe dans son être l'être de l'objet qu'il n'est pas, en tant qu'il est en question dans son être comme n'étant pas cet être. Ces remarques sont applicables sans changement essentiel à la relation première du pour-soi avec autrui. S'il y a un Autrui en général, il faut avant tout que je sois celui qui n'est pas l'autre et c'est dans cette négation même opérée par moi sur moi que je me fais être et qu'autrui surgit comme autrui. Cette négation qui constitue mon être et qui, comme dit Hegel, me fait apparaître comme le Même en face de l'Autre me constitue sur le terrain de l'ipséité non-thétique en « Moi-même ». Par quoi il ne faut pas entendre qu'un moi vient habiter notre conscience, mais que l'ipséité se renforce en surgissant comme négation d'une autre ipséité et que ce renforcement est saisi positivement comme le choix continu de l'ipséité par elle-même comme la même ipséité et comme cette ipséité même. Un pour-soi qui aurait à être son soi sans être soi-même serait concevable. Simplement le pour-soi que je suis a à être ce qu'il est sous forme du refus de l'autre, c'est-à-dire comme soi-même. Ainsi, en utilisant les formules appliquées à la connaissance du Non-moi en général, nous pouvons dire que le pour-soi, comme soi-même, enveloppe l'être d'autrui dans son être en tant qu'il est en question dans son être comme n'étant pas autrui. En d'autres termes, pour que la conscience puisse n'être pas autrui et, donc, pour qu'il puisse « y avoir » un autrui sans que ce « n'être pas », condition du soi-même, soit purement et simplement l'objet de la constatation d'un témoin « troisième homme », il faut qu'elle ait à être elle-même et spontanément ce n'être-pas, il faut qu'elle se dégage librement d'autrui et s'en arrache, en se choisissant comme un néant qui simplement est autre que l'autre et, par là, se rejoint dans le « soi-même ». Et cet arrachement même qui est l'être du pour-soi fait qu'il y a un autrui. Cela ne signifie point qu'il donne l'être à l'autre, mais simplement qu'il lui donne l'être-autre ou condition essentielle du « il y a ». Et il va de soi que, pour le pour-soi, le mode d'être-ce-qui-n'est-pas-autrui est tout entier -transi par le Néant, le pour-soi est ce qui n'est pas autrui sur le mode néantisant du « reflet-reflétant » ; le ne-pas-être-autrui n'est jamais donné mais perpétuellement choisi dans une résurrection perpétuelle, la conscience ne peut ne pas être autrui qu'en tant qu'elle est conscience (de) soi-même comme n'étant pas autrui. Ainsi la négation interne, ici comme dans le cas de la présence au monde, est un lien unitaire d'être : il faut qu'autrui soit présent de toute part à la conscience et même qu'il la traverse tout entière pour que la conscience puisse s'échapper, précisément en n'étant rien, à cet autrui qui risque de l'engluer. Si brusquement la conscience était quelque chose, la distinction de soi-même et d'autrui disparaîtrait au sein d'une indifférenciation totale.
Seulement cette description doit comporter une addition essentielle qui va en modifier radicalement la portée. Lorsque, en effet, la conscience se réalisait comme n'étant pas tel ou tel ceci dans le monde, la relation négative n'était pas réciproque : le ceci envisagé ne se faisait pas ne pas être la conscience ; elle se déterminait en lui et par lui à ne pas l'être, mais il demeurait, par rapport à elle, dans une pure extériorité d'indifférence ; c'est que, en effet, il conservait sa nature d'en-soi et c'est comme en-soi qu'il se révélait à la conscience dans la négation même par quoi le pour-soi se faisait être en niant de soi qu'il fût en-soi. Mais lorsqu'il s'agit d'autrui, au contraire, la relation négative interne est une relation de réciprocité. L'être que la conscience a à ne pas être se définit comme un être qui a à ne pas être cette conscience. C'est que, en effet, lors de la perception du ceci dans le monde, la conscience ne différait pas seulement du ceci par son individualité propre mais aussi par son mode d'être. Elle était pour-soi en face de l'En-soi. Au lieu que, dans le surgissement d'autrui, elle ne diffère aucunement de l'autre quant à son mode d'être : l'autre est ce qu'elle est, il est pour-soi et conscience, il renvoie à des possibles qui sont ses possibles, il est soi-même par exclusion de l'autre ; il ne saurait être question de s'opposer à l'autre par une pure détermination numérique. Il n'y a pas ici deux ou plusieurs consciences : la numération suppose un témoin externe en effet et elle est pure et simple constatation d'extériorité. Il ne peut y avoir d'autre pour le pour-soi que dans une négation spontanée et prénumérique. L'autre n'existe pour la conscience que comme soi-même refusé. Mais précisément parce que l'autre est un soi-même, il ne peut être pour moi et par moi soi-même refusé qu'en tant qu'il est soi-même qui me refuse. Je ne puis ni saisir ni concevoir une conscience qui ne me saisisse point. La seule conscience qui est sans aucunement me saisir ni me refuser et que je puis moi-même concevoir, ce n'est pas une conscience isolée quelque part hors du monde, c'est la mienne propre. Ainsi l'autre que je reconnais pour refuser de l'être, c'est avant tout celui pour qui mon pour-soi est. Celui que je me fais ne pas être, en effet, ce n'est pas seulement en tant que je le nie de moi qu'il n'est pas moi, mais je me fais précisément ne pas être un être qui se fait ne pas être moi. Seulement cette double négation est en un sens destructrice d'elle-même : ou bien en effet je me fais ne pas être un certain être et alors il est objet pour moi et je perds mon objectité pour lui ; dans ce cas l'autre cesse d'être l'autre-moi, c'est-à-dire le sujet qui me fait être objet par refus d'être moi ; ou bien cet être est bien l'autre et se fait n'être pas moi, mais en ce cas je deviens objet pour lui ; et il perd son objectité propre. Ainsi, originellement, l'autre est le Non-moi-non-objet. Quels que soient les processus ultérieurs de la dialectique de l'Autre, si l'autre doit être d'abord l'autre, il est celui qui, par principe, ne peut se révéler dans le surgissement même par quoi je nie être lui. En ce sens, ma négation fondamentale ne peut être directe, car il n'y a rien sur quoi elle puisse porter. Ce que je refuse d'être finalement ce ne peut rien être que ce refus d'être moi par quoi l'autre me fait objet ; ou, si l'on préfère, je refuse mon Moi refusé ; je me détermine comme moi-même par refus du Moi-refusé ; je pose ce Moi refusé comme Moi-aliéné dans le surgissement même par quoi je m'arrache à autrui. Mais, par là même, je reconnais et j'affirme non seulement autrui mais l'existence de mon Moi-pour-autrui ; c'est que. en effet, je ne puis pas ne pas être autrui si je n'assume pas mon être-objet pour autrui. La disparition du Moi aliéné entraînerait la disparition d'autrui par effondrement du Moi-même. Je m'échappe d'autrui en lui laissant mon Moi aliéné entre les mains. Mais comme je me choisis comme arrachement à autrui, j'assume et je reconnais pour mien ce Moi aliéné. Mon arrachement à autrui, c'est-à-dire mon Moi-même, est par structure essentielle assomption comme mien de ce Moi qu'autrui refuse ; il n'est même que cela. Ainsi ce Moi aliéné et refusé est à la fois mon lien à autrui et le symbole de notre séparation absolue. Dans la mesure, en effet, où je suis celui qui fait qu'il y a un Autrui par l'affirmation de mon ipséité, le Moi-objet est mien et je le revendique car la séparation d'autrui et de moi-même n'est jamais donnée et j'en suis perpétuellement responsable dans mon être. Mais en tant qu'autrui est coresponsable de notre séparation originelle, ce Moi m'échappe, puisqu'il est ce qu'autrui se fait ne pas être. Ainsi je revendique comme mien et pour moi, un moi qui m'échappe et comme je me fais ne pas être autrui, en tant qu'autrui est spontanéité identique à la mienne, c'est précisément comme Moi-m'échappant que je revendique ce Moi-objet. Ce Moi-objet est Moi que je suis dans la mesure même où il m'échappe et je le refuserais au contraire comme mien s'il pouvait coïncider avec moi-même en pure ipséité. Ainsi mon être-pour-autrui, c'est-à-dire mon Moi-objet, n'est pas une image coupée de moi et végétant dans une conscience étrangère : c'est un être parfaitement réel, mon être comme condition de mon ipséité en face d'autrui et de l'ipséité d'autrui en face de moi. C'est mon être-dehors : non pas un être subi et qui serait lui-même venu du dehors mais un dehors assumé et reconnu comme mon denors. Il ne m'est possible, en effet, de nier de moi autrui qu'en tant qu'autrui est lui-même sujet. Si je refusais immédiatement autrui comme pur objet – c'est-à-dire comme existant au milieu du monde – ce n'est pas autrui que je refuserais, mais bien un objet qui, par principe, n'aurait rien de commun avec la subjectivité ; je demeurerais sans défense vis-à-vis d'une assimilation totale de moi à autrui, faute de me tenir sur mes gardes dans le vrai domaine d'autrui, la subjectivité, qui est aussi mon domaine. Je ne puis tenir autrui à distance qu'en acceptant une limite à ma subjectivité. Mais cette limite ne saurait ni venir de moi ni être pensée par moi, car je ne puis me limiter moi-même, sinon je serais une totalité finie. D'autre part, selon les termes de Spinoza, la pensée ne peut être limitée que par la pensée. La conscience ne peut être limitée que par la conscience. La limite entre deux consciences, en tant qu'elle est produite par la conscience limitante et assumée par la conscience limitée, voilà donc ce qu'est mon Moi-objet. Et nous devons l'entendre aux deux sens du mot « limite ». Du côté du limitant, en effet, la limite est saisie comme le contenu qui me contient et me cerne, le manchon de vide qui m'excipe comme totalité en me mettant hors jeu ; du côté du limité, elle est à tout phénomène d'ipséité comme la limite mathématique est à la série qui tend vers elle sans jamais l'atteindre ; tout l'être que j'ai à être est à sa limite comme une courbe asymptote à une droite. Ainsi suis-je une totalité détotalisée et indéfinie, contenue dans une totalité finie qui la cerne à distance et que je suis hors de moi sans pouvoir jamais ni la réaliser ni même l'atteindre. Une bonne image de mes efforts pour me saisir et de leur vanité serait donnée par cette sphère dont parle Poincaré et dont la température décroît de son centre à sa surface : des êtres vivants tentent de parvenir jusqu'à la surface de cette sphère en partant de son centre, mais l'abaissement de la température provoque chez eux une contraction continûment croissante ; ils tendent à devenir infiniment plats à mesure qu'ils approchent du but et, de ce fait, ils en sont séparés par une distance infinie. Pourtant cette limite hors d'atteinte qu'est mon Moi-objet n'est pas idéale : c'est un être réel. Cet être n'est point en-soi car il ne s'est pas produit dans la pure extériorité d'indifférence ; mais il n'est pas non plus pour-soi, car il n'est pas l'être que j'ai à être en me néantisant. Il est précisément mon être-pour-autrui, cet être écartelé entre deux négations d'origine opposée et de sens inverse ; car autrui n'est pas ce Moi dont il a l'intuition et moi, je n'ai pas l'intuition de ce Moi que je suis. Pourtant ce Moi, produit par l'un et assumé par l'autre, tire sa réalité absolue de ce qu'il est la seule séparation possible entre deux êtres foncièrement identiques quant à leur mode d'être et qui sont immédiatement présents l'un à l'autre, puisque, la conscience pouvant seule limiter la conscience, aucun terme moyen n'est concevable entre eux.
C'est à partir de cette présence à moi d'autrui-sujet, dans et par mon objectité assumée, que nous pouvons comprendre l'objectivation d'autrui comme second moment de mon rapport à l'autre. En effet la présence d'autrui par delà ma limite non révélée peut servir de motivation pour mon ressaisissement de moi-même en tant que libre ipséité. Dans la mesure où je me nie comme autrui et où autrui se manifeste d'abord, il ne peut se manifester que comme autrui, c'est-à-dire comme sujet par delà ma limite, c'est-à-dire comme ce qui me limite. Rien en effet ne peut me limiter sinon autrui. Il apparaît donc comme ce qui, dans sa pleine liberté et dans sa libre projection vers ses possibles, me met hors de jeu et me dépouille de ma transcendance, en refusant de « faire avec » (au sens de l'allemand : mit-machen). Ainsi dois-je saisir d'abord et uniquement celle des deux négations dont je ne suis pas le responsable, celle qui ne vient pas à moi par moi. Mais dans la saisie même de cette négation surgit la conscience (de) moi comme moi-même, c'est-à-dire que je puis prendre une conscience explicite (de) moi en tant que je suis aussi responsable d'une négation d'autrui qui est ma propre possibilité. C'est l'explicitation de la seconde négation, celle qui va de moi à autrui. A vrai dire, elle était déjà là, mais masquée par l'autre, puisqu'elle se perdait pour faire apparaître l'autre. Mais précisément l'autre est motif pour que la nouvelle négation paraisse : car s'il y a un autrui qui me met hors jeu en posant ma transcendance comme purement contemplée, c'est que je m'arrache à autrui en assumant ma limite. Et la conscience (de) cet arrachement ou conscience (d'être) le même par rapport à l'autre est conscience (de) ma libre spontanéité. Par cet arrachement même qui met l'autre en possession de ma limite, je jette déjà l'autre hors de jeu. En tant donc que je prends conscience (de) moi-même comme d'une de mes libres possibilités et que je me projette vers moi-même pour réaliser cette ipséité, me voilà responsable de l'existence d'autrui : c'est moi qui fais, par l'affirmation même de ma libre spontanéité, qu'il y ait un autrui et non pas simplement un renvoi infini de la conscience à elle-même, autrui se trouve donc mis hors jeu, comme ce qu'il dépend de moi de ne pas être et, par là, sa transcendance n'est plus transcendance qui me transcende vers lui-même, elle est transcendance purement contemplée, circuit d'ipséité simplement donné. Et comme je ne puis réaliser à la fois les deux négations, la négation nouvelle, quoique ayant l'autre pour motivation, la masque à son tour : autrui m'apparaît comme présence dégradée. C'est qu'en fait l'autre et moi sommes coresponsables de l'existence de l'autre, mais c'est par deux négations telles que je ne puis éprouver l'une sans qu'elle masque aussitôt l'autre. Ainsi autrui devient maintenant ce que je limite dans ma projection même vers le n'être-pas-autrui. Naturellement il faut concevoir ici que la motivation de ce passage est d'ordre affectif. Rien n'empêcherait, par exemple, que je demeure fasciné par ce Non-révélé avec son au-delà, si je ne réalisais précisément ce Non-révélé dans la crainte, dans la honte ou dans la fierté. Et, précisément, le caractère affectif de ces motivations rend compte de la contingence empirique de ces changements de point de vue. Mais ces sentiments eux-mêmes ne sont rien de plus que notre façon d'éprouver affectivement notre être-pour-autrui. La crainte, en effet, implique que je m'apparais comme menacé à titre de présence au milieu du monde, non à titre de pour-soi qui fait qu'il y a un monde. C'est l'objet que je suis qui est en danger dans le monde et qui, comme tel, à cause de son indissoluble unité d'être avec l'être que j'ai à être, peut entraîner la ruine du pour-soi que j'ai à être avec la sienne propre. La crainte est donc découverte de mon être-objet à l'occasion de l'apparition d'un autre objet dans mon champ perceptif. Elle renvoie à l'origine de toute crainte qui est la découverte craintive de mon objectité pure et simple en tant qu'elle est dépassée et transcendée par des possibles qui ne sont pas mes possibles. C'est en me jetant vers mes propres possibles que j'échapperai à la crainte, dans la mesure où je considérerai mon objectité comme inessentielle. Cela ne se peut que si je me saisis en tant que je suis responsable de l'être d'autrui. Autrui devient alors ce que je me fais ne pas être et ses possibilités sont possibilités que je refuse et que je puis simplement contempler, donc mortes-possibilités. Par là je dépasse mes possibilités présentes, en tant que je les envisage comme pouvant toujours être dépassées par les possibilités d'autrui, mais je dépasse aussi les possibilités d'autrui, en les considérant du point de vue de la seule qualité qu'il ait sans qu'elle soit sa possibilité propre – son caractère même d'autrui, en tant que je fais qu'il y ait un autrui – et en les considérant comme possibilités de me dépasser que je puis toujours dépasser vers de nouvelles possibilités. Ainsi, du même coup, j'ai reconquis mon être-pour-soi par ma conscience (de) moi comme foyer perpétuel d'infinies possibilités et j'ai transformé les possibilités d'autrui en mortes-possibilités en les affectant toutes du caractère de non-vécu-par-moi, c'est-à-dire de simplement donné.
La honte n'est, pareillement, que le sentiment originel d'avoir mon être dehors, engagé dans un autre être et, comme tel, sans défense aucune, éclairé par la lumière absolue qui émane d'un pur sujet : c'est la conscience d'être irrémédiablement ce que j'étais toujours, « en sursis », c'est-à-dire sur le mode du « pas-encore » ou du « déjà-plus ». La honte pure n'est pas sentiment d'être tel ou tel objet répréhensible mais, en général, d'être un objet, c'est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé, dépendant et figé que je suis pour autrui. La honte est sentiment de chute originelle, non du fait que j'aurais commis telle ou telle faute, mais simplement du fait que je suis « tombé » dans le monde, au milieu des choses, et que j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce que je suis. La pudeur et, en particulier, la crainte d'être surpris en état de nudité ne sont qu'une spécification symbolique de la honte originelle : le corps symbolise ici notre objectité sans défense. Se vêtir, c'est dissimuler son objectité, c'est réclamer le droit de voir sans être vu, c'est-à-dire d'être pur sujet. C'est pourquoi le symbole biblique de la chute, après le péché originel, c'est le fait qu'Adam et Eve « connaissent qu'ils sont nus ». La réaction à la honte consistera justement à saisir comme objet celui qui saisissait ma propre objectité. Dès lors, en effet, qu'autrui m'apparaît comme objet, sa subjectivité devient une simple propriété de l'objet considéré. Elle se dégrade et se définit comme « ensemble de propriétés objectives qui se dérobent à moi par principe ». Autrui-objet « a » une subjectivité comme cette boîte creuse a « un intérieur ». Et, par là, je me récupère : car je ne puis être objet pour un objet. Je ne nie point qu'autrui demeure en liaison avec moi par son « intérieur », mais la conscience qu'il a de moi, étant conscience-objet, m'apparaît comme pure intériorité sans efficace : c'est une propriété parmi d'autres de cet « intérieur », quelque chose de comparable à une pellicule impressionnable dans la chambre noire d'un appareil photographique. En tant que je fais qu'il y ait un autrui, je me saisis comme source libre de la connaissance qu'autrui a de moi et autrui me paraît affecté en son être par cette connaissance qu'il a de mon être, en tant que je l'ai affecté du caractère d'autrui. Cette connaissance prend alors un caractère subjectif, au nouveau sens de « relatif », c'est-à-dire qu'elle reste dans le sujet-objet comme une qualité relative à l'être-autrui dont je l'ai affectée. Elle ne me touche plus : elle est une image en lui de moi. Ainsi la subjectivité s'est dégradée en intériorité, la libre conscience en pure absence de principes, les possibilités en propriétés et la connaissance par quoi autrui m'atteint dans mon être en pure image de moi dans la « conscience » d'autrui. La honte motive la réaction qui la dépasse et la supprime en tant qu'elle enferme en elle une compréhension implicite et non thématisée du pouvoir-être-objet du sujet pour qui je suis objet. Et cette compréhension implicite n'est autre que la conscience (de) mon « être-moi-même » c'est-à-dire de mon ipséité renforcée. En effet dans la structure qu'exprime le « J'ai honte de moi », la honte suppose un moi-objet pour l'autre mais aussi une ipséité qui a honte et qu'exprime imparfaitement le « Je » de la formule. Ainsi la honte est appréhension unitaire de trois dimensions : « J'ai honte de moi devant autrui. »
Si l'une de ces dimensions vient à disparaître, la honte disparaît, aussi. Si pourtant je conçois le « on » sujet devant qui j'ai honte, en tant qu'il ne peut devenir objet sans s'éparpiller en une pluralité d'autrui, si je le pose comme l'unité absolue du sujet qui ne peut aucunement devenir objet, je pose par là l'éternité de mon être-objet et je perpétue ma honte. C'est la honte devant Dieu, c'est-à-dire la reconnaissance de mon objectité devant un sujet qui ne peut jamais devenir objet ; du même coup je réalise dans l'absolu et j'hypostasie mon objectité : la position de Dieu s'accompagne d'un chosisme de mon objectité ; mieux, je pose mon être-objet-pour-Dieu comme plus réel que mon pour-soi ; j'existe aliéné et je me fais apprendre par mon dehors ce que je dois être. C'est l'origine de la crainte devant Dieu. Les messes noires, profanations d'hosties, associations démoniaques, etc., sont autant d'efforts pour conférer le caractère d'objet au Sujet absolu. En voulant le Mal pour le Mal, je tente de contempler la transcendance divine – dont le Bien est la possibilité propre – comme transcendance purement donnée et que je transcende vers le Mal. Alors je « fais souffrir » Dieu, je « l'irrite », etc. Ces tentatives, qui impliquent la reconnaissance absolue de Dieu comme sujet qui ne peut être objet, portent en elles leur contradiction et sont en perpétuel échec.
La fierté, elle, n'exclut pas la honte originelle. C'est même sur le terrain de la honte fondamentale ou honte d'être objet qu'elle s'édifie. C'est un sentiment ambigu : dans la fierté, je reconnais autrui comme sujet par qui l'objectité vient à mon être, mais je me reconnais en outre comme responsable de mon objectité ; je mets l'accent sur ma responsabilité et je l'assume. En un sens la fierté est donc d'abord résignation : pour être fier d'être cela, il faut que je me sois d'abord résigné à n'être que cela. Il s'agit donc d'une première réaction à la honte et c'est déjà une réaction de fuite et de mauvaise foi, car, sans cesser de tenir autrui pour sujet, j'essaye de me saisir comme affectant autrui par mon objectité. En un mot il y a deux attitudes authentiques : celle par laquelle je reconnais autrui comme le sujet par qui je viens à l'objectité – c'est la honte ; celle par laquelle je me saisis comme le projet libre par qui autrui vient à l'être-autrui – c'est l'orgueil ou affirmation de ma liberté en face d'autrui-objet. Mais la fierté – ou vanité – est un sentiment sans équilibre et de mauvaise foi : je tente, dans la vanité, d'agir sur autrui en tant que je suis objet ; cette beauté ou cette force ou cet esprit qu'il me confère en tant qu'il me constitue en objet, je prétends en user, par un choc en retour, pour l'affecter passivement d'un sentiment d'admiration ou d'amour. Mais ce sentiment, comme sanction de mon être-objet, j'exige en outre qu'autrui le ressente en tant qu'il est sujet, c'est-à-dire comme liberté. C'est la seule manière en effet de conférer l'objectivité absolue à ma force ou à ma beauté. Ainsi le sentiment que j'exige d'autrui porte en lui-même sa propre contradiction puisque je dois en affecter autrui en tant qu'il est libre. Il est ressenti sur le mode de la mauvaise foi et son développement interne le conduit à la désagrégation. En effet, pour jouir de mon être-objet que j'assume, je tente de le récupérer comme objet ; et comme autrui en est la clé, je tente de m'emparer d'autrui pour qu'il me livre le secret de mon être. Ainsi la vanité me pousse à m'emparer d'autrui et à le constituer comme un objet, pour fouiller au sein de cet objet et pour y découvrir mon objectité propre. Mais c'est tuer la poule aux œufs d'or. En constituant autrui comme objet, je me constitue comme image au cœur d'autrui-objet ; de là la désillusion de la vanité : cette image que j'ai voulu saisir, pour la récupérer et la fondre à mon être, je ne m'y reconnais plus, je dois bon gré mal gré l'imputer à autrui comme une de ses propriétés subjectives ; libéré malgré moi de mon objectité, je demeure seul en face d'autrui-objet, dans mon inqualifiable ipséité que j'ai à être sans pouvoir jamais être relevé de ma fonction.
Honte, crainte et fierté sont donc mes réactions originelles, elles ne sont que les diverses manières dont je reconnais autrui comme sujet hors d'atteinte et elles enveloppent en elles une compréhension de mon ipséité qui peut et doit me servir de motivation pour constituer autrui en objet.
Cet autrui-objet qui m'apparaît soudain, il ne demeure point une pure abstraction objective. Il surgit devant moi avec ses significations particulières. Il n'est pas seulement l'objet dont la liberté est une propriété comme transcendance transcendée. Il est aussi « en colère » ou « joyeux » ou « attentif », il est « sympathique » ou « antipathique », il est « avare », « emporté », etc. C'est que, en effet, en me saisissant comme moi-même, je fais qu'autrui-objet existe au milieu du monde. Je reconnais sa transcendance mais je la reconnais non comme transcendance transcendante mais comme transcendance transcendée. Elle apparaît donc comme un dépassement des ustensiles vers certaines fins, dans l'exacte mesure où je dépasse dans un projet unitaire de moi-même ces fins, ces ustensiles et ce dépassement par autrui des ustensiles vers les fins. C'est que, en effet, je ne me saisis jamais abstraitement comme pure possibilité d'être moi-même, mais je vis mon ipséité dans sa projection concrète vers telle ou telle fin : je n'existe que comme engagé et je ne prends conscience (d') être que comme tel. A ce titre je ne saisis autrui-objet que dans un dépassement concret et engagé de sa transcendance. Mais, réciproquement, l'engagement d'autrui qui est son mode d'être m'apparaît, en tant qu'il est transcendé par ma transcendance, comme engagement réel, comme enracinement. En un mot, en tant que j'existe pour-moi, mon « engagement » dans une situation doit se comprendre au sens où l'on dit : « Je suis engagé envers un tel, je me suis engagé à rendre cet argent, etc. » Et c'est cet engagement qui caractérise autrui-sujet, puisque c'est un autre moi-même. Mais cet engagement objectivé, lorsque je saisis autrui comme objet, se dégrade et devient un engagement-objet au sens où l'on dit : « Le couteau est engagé profondément dans la plaie ; l'armée s'était engagée dans un défilé. » Il faut comprendre en effet que l'être-au-milieu-du-monde qui vient à autrui par moi est un être réel. Ce n'est point une pure nécessité subjective qui me le fait connaître comme existant au milieu du monde. Et pourtant, d'autre part, autrui n'est pas de lui-même perdu dans ce monde. Mais je le fais se perdre au milieu du monde qui est mien du seul fait qu'il est pour moi celui que j'ai à ne pas être, c'est-à-dire du seul fait que je le tiens hors de moi comme réalité purement contemplée et dépassée vers mes propres fins. Ainsi l'objectivité n'est pas la pure réfraction d'autrui à travers ma conscience : elle vient à autrui par moi comme une qualification réelle : je fais qu'autrui soit au milieu du monde. Ce que je saisis donc comme caractères réels d'autrui c'est un être-en-situation : en effet je l'organise au milieu du monde en tant qu'il organise le monde vers lui-même, je le saisis comme l'unité objective d'ustensiles et d'obstacles. Nous avons expliqué dans la deuxième partie de cet ouvrage10 que la totalité des ustensiles est le corrélatif exact de mes possibilités. Comme je suis mes possibilités, l'ordre des ustensiles dans le monde est l'image projetée dans l'en-soi de mes possibilités, c'est-à-dire de ce que je suis. Mais cette image mondaine, je ne puis jamais la déchiffrer, je m'y adapte dans et par l'action. Autrui, en tant qu'il est sujet, se trouve pareillement engagé dans son image. Mais en tant que je le saisis comme objet, au contraire, c'est cette image mondaine qui me saute aux yeux : autrui devient l'instrument qui se définit par son rapport avec tous les autres instruments, il est un ordre de mes ustensiles qui est enclavé dans l'ordre que j'impose à ces ustensiles : saisir autrui, c'est saisir cet ordre-enclave et le rapporter à une absence centrale ou « intériorité » ; c'est définir cette absence comme écoulement figé des objets de mon monde vers un objet défini de mon univers. Et le sens de cet écoulement m'est fourni par ces objets eux-mêmes : c'est la disposition du marteau et des clous, du ciseau et du marbre, en tant que je dépasse cette disposition sans en être le fondement, qui définit le sens de cette hémorragie intramondaine. Ainsi le monde m'annonce autrui en sa totalité et comme totalité. Certes l'annonce demeure ambiguë. Mais c'est parce que je saisis l'ordre du monde vers autrui comme totalité indifférenciée sur fond de quoi paraissent quelques structures explicites. Si je pouvais expliciter tous les complexes ustensiles en tant qu'ils sont tournés vers autrui, c'est-à-dire si je pouvais saisir non seulement la place que le marteau et les clous occupent dans ce complexe d'ustensilité mais encore la rue, la ville, la nation, etc., j'aurais défini explicitement et totalement l'être d'autrui comme objet. Si je me trompe sur une intention d'autrui, ce n'est nullement parce que je rapporte son geste à une subjectivité hors d'atteinte : cette subjectivité en soi et par soi n'a aucune commune mesure avec le geste, car elle est transcendance pour soi, transcendance indépassable. Mais c'est parce que j'organise le monde entier autour de ce geste autrement qu'il ne s'organise en fait. Ainsi, du seul fait qu'autrui paraît comme objet, il m'est donné par principe comme totalité, il s'étend tout à travers le monde comme puissance mondaine d'organisation synthétique de ce monde. Simplement, je ne puis pas plus expliciter cette organisation synthétique que je ne puis expliciter le monde lui-même en tant qu'il est mon monde. Et la différence entre autrui-sujet, c'est-à-dire entre autrui tel qu'il est pour-soi, et autrui-objet n'est pas une différence du tout à la partie ou du caché au révélé : car autrui-objet est par principe un tout coextensif à la totalité subjective ; rien n'est caché et, en tant que les objets renvoient à d'autres objets, je puis accroître indéfiniment ma connaissance d'autrui en explicitant indéfiniment ses rapports aux autres ustensiles du monde ; et l'idéal de la connaissance d'autrui demeure l'explicitation exhaustive du sens d'écoulement du monde. La différence de principe entre autrui-objet et autrui-sujet vient uniquement de ce fait qu'autrui-sujet ne peut aucunement être connu ni même conçu comme tel : il n'y a pas de problème de la connaissance d'autrui-sujet et les objets du monde ne renvoient pas à sa subjectivité ; ils se réfèrent seulement à son objectité dans le monde comme sens – dépassé vers mon ipséité – de l'écoulement intramondain. Ainsi la présence d'autrui à moi comme ce qui fait mon objectité est éprouvée comme une totalité-sujet ; et si je me retourne vers cette présence pour la saisir, j'appréhende à nouveau autrui comme totalité : une totalité-objet coextensive à la totalité du monde. Et cette appréhension se fait d'un coup : c'est à partir du monde tout entier que je viens à autrui-objet. Mais ce ne sont jamais que des rapports singuliers qui sortiront en relief comme formes sur fond du monde. Autour de cet homme que je ne connais pas et qui lit dans le métro, le monde tout entier est présent. Et ce n'est pas son corps seulement – comme objet dans le monde – qui le définit dans son être : c'est sa carte d'identité, c'est la direction de la rame de métro où il est monté, c'est la bague qu'il porte au doigt. Non pas à titre de signes de ce qu'il est – cette notion de signe nous renverrait, en effet, à une subjectivité que je ne puis même concevoir et dans laquelle précisément il n'est rien à proprement parler puisqu'il est ce qu'il n'est pas et qu'il n'est pas ce qu'il est – mais à titre de caractéristiques réelles de son être. Seulement, si je sais qu'il est au milieu du monde, en France, à Paris en train de lire, je ne puis, faute de voir sa carte d'identité, que supposer qu'il est étranger (ce qui signifie : supposer qu'il est soumis à un contrôle, qu'il figure sur telle liste de la préfecture, qu'il faut lui parler en hollandais, en italien pour obtenir de lui tel ou tel geste, que la poste internationale achemine vers lui par telle ou telle voie des lettres portant tel ou tel timbre, etc.). Pourtant cette carte d'identité m'est donnée par principe au milieu du monde. Elle ne m'échappe pas – dès qu'elle a été créée, elle s'est mise à exister pour moi. Simplement elle existe à l'état implicite comme chaque point du cercle que je vois comme forme achevée ; et il faudrait changer la totalité présente de mes rapports au monde pour la faire paraître comme ceci explicite sur fond d'univers. De la même façon, la colère d'autrui-objet, telle qu'elle se manifeste à moi à travers ses cris, ses trépignements et ses gestes menaçants, n'est pas le signe d'une colère subjective et cachée ; elle ne renvoie à rien, qu'à d'autres gestes et à d'autres cris. Elle définit autrui, elle est autrui. Certes, je puis me tromper et prendre pour une vraie colère ce qui n'est qu'une irritation simulée. Mais c'est seulement par rapport à d'autres gestes et à d'autres actes objectivement saisissables que je peux me tromper : je me trompe si je saisis le mouvement de la main comme intention réelle de frapper. C'est-à-dire que je me trompe si je l'interprète en fonction d'un geste objectivement décelable et qui n'aura pas lieu. En un mot la colère objectivement saisie est une disposition du monde autour d'une présence-absence intramondaine. Est-ce à dire qu'il faille donner raison aux béhaviouristes ? Assurément non : car les béhaviouristes, s'ils interprètent l'homme à partir de sa situation, ont perdu de vue sa caractéristique principale qui est la transcendance-transcendée. Autrui en effet, c'est l'objet qui ne saurait être limité à lui-même, c'est l'objet qui ne se comprend qu'à partir de sa fin. Et, sans doute, le marteau et la scie ne se comprennent pas différemment. L'un et l'autre se saisissent par leur fonction, c'est-à-dire par leur fin. Mais c'est justement qu'ils sont déjà humains. Je ne puis les comprendre qu'en tant qu'ils me renvoient a une organisation-ustensile dont autrui est le centre, en tant qu'ils font partie d'un complexe tout entier transcendé vers une fin que je transcende à mon tour. Si donc l'on peut comparer autrui à une machine, c'est en tant que la machine, comme fait humain, présente déjà la trace d'une transcendance-transcendée, en tant que les métiers, dans une filature, ne s'expliquent que par les tissus qu'ils produisent ; le point de vue béhaviouriste doit s'inverser et cette inversion laissera intacte d'ailleurs l'objectivité d'autrui car ce qui est objectif d'abord – que nous l'appelions signification, à la façon des psychologues français et anglais, intention à la façon des phénoménologues, transcendance comme Heidegger, ou forme, comme les Gestaltistes – c'est le fait qu'autrui ne peut se définir autrement que par une organisation totalitaire du monde et qu'il est la clé de cette organisation. Si donc je reviens du monde à autrui pour le définir, cela ne vient pas de ce que le monde me ferait comprendre autrui mais bien de ce que l'objet-autrui n'est rien d'autre qu'un centre de référence autonome et intramondain de mon monde. Ainsi, la peur objective que nous pouvons appréhender lorsque nous percevons autrui-objet, ce n'est pas l'ensemble des manifestations physiologiques de désarroi que nous voyons ou que nous mesurons avec le sphygmographe ou le stéthoscope : la peur, c'est la fuite, c'est l'évanouissement. Et ces phénomènes eux-mêmes ne se livrent pas à nous comme pure série de gestes mais comme transcendance-transcendée : la fuite ou l'évanouissement, ce n'est pas seulement cette course éperdue à travers les ronces, ni cette lourde chute sur les pierres du chemin ; c'est un bouleversement total de l'organisation-ustensile qui avait autrui pour centre. Ce soldat qui fuit, il avait tout à l'heure encore autrui-l'ennemi au bout de son fusil. La distance de l'ennemi à lui était mesurée par la trajectoire de sa balle et je pouvais, moi aussi, saisir et transcender cette distance comme distance s'organisant autour du centre « soldat ». Mais voilà qu'il jette son fusil dans le fossé et qu'il se sauve. Aussitôt la présence de l'ennemi l'environne et le presse ; l'ennemi, qui était tenu à distance par la trajectoire des balles, bondit sur lui, à l'instant même où la trajectoire s'effondre ; en même temps cet arrière-pays qu'il défendait et contre lequel il s'accotait comme un mur, tourne soudain, s'ouvre en éventail et devient l'avant, l'horizon accueillant vers quoi il se réfugie. Tout cela, je le constate objectivement et c'est précisément cela que je saisis comme peur. La peur n'est rien autre qu'une conduite magique tendant à supprimer par incantation les objets effrayants que nous ne pouvons tenir à distance11. Et c'est précisément à travers ses résultats que nous saisissons la peur, car elle se donne à nous comme un nouveau type d'hémorragie intramondaine du monde : le passage du monde à un type d'existence magique.
Il faut prendre garde cependant qu'autrui n'est objet qualifié pour moi que dans la mesure où je puis l'être pour lui. Il s'objectivera donc comme parcelle non individualisée du « on » ou comme « absent », purement représenté par ses lettres et ses récits, ou comme celui-ci présent en fait, selon que j'aurai moi-même été pour lui élément du « on » ou « cher absent » ou un celui-ci concret. Ce qui décide dans chaque cas du type d'objectivation d'autrui et de ses qualités c'est à la fois ma situation dans le monde et sa situation, c'est-à-dire les complexes ustensiles que nous avons organisés chacun et les différents ceci qui paraissent à l'un et à l'autre sur fond de monde. Tout cela nous ramène naturellement à la facticité. C'est ma facticité et la facticité d'autrui qui décident si autrui peut me voir et si je puis voir tel autrui. Mais ce problème de la facticité sort des cadres de cet exposé général : nous l'envisagerons au cours du prochain chapitre.
Ainsi j'éprouve la présence d'autrui comme quasi-totalité des su jets dans mon être-objet-pour-autrui et, sur le fond de cette totalité, je puis éprouver plus particulièrement la présence d'un sujet concret, sans pouvoir toutefois le spécifier en tel autrui. Ma réaction de défense à mon objectité fera comparaître autrui devant moi à titre de tel ou tel objet. A ce titre il m'apparaîtra comme un « celui-ci », c'est-à-dire que sa quasi-totalité subjective se dégrade et devient totalité-objet coextensive à la totalité du monde. Cette totalité se révèle à moi sans référence à la subjectivité d'autrui : le rapport d'autrui-sujet à autrui-objet n'est nullement comparable à celui qu'on a coutume d'établir, par exemple, entre l'objet de la physique et l'objet de la perception. Autrui-objet se révèle à moi pour ce qu'il est, il ne renvoie qu'à lui-même. Simplement autrui-objet est tel qu'il m'apparaît, sur le plan de l'objectité en général et dans son être-objet ; il n'est même pas concevable que je rapporte une connaissance quelconque que j'ai de lui à sa subjectivité telle que je l'éprouve à l'occasion du regard. Autrui-objet n'est qu'objet, mais ma saisie de lui enveloppe la compréhension de ce que je pourrai toujours et par principe faire de lui une autre épreuve en me plaçant sur un autre plan d'être ; cette compréhension est constituée, d'une part, par le savoir de mon épreuve passée, qui est d'ailleurs, comme nous l'avons vu, le pur passé (hors d'atteinte et que j'ai à être) de cette épreuve, et d'autre part, par une appréhension implicite de la dialectique de l'autre : l'autre, c'est présentement ce que je me fais ne pas être. Mais, bien que pour l'instant je me délivre de lui, je lui échappe, il demeure autour de lui la possibilité permanente qu'il se fasse autre. Toutefois, cette possibilité, pressentie dans une sorte de gêne et de contrainte qui fait la spécificité de mon attitude en face d'autrui-objet, est à proprement parler inconcevable : d'abord, parce que je ne puis concevoir de possibilité qui ne soit ma possibilité, ni appréhender de transcendance, sauf en la transcendant, c'est-à-dire en la saisissant comme transcendance transcendée ; ensuite parce que cette possibilité pressentie n'est pas la possibilité d'autrui-objet : les possibilités d'autrui-objet sont des mortes-possibilités qui renvoient à d'autres aspects objectifs d'autrui ; la possibilité propre de me saisir comme objet étant possibilité d'autrui-sujet n'est actuellement pour moi possibilité de personne : elle est possibilité absolue – et qui ne tire sa source que d'elle-même – du surgissement, sur fond d'anéantissement total d'autrui-objet, d'un autrui-sujet que j'éprouverai à travers mon objectivité-pour-lui. Ainsi, autrui-objet est un instrument explosif que je manie avec appréhension, parce que je pressens autour de lui la possibilité permanente qu'on le fasse éclater et que, avec cet éclatement, j'éprouve soudain la fuite hors de moi du monde et l'aliénation de mon être. Mon souci constant est donc de contenir autrui dans son objectivité et mes rapports avec autrui-objet sont faits essentiellement de ruses destinées à le faire rester objet. Mais il suffit d'un regard d'autrui pour que tous ces artifices s'effondrent et que j'éprouve de nouveau la transfiguration d'autrui. Ainsi suis-je renvoyé de transfiguration en dégradation et de dégradation en transfiguration, sans jamais pouvoir ni former une vue d'ensemble de ces deux modes d'être d'autrui – car chacun d'eux se suffit à lui-même et ne renvoie qu'à lui – ni me tenir fermement à l'un d'entre eux – car chacun a une instabilité propre et s'effondre pour que l'autre surgisse de ses ruines ; il n'est que les morts pour être perpétuellement objets sans devenir jamais sujets, car mourir n'est point perdre son objectivité au milieu du monde – tous les morts sont là, dans le monde autour de nous – mais, c'est perdre toute possibilité de se révéler comme sujet à un autrui.
A ce niveau de notre recherche, une fois élucidées les structures essentielles de l'être-pour-autrui, nous sommes tenté, évidemment, de poser la question métaphysique : « Pourquoi y a-t-il des autres ? » L'existence des autres, nous l'avons vu, n'est pas, en effet, une conséquence qui puisse découler de la structure ontologique du pour-soi. C'est un événement premier, certes, mais d'ordre métaphysique, c'est-à-dire qui ressortit à la contingence de l'être. C'est à propos de ces existences métaphysiques que se pose, par essence, la question du pourquoi.
Nous savons de reste que la réponse au pourquoi ne peut que nous renvoyer à une contingence originelle, mais encore faut-il prouver que le phénomène métaphysique que nous considérons est d'une contingence irréductible. En ce sens, l'ontologie nous paraît pouvoir se définir comme l'explicitation des structures d'être de l'existant pris comme totalité et nous définirons plutôt la métaphysique comme la mise en question de l'existence de l'existant. C'est pourquoi, en vertu de la contingence absolue de l'existant, nous sommes assuré que toute métaphysique doit s'achever par « cela est », c'est-à-dire par une intuition directe de cette contingence.
Est-il possible de poser la question de l'existence des autres ? Cette existence est-elle un fait irréductible ou doit-elle être dérivée d'une contingence fondamentale ? Telles sont les questions préalables que nous pouvons poser à notre tour au métaphysicien qui questionne sur l'existence des autres.
Examinons de plus près la possibilité de la question métaphysique. Ce qui nous apparaît d'abord, c'est que l'être-pour-autrui représente la troisième ek-stase du pour-soi. La première ek-stase est, en effet, le projet tridimensionnel du pour-soi vers un être qu'il a à être sur le mode du n'être-pas. Elle représente la première fissure, la néantisation que le pour-soi a à être lui-même, l'arrachement du pour-soi à tout ce qu'il est, en tant que cet arrachement est constitutif de son être. La deuxième ek-stase ou ek-stase réflexive est arrachement à cet arrachement même. La scissiparité réflexive correspond à un effort vain pour prendre un point de vue sur la néantisation qu'a à être le pour-soi, afin que cette néantisation comme phénomène simplement donné soit néantisation qui est. Mais en même temps, la réflexion veut récupérer cet arrachement qu'elle tente de contempler comme donnée pure, en affirmant de soi qu'elle est cette néantisation qui est. La contradiction est flagrante : pour pouvoir saisir ma transcendance, il faudrait que je la transcende. Mais, précisément, ma propre transcendance ne peut que transcender, je la suis, je ne puis me servir d'elle pour la constituer comme transcendance transcendée : je suis condamné à être perpétuellement ma propre néantisation. En un mot, la réflexion est le réfléchi. Toutefois, la néantisation réflexive est plus poussée que celle du pur pour-soi comme simple conscience (de) soi. Dans la conscience (de) soi, en effet, les deux termes de la dualité « reflété-reflétant » avaient une telle incapacité à se présenter séparément que la dualité restait perpétuellement évanescente et que chaque terme, en se posant pour l'autre, devenait l'autre. Mais, dans le cas de la réflexion, il en va autrement, puisque le « reflet-reflétant » réfléchi existe pour un « reflet-reflétant » réflexif. Réfléchi et réflexif tendent donc chacun à l'indépendance et le rien qui les sépare tend à les diviser plus profondément que le néant, que le pour-soi a à être, ne sépare le reflet du reflétant. Pourtant, ni le réflexif ni le réfléchi ne peuvent sécréter ce néant séparateur, sinon la réflexion serait un pour-soi autonome venant se braquer sur le réfléchi, ce qui serait supposer une négation d'extériorité comme condition préalable d'une négation d'intériorité. Il ne saurait y avoir de réflexion si elle n'est pas tout entière un être, un être qui a à être son propre néant. Ainsi, l'ek-stase réflexive se trouve sur le chemin d'une ek-stase plus radicale : l'être-pour-autrui. Le terme ultime de la néantisation, le pôle idéal devrait être, en effet, la négation externe, c'est-à-dire une scissiparité en-soi ou extériorité spatiale d'indifférence. Par rapport à cette négation d'extériorité, les trois ek-stases se rangent dans l'ordre que nous venons d'exposer, mais elles ne sauraient aucunement l'atteindre, elle demeure, par principe, idéale : en effet, le pour-soi ne peut réaliser de soi par rapport à un être quelconque une négation qui serait en soi, sous peine de cesser du même coup d'être-pour-soi. La négation constitutive de l'être-pour-autrui est donc une négation interne, c'est une néantisation que le pour-soi a à être, tout comme la néantisation réflexive. Mais ici, la scissiparité s'attaque à la négation même : ce n'est plus seulement la négation qui dédouble l'être en reflété et reflétant et à son tour le couple reflété-reflétant en (reflété-reflétant) reflété et en (reflété-reflétant) reflétant. Mais la négation se dédouble en deux négations internes et inverses, dont chacune est négation d'intériorité et qui, pourtant, sont séparées l'une de l'autre par un insaisissable néant d'extériorité. En effet, chacune d'elles s'épuisant à nier d'un pour-soi qu'il soit l'autre et tout engagée dans cet être, qu'elle a à être, ne dispose plus d'elle-même pour nier de soi qu'elle soit la négation inverse. Ici, tout à coup, apparaît le donné, non comme résultat d'une identité d'être-en-soi, mais comme une sorte de fantôme d'extériorité qu'aucune des deux négations n'a à être et qui pourtant les sépare. A vrai dire, nous trouvions déjà l'amorce de cette inversion négative dans l'être réflexif. En effet, le réflexif comme témoin est profondément atteint dans son être par sa réflexivité et de ce fait, en tant qu'il se fait réflexif, il vise à n'être pas le réfléchi. Mais, réciproquement, le réfléchi est conscience (de) soi comme conscience réfléchie de tel ou tel phénomène transcendant. Nous disions de lui qu'il se sait regardé. En ce sens, il vise de son côté à n'être pas le réflexif puisque toute conscience se définit par sa négativité. Mais cette tendance à un double schisme était reprise et étouffée par le fait que, malgré tout, le réflexif avait à être le réfléchi et que le réfléchi avait à être le réflexif. La double négation demeurait évanescente. Dans le cas de la troisième ek-stase, nous assistons comme à une scissiparité réflexive plus poussée. Les conséquences peuvent nous surprendre : d'une part, puisque les négations sont effectuées en intériorité, autrui et moi-même ne pouvons pas venir l'un à l'autre du dehors. Il faut qu'il y ait un être « moi-autrui » qui ait à être la scissiparité réciproque du pour-autrui, tout juste comme la totalité « réflexif-réfléchi » est un être qui a à être son propre néant, c'est-à-dire que mon ipséité et celle d'autrui sont des structures d'une même totalité d'être. Ainsi Hegel semble avoir raison : c'est le point de vue de la totalité qui est le point de vue de l'être, le vrai point de vue. Tout se passe comme si mon ipséité en face de celle d'autrui était produite et maintenue par une totalité qui pousserait à l'extrême sa propre néantisation ; l'être pour autrui paraît être le prolongement de la pure scissiparité réflexive. En ce sens, tout se passe comme si les autres et moi-même nous marquions l'effort vain d'une totalité de pour-soi pour se ressaisir et pour envelopper ce qu'elle a à être sur le mode pur et simple de l'en-soi ; cet effort pour se ressaisir comme objet, poussé ici à la limite, c'est-à-dire bien au-delà de la scission réflexive, amènerait le résultat inverse de la fin vers quoi se projetterait cette totalité : par son effort pour être conscience de soi, la totalité-pour-soi se constituerait en face du soi comme conscience-soi qui a à ne pas être le soi dont elle est conscience ; et réciproquement le soi-objet pour être devrait s'éprouver comme été par et pour une conscience qu'il a à ne pas être s'il veut être. Ainsi naîtrait le schisme du pour-autrui ; et cette division dichotomique se répéterait à l'infini pour constituer les consciences comme miettes d'un éclatement radical. « Il y aurait » des autres, par suite d'un échec inverse de l'échec réflexif. Dans la réflexion, en effet, si je ne parviens pas à me saisir comme objet, mais seulement comme quasi-objet, c'est que je suis l'objet que je veux saisir ; j'ai à être le néant qui me sépare de moi : je ne puis échapper à mon ipséité ni prendre de point de vue sur moi-même ; ainsi, je n'arrive pas à me réaliser comme être, ni à me saisir dans la forme du « il y a », la récupération échoue parce que le récupérant est à soi-même le récupéré. Dans le cas de l'être-pour-autrui, au contraire, la scissiparité est poussée plus avant, le (reflet-reflétant) reflété se distingue radicalement du (reflet-reflétant) reflétant et par là même peut être objet pour lui. Mais cette fois, la récupération échoue parce que le récupéré n'est pas le récupérant. Ainsi, la totalité qui n'est pas ce qu'elle est en étant ce qu'elle n'est pas, par un effort radical d'arrachement à soi, produirait partout son être comme un ailleurs : le papillotement d'être-en-soi d'une totalité brisée, toujours ailleurs, toujours à distance, jamais en lui-même, maintenu pourtant toujours à l'être par le perpétuel éclatement de cette totalité, tel serait l'être des autres et de moi-même comme autre.
Mais d'autre part, en simultanéité avec ma négation de moi-même, autrui nie de soi qu'il soit moi. Ces deux négations sont pareillement indispensables à l'être-pour-autrui et elles ne peuvent être réunies par aucune synthèse. Non point parce qu'un néant d'extériorité les aurait séparées à l'origine, mais plutôt parce que l'en-soi ressaisirait chacune par rapport à l'autre, du seul fait que chacune n'est pas l'autre, sans avoir à ne pas l'être. Il y a ici comme une limite du pour-soi qui vient du pour-soi lui-même mais qui, en tant que limite, est indépendante du pour-soi : nous retrouvons quelque chose comme la facticité et nous ne pouvons concevoir comment la totalité dont nous parlions tout à l'heure aurait pu. au sein même de l'arrachement le plus radical, produire en son être un néant qu'elle n'a aucunement à être. Il semble, en effet, qu'il se soit glissé dans cette totalité pour la briser, comme le non-être dans l'atomisme de Leucippe se glisse dans la totalité d'être parménidienne pour la faire éclater en atomes. Il représente donc la négation de toute totalité synthétique à partir de laquelle on prétendrait comprendre la pluralité des consciences. Sans doute, il est insaisissable, puisqu'il n'est produit ni par l'autre ni par moi-même, ni par un intermédiaire, car nous avons établi que les consciences s'éprouvent l'une l'autre sans intermédiaire. Sans doute, où que nous portions notre vue, nous ne rencontrons comme objet de la description qu'une pure et simple négation d'intériorité. Et pourtant, il est là, dans le fait irréductible qu'il y a dualité de négations. Il n'est certes pas le fondement de la multiplicité des consciences, car s'il préexistait à cette multiplicité il rendrait impossible tout être-pour autrui ; il faut le concevoir au contraire comme l'expression de cette multiplicité : il apparaît avec elle. Mais, comme il n'y a rien qui puisse le fonder, ni conscience particulière ni totalité s'éclatant en consciences, il apparaît comme contingence pure et irréductible, comme le fait qu'il ne suffit pas que je nie de moi autrui pour qu'autrui existe, mais qu'il faut encore qu'autrui me nie de lui-même en simultanéité avec ma propre négation. Il est ta facticité de l'être-pour-autrui.
Ainsi, nous arrivons à cette conclusion contradictoire : l'être-pour-autrui ne peut être que s'il est été par une totalité qui se perd pour qu'il surgisse, ce qui nous conduirait à postuler l'existence et la passion de l'esprit. Mais, d'autre part, cet être-pour-autrui ne peut exister que s'il comporte un insaisissable non-être d'extériorité qu'aucune totalité, fût-elle l'esprit, ne peut produire ni fonder. En un sens, l'existence d'une pluralité de consciences ne peut pas être un fait premier et nous renvoie à un fait originel d'arrachement à soi qui serait le fait de l'esprit ; ainsi la question métaphysique : « Pourquoi y a-t-il des consciences ? » recevrait une réponse. Mais en un autre sens, la facticité de cette pluralité semble être irréductible et si l'on considère l'esprit à partir du fait de la pluralité, il s'évanouit ; la question métaphysique n'a plus de sens : nous avons rencontré la contingence fondamentale et nous ne pouvons y répondre que par un « c'est ainsi ». Ainsi l'ek-stase originelle s'approfondit : il semble qu'on ne puisse faire au néant sa part. Le pour-soi nous est apparu comme un être qui existe en tant qu'il n'est pas ce qu'il est et qu'il est ce qu'il n'est pas. La totalité ek-statique de l'esprit n'est point simplement totalité détotalisée, mais elle nous apparaît comme un être brisé dont on ne peut dire ni qu'il existe ni qu'il n'existe pas. Ainsi, notre description nous a permis de satisfaire aux conditions préalables que nous avons posées à toute théorie sur l'existence d'autrui ; la multiplicité des consciences nous apparaît comme une synthèse et non comme une collection ; mais c'est une synthèse dont la totalité est inconcevable.
Est-ce à dire que ce caractère antinomique de la totalité est lui-même un irréductible ? Ou, d'un point de vue supérieur, pouvons-nous le faire disparaître ? Devons-nous poser que l'esprit est l'être qui est et n'est pas, comme nous avons posé que le pour-soi est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est ? La question n'a pas de sens. Elle supposerait, en effet, que nous ayons la possibilité de prendre un point de vue sur la totalité, c'est-à-dire de la considérer du dehors. Mais c'est impossible puisque, précisément, j'existe comme moi-même sur le fondement de cette totalité et dans la mesure où je suis engagé en elle. Aucune conscience, fût-ce celle de Dieu, ne peut « voir l'envers », c'est-à-dire saisir la totalité en tant que telle. Car si Dieu est conscience, il s'intègre à la totalité. Et si, par sa nature, il est un être par delà la conscience, c'est-à-dire un en-soi qui serait fondement de lui-même, la totalité ne peut lui apparaître que comme objet – alors il manque sa désagrégation interne comme effort subjectif de ressaisissement de soi, ou comme sujet – alors, comme il n'est pas ce sujet, il ne peut que l'éprouver sans le connaître. Ainsi, aucun point de vue sur la totalité n'est concevable : la totalité n'a pas de « dehors » et la question même du sens de son « envers » est dépourvue de signification. Nous ne pouvons aller plus loin.
Nous voici parvenu au terme de cet exposé. Nous avons appris que l'existence d'autrui était éprouvée avec évidence dans et par le fait de mon objectivité. Et nous avons vu aussi que ma réaction à ma propre aliénation pour autrui se traduisait par l'appréhension d'autrui comme objet. En bref, autrui peut exister pour nous sous deux formes : si je l'éprouve avec évidence, je manque à le connaître ; si je le connais, si j'agis sur lui, je n'atteins que son être-objet et son existence probable au milieu du monde ; aucune synthèse de ces deux formes n'est possible. Mais nous ne saurions nous arrêter ici : cet objet qu'autrui est pour moi et cet objet que je suis pour autrui, ils se manifestent comme corps. Qu'est-ce donc que mon corps ? Qu'est-ce que le corps d'autrui ?
1 Même si nous admettions la métaphysique kantienne de la nature et la table des principes qu'a dressée Kant, il serait possible de concevoir des physiques radicalement différentes à partir de ces principes.
2 « La Transcendance de l'Ego », in Recherches philosophiques, 1937.
3 Phénoménologie de l'esprit, p. 148. Edition Lasson.
4 Propedeutik, p. 20, 1re édition des œuvres complètes.
5 Propedeutik, p. 20, 1re édition des œuvres complètes.
6 Propedeutik, p. 18.
7 Phénoménologie de l'Esprit. Ibid.
8 Les théories de l'induction et de l'expérimentation.
9 L'Imaginaire. N.R.F., 1940.
10 2e partie, chap. III, §. III.
11 Cf. notre Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions.