CHAPITRE II  Le corps

Le problème du corps et de ses rapports avec la conscience est souvent obscurci par le fait qu'on pose de prime abord le corps comme une certaine chose ayant ses lois propres et susceptible d'être définie du dehors, alors qu'on atteint la conscience par le type d'intuition intime qui lui est propre. Si, en effet, après avoir saisi « ma » conscience dans son intériorité absolue, et par une série d'actes réflexifs, je cherche à l'unir à un certain objet vivant, constitué par un système nerveux, un cerveau, des glandes, des organes digestifs, respiratoires et circulatoires, dont la matière même est susceptible d'être analysée chimiquement en atomes d'hydrogène, de carbone, d'azote, de phosphore, etc., je vais rencontrer d'insurmontables difficultés : mais ces difficultés proviennent de ce que je tente d'unir ma conscience non à mon corps mais au corps des autres. En effet, le corps dont je viens d'esquisser la description n'est pas mon corps tel qu'il est pour moi. Je n'ai jamais vu ni ne verrai mon cerveau, ni mes glandes endocrines. Mais simplement, de ce que j'ai vu disséquer des cadavres d'hommes, moi qui suis un homme, de ce que j'ai lu des traités de physiologie, je conclus que mon corps est exactement constitué comme tous ceux qu'on m'a montrés sur une table de dissection ou dont j'ai contemplé la représentation en couleur dans des livres. Sans doute me dira-t-on que les médecins qui m'ont soigné, les chirurgiens qui m'ont opéré ont pu faire l'expérience directe de ce corps que je ne connais pas par moi-même. Je n'en disconviens pas et je ne prétends pas que je sois dépourvu de cerveau, de cœur ou d'estomac. Mais il importe avant tout de choisir l'ordre de nos connaissances : partir des expériences que les médecins ont pu faire sur mon corps, c'est partir de mon corps au milieu du monde et tel qu'il est pour autrui. Mon corps tel qu'il est pour moi ne m'apparaît pas au milieu du monde. Sans doute j'ai pu voir moi-même sur un écran, pendant une radioscopie, l'image de mes vertèbres, mais j'étais précisément dehors, au milieu du monde ; je saisissais un objet entièrement constitué, comme un ceci parmi d'autres ceci, et c'est seulement par un raisonnement que je le ramenais à être mien : il était beaucoup plus ma propriété que mon être.

Il est vrai que je vois, que je touche mes jambes et mes mains. Et rien ne m'empêche de concevoir un dispositif sensible tel qu'un être vivant pourrait voir un de ses yeux pendant que l'œil vu dirigerait son regard sur le monde. Mais il est à remarquer que, dans ce cas encore, je suis l'autre par rapport à mon œil : je le saisis comme organe sensible constitué dans le monde de telle et telle façon, mais je ne puis le « voir voyant », c'est-à-dire le saisir en tant qu'il me révèle un aspect du monde. Ou bien il est chose parmi les choses, ou bien il est ce par quoi les choses se découvrent à moi. Mais il ne saurait être les deux en même temps. Pareillement je vois ma main toucher les objets, mais je ne la connais pas dans son acte de les toucher. C'est la raison de principe pour laquelle la fameuse « sensation d'effort » de Maine de Biran n'a pas d'existence réelle. Car ma main me révèle la résistance des objets, leur dureté ou leur mollesse et non elle-même. Ainsi ne vois-je pas ma main autrement que je ne vois cet encrier. Je déploie une distance de moi à elle et cette distance vient s'intégrer dans les distances que j'établis entre tous les objets du monde. Lorsqu'un médecin prend ma jambe malade et l'examine, pendant que, dressé à demi sur mon lit, je le regarde faire, il n'y a aucune différence de nature entre la perception visuelle que j'ai du corps du médecin et celle que j'ai de ma propre jambe. Mieux, elles ne se distinguent qu'à titre de structures différentes d'une même perception globale ; et il n'y a pas de différence de nature entre la perception que le médecin prend de ma jambe et celle que j'en prends moi-même présentement. Sans doute, quand je touche ma jambe avec mon doigt, je sens que ma jambe est touchée. Mais ce phénomène de double sensation n'est pas essentiel : le froid, une piqûre de morphine peuvent le faire disparaître ; cela suffit à montrer qu'il s'agit de deux ordres de réalité essentiellement différents. Toucher et être touché, sentir qu'on touche et sentir qu'on est touché, voilà deux espèces de phénomènes qu'on tente en vain de réunir sous le nom de « double sensation ». En fait, ils sont radicalement distincts et ils existent sur deux plans incommunicables. Lorsque je touche ma jambe, d'ailleurs, ou lorsque je la vois, je la dépasse vers mes propres possibilités : c'est, par exemple, pour enfiler mon pantalon, pour refaire un pansement autour de ma plaie. Et, sans doute puis-je en même temps disposer ma jambe de façon que je puisse plus commodément « travailler » sur elle. Mais cela ne change rien au fait que je la transcende vers la pure possibilité de « me guérir » et que. par suite, je lui suis présent sans qu'elle soit moi ni que je sois elle. Et ce que je fais être ainsi, c'est la chose « jambe », ce n'est pas la jambe comme possibilité que je suis de marcher, de courir ou de jouer au football. Ainsi, dans la mesure où mon corps indique mes possibilités dans le monde, le voir, le toucher, c'est transformer ces possibilités qui sont miennes en mortes-possibilités. Cette métamorphose doit entraîner nécessairement une cécité complète quant à ce qu'est le corps en tant que possibilité vivante de courir, de danser, etc. Et, certes, la découverte de mon corps comme objet est bien une révélation de son être. Mais l'être qui m'est ainsi révélé est son être-pour-autrui. Que cette confusion conduise à des absurdités, c'est ce qu'on peut clairement voir à propos du fameux problème de la « vision renversée ». On connaît la question que posent les physiologistes : « Comment pouvons-nous redresser les objets qui se peignent renversés sur notre rétine ? » On connaît aussi la réponse des philosophes : « Il n'y a pas de problème. Un objet est droit ou renversé par rapport au reste de l'univers. Percevoir tout l'univers renversé ne signifie rien, car il faudrait qu'il fût renversé par rapport à quelque chose. » Mais ce qui nous intéresse particulièrement, c'est l'origine de ce faux problème : c'est que l'on a voulu lier ma conscience des objets au corps de l'autre. Voici la bougie, le cristallin qui sert de lentille, l'image renversée sur l'écran de la rétine. Mais précisément, la rétine entre ici dans un système physique, elle est écran et cela seulement ; le cristallin est lentille et seulement lentille, tous deux sont homogènes en leur être à la bougie qui complète le système. Nous avons donc délibérément choisi le point de vue physique, c'est-à-dire le point de vue du dehors, de l'extériorité, pour étudier le problème de la vision ; nous avons considéré un œil mort au milieu du monde visible pour rendre compte de la visibilité de ce monde. Comment s'étonner ensuite qu'à cet objet la conscience, qui est intériorité absolue, refuse de se laisser lier ? Les rapports que j'établis entre un corps d'autrui et l'objet extérieur sont des rapports réellement existants, mais ils ont pour être l'être du pour-autrui ; ils supposent un centre d'écoulement intramondain dont la connaissance est une propriété magique de l'espèce « action à distance ». Dès l'origine, ils se placent dans la perspective de l'autre-objet. Si donc nous voulons réfléchir sur la nature du corps, il faut établir un ordre de nos réflexions qui soit conforme à l'ordre de l'être : nous ne pouvons continuer à confondre les plans ontologiques et nous devons examiner successivement le corps en tant qu'être-pour-soi et en tant qu'être-pour-autrui ; et pour éviter des absurdités du genre de la « vision renversée », nous nous pénétrerons de l'idée que ces deux aspects du corps, étant sur deux plans d'être différents et incommunicables, sont irréductibles l'un à l'autre. C'est tout entier que l'être-pour-soi doit être corps et tout entier qu'il doit être conscience : il ne saurait être uni à un corps. Pareillement l'être-pour-autrui est corps tout entier ; il n'y a pas là de « phénomènes psychiques » à unir au corps ; il n'y a rien derrière le corps. Mais le corps est tout entier « psychique ». Ce sont ces deux modes d'être du corps que nous allons étudier à présent.

I  LE CORPS COMME ÊTRE-POUR-SOI : LA FACTICITÉ

Il semble, à première vue, que nos remarques précédentes vont à l'opposé des données du cogito cartésien. « L'âme est plus aisée à connaître que le corps », disait Descartes. Et par là il entendait faire une distinction radicale entre les faits de pensée accessibles à la réflexion et les faits du corps dont la connaissance doit être garantie par la bonté divine. Et, de fait, il semble d'abord que la réflexion ne nous découvre que de purs faits de conscience. Sans doute rencontre-t-on sur ce plan des phénomènes qui paraissent comprendre en eux-mêmes quelque liaison avec le corps : la douleur « physique », le désagréable, le plaisir, etc. Mais ces phénomènes n'en sont pas moins de purs faits de conscience ; on aura donc tendance à en faire des signes, des affections de la conscience à l'occasion du corps, sans se rendre compte qu'on vient ainsi de chasser irrémédiablement le corps de la conscience et qu'aucun lien ne pourra plus rejoindre ce corps, qui est déjà corps-pour-autrui, et la conscience dont on prétend qu'elle le manifeste.

Aussi bien ne faut-il pas partir de là, mais de notre rapport premier à l'en-soi : de notre être-dans-le-monde. On sait qu'il n'y a point, d'une part, un pour-soi et, d'autre part, un monde, comme deux touts fermés dont il faudrait ensuite chercher comment ils communiquent. Mais le pour-soi est par lui-même rapport au monde ; en niant de lui-même qu'il soit l'être il fait qu'il y ait un monde et en dépassant cette négation vers ses propres possibilités, il découvre les ceci comme choses-ustensiles.

Mais lorsque nous disons que le pour-soi est-dans-le-monde, que la conscience est conscience du monde, il faut se garder de comprendre que le monde existe en face de la conscience comme une multiplicité indéfinie de relations réciproques qu'elle survolerait sans perspective et contemplerait sans point de vue. Pour moi, ce verre est à gauche de la carafe, un peu en arrière ; pour Pierre, il est à droite, un peu en avant. Il n'est même pas concevable qu'une conscience puisse survoler le monde de telle sorte que le verre lui soit donné comme à la fois à droite et à gauche de la carafe, en avant et en arrière. Cela non point par suite d'une stricte application du principe d'identité, mais parce que cette fusion de la droite et de la gauche, de l'avant et de l'arrière, motiverait l'évanouissement total des ceci au sein d'une indistinction primitive. Si pareillement le pied de la table dissimule à mes yeux les arabesques du tapis, ce n'est point par suite de quelque finitude et de quelque imperfection de mes organes visuels, mais c'est qu'un tapis qui ne serait ni dissimulé par la table, ni sous elle ni au-dessus d'elle, ni à côté d'elle, n'aurait plus aucun rapport d'aucune sorte avec elle et n'appartiendrait plus au « monde » où il y a la table : l'en-soi qui se manifeste sous l'aspect du ceci retournerait à son identité d'indifférence ; l'espace même, comme pure relation d'extériorité, s'évanouirait. La constitution de l'espace comme multiplicité de relations réciproques ne peut s'opérer, en effet, que du point de vue abstrait de la science : elle ne saurait être vécue, elle n'est même pas représentable ; le triangle que je trace au tableau pour m'aider dans mes raisonnements abstraits est nécessairement à droite du cercle tangent à un de ses côtés, dans la mesure où il est sur le tableau. Et mon effort est pour dépasser les caractéristiques concrètes de la figure tracée à la craie en ne tenant pas plus compte de son orientation par rapport à moi que de l'épaisseur des lignes ou de l'imperfection du dessin.

Ainsi, du seul fait qu'il y a un monde, ce monde ne saurait exister sans une orientation univoque par rapport à moi. L'idéalisme a justement insisté sur le fait que la relation fait le monde. Mais comme il se plaçait sur le terrain de la science newtonienne, il concevait cette relation comme relation de réciprocité. Il n'atteignait ainsi que les concepts abstraits d'extériorité pure, d'action et de réaction, etc., et, de ce fait même, il manquait le monde et ne faisait qu'expliciter le concept-limite d'objectivité absolue. Ce concept revenait en somme à celui de « monde désert » ou de « monde sans les hommes », c'est-à-dire à une contradiction, puisque c'est par la réalité-humaine qu'il y a un monde. Ainsi, le concept d'objectivité, qui visait à remplacer l'en-soi de la vérité dogmatique par un pur rapport de convenance réciproque entre des représentations, se détruit lui-même si on le pousse jusqu'au bout. Les progrès de la science, d'ailleurs, ont conduit à rejeter cette notion d'objectivité absolue. Ce qu'un Broglie est conduit à appeler « expérience » est un système de relations univoques d'où l'observateur n'est pas exclu. Et si la micro-physique doit réintégrer l'observateur au sein du système scientifique, ce n'est pas à titre de pure subjectivité – cette notion n'aurait pas plus de sens que celle d'objectivité pure – mais comme un rapport originel au monde, comme une place, comme ce vers quoi s'orientent tous les rapports envisagés. C'est ainsi, par exemple, que le principe d'indétermination de Heisenberg ne peut être considéré ni comme une infirmation, ni comme une confirmation du postulat déterministe. Simplement, au lieu d'être pure liaison entre les choses, il enveloppe en soi le rapport originel de l'homme aux choses et sa place dans le monde. C'est ce que marque assez, par exemple, le fait qu'on ne peut pas faire croître de quantités proportionnelles les dimensions de corps en mouvement sans changer leurs relations de vitesse. Si j'examine à l'œil nu, puis au microscope le mouvement d'un corps vers un autre, il me paraîtra cent fois plus rapide dans le second cas, car, bien que le corps en mouvement ne se soit pas rapproché davantage du corps vers lequel il se déplace, il a parcouru dans le même temps un espace cent fois plus grand. Ainsi, la notion de vitesse ne signifie plus rien si elle n'est vitesse par rapport à des dimensions données de corps en mouvement. Mais c'est nous-mêmes qui décidons de ces dimensions par notre surgissement même dans le monde, et il faut bien que nous en décidions, sinon elles ne seraient pas du tout. Ainsi sont-elles relatives non à la connaissance que nous en prenons, mais à notre engagement premier au sein du monde. C'est ce qu'exprime parfaitement la théorie de la relativité : un observateur placé au sein d'un système ne peut déterminer par aucune expérience si le système est en repos ou en mouvement. Mais cette relativité n'est pas un « relativisme » : elle ne concerne pas la connaissance ; mieux encore, elle implique le postulat dogmatique selon lequel la connaissance nous livre ce qui est. La relativité de la science moderne vise l'être. L'homme et le monde sont des êtres relatifs et le principe de leur être est la relation. Il s'ensuit que la relation première va de la réalité-humaine au monde : Surgir, pour moi, c'est déplier mes distances aux choses et par là même faire qu'il y ait des choses. Mais, par suite, les choses sont précisément « choses-qui-existent-à-distance-de-moi ». Ainsi le monde me renvoie cette relation univoque qui est mon être et par quoi je fais qu'il se révèle. Le point de vue de la connaissance pure est contradictoire : il n'y a que le point de vue de la connaissance engagée. Ce qui revient à dire que la connaissance et l'action ne sont que deux faces abstraites d'une relation originelle et concrète. L'espace réel du monde est l'espace que Lewin nomme « hodologique ». Une connaissance pure, en effet, serait connaissance sans point de vue, donc connaissance du monde située par principe hors du monde. Mais cela n'a point de sens : l'être connaissant ne serait que connaissance, puisqu'il se définirait par son objet et que son objet s'évanouirait dans l'indistinction totale de rapports réciproques. Ainsi la connaissance ne peut être que surgissement engagé dans un point de vue déterminé que l'on est. Être, pour la réalité-humaine, c'est être-là ; c'est-à-dire « là sur cette chaise », « là, à cette table », « là, au sommet de cette montagne, avec ces dimensions, cette orientation, etc. ». C'est une nécessité ontologique.

Encore faut-il bien s'entendre. Car cette nécessité apparaît entre deux contingences : d'une part en effet, s'il est nécessaire que je sois sous forme d'être-là, il est tout à fait contingent que je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être ; d'autre part, s'il est nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent que ce soit précisément dans celui-ci, à l'exclusion de tout autre. C'est cette double contingence, enserrant une nécessité, que nous avons appelée la facticité du pour-soi. Nous l'avons décrite dans notre deuxième partie. Nous avons montré alors que l'en-soi néantisé et englouti dans l'événement absolu qu'est l'apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle. Ainsi le pour-soi est soutenu par une perpétuelle contingence qu'il reprend à son compte et s'assimile sans jamais pouvoir la supprimer. Nulle part le pour-soi ne la trouve en lui-même, nulle part il ne peut la saisir et la connaître, fût-ce par le cogito réflexif, car il la dépasse toujours vers ses propres possibilités et il ne rencontre en soi que le néant qu'il a à être. Et pourtant elle ne cesse de le hanter et c'est elle qui fait que je me saisisse à la fois comme totalement responsable de mon être et comme totalement injustifiable. Mais cette injustifiabilité, le monde m'en renvoie l'image sous la forme de l'unité synthétique de ses rapports univoques à moi. Il est absolument nécessaire que le monde m'apparaisse en ordre. Et en ce sens, cet ordre c'est moi, c'est cette image de moi que nous décrivions dans le dernier chapitre de notre deuxième partie. Mais il est tout à fait contingent qu'il soit cet ordre. Ainsi apparaît-il comme agencement nécessaire et injustifiable de la totalité des êtres. Cet ordre absolument nécessaire et totalement injustifiable des choses du monde, cet ordre qui est moi-même en tant que mon surgissement le fait nécessairement exister et qui m'échappe en tant que je ne suis ni le fondement de mon être ni le fondement d'un tel être, c'est le corps tel qu'il est sur le plan du pour-soi. En ce sens, on pourrait définir le corps comme la forme contingente que prend la nécessité de ma contingence. Il n'est rien autre que le pour-soi ; il n'est pas un en-soi dans le pour-soi, car alors il figerait tout. Mais il est le fait que le pour-soi n'est pas son propre fondement, en tant que ce fait se traduit par la nécessité d'exister comme être contingent engagé parmi les êtres contingents. En tant que tel, le corps ne se distingue pas de la situation du pour-soi, puisque, pour le pour-soi, exister ou se situer ne font qu'un ; et il s'identifie d'autre part au monde tout entier, en tant que le monde est la situation totale du pour-soi et la mesure de son existence. Mais une situation n'est pas un pur donné contingent : bien au contraire, elle ne se révèle que dans la mesure où le pour-soi la dépasse vers lui-même. Par suite, le corps-pour-soi n'est jamais un donné que je puisse connaître : il est là, partout comme le dépassé, il n'existe qu'en tant que je lui échappe en me néantisant ; il est ce que je néantise. Il est l'en-soi dépassé par le pour-soi néantisant et ressaisissant le pour-soi dans ce dépassement même. Il est le fait que je suis ma propre motivation sans être mon propre fondement ; le fait que je ne suis rien sans avoir à être ce que je suis et que pourtant, en tant que j'ai à être ce que je suis, je suis sans avoir à être. En un sens donc, le corps est une caractéristique nécessaire du pour-soi : il n'est pas vrai qu'il soit le produit d'une décision arbitraire d'un démiurge, ni que l'union de l'âme et du corps soit le rapprochement contingent de deux substances radicalement distinctes ; mais, au contraire, il découle nécessairement de la nature du pour-soi qu'il soit corps, c'est-à-dire que son échappement néantisant à l'être se fasse sous forme d'un engagement dans le monde. Et pourtant, en un autre sens, le corps manifeste bien ma contingence, il n'est même que cette contingence : les rationalistes cartésiens avaient raison d'être frappés par cette caractéristique ; en effet, il représente l'individuation de mon engagement dans le monde. Et Platon n'avait pas tort non plus de donner le corps comme ce qui individualise l'âme. Seulement, il serait vain de supposer que l'âme est le corps en tant que le pour-soi est sa propre individuation.

Nous saisirons mieux la portée de ces remarques si nous tentons d'en faire l'application au problème de la connaissance sensible.

Le problème de la connaissance sensible s'est posé à l'occasion de l'apparition au milieu du monde de certains objets que nous nommons les sens. Nous avons d'abord constaté qu'autrui avait des yeux et, par la suite, des techniciens disséquant des cadavres ont appris la structure de ces objets ; ils ont distingué la cornée du cristallin et le cristallin de la rétine. Ils ont établi que l'objet cristallin se classait dans une famille d'objets particuliers : les lentilles, et qu'on pouvait appliquer à l'objet de leur étude les lois d'optique géométrique qui concernent les lentilles. Des dissections plus précises, opérées au fur et à mesure que les instruments chirurgicaux se perfectionnaient, nous ont appris qu'un faisceau de nerfs partait de la rétine pour aboutir au cerveau. Nous avons examiné au microscope les nerfs des cadavres et nous avons déterminé exactement leur trajet, leur point de départ et leur point d'arrivée. L'ensemble de ces connaissances concernait donc un certain objet spatial nommé l'œil ; elles impliquaient l'existence de l'espace et du monde ; elles impliquaient, en outre, que nous pouvions voir cet œil, le toucher, c'est-à-dire que nous soyons nous-mêmes pourvus d'un point de vue sensible sur les choses. Enfin, entre notre connaissance de l'œil et l'œil lui-même, s'interposaient toutes nos connaissances techniques (l'art de façonner des scalpels, des bistouris) et scientifiques (p. ex. l'optique géométrique qui permet de construire et d'utiliser les microscopes). Bref, entre moi et l'œil que je dissèque, le monde tout entier, tel que je le fais apparaître par mon surgissement même, s'interpose. Par la suite, un examen plus poussé nous a permis d'établir l'existence de terminaisons nerveuses diverses à la périphérie de notre corps. Nous sommes même parvenus à agir séparément sur certaines de ces terminaisons et à réaliser des expériences sur des sujets vivants. Nous nous sommes alors trouvés en présence de deux objets du monde : d'une part, l'excitant ; d'autre part, le corpuscule sensible ou la terminaison nerveuse libre que nous excitions. L'excitant était un objet physico-chimique, courant électrique, agent mécanique ou chimique, dont nous connaissions avec précision les propriétés, et que nous pouvions faire varier en intensité ou en durée de façon définie. Il s'agissait donc de deux objets mondains et leur relation intramondaine pouvait être constatée par nos propres sens ou par le moyen d'instruments. La connaissance de cette relation supposait derechef tout un système de connaissances scientifiques et techniques, bref l'existence d'un monde et notre surgissement originel dans le monde. Nos informations empiriques nous ont permis, en outre, de concevoir un rapport entre « l'intérieur » de l'autre-objet et l'ensemble de ces constatations objectives. Nous avons appris, en effet, qu'en agissant sur certains sens, nous « provoquions une modification » dans la conscience de l'autre. Nous l'avons appris par le langage, c'est-à-dire par des réactions significatives et objectives de l'autre. Un objet physique – l'excitant, un objet physiologique – le sens, un objet psychique – l'autre, des manifestations objectives de signification – le langage : tels sont les termes de la relation objective que nous avons voulu établir. Aucun d'eux ne pouvait nous permettre de sortir du monde des objets. Il nous est arrivé aussi de servir de sujet aux recherches des physiologistes ou des psychologues. Si nous nous prêtions à quelque expérience de ce genre, nous nous trouvions soudain dans un laboratoire et nous percevions un écran plus ou moins éclairé, ou bien nous ressentions de petites secousses électriques, ou bien nous étions frôlés par un objet que nous ne pouvions pas très exactement déterminer, mais dont nous saisissions la présence globale au milieu du monde et contre nous. Pas un instant nous n'étions isolés du monde, tous ces événements se passaient pour nous dans un laboratoire, au milieu de Paris, dans le bâtiment sud de la Sorbonne ; et nous demeurions en présence d'autrui, et le sens même de l'expérience exigeait que nous puissions communiquer avec lui par le langage. De temps à autre, l'expérimentateur nous demandait si l'écran nous paraissait plus ou moins éclairé, si la pression qu'on exerçait sur notre main nous semblait plus ou moins forte, et nous répondions – c'est-à-dire que nous donnions des renseignements objectifs sur des choses qui apparaissaient au milieu de notre monde. Peut-être un expérimentateur malhabile nous a-t-il demandé si « notre sensation de lumière était plus ou moins forte, plus ou moins intense ». Cette phrase n'aurait eu aucun sens pour nous, puisque nous étions au milieu d'objets, en train d'observer ces objets, si l'on ne nous avait appris de longue date à appeler « sensation de lumière » la lumière objective telle qu'elle nous apparaît dans le monde à un instant donné. Nous répondions donc que la sensation de lumière était, par exemple, moins intense, mais nous entendions par là que l'écran était, à notre avis, moins éclairé. Et ce « à notre avis » ne correspondait à rien de réel, car nous saisissions en fait l'écran comme moins éclairé, si ce n'est à un effort pour ne pas confondre l'objectivité du monde pour nous avec une objectivité plus rigoureuse, résultat de mesures expérimentales et de l'accord des esprits entre eux. Ce que nous ne pouvions en tout cas connaître, c'est un certain objet que l'expérimentateur observait pendant ce temps et qui était notre organe visuel ou certaines terminaisons tactiles. Le résultat obtenu ne pouvait donc être, à la fin de l'expérience, que la mise en relation de deux séries d'objets : ceux qui se révélaient à nous pendant l'expérience et ceux qui se révélaient pendant le même temps à l'expérimentateur. L'éclairement de l'écran appartenait à mon monde ; mes yeux comme organes objectifs appartenaient au monde de l'expérimentateur. La liaison de ces deux séries prétendait donc être comme un pont entre deux mondes ; en aucun cas, elle ne pouvait être une table de correspondance entre le subjectif et l'objectif.

Pourquoi, en effet, appellerait-on subjectivité l'ensemble des objets lumineux, ou pesants, ou odorants tels qu'ils m'apparaissaient dans ce laboratoire, à Paris, un jour de février, etc.? Et, si nous devions malgré tout considérer cet ensemble comme subjectif, pourquoi reconnaître l'objectivité au système des objets qui se révélaient simultanément à l'expérimentateur, dans ce même laboratoire, ce même jour de février ? Il n'y a pas ici deux poids ni deux mesures : nulle part nous ne rencontrons quelque chose qui se donne comme purement senti, comme vécu pour moi sans objectivation. Ici comme toujours, je suis conscient du monde et, sur fond de monde, de certains objets transcendants ; comme toujours, je dépasse ce qui m'est révélé vers la possibilité que j'ai à être, par exemple vers celle de répondre correctement à l'expérimentateur et de permettre à l'expérience de réussir. Sans doute, ces comparaisons peuvent donner certains résultats objectifs : par exemple, je puis constater que l'eau tiède me paraît froide lorsque j'y plonge ma main après l'avoir plongée dans l'eau chaude. Mais cette constatation que l'on nomme pompeusement « loi de relativité des sensations » ne concerne nullement les sensations. Il s'agit bien d'une qualité de l'objet qui m'est révélée : l'eau tiède est froide quand j'y plonge ma main échaudée. Simplement, une comparaison de cette qualité objective de l'eau à un renseignement également objectif – celui que me donne le thermomètre – me révèle une contradiction. Cette contradiction motive de ma part un libre choix de l'objectivité vraie. J'appellerai subjectivité l'objectivité que je n'ai pas choisie. Quant aux raisons de la « relativité des sensations », un examen plus poussé me les révélera dans certaines structures objectives et synthétiques que je nommerai des formes (Gestalt). L'illusion de Müller-Lyer, la relativité des sens, etc., sont autant de noms donnés à des lois objectives concernant les structures de ces formes. Ces lois ne nous renseignent pas sur des apparences, mais elles concernent des structures synthétiques. Je n'interviens ici que dans la mesure où mon surgissement dans le monde fait naître la mise en rapport des objets les uns avec les autres. Comme tels, ils se révèlent en tant que formes. L'objectivité scientifique consiste à considérer les structures à part, en les isolant du tout : dès lors, elles apparaissent avec d'autres caractéristiques. Mais, en aucun cas, nous ne sortons d'un monde existant. On montrerait de même que ce qu'on nomme « seuil de la sensation », ou spécificité des sens, se ramène à de pures déterminations des objets en tant que tels.

Pourtant, on a voulu que ce rapport objectif de l'excitant à l'organe sensible se dépasse lui-même vers une relation de l'objectif (excitant-organe sensible) au subjectif (sensation pure), ce subjectif étant défini par l'action qu'exercerait sur nous l'excitant par l'intermédiaire de l'organe sensible. L'organe sensible nous paraît affecté par l'excitant : les modifications protoplasmiques et physico-chimiques qui paraissent, en effet, dans l'organe sensible, ne sont pas produites par cet organe lui-même : elles lui viennent du dehors. Du moins, nous l'affirmons pour demeurer fidèles au principe d'inertie qui constitue la nature tout entière en extériorité. Lorsque donc nous établissons une corrélation entre le système objectif : excitant-organe sensoriel, que nous percevons présentement, et le système subjectif qui est pour nous l'ensemble des propriétés internes de l'autre-objet, force nous est d'admettre que la modalité nouvelle qui vient de paraître dans cette subjectivité, en liaison avec l'excitation du sens, est, elle aussi, produite par autre chose qu'elle-même. Si elle se produisait spontanément, en effet, du coup elle serait tranchée de tout lien avec l'organe excité ou, si l'on préfère, la relation qu'on pourrait établir entre eux serait quelconque. Nous concevrons donc une unité objective correspondant à la plus petite et à la plus courte des excitations perceptibles et nous la nommerons sensation. Cette unité, nous la doterons de l'inertie, c'est-à-dire qu'elle sera pure extériorité puisque, conçue à partir du ceci, elle participera à l'extériorité de l'en-soi. Cette extériorité projetée au cœur de la sensation l'atteint presque dans son existence même : la raison de son être et l'occasion de son existence sont en dehors d'elle. Elle est donc extériorité à soi-même. En même temps, sa raison d'être ne réside pas dans quelque fait « intérieur » de même nature qu'elle, mais dans un objet réel, l'excitant, et dans le changement qui affecte un autre objet réel, l'organe sensible. Pourtant, comme il demeure inconcevable qu'un certain être, existant sur un certain plan d'être et incapable de se soutenir par lui seul à l'être, puisse être déterminé à exister par un existant qui se tient sur un plan d'être radicalement distinct, je conçois, pour soutenir la sensation et pour lui fournir de l'être, un milieu homogène à elle et constitué lui aussi en extériorité. Ce milieu, je le nomme esprit ou parfois même conscience. Mais cette conscience, je la conçois comme conscience de l'autre, c'est-à-dire comme un objet. Néanmoins, comme les relations que je veux établir entre l'organe sensible et la sensation doivent être universelles, je pose que la conscience ainsi conçue doit être aussi ma conscience, non pour l'autre, mais en soi. Ainsi ai-je déterminé une sorte d'espace interne dans lequel certaines figures nommées sensations se forment à l'occasion d'excitations extérieures. Cet espace étant passivité pure, je déclare qu'il subit ses sensations. Mais, par là, je n'entends pas seulement qu'il est le milieu interne qui leur sert de matrice. Je m'inspire à présent d'une vision biologique du monde, que j'emprunte à ma conception objective de l'organe sensoriel considéré, et je prétends que cet espace interne vit sa sensation. Ainsi la « vie » est une liaison magique que j'établis entre un milieu passif et un mode passif de ce milieu. L'esprit ne produit pas ses propres sensations et, de ce fait, elles lui demeurent extérieures ; mais, d'autre part, il se les approprie en les vivant. L'unité du « vécu » et du « vivant » n'est plus, en effet, juxtaposition spatiale ni rapport de contenu à contenant : c'est une inhérence magique. L'esprit est ses propres sensations tout en demeurant distinct d'elles. Aussi, la sensation devient un type particulier d'objet : inerte, passif et simplement vécu. Nous voilà obligé de lui donner la subjectivité absolue. Mais il faut s'entendre sur ce mot de subjectivité. Il ne signifie pas ici l'appartenance à un sujet, c'est-à-dire à une ipséité qui se motive spontanément. La subjectivité du psychologue est d'une tout autre espèce : elle manifeste, au contraire, l'inertie et l'absence de toute transcendance. Est subjectif ce qui ne peut pas sortir de soi-même. Et, précisément, dans la mesure où la sensation, étant pure extériorité, ne peut être qu'une impression dans l'esprit, dans la mesure où elle n'est que soi, que cette figure qu'un remous a formée dans l'espace psychique, elle n'est pas transcendance. elle est le pur et simple subi, la simple détermination de notre réceptivité : elle est subjectivité parce qu'elle n'est aucunement présentative ni représentative. Le subjectif d'autrui-objet, c'est purement et simplement une cassette fermée. La sensation est dans la cassette.

Telle est la notion de sensation. On voit son absurdité. Tout d'abord, elle est purement inventée. Elle ne correspond à rien de ce que j'expérimente en moi-même ou sur autrui. Nous n'avons jamais saisi que l'univers objectif ; toutes nos déterminations personnelles supposent le monde et surgissent comme des relations au monde. La sensation suppose, elle, que l'homme soit déjà dans le monde, puisqu'il est pourvu d'organes sensibles, et elle apparaît en lui comme pure cessation de ses rapports avec le monde. En même temps, cette pure « subjectivité » se donne comme la base nécessaire sur laquelle il faudra reconstruire toutes ces relations transcendantes que son apparition vient de faire disparaître. Ainsi rencontrons-nous ces trois moments de pensée : 1o Pour établir la sensation, on doit partir d'un certain réalisme : on prend pour valable notre perception d'autrui, des sens d'autrui et des instruments inducteurs. 2o Mais au niveau de la sensation, tout ce réalisme disparaît : la sensation, pure modification subie, ne nous donne de renseignements que sur nous-même, elle est du « vécu ». 3o Et pourtant, c'est elle que je donne comme base de ma connaissance du monde extérieur. Cette base ne saurait être le fondement d'un contact réel avec les choses : elle ne nous permet pas de concevoir une structure intentionnelle de l'esprit. Nous devrons appeler objectivité non une liaison immédiate avec l'être, mais certains accolements de sensations qui présenteront plus de permanence, ou plus de régularité, ou qui s'accorderont mieux avec l'ensemble de nos représentations. En particulier, c'est ainsi que nous devrons définir notre perception d'autrui, des organes sensibles d'autrui et des instruments inducteurs : il s'agit de formations subjectives d'une cohérence particulière, voilà tout. Il ne saurait être, à ce niveau, question d'expliquer ma sensation par l'organe sensible tel que je le perçois chez autrui ou chez moi-même, mais bien au contraire c'est l'organe sensible que j'explique comme une certaine association de mes sensations. On voit le cercle inévitable. Ma perception des sens d'autrui me sert de fondement pour une explication de sensations et en particulier de mes sensations ; mais réciproquement, mes sensations ainsi conçues constituent la seule réalité de ma perception des sens d'autrui. Et, dans ce cercle, le même objet : l'organe sensible d'autrui, n'a ni la même nature, ni la même vérité à chacune de ses apparitions. Il est d'abord réalité et, précisément parce qu'il est réalité, il fonde une doctrine qui le contredit. En apparence la structure de la théorie classique de la sensation est exactement celle de l'argument cynique du Menteur, où c'est précisément parce que le Crétois dit vrai qu'il se trouve mentir. Mais, en outre, nous venons de le voir, une sensation est subjectivité pure. Comment veut-on que nous construisions un objet avec la subjectivité ? Aucun groupement synthétique ne peut conférer la qualité objective à ce qui est par principe du vécu. S'il doit y avoir perception d'objets dans le monde, il faut que nous soyons, dès notre surgissement même, en présence du monde et des objets. La sensation, notion hybride entre le subjectif et l'objectif, conçue à partir de l'objet, et appliquée ensuite au sujet, existence bâtarde dont on ne saurait dire si elle est de fait ou de droit, la sensation est une pure rêverie de psychologue, il faut la rejeter délibérément de toute théorie sérieuse sur les rapports de la conscience et du monde.

Mais si la sensation n'est qu'un mot, que deviennent les sens ? On reconnaîtra sans doute que nous ne rencontrons jamais en nous-même cette impression fantôme et rigoureusement subjective qu'est la sensation, on avouera que je ne saisis jamais que le vert de ce cahier, de ce feuillage et jamais la sensation de vert ni même le « quasi-vert » que Husserl pose comme la matière hylétique que l'intention anime en vert-objet ; on se déclarera sans peine convaincu de ce que, à supposer que la réduction phénoménologique soit possible – ce qui reste à prouver –, elle nous mettrait en face d'objets mis entre parenthèses, comme purs corrélatifs d'actes positionnels, mais non pas de résidus impressionnels. Mais il n'en demeure pas moins que les sens demeurent. Je vois le vert, je touche ce marbre poli et froid. Un accident peut me priver d'un sens tout entier : je puis perdre la vue, devenir sourd, etc. Qu'est-ce donc qu'un sens qui ne nous donne pas de sensation ?

La réponse est aisée. Constatons d'abord que le sens est partout et partout insaisissable. Cet encrier, sur la table, m'est donné immédiatement sous la forme d'une chose et pourtant il m'est donné par la vue. Cela signifie que sa présence est présence visible et que j'ai conscience qu'il m'est présent comme visible, c'est-à-dire conscience (de) le voir. Mais, en même temps que la vue est connaissance de l'encrier, la vue se dérobe à toute connaissance : il n'y a pas connaissance de la vue. Même la réflexion ne nous donnera pas cette connaissance. Ma conscience réflexive me donnera, en effet, une connaissance de ma conscience réfléchie de l'encrier, mais non pas celle d'une activité sensorielle. C'est en ce sens qu'il faut prendre la célèbre formule d'Auguste Comte : « L'œil ne peut pas se voir lui-même. » Il serait admissible, en effet, qu'une autre structure organique, une disposition contingente de notre appareil visuel permette à un troisième œil de voir nos deux yeux pendant qu'ils voient. Ne puis-je pas voir et toucher ma main pendant qu'elle touche ? Mais je prendrais alors le point de vue de l'autre sur mon sens : je verrais des yeux-objets ; je ne puis voir l'œil voyant, je ne puis toucher la main en tant qu'elle touche. Ainsi, le sens, en tant qu'il est-pour-moi, est un insaisissable : il n'est pas la collection infinie de mes sensations puisque je ne rencontre jamais que des objets du monde ; d'autre part, si je prends sur ma conscience une vue réflexive, je rencontrerai ma conscience de telle ou telle chose-dans-le-monde, non mon sens visuel ou tactile ; enfin, si je puis voir ou toucher mes organes sensibles, j'ai la révélation de purs objets dans le monde, non pas d'une activité dévoilante ou constructrice. Et cependant, le sens est là : il y a la vue, le toucher, l'ouïe.

Mais si, d'autre part, je considère le système des objets vus qui m'apparaissent, je constate qu'ils ne se présentent pas à moi en un ordre quelconque : ils sont orientés. Puisque, donc, le sens ne peut se définir ni par un acte saisissable ni par une succession d'états vécus, il nous reste à tenter de le définir par ses objets. Si la vue n'est pas la somme des sensations visuelles, ne peut-elle être le système des objets vus ? En ce cas, il faut revenir sur cette idée d'orientation que nous signalions tout à l'heure, et tenter d'en saisir la signification.

Notons, en premier lieu, qu'elle est une structure constitutive de la chose. L'objet paraît sur fond de monde et se manifeste en relation d'extériorité avec d'autres ceci qui viennent d'apparaître. Ainsi son dévoilement implique la constitution complémentaire d'un fond indifférencié qui est le champ perceptif total ou monde. La structure formelle de cette relation de la forme au fond est donc nécessaire ; en un mot, l'existence d'un champ visuel ou tactile ou auditif est une nécessité : le silence est, par exemple, le champ sonore de bruits indifférenciés sur lequel s'enlève le son particulier que nous envisageons. Mais la liaison matérielle d'un tel ceci au fond est à la fois choisie et donnée. Elle est choisie en tant que le surgissement du pour-soi est négation explicite et interne d'un tel ceci sur fond de monde : je regarde la tasse ou l'encrier. Elle est donnée en ce sens que mon choix s'opère à partir d'une distribution originelle des ceci, qui manifeste la facticité même de mon surgissement. Il est nécessaire que le livre m'apparaisse à droite ou à gauche de la table. Mais il est contingent qu'il m'apparaisse précisément à gauche et, enfin, je suis libre de regarder le livre sur la table ou la table supportant le livre. C'est cette contingence entre la nécessité et la liberté de mon choix que nous nommons le sens. Elle implique que l'objet m'apparaisse toujours tout entier à la fois – c'est le cube, l'encrier, la tasse que je vois – mais que cette apparition ait toujours lieu dans une perspective particulière qui traduise ses relations au fond de monde et aux autres ceci. C'est toujours la note du violon que j'entends. Mais il est nécessaire que je l'entende à travers une porte ou par la fenêtre ouverte ou dans la salle de concert : sinon l'objet ne serait plus au milieu du monde et ne se manifesterait plus à un existant-surgissant-dans-le-monde. Mais, d'autre part, s'il est bien vrai que tous les ceci ne peuvent paraître à la fois sur fond de monde et que l'apparition de certains d'entre eux provoque la fusion de certains autres avec le fond, s'il est vrai que chaque ceci ne peut se manifester que d'une seule manière à la fois, bien qu'il existe pour lui une infinité de façons d'apparaître, ces règles d'apparition ne doivent pas être considérées comme subjectives et psychologiques : elles sont rigoureusement objectives et découlent de la nature des choses. Si l'encrier me cache une portion de la table, cela ne provient pas de la nature de mes sens, mais de la nature de l'encrier et de la lumière. Si l'objet rapetisse en s'éloignant, il ne faut pas l'expliquer par on ne sait quelle illusion de l'observateur, mais par les lois rigoureusement externes de la perspective. Ainsi, par ces lois objectives, un centre de référence rigoureusement objectif est défini : c'est l'œil, par exemple, en tant que, sur un schéma de perspective, il est le point vers lequel toutes les lignes objectives viennent converger. Ainsi, le champ perceptif se réfère à un centre objectivement défini par cette référence et situé dans le champ même qui s'oriente autour de lui. Seulement, ce centre, comme structure du champ perceptif considéré, nous ne le voyons pas : nous le sommes. Ainsi, l'ordre des objets du monde nous renvoie perpétuellement l'image d'un objet qui, par principe, ne peut être objet pour nous puisqu'il est ce que nous avons à être. Ainsi, la structure du monde implique que nous ne pouvons voir sans être visibles. Les références intra-mondaines ne peuvent se faire qu'à des objets du monde et le monde vu définit perpétuellement un objet visible auquel renvoient ses perspectives et ses dispositions. Cet objet apparaît au milieu du monde et en même temps que le monde : il est toujours donné par surcroît avec n'importe quel groupement d'objets, puisqu'il est défini par l'orientation de ces objets : sans lui, il n'y aurait aucune orientation, puisque toutes les orientations seraient équivalentes ; il est le surgissement contingent d'une orientation parmi l'infinie possibilité d'orienter le monde ; il est cette orientation élevée à l'absolu. Mais sur ce plan, cet objet n'existe pour nous qu'à titre d'indication abstraite : il est ce que tout m'indique et ce que je ne puis saisir par principe, puisque c'est ce que je suis. Ce que je suis, en effet, par principe, ne peut être objet pour moi en tant que je le suis. L'objet qu'indiquent les choses du monde et qu'elles cernent de leur ronde est pour soi-même et par principe un non-objet. Mais le surgissement de mon être, en dépliant les distances à partir d'un centre, par l'acte même de ce dépliement détermine un objet qui est lui-même en tant qu'il se fait indiquer par le monde et dont pourtant je ne saurais avoir l'intuition comme objet car je le suis, moi qui suis présence à moi-même comme l'être qui est son propre néant. Ainsi mon être-dans-le-monde, par le seul fait qu'il réalise un monde, se fait indiquer à lui-même comme un être-au-milieu-du-monde par le monde qu'il réalise, et cela ne saurait être autrement, car il n'est d'autre manière d'entrer en contact avec le monde que d'être du monde. Il me serait impossible de réaliser un monde où je ne serais pas et qui serait pur objet de contemplation survolante. Mais, au contraire, il faut que je me perde dans le monde pour que le monde existe et que je puisse le transcender. Ainsi, dire que je suis entré dans le monde, « venu au monde », ou qu'il y a un monde ou que j'ai un corps, c'est une seule et même chose. En ce sens, mon corps est partout sur le monde : il est aussi bien là-bas, dans le fait que le bec de gaz masque l'arbuste qui croît sur le trottoir, que dans le fait que la mansarde, là-haut, est au-dessus des fenêtres du sixième ou dans celui que l'auto qui passe se meut de droite à gauche derrière le camion, ou que la femme qui traverse la rue paraît plus petite que l'homme qui est assis à la terrasse du café. Mon corps est à la fois coextensif au monde, épandu tout à travers les choses et, à la fois, ramassé en ce seul point qu'elles indiquent toutes et que je suis sans pouvoir le connaître. Ceci doit nous permettre de comprendre ce que sont les sens.

Un sens n'est pas donné avant les objets sensibles ; n'est-il pas, en effet, susceptible d'apparaître à autrui comme objet ? Il n'est pas non plus donné après eux : il faudrait alors supposer un monde d'images incommunicables, simples copies de la réalité, sans que le mécanisme de leur apparition soit concevable. Les sens sont contemporains des objets : ils sont même les choses en personne, telles qu'elles se dévoilent à nous en perspective. Ils représentent simplement une règle objective de ce dévoilement. Ainsi, la vue ne produit pas de sensations visuelles, elle n'est pas affectée non plus par des rayons lumineux, mais c'est la collection de tous les objets visibles en tant que leurs relations objectives et réciproques se réfèrent toutes à certaines grandeurs choisies – et subies à la fois – comme mesures et à un certain centre de perspective. De ce point de vue, le sens n'est aucunement assimilable à la subjectivité. Toutes les variations que l'on peut enregistrer dans un champ perceptif sont en effet des variations objectives. En particulier, le fait qu'on peut supprimer la vision en « fermant les paupières » est un fait extérieur qui ne renvoie pas à la subjectivité de l'aperception. La paupière, en effet, est un objet perçu parmi les autres objets et qui me dissimule les autres objets par suite de sa relation objective avec eux : ne plus voir les autres objets de ma chambre parce que j'ai fermé les yeux, c'est voir le rideau de ma paupière ; de la même façon que, si je pose mes gants sur un tapis de table, ne plus voir tel dessin du tapis, c'est précisément voir les gants. Semblablement, les accidents qui affectent un sens appartiennent toujours à la région des objets : « Je vois jaune », parce que j'ai la jaunisse ou parce que je porte des lunettes jaunes. Dans les deux cas, la raison du phénomène n'est pas dans une modification subjective du sens, ni même dans une altération organique, mais dans une relation objective entre des objets mondains : dans les deux cas, nous voyons « à travers » quelque chose et la vérité de notre vision est objective. Si, enfin, d'une façon ou d'une autre, le centre de référence visuel est détruit (la destruction ne pouvant venir que du développement du monde selon ses lois propres, c'est-à-dire exprimant d'une certaine manière ma facticité), les objets visibles ne s'anéantissent pas du même coup. Ils continuent d'exister pour moi, mais ils existent sans aucun centre de référence comme totalité visible, sans apparition d'aucun ceci particulier, c'est-à-dire dans la réciprocité absolue de leurs relations. Ainsi, c'est le surgissement du pour-soi dans le monde qui fait exister du même coup le monde comme totalité des choses et les sens comme la manière objective dont les qualités des choses se présentent. Ce qui est fondamental, c'est mon rapport au monde et ce rapport définit à la fois le monde et les sens, selon le point de vue où l'on se place. La cécité, le daltonisme, la myopie représentent originellement la façon dont il y a pour moi un monde, c'est-à-dire qu'ils définissent mon sens visuel en tant que celui-ci est la facticité de mon surgissement. C'est pourquoi mon sens peut être connu et défini objectivement par moi mais à vide, à partir du monde : il suffit que ma pensée rationnelle et universalisante prolonge dans l'abstrait les indications que les choses me donnent à moi-même sur mon sens et qu'elle reconstitue le sens à partir de ces signaux comme l'historien reconstitue une personnalité historique d'après les vestiges qui l'indiquent. Mais dans ce cas, j'ai reconstruit le monde sur le terrain de la pure rationalité en m'abstrayant du monde par la pensée : je survole le monde sans m'y attacher, je me mets dans l'attitude d'objectivité absolue et le sens devient un objet parmi les objets, un centre de référence relatif et qui, lui-même, suppose des coordonnées. Mais, par là même, j'établis en pensée la relativité absolue du monde, c'est-à-dire que je pose l'équivalence absolue de tous les centres de référence. Je détruis la mondanité du monde, sans même m'en douter. Ainsi, le monde, en indiquant perpétuellement le sens que je suis et en m'invitant à le reconstituer, m'incite à éliminer l'équation personnelle que je suis en restituant au monde le centre de référence mondain par rapport auquel le monde se dispose. Mais, du même coup, je m'échappe – par la pensée abstraite – du sens que je suis, c'est-à-dire que je coupe mes attaches au monde, je me mets en état de simple survol et le monde s'évanouit dans l'équivalence absolue de ses infinies relations possibles. Le sens, en effet, c'est notre être-dans-le-monde en tant que nous avons à l'être sous forme d'être-au-milieu-du-monde.

Ces remarques peuvent être généralisées ; elles peuvent s'appliquer à mon corps tout entier, en tant qu'il est le centre de référence total qu'indiquent les choses. En particulier, notre corps n'est pas seulement ce qu'on a longtemps appelé « le siège des cinq sens » ; il est aussi l'instrument et le but de nos actions. Il est même impossible de distinguer la « sensation » de « l'action », selon les termes mêmes de la psychologie classique : c'est ce que nous indiquions lorsque nous faisions remarquer que la réalité ne se présente à nous ni comme chose ni comme ustensile mais comme chose-ustensile. C'est pourquoi nous pourrons prendre comme fil conducteur, pour notre étude du corps en tant qu'il est centre d'action, les raisonnements qui nous ont servi à dévoiler la véritable nature des sens.

Dès qu'on formule en effet le problème de l'action, on risque de tomber dans une confusion de grave conséquence. Lorsque je prends ce porte-plume et que je le plonge dans l'encrier, j'agis. Mais si je regarde Pierre qui, dans le même instant, approche une chaise de la table, je constate aussi qu'il agit. Il y a donc ici un risque très net de commettre l'erreur que nous dénoncions à propos des sens, c'est-à-dire d'interpréter mon action telle qu'elle est-pour-moi à partir de l'action de l'autre. C'est que, en effet, la seule action que je puis connaître dans le temps même qu'elle a lieu, c'est l'action de Pierre. Je vois son geste et je détermine son but en même temps : il approche une chaise de la table pour pouvoir s'asseoir près de cette table et écrire la lettre qu'il m'a dit vouloir écrire. Ainsi puis-je saisir toutes les positions intermédiaires de la chaise et du corps qui la meut comme des organisations instrumentales : elles sont des moyens pour parvenir à une fin poursuivie. Le corps de l'autre m'apparaît donc ici comme un instrument au milieu d'autres instruments. Non point seulement comme un outil à faire des outils, mais encore comme un outil à manier des outils, en un mot comme une machine-outil. Si j'interprète le rôle de mon corps par rapport à mon action, à la lueur de mes connaissances du corps de l'autre, je me considérerai donc comme disposant d'un certain instrument que je peux disposer à mon gré et qui, à son tour, disposera les autres instruments en fonction d'une certaine fin que je poursuis. Ainsi sommes-nous ramené à la distinction classique de l'âme et du corps : l'âme utilise l'outil qu'est le corps. Le parallélisme avec la théorie de la sensation est complet : nous avons vu en effet que cette théorie partait de la connaissance du sens de l'autre et qu'elle me dotait ensuite de sens exactement semblables aux organes sensibles que je percevais sur autrui. Nous avons vu aussi la difficulté que rencontrait immédiatement une semblable théorie : c'est qu'alors je perçois le monde et singulièrement l'organe sensible d'autrui à travers mon propre sens, organe déformant, milieu réfringent qui ne peut me renseigner que sur ses propres affections. Ainsi les conséquences de la théorie ruinent l'objectivité du principe même qui a servi à les établir. La théorie de l'action, ayant une structure analogue, rencontre des difficultés analogues ; si je pars, en effet, du corps d'autrui, je le saisis comme un instrument et en tant que je m'en sers moi-même comme d'un instrument : je puis en effet l'utiliser pour parvenir à des fins que je ne saurais atteindre seul ; je commande ses actes par des ordres ou par des prières ; je puis aussi les provoquer par mes propres actes, en même temps je dois prendre des précautions vis-à-vis d'un outil d'un maniement particulièrement dangereux et délicat. Je suis, par rapport à lui, dans l'attitude complexe de l'ouvrier vis-à-vis de sa machine-outil lorsque, simultanément, il en dirige les mouvements et évite d'être happé par elle. Et, derechef, pour utiliser au mieux de mes intérêts le corps d'autrui, j'ai besoin d'un instrument qui est mon propre corps, tout de même que, pour percevoir les organes sensibles d'autrui, j'ai besoin d'autres organes sensibles qui sont les miens propres. Si donc je conçois mon corps à l'image du corps d'autrui, c'est un instrument dans le monde que je dois manier délicatement et qui est comme la clé du maniement des autres outils. Mais mes rapports avec cet instrument privilégié ne peuvent être eux-mêmes que techniques et j'ai besoin d'un instrument pour manier cet instrument, ce qui nous renvoie à l'infini. Ainsi donc, si je conçois mes organes sensibles comme ceux de l'autre, ils requièrent un organe sensible pour les percevoir – et si je saisis mon corps comme un instrument semblable au corps de l'autre, il réclame un instrument pour le manier – et si nous refusons de concevoir ce recours à l'infini, alors il nous faut admettre ce paradoxe d'un instrument physique manié par une âme, ce qui, on le sait, fait tomber dans d'inextricables apories. Voyons plutôt si nous pouvons tenter ici comme là de restituer au corps sa nature-pour-nous. Les objets se dévoilent à nous au sein d'un complexe d'ustensilité où ils occupent une place déterminée. Cette place n'est pas définie par de pures coordonnées spatiales mais par rapport à des axes de référence pratiques. « Le verre est sur la tablette », cela veut dire qu'il faut prendre garde de ne pas renverser le verre si l'on déplace la tablette. Le paquet de tabac est sur la cheminée : cela veut dire qu'il faut franchir une distance de trois mètres si l'on veut aller de la pipe au tabac, en évitant certains obstacles, guéridons, fauteuils, etc. qui sont disposés entre la cheminée et la table. En ce sens la perception ne se distingue aucunement de l'organisation pratique des existants en monde. Chaque ustensile renvoie à d'autres ustensiles : à ceux qui sont ses clés et à ceux dont il est la clé. Mais ces renvois ne seraient pas saisis par une conscience purement contemplative : pour une semblable conscience, le marteau ne renverrait point aux clous ; il serait à côté d'eux ; encore l'expression de « à côté » perd-elle tout son sens si elle n'esquisse point un chemin qui va du marteau au clou et qui doit être franchi. L'espace originel qui se découvre à moi est l'espace hodologique ; il est sillonné de chemins et de routes, il est instrumental et il est le site des outils. Ainsi le monde, dès le surgissement de mon pour-soi, se dévoile comme indication d'actes à faire, ces actes renvoient à d'autres actes, ceux-là à d'autres et ainsi de suite. Il est à remarquer toutefois que si, de ce point de vue, la perception et l'action sont indiscernables, l'action se présente cependant comme une certaine efficacité du futur qui dépasse et transcende le pur et simple perçu. Le perçu, étant ce à quoi mon pour-soi est présence, se dévoile à moi comme co-présence, il est contact immédiat, adhérence présente, il m'effleure. Mais, comme tel, il s'offre sans que je puisse au présent le saisir. La chose perçue est prometteuse et frôleuse ; et chacune des propriétés qu'elle promet de me dévoiler, chaque abandon tacitement consenti, chaque renvoi signifiant aux autres objets engage l'avenir. Ainsi suis-je en présence de choses qui ne sont que promesses, par delà une ineffable présence que je ne puis posséder et qui est le pur « être-là » des choses, c'est-à-dire le mien, ma facticité, mon corps. La tasse est là, sur la soucoupe, elle m'est donnée présentement avec son fond qui est là, que tout indique, mais que je ne vois pas. Et si je veux le voir, c'est-à-dire l'expliciter, le faire « apparaître-sur-fond-de-tasse », il faut que je saisisse la tasse par l'anse et que je la renverse : le fond de la tasse est au bout de mes projets et il est équivalent de dire que les autres structures de la tasse l'indiquent comme un élément indispensable de la tasse ou de dire qu'elles me l'indiquent comme l'action qui m'appropriera le mieux la tasse dans sa signification. Ainsi le monde, comme corrélatif des possibilités que je suis, apparaît, dès mon surgissement, comme l'esquisse énorme de toutes mes actions possibles. La perception se dépasse naturellement vers l'action ; mieux, elle ne peut se dévoiler que dans et par des projets d'action. Le monde se dévoile comme un « creux toujours futur », parce que nous sommes toujours futurs à nous-mêmes.

Pourtant, il faut noter que ce futur du monde, qui nous est ainsi dévoilé, est strictement objectif. Les choses-instruments indiquent d'autres instruments ou des manières objectives d'en user avec elles : le clou est « à enfoncer » de telle et telle manière, le marteau « à saisir par le manche », la tasse « à être saisie par l'anse », etc. Toutes ces propriétés des choses se dévoilent immédiatement et les gérondifs latins les traduisent à merveille. Sans doute sont-elles corrélatives des projets non-thétiques que nous sommes, mais elles se révèlent seulement comme structures du monde : potentialités, absences, ustensilités. Ainsi, le monde m'apparaît comme objectivement articulé ; il ne renvoie jamais à une subjectivité créatrice mais à l'infini des complexes ustensiles.

Toutefois, chaque instrument renvoyant à un autre instrument et celui-ci à un autre, tous finissent par indiquer un instrument qui est comme leur clé à tous. Ce centre de référence est nécessaire, sinon, toutes les instrumentalités devenant équivalentes, le monde s'évanouirait par totale indifférenciation des gérondifs. Carthage est « delenda » pour les Romains, mais « servanda » pour les Carthaginois. Sans relation avec ces centres, elle n'est plus rien, elle retrouve l'indifférence de l'en-soi, car les deux gérondifs s'annihilent. Toutefois il faut bien voir que la clé n'est jamais donnée à moi mais seulement « indiquée en creux ». Ce que je saisis objectivement dans l'action, c'est un monde d'instruments qui s'accrochent les uns aux autres et chacun d'eux, en tant qu'il est saisi dans l'acte même par quoi je m'y adapte et le dépasse, renvoie à un autre instrument qui doit me permettre de l'utiliser. En ce sens le clou renvoie au marteau et le marteau renvoie à la main et au bras qui l'utilisent. Mais ce n'est que dans la mesure où je fais planter des clous par autrui que la main et le bras deviennent à leur tour des instruments que j'utilise et que je dépasse vers leur potentialité. En ce cas, la main d'autrui me renvoie à l'instrument qui me permettra d'utiliser cette main (menaces-promesses-salaire, etc.). Le terme premier est partout présent mais il est seulement indiqué : je ne saisis pas ma main dans l'acte d'écrire mais seulement le porte-plume qui écrit ; cela signifie que j'utilise le porte-plume pour tracer des lettres mais non pas ma main pour tenir le porte-plume. Je ne suis pas, par rapport à ma main, dans la même attitude utilisante que par rapport au porte-plume ; je suis ma main. C'est-à-dire qu'elle est l'arrêt des renvois et leur aboutissement. La main, c'est seulement l'utilisation du porte-plume. En ce sens elle est à la fois le terme inconnaissable et inutilisable qu'indique l'instrument dernier de la série « livre à écrire – caractères à tracer sur le papier – porte-plume » et, à la fois, l'orientation de la série tout entière : le livre imprimé lui-même s'y réfère. Mais je ne puis la saisir – en tant qu'elle agit du moins – que comme le perpétuel renvoi évanescent de toute la série. Ainsi, dans un duel à l'épée, au bâton, c'est le bâton que je surveille des yeux et que je manie ; dans l'acte d'écrire, c'est la pointe de la plume que je regarde, en liaison synthétique avec la ligne ou le quadrillage tracé sur la feuille de papier. Mais ma main s'est évanouie, elle s'est perdue dans le système complexe d'ustensilité pour que ce système existe. Elle en est le sens et l'orientation, simplement.

Ainsi nous trouvons-nous, semble-t-il, devant une double nécessité contradictoire : tout instrument n'étant utilisable – et même saisissable – que par le moyen d'un autre instrument, l'univers est un renvoi objectif indéfini d'outil à outil. En ce sens la structure du monde implique que nous ne puissions nous insérer dans le champ d'ustensilité qu'en étant nous-même ustensile, que nous ne puissions agir sans être agis. Seulement, d'autre part, un complexe d'ustensilité ne peut se dévoiler que par la détermination d'un sens cardinal de ce complexe et cette détermination est elle-même pratique et active – planter un clou, semer des graines. En ce cas, l'existence même du complexe renvoie immédiatement à un centre. Ainsi ce centre est à la fois un outil objectivement défini par le champ instrumental qui se réfère à lui et à la fois l'outil que nous ne pouvons pas utiliser puisque nous serions renvoyés à l'infini. Cet instrument, nous ne l'employons pas, nous le sommes. Il ne nous est pas donné autrement que par l'ordre ustensile du monde, par l'espace hodologique, par les relations univoques ou réciproques des machines, mais il ne saurait être donné à mon action : je n'ai pas à m'y adapter ni à y adapter un autre outil, mais il est mon adaptation même aux outils, l'adaptation que je suis. C'est pourquoi, si nous mettons à part la reconstruction analogique de mon corps d'après le corps d'autrui, il reste deux manières de saisir le corps : ou bien il est connu et défini objectivement à partir du monde, mais à vide ; il suffit pour cela que la pensée rationalisante reconstitue l'instrument que je suis à partir des indications que donnent les ustensiles que j'utilise, mais en ce cas l'outil fondamental devient un centre de référence relatif qui suppose lui-même d'autres outils pour l'utiliser, et, du même coup, l'instrumentalité du monde disparaît, car elle a besoin, pour se dévoiler, d'une référence à un centre absolu d'instrumentalité : le monde de l'action devient le monde agi de la science classique, la conscience survole un univers d'extériorité et ne peut plus entrer dans le monde d'aucune manière. Ou bien le corps est donné concrètement et à plein comme la disposition même des choses, en tant que le pour-soi la dépasse vers une disposition nouvelle ; en ce cas il est présent dans toute action, encore qu'invisible – car l'action révèle le marteau et les clous, le frein et le changement de vitesse, non le pied qui freine ou la main qui martèle –, il est vécu et non connu. C'est ce qui explique que la fameuse « sensation d'effort » par quoi Maine de Biran tentait de répondre au défi de Hume est un mythe psychologique. Nous n'avons jamais la sensation de notre effort, mais nous n'avons pas non plus les sensations périphériques, musculaires, osseuses, tendineuses, cutanées par lesquelles on a tenté de la remplacer : nous percevons la résistance des choses. Ce que je perçois quand je veux porter ce verre à ma bouche, ce n'est pas mon effort, c'est sa lourdeur, c'est-à-dire sa résistance à entrer dans un complexe ustensile, que j'ai fait paraître dans le monde. Bachelard1 reproche avec raison à la phénoménologie de ne pas tenir assez compte de ce qu'il nomme le « coefficient d'adversité » des objets. Cela est juste et vaut pour la transcendance de Heidegger comme pour l'intentionnalité husserlienne. Mais il faut bien comprendre que l'ustensilité est première : c'est par rapport à un complexe d'ustensilité originel que les choses révèlent leurs résistances et leur adversité. La vis se révèle trop grosse pour se visser dans l'écrou, le support trop fragile pour supporter le poids que je veux soutenir, la pierre trop lourde pour être soulevée jusqu'à la crête du mur, etc. D'autres objets apparaîtront comme menaçants pour un complexe-ustensile déjà établi, l'orage et la grêle pour la moisson, le phylloxéra pour la vigne, le feu pour la maison. Ainsi, de proche en proche et à travers les complexes d'ustensilité déjà établis, leur menace s'étendra jusqu'au centre de référence que tous ces ustensiles indiquent et elle l'indiquera à son tour à travers eux. En ce sens, tout moyen est à la fois favorable et adverse, mais dans les limites du projet fondamental réalisé par le surgissement du pour-soi dans le monde. Ainsi mon corps est-il indiqué originellement par les complexes-ustensiles et secondairement par les engins destructeurs. Je vis mon corps en danger sur les engins menaçants comme sur les instruments dociles. Il est partout : la bombe qui détruit ma maison entame aussi mon corps, en tant que la maison était déjà une indication de mon corps. C'est que mon corps s'étend toujours à travers l'outil qu'il utilise : il est au bout du bâton sur lequel je m'appuie, contre la terre ; au bout des lunettes astronomiques qui me montrent les astres ; sur la chaise, dans la maison tout entière, car il est mon adaptation à ces outils.

Ainsi, au terme de ces exposés, la sensation et l'action se sont rejointes et ne font plus qu'une. Nous avons renoncé à nous doter d'abord d'un corps pour étudier ensuite la façon dont nous saisissons ou modifions le monde à travers lui. Mais, au contraire, nous avons donné pour fondement au dévoilement du corps comme tel notre relation originelle au monde, c'est-à-dire notre surgissement même au milieu de l'être. Loin que le corps soit pour nous premier et qu'il nous dévoile les choses, ce sont les choses-ustensiles qui, dans leur apparition originelle, nous indiquent notre corps. Le corps n'est pas un écran entre les choses et nous : il manifeste seulement l'individualité et la contingence de notre rapport originel aux choses-ustensiles. En ce sens, nous avions défini le sens et l'organe sensible en général comme notre être-dans-le-monde en tant que nous avons à l'être sous forme d'être-au-milieu-du monde. Nous pouvons définir pareillement l'action comme notre être-dans-le-monde, en tant que nous avons à l'être sous forme d'être-instrument-au-milieu-du-monde. Mais si je suis au milieu du monde, c'est parce que j'ai fait qu'il y ait un monde en transcendant l'être vers moi-même ; et si je suis instrument du monde, c'est parce que j'ai fait qu'il y ait des instruments en général par le projet de moi-même vers mes possibles. Ce n'est que dans un monde qu'il peut y avoir un corps et une relation première est indispensable pour que ce monde existe. En un sens le corps est ce que je suis immédiatement ; en un autre sens j'en suis séparé par l'épaisseur infinie du monde, il m'est donné par un reflux du monde vers ma facticité et la condition de ce reflux perpétuel est un perpétuel dépassement.

Nous pouvons à présent préciser la nature-pour-nous de notre corps. Les remarques précédentes nous ont permis, en effet, de conclure que le corps est perpétuellement le dépassé. Le corps, en effet, comme centre de référence sensible, c'est ce au delà de quoi je suis, en tant que je suis immédiatement présent au verre ou à la table ou à l'arbre lointain que je perçois. La perception, en effet, ne peut se faire qu'à la place même où l'objet est perçu et sans distance. Mais en même temps elle déploie les distances et ce par rapport à quoi l'objet perçu indique sa distance comme une propriété absolue de son être, c'est le corps. Pareillement, comme centre instrumental des complexes ustensiles, le corps ne peut être que le dépassé : il est ce que je dépasse vers une combinaison nouvelle des complexes et ce que j'aurai perpétuellement à dépasser, quelle que soit la combinaison instrumentale à laquelle je serai parvenu, car toute combinaison, dès que mon dépassement la fige dans son être, indique le corps comme le centre de référence de son immobilité figée. Ainsi le corps, étant le dépassé, est le Passé. C'est la présence immédiate au pour-soi des choses « sensibles », en tant que cette présence indique un centre de référence et qu'elle est déjà dépassée, soit vers l'apparition d'un nouveau ceci, soit vers une combinaison nouvelle de choses-ustensiles. Dans chaque projet du pour-soi, dans chaque perception, le corps est là, il est le Passé immédiat en tant qu'il affleure encore au Présent qui le fuit. Cela signifie qu'il est à la fois point de vue et point de départ : un point de vue, un point de départ que je suis et que je dépasse à la fois vers ce que j'ai à être. Mais ce point de vue perpétuellement dépassé et qui renaît perpétuellement au cœur du dépassement, ce point de départ que je ne cesse de franchir et qui est moi-même restant en arrière de moi, il est la nécessité de ma contingence. Nécessaire, il l'est doublement. D'abord parce qu'il est le ressaisissement continuel du pour-soi par l'en-soi et le fait ontologique que le pour-soi ne peut être que comme l'être qui n'est pas son propre fondement : avoir un corps, c'est être le fondement de son propre néant et ne pas être le fondement de son être ; je suis mon corps dans la mesure où je suis ; je ne le suis pas dans la mesure où je ne suis pas ce que je suis ; c'est par ma néantisation que je lui échappe. Mais je n'en fais pas pour cela un objet : car c'est perpétuellement à ce que je suis que j'échappe. Et le corps est nécessaire encore comme l'obstacle à dépasser pour être dans le monde, c'est-à-dire l'obstacle que je suis à moi-même. En ce sens, il n'est pas différent de l'ordre absolu du monde, cet ordre que je fais arriver à l'être en le dépassant, vers un être-à-venir, vers l'être-pardelà-l'être. Nous pouvons saisir clairement l'unité de ces deux nécessités : être-pour-soi c'est dépasser le monde et faire qu'il y ait un monde en le dépassant. Mais dépasser le monde, c'est précisément ne pas le survoler, c'est s'engager en lui pour en émerger, c'est nécessairement se faire cette perspective de dépassement. En ce sens la finitude est condition nécessaire du projet originel du pour-soi. La condition nécessaire pour que je sois, par delà un monde que je fais venir à l'être, ce que je ne suis pas et que je ne sois pas ce que je suis, c'est qu'au cœur du pourchas infini que je suis, il y ait perpétuellement un insaisissable donné. Ce donné que je suis sans avoir à l'être – sinon sur le mode du n'être-pas – je ne puis ni le saisir ni le connaître, car il est partout repris et dépassé, utilisé pour mes projets, assumé. Mais d'autre part tout me l'indique, tout le transcendant l'esquisse en creux par sa transcendance même, sans que je puisse jamais me retourner sur ce qu'il indique puisque je suis l'être indiqué. En particulier il ne faut pas entendre le donné indiqué comme pur centre de référence d'un ordre statique des choses-ustensiles ; mais au contraire leur ordre dynamique, qu'il dépende ou non de mon action, s'y réfère selon des règles et, par là même, le centre de référence est défini dans son changement comme dans son identité. Il ne saurait en être autrement puisque c'est en niant de moi-même que je sois l'être, que je fais venir le monde à l'être et puisque c'est à partir de mon passé, c'est-à-dire en me projetant au delà de mon être propre, que je puis nier de moi-même que je sois tel ou tel être. De ce point de vue le corps, c'est-à-dire cet insaisissable donné, est une condition nécessaire de mon action : si, en effet, les fins que je poursuis pouvaient être atteintes par vœu purement arbitraire, s'il suffisait de souhaiter pour obtenir et si des règles définies ne déterminaient pas l'usage des ustensiles, je ne pourrais jamais distinguer en moi le désir de la volonté, ni le rêve de l'acte, ni le possible du réel. Aucun pro-jet de moi-même ne serait possible puisqu'il suffirait de concevoir pour réaliser ; par suite mon être-pour-soi s'anéantirait dans l'indistinction du présent et du futur. Une phénoménologie de l'action montrerait, en effet, que l'acte suppose une solution de continuité entre la simple conception et la réalisation, c'est-à-dire entre une pensée universelle et abstraite : « il faut que le carburateur de l'auto ne soit pas encrassé », et une pensée technique et concrète dirigée sur ce carburateur tel qu'il m'apparaît avec ses dimensions absolues et sa position absolue. La condition de cette pensée technique, qui ne se distingue pas de l'acte qu'elle dirige, c'est ma finitude ma contingence, ma facticité enfin. Or, précisément, je suis de fait en tant que j'ai un passé et ce passé immédiat me renvoie à l'en-soi premier sur néantisation de quoi je surgis par la naissance. Ainsi le corps comme facticité est le passé en tant qu'il renvoie originellement à une naissance, c'est-à-dire à la néantisation première qui me fait surgir de l'en-soi que je suis de fait sans avoir à l'être. Naissance, passé, contingence, nécessité d'un point de vue, condition de fait de toute action possible sur le monde : tel est le corps, tel il est pour moi. Il n'est donc nullement une addition contingente à mon âme, mais au contraire une structure permanente de mon être et la condition permanente de possibilité de ma conscience comme conscience du monde et comme projet transcendant vers mon futur. De ce point de vue nous devrons reconnaître à la fois qu'il est tout à fait contingent et absurde que je sois infirme, fils de fonctionnaire ou d'ouvrier, irascible et paresseux et qu'il est pourtant nécessaire que je sois cela ou autre chose, Français ou Allemand ou Anglais, etc., prolétaire ou bourgeois, ou aristocrate, etc., infirme et chétif ou vigoureux, irascible ou de caractère conciliant, précisément parce que je ne puis survoler le monde sans que le monde s'évanouisse. Ma naissance, en tant qu'elle conditionne la façon dont les objets se dévoilent à moi (les objets de luxe ou de première nécessité sont plus ou moins accessibles, certaines réalités sociales m'apparaissent comme interdites, il y a des barrages et des obstacles dans mon espace hodologique), ma race en tant qu'elle est indiquée par l'attitude d'autrui vis-à-vis de moi (ils se révèlent comme méprisants ou admiratifs, comme en confiance ou en défiance), ma classe en tant qu'elle se révèle par le dévoilement de la communauté sociale à laquelle j'appartiens, en tant que les lieux que je fréquente s'y réfèrent ; ma nationalité, ma structure physiologique, en tant que les instruments l'impliquent par la façon même dont ils se révèlent résistants ou dociles et par leur coefficient même d'adversité, mon caractère, mon passé, en tant que tout ce que j'ai vécu est indiqué comme mon point de vue sur le monde par le monde lui-même : tout cela, en tant que je le dépasse dans l'unité synthétique de mon être-dans-le-monde, c'est mon corps, comme condition nécessaire de l'existence d'un monde et comme réalisation contingente de cette condition. Nous saisissons à présent dans toute sa clarté la définition que nous donnions plus haut du corps dans son être-pour-nous : le corps est la forme contingente que prend la nécessité de ma contingence. Cette contingence, nous ne pouvons jamais la saisir comme telle, en tant que notre corps est pour nous ; car nous sommes choix et être c'est, pour nous, nous choisir. Même cette infirmité dont je souffre, du fait même que je vis, je l'ai assumée, je la dépasse vers mes propres projets, j'en fais l'obstacle nécessaire pour mon être et je ne puis être infirme sans me choisir infirme, c'est-à-dire choisir la façon dont je constitue mon infirmité (comme « intolérable », « humiliante », « à dissimuler », « à révéler à tous », « objet d'orgueil », « justification de mes échecs », etc.). Mais cet insaisissable corps, c'est précisément la nécessité qu'il y ait un choix, c'est-à-dire que je ne sois pas tout à la fois. En ce sens ma finitude est condition de ma liberté, car il n'y a pas de liberté sans choix et, de même que le corps conditionne la conscience comme pure conscience du monde, il la rend possible jusque dans sa liberté même.

Reste à concevoir ce que le corps est pour moi, car, précisément parce qu'il est insaisissable, il n'appartient pas aux objets du monde, c'est-à-dire à ces objets que je connais et que j'utilise ; et pourtant, d'un autre côté, puisque je ne puis rien être sans être conscience de ce que je suis, il faut qu'il soit donné en quelque manière à ma conscience. En un sens, certes, il est ce qu'indiquent tous les ustensiles que je saisis et je l'appréhende sans le connaître dans les indications mêmes que je perçois sur les ustensiles. Mais si nous nous bornions à cette remarque, nous ne saurions distinguer, par exemple, le corps de la lunette astronomique à travers laquelle l'astronome regarde les planètes. Si, en effet, nous définissons le corps comme point de vue contingent sur le monde, il faut reconnaître que la notion de point de vue suppose un double rapport : un rapport avec les choses sur lesquelles il est point de vue et un rapport avec l'observateur pour lequel il est point de vue. Cette deuxième relation est radicalement différente de la première, lorsqu'il s'agit de corps-point-de-vue ; elle ne s'en distingue pas vraiment lorsqu'il s'agit d'un point de vue dans le monde (lorgnettes, belvédère, loupe, etc.) qui soit un instrument objectif distinct du corps. Un promeneur qui contemple un panorama d'un belvédère voit aussi bien le belvédère que le panorama : il voit les arbres entre les colonnes du belvédère, le toit du belvédère lui cache le ciel, etc. Toutefois la « distance » entre lui et le belvédère est, par définition, moins grande qu'entre ses yeux et le panorama. Et le point de vue peut se rapprocher du corps, jusqu'à se fondre presque avec lui, comme on voit, par exemple, dans le cas des lunettes, lorgnons, monocles, etc., qui deviennent, pour ainsi dire, un organe sensible supplémentaire. A la limite – et si nous concevons un point de vue absolu – la distance entre lui et celui pour qui il est point de vue s'anéantit. Cela signifie qu'il deviendrait impossible de se reculer pour « prendre du champ » et constituer sur le point de vue un nouveau point de vue. C'est là précisément, nous l'avons vu, ce qui caractérise le corps. Il est l'instrument que je ne puis utiliser au moyen d'un autre instrument, le point de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue. C'est que, en effet, sur le sommet de cette colline, que je nomme précisément un « beau point de vue », je prends un point de vue, dans l'instant même où je regarde la vallée, et ce point de vue sur le point de vue est mon corps. Mais sur mon corps je ne saurais prendre de point de vue sans un renvoi à l'infini. Seulement, de ce fait, le corps ne saurait être pour moi transcendant et connu ; la conscience spontanée et irréfléchie n'est plus conscience du corps. Il faudrait plutôt dire, en se servant comme d'un transitif du verbe exister, qu'elle existe son corps. Ainsi la relation du corps-point-de-vue aux choses est une relation objective et la relation de la conscience au corps est une relation existentielle. Que devons-nous entendre par cette dernière relation ?

Il est évident, tout d'abord, que la conscience ne peut exister son corps que comme conscience. Ainsi donc mon corps est une structure consciente de ma conscience. Mais, précisément parce qu'il est le point de vue sur lequel il ne saurait y avoir de point de vue, il n'y a point, sur le plan de la conscience irréfléchie, une conscience du corps. Le corps appartient donc aux structures de la conscience non-thétique (de) soi. Pouvons-nous cependant l'identifier purement et simplement à cette conscience non-thétique ? Cela n'est pas possible non plus car la conscience non-thétique est conscience (de) soi en tant que projet libre vers une possibilité qui est sienne, c'est-à-dire en tant qu'elle est le fondement de son propre néant. La conscience non-positionnelle est conscience (du) corps comme de ce qu'elle surmonte et néantit en se faisant conscience, c'est-à-dire comme de quelque chose qu'elle est sans avoir à l'être et par-dessus quoi elle passe pour être ce qu'elle a à être. En un mot, la conscience (du) corps est latérale et rétrospective ; le corps est le négligé, le « passé sous silence », et cependant c'est ce qu'elle est ; elle n'est même rien d'autre que corps, le reste est néant et silence. La conscience du corps est comparable à la conscience du signe. Le signe, d'ailleurs, est du côté du corps, c'est une des structures essentielles du corps. Or la conscience du signe existe, sinon nous ne pourrions comprendre la signification. Mais le signe est le dépassé vers la signification, ce qui est négligé au profit du sens, ce qui n'est jamais saisi pour soi-même, ce au delà de quoi le regard se dirige perpétuellement. La conscience (du) corps étant conscience latérale et rétrospective de ce qu'elle est sans avoir à l'être, c'est-à-dire de son insaisissable contingence, de ce à partir de quoi elle se fait choix, est conscience non-thétique de la manière dont elle est affectée. La conscience du corps se confond avec l'affectivité originelle. Encore faut-il bien saisir le sens de cette affectivité ; et, pour cela, une distinction est nécessaire. L'affectivité, telle que l'introspection nous la révèle en effet, est déjà affectivité constituée ; elle est conscience du monde. Toute haine est haine de quelqu'un ; toute colère est appréhension de quelqu'un comme odieux ou injuste ou fautif ; avoir de la sympathie pour quelqu'un c'est le « trouver sympathique », etc. Dans ces différents exemples, une « intention » transcendante se dirige vers le monde et l'appréhende comme tel. Il y a donc déjà dépassement, négation interne ; nous sommes sur le plan de la transcendance et du choix. Mais Scheler a bien marqué que cette « intention » doit se distinguer des qualités affectives pures. Par exemple, si j'ai « mal à la tête », je puis découvrir en moi une affectivité intentionnelle dirigée vers ma douleur pour la « souffrir », pour l'accepter avec résignation ou pour la rejeter, pour la valoriser (comme injuste, comme méritée, comme purifiante, comme humiliante, etc.), pour la fuir. Ici, c'est l'intention même qui est affection, elle est acte pur et déjà projet, pure conscience de quelque chose. Ce ne saurait être elle qui peut être considérée comme conscience (du) corps.

Mais, précisément, cette intention ne saurait être le tout de l'affectivité. Puisqu'elle est dépassement, elle suppose un dépassé. C'est ce que prouve d'ailleurs l'existence de ce que Baldwin appelle improprement des « abstraits émotionnels ». Cet auteur, en effet, a établi que nous pouvions réaliser affectivement en nous certaines émotions sans les ressentir concrètement. Si, par exemple, on me raconte tel événement pénible qui vient d'assombrir la vie de Pierre, je m'écrierai : « Comme il a dû souffrir ! » Cette souffrance, je ne la connais pas et cependant je ne la ressens pas en fait. Ces intermédiaires entre la connaissance pure et l'affection vraie, Baldwin les nomme « abstraits ». Mais le mécanisme d'une semblable abstraction demeure bien obscur. Qui abstrait ? Si, selon la définition de M. Laporte, abstraire c'est penser à part des structures qui ne peuvent exister séparées, il faut ou bien que nous assimilions les abstraits émotionnels à de purs concepts abstraits d'émotions ou que nous reconnaissions que ces abstraits ne peuvent exister en tant que tels comme modalités réelles de la conscience. En fait, les prétendus « abstraits émotionnels » sont des intentions vides, de purs projets d'émotion. C'est-à-dire que nous nous dirigeons vers la douleur et la honte, nous nous tendons vers elles, la conscience se transcende mais à vide. La douleur est là, objective et transcendante, mais il lui manque l'existence concrète. Il vaudrait mieux appeler ces significations sans matière des images affectives ; leur importance pour la création artistique et la compréhension psychologique est indéniable. Mais ce qui importe ici, c'est que ce qui les sépare d'une honte réelle c'est l'absence du « vécu ». Il existe donc des qualités affectives pures qui sont dépassées et transcendées par des projets affectifs. Nous n'en ferons point, comme Scheler, on ne sait quelle « hylé » emportée par le flux de la conscience : il s'agit simplement pour nous de la façon dont la conscience existe sa contingence ; c'est la texture même de la conscience en tant qu'elle dépasse cette texture vers ses possibilités propres, c'est la manière dont la conscience existe, spontanément et sur le mode non-thétique, ce qu'elle constitue thétiquement mais implicitement comme point de vue sur le monde. Ce peut être la douleur pure, mais ce peut être aussi l'humeur, comme tonalité affective non-thétique, l'agréable pur, le désagréable pur ; d'une façon générale, c'est tout ce que l'on nomme le cœnesthésique. Ce « cœnesthésique » paraît rarement sans être dépassé vers le monde par un projet transcendant du pour-soi ; comme tel, il est fort difficile de l'étudier à part. Pourtant il existe quelques expériences privilégiées où l'on peut le saisir dans sa pureté, en particulier celle de la douleur qu'on nomme « physique ». C'est donc à cette expérience que nous allons nous adresser pour fixer conceptuellement les structures de la conscience (du) corps.

J'ai mal aux yeux mais je dois finir ce soir la lecture d'un ouvrage philosophique. Je lis. L'objet de ma conscience est le livre et, à travers le livre, les vérités qu'il signifie. Le corps n'est nullement saisi pour lui-même, il est point de vue et point de départ : les mots glissent les uns après les autres devant moi, je les fais glisser, ceux du bas de la page, que je n'ai pas encore vus, appartiennent encore à un fond relatif ou « fond-page » qui s'organise sur le « fond-livre » et sur le fond absolu ou fond de monde ; mais du fond de leur indistinction ils m'appellent, ils possèdent déjà le caractère de totalité friable, ils se donnent comme « à faire glisser sous ma vue ». En tout cela, le corps n'est donné qu'implicitement : le mouvement de mes yeux n'apparaît qu'au regard d'un observateur. Pour moi, je ne saisis thétiquement que ce surgissement figé des mots, les uns après les autres. Pourtant, la succession des mots dans le temps objectif est donnée et connue à travers ma temporalisation propre. Leur mouvement immobile est donné à travers un « mouvement » de ma conscience ; et ce « mouvement » de conscience, pure métaphore qui désigne une progression temporelle, c'est exactement pour moi le mouvement de mes yeux : il est impossible que je distingue le mouvement de mes yeux de la progression synthétique de mes consciences sans recourir au point de vue d'autrui. Pourtant, dans le moment même où je lis j'ai mal aux yeux. Notons d'abord que cette douleur peut elle-même être indiquée par les objets du monde, c'est-à-dire par le livre que je lis : les mots peuvent s'arracher avec plus de difficulté au fond indifférencié qu'ils constituent ; ils peuvent trembler, papilloter, leur sens peut se donner malaisément, la phrase que je viens de lire peut se donner deux fois, trois fois comme « non comprise », comme « à relire ». Mais ces indications mêmes peuvent faire défaut – par exemple, dans le cas où ma lecture « m'absorbe » et où « j'oublie » ma douleur (ce qui ne signifie nullement qu'elle a disparu, puisque, si je viens à en prendre connaissance dans un acte réflexif ultérieur, elle se donnera comme ayant toujours été là) ; et, de toute façon, ce n'est pas là ce qui nous intéresse, nous cherchons à saisir la manière dont la conscience existe sa douleur. Mais dira-t-on, avant tout, comment la douleur se donne-t-elle comme douleur des yeux ? N'y a-t-il pas là un renvoi intentionnel à un objet transcendant, à mon corps en tant précisément qu'il existe dehors, dans le monde ? Il est incontestable que la douleur contient un renseignement sur elle-même : il est impossible de confondre une douleur des yeux avec une douleur du doigt ou de l'estomac. Pourtant, la douleur est totalement dépourvue d'intentionnalité. Il faut s'entendre : si la douleur se donne comme douleur « des yeux », il n'y a pas là de mystérieux « signe local » ni non plus de connaissance. Seulement la douleur est précisément les yeux en tant que la conscience « les existe ». Et comme telle, elle se distingue par son existence même, non par un critère ni par rien de surajouté, de toute autre douleur. Certes, la dénomination : douleur des yeux suppose tout un travail constitutif que nous aurons à décrire. Mais au moment où nous nous plaçons il n'y a pas encore lieu de le considérer, car il n'est pas fait : la douleur n'est pas envisagée d'un point de vue réflexif, elle n'est pas rapportée à un corps-pour-autrui. Elle est douleur-yeux ou douleur-vision ; elle ne se distingue pas de ma façon de saisir les mots transcendants. C'est nous qui l'avons nommée douleur des yeux, pour la clarté de l'exposition ; mais elle n'est pas nommée dans la conscience, car elle n'est pas connue. Simplement elle se distingue, ineffablement et par son être même, des autres douleurs possibles.

Cette douleur, cependant, n'existe nulle part parmi les objets actuels de l'univers. Elle n'est pas à droite ni à gauche du livre, ni parmi les vérités qui se dévoilent à travers le livre, ni dans mon corps-objet (celui que voit autrui, celui que je peux toucher partiellement et partiellement voir), ni dans mon corps-point-de-vue en tant qu'il est implicitement indiqué par le monde. Il ne faut pas dire non plus qu'elle est en « surimpression » ou, comme une harmonique, « superposée » aux choses que je vois. Ce sont là des images qui n'ont pas de sens. Elle n'est donc pas dans l'espace. Mais elle n'appartient pas non plus au temps objectif : elle se temporalise et c'est dans et par cette temporalisation que peut apparaître le temps du monde. Qu'est-elle donc ? Simplement la matière translucide de la conscience, son être-là, son rattachement au monde, en un mot la contingence propre de l'acte de lecture. Elle existe par delà toute attention et toute connaissance, puisqu'elle se glisse dans chaque acte d'attention et de connaissance, puisqu'elle est cet acte même, en tant qu'il est sans être fondement de son être.

Et pourtant, même sur ce plan d'être pur, la douleur comme rattachement contingent au monde ne peut être existée non thétiquement par la conscience que si elle est dépassée. La conscience douloureuse est négation interne du monde ; mais en même temps elle existe sa douleur – c'est-à-dire soi-même – comme arrachement à soi. La douleur pure, comme simple vécu, n'est pas susceptible d'être atteinte : elle serait de l'espèce des indéfinissables et des indescriptibles, qui sont ce qu'ils sont. Mais la conscience douloureuse est projet vers une conscience ultérieure qui serait vide de toute douleur, c'est-à-dire dont la contexture, dont l'être-là serait non douloureux. Cet échappement latéral, cet arrachement à soi qui caractérise la conscience douloureuse ne constitue pas pour autant la douleur comme objet psychique : c'est un projet non-thétique du pour-soi ; nous ne l'apprenons que par le monde, par exemple il est donné dans la façon dont le livre apparaît comme « devant être lu à un rythme précipité », dont les mots se pressent les uns contre les autres, dans une ronde infernale et figée, dont l'univers tout entier est frappé d'inquiétude. Par ailleurs – et c'est le propre de l'existence corporelle – l'ineffable qu'on veut fuir se retrouve au sein de cet arrachement même, c'est lui qui va constituer les consciences qui le dépassent, il est la contingence même et l'être de la fuite qui veut le fuir. Nulle part ailleurs nous ne toucherons de plus près cette néantisation de l'en-soi par le pour-soi et le ressaisissement du pour-soi par l'en-soi qui alimente cette néantisation même.

Soit, dira-t-on. Mais vous vous faites la partie trop belle en choisissant un cas où la douleur est précisément douleur de l'organe en fonction, douleur de l'œil pendant qu'il regarde, de la main pendant qu'elle saisit. Car enfin, je puis souffrir d'une blessure au doigt pendant que je lis. En ce cas, il serait difficile de soutenir que ma douleur est la contingence même de mon « acte de lire ».

Notons d'abord que, si absorbé que je puisse être par ma lecture, je ne cesse pas pour autant de faire venir le monde à l'être ; mieux : ma lecture est un acte qui implique dans sa nature même l'existence du monde comme un fond nécessaire. Cela ne signifie nullement que j'aie une moindre conscience du monde mais que j'en ai conscience comme fond. Je ne perds point de vue les couleurs, les mouvements qui m'entourent, je ne cesse pas d'entendre les sons, simplement ils se perdent dans la totalité indifférenciée qui sert de fond à ma lecture. Corrélativement, mon corps ne cesse d'être indiqué par le monde comme le point de vue total sur la totalité mondaine, mais c'est le monde comme fond qui l'indique. Ainsi, mon corps ne cesse pas d'être existé en totalité dans la mesure où il est la contingence totale de ma conscience. Il est à la fois ce que la totalité du monde comme fond indique et la totalité que j'existe affectivement en connexion avec l'appréhension objective du monde. Mais dans la mesure où un ceci particulier se détache comme forme sur fond de monde, il indique corrélativement vers une spécification fonctionnelle de la totalité corporelle et. du même coup, ma conscience existe une forme corporelle qui s'enlève sur la totalité-corps qu'elle existe. Le livre est lu et, dans la mesure où j'existe et où je dépasse la contingence de la vision ou, si l'on veut, de la lecture, les yeux paraissent comme forme sur fond de totalité corporelle. Bien entendu, sur ce plan d'existence, les yeux ne sont pas l'organe sensoriel vu par autrui, mais seulement la contexture même de ma conscience de voir, en tant que cette conscience est une structure de ma conscience plus large du monde. Avoir conscience, en effet, c'est toujours avoir conscience du monde et ainsi le monde et le corps sont toujours présents, quoique de façon différente, à ma conscience. Mais cette conscience totale du monde est conscience du monde comme fond pour tel ou tel ceci particulier et ainsi, de même que la conscience se spécifie dans son acte même de néantisation, il y a présence d'une structure singulière du corps sur fond total de corporéité. Dans le moment même où je lis, je ne cesse donc pas d'être un corps, assis dans tel fauteuil, à trois mètres de la fenêtre, dans des conditions de pression et de température données. Et cette douleur à mon index gauche, je ne cesse pas de l'exister comme mon corps en général. Seulement, je l'existe en tant qu'elle s'évanouit dans le fond de corporéité comme une structure subordonnée à la totalité corporelle. Elle n'est ni absente ni inconsciente : simplement elle fait partie de cette existence sans distance de la conscience positionnelle pour elle-même. Si, tout à l'heure, je tourne les pages du livre, la douleur de mon index, sans devenir pour cela objet de connaissance, passera au rang de contingence existée comme forme sur une nouvelle organisation de mon corps comme fond total de contingence. Ces remarques correspondent d'ailleurs à cette observation empirique : c'est qu'il est plus facile de se « distraire » d'une douleur de l'index ou des reins lorsqu'on lit que d'une douleur des yeux. Car la douleur des yeux est précisément ma lecture et les mots que je lis m'y renvoient à chaque instant, au lieu que ma douleur du doigt ou des reins, étant l'appréhension du monde comme fond, est elle-même perdue, comme structure partielle, dans le corps comme appréhension fondamentale du fond de monde.

Mais voici que je cesse de lire, tout à coup, et je m'absorbe à présent à saisir ma douleur. Cela signifie que je dirige sur ma conscience présente ou conscience-vision une conscience réflexive. Ainsi la texture actuelle de ma conscience réfléchie – en particulier ma douleur – est appréhendée et posée par ma conscience réflexive. Il faut se rappeler ici ce que nous avons dit de la réflexion : c'est une saisie totalitaire et sans point de vue, c'est une connaissance débordée par elle-même et qui tend à s'objectiver, à projeter le connu à distance, pour pouvoir le contempler et le penser. Le mouvement premier de la réflexion est donc pour transcender la qualité conscientielle pure de douleur vers un objet-douleur. Ainsi, à nous en tenir à ce que nous avons nommé réflexion complice, la réflexion tend à faire de la douleur un psychique. Cet objet psychique appréhendé à travers la douleur, c'est le mal. Cet objet a toutes les caractéristiques de la douleur mais il est transcendant et passif. C'est une réalité qui a son temps propre – non pas le temps de l'univers extérieur ni celui de la conscience : le temps psychique. Elle peut alors supporter des appréciations et des déterminations diverses. Comme telle elle est distincte de la conscience même et paraît à travers elle ; elle demeure permanente pendant que la conscience évolue et c'est cette permanence même qui est condition de l'opacité et de la passivité du mal. Mais d'autre part ce mal, en tant que saisi à travers la conscience, a tous les caractères d'unité, d'intériorité et de spontanéité de la conscience, mais dégradés. Cette dégradation lui confère l'individualité psychique. C'est-à-dire tout d'abord qu'il a une cohésion absolue et sans parties. En outre, il a sa durée propre, puisqu'il est hors de la conscience et possède un passé et un avenir. Mais cette durée qui n'est que la projection de la temporalisation originelle est multiplicité d'interpénétration. Ce mal est « pénétrant », « caressant », etc. Et ces caractéristiques ne visent qu'à rendre la façon dont ce mal se profile dans la durée : ce sont des qualités mélodiques. Une douleur qui se donne par élancements suivis d'arrêts n'est pas saisie par la réflexion comme pure alternance de consciences douloureuses et de consciences non douloureuses : pour la réflexion organisatrice, les brefs répits font partie du mal, comme les silences font partie d'une mélodie. L'ensemble constitue le rythme et l'allure du mal. Mais en même temps qu'il est objet passif, le mal, en tant qu'il est vu à travers une spontanéité absolue qui est la conscience, est projection dans l'en-soi de cette spontanéité. En tant que spontanéité passive il est magique : il se donne comme se prolongeant de lui-même, comme entièrement maître de sa forme temporelle. Il apparaît et disparaît autrement que les objets spatio-temporels : si je ne vois plus la table, c'est que j'ai détourné la tête ; mais si je ne sens plus mon mal, c'est qu'il « est parti ». En fait, il se produit ici un phénomène analogue à ce que les psychologues de la forme appellent illusion stroboscopique. La disparition du mal, en décevant les projets du pour-soi réflexif, se donne comme mouvement de recul, presque comme volonté. Il y a un animisme du mal : il se donne comme un être vivant qui a sa forme, sa durée propre, ses habitudes. Les malades ont avec lui une sorte d'intimité : quand il apparaît, ce n'est pas comme un phénomène neuf, c'est, dira le malade, « ma crise de l'après-midi ». Ainsi, la réflexion ne relie pas entre eux les moments d'une même crise, mais, par delà une journée entière, elle relie les crises entre elles. Toutefois, cette synthèse de récognition a un caractère spécial : elle ne vise pas à constituer un objet qui demeurerait existant même lorsqu'il ne serait pas donné à la conscience (à la façon d'une haine qui demeure « assoupie » ou reste « dans l'inconscient »). En fait, quand le mal s'en va, il disparaît pour de bon, il « n'y en a plus ». Mais il s'ensuit cette curieuse conséquence que, lorsqu'il réapparaît, il surgit, dans sa passivité même, par une sorte de génération spontanée. Par exemple, on en sent doucement « les approches », le voici qui « renaît » : « c'est lui ». Ainsi, les premières douleurs, pas plus que les autres, ne sont appréhendées pour elles-mêmes comme texture simple et nue de la conscience réfléchie : elles sont les « annonces » du mal ou mieux le mal lui-même, qui naît lentement, comme une locomotive qui se met lentement en marche. Mais, d'autre part, il faut bien voir que je constitue le mal avec de la douleur. Cela ne signifie nullement que je saisisse le mal comme cause de la douleur, mais plutôt, il en est de chaque douleur concrète comme d'une note dans une mélodie : elle est à la fois la mélodie tout entière et un « temps » de la mélodie. A travers chaque douleur, je saisis le mal tout entier et pourtant il les transcende toutes, car il est la totalité synthétique de toutes les douleurs, le thème qui se développe par elles et à travers elles. Mais la matière du mal ne ressemble pas à celle d'une mélodie : d'abord, c'est du vécu pur, il n'y a aucune distance de la conscience réfléchie à la douleur ni de la conscience réflexive à la conscience réfléchie. Il en résulte que le mal est transcendant mais sans distance. Il est hors de ma conscience, comme totalité synthétique, et déjà tout près d'être ailleurs, mais d'un autre côté, il est en elle, il pénètre en elle, par toutes ses dentelures, par toutes ses notes qui sont ma conscience.

A ce niveau, qu'est devenu le corps ? Il y a eu, remarquons-le, une sorte de scission, lors de la projection réflexive : pour la conscience irréfléchie la douleur était le corps ; pour la conscience réflexive le mal est distinct du corps, il a sa forme propre, il vient et s'en va. Au niveau réflexif où nous nous sommes placé, c'est-à-dire avant l'intervention du pour-autrui, le corps n'est pas explicitement et thématiquement donné à la conscience. La conscience réflexive est conscience du mal. Seulement, si le mal a une forme qui lui est propre et un rythme mélodique qui lui confère une individualité transcendante, il adhère au pour-soi par sa matière, puisqu'il est dévoilé à travers la douleur et comme l'unité de toutes mes douleurs de même type. Il est mien en ce sens que je lui donne sa matière. Je le saisis comme soutenu et nourri par un certain milieu passif, dont la passivité est l'exacte projection dans l'en-soi de la facticité contingente des douleurs et qui est ma passivité. Ce milieu n'est pas saisi pour lui-même, sinon comme la matière de la statue est saisie quand je perçois sa forme, et pourtant il est là : il est la passivité que ronge le mal et qui lui donne magiquement de nouvelles forces, comme la terre à Antée. C'est mon corps sur un nouveau plan d'existence, c'est-à-dire comme pur corrélatif noématique d'une conscience réflexive. Nous l'appellerons corps psychique. Il n'est encore aucunement connu, car la réflexion qui cherche à saisir la conscience douloureuse n'est pas encore cognitive. Elle est affectivité en son surgissement originel. Elle saisit bien le mal comme un objet, mais comme un objet affectif. On se dirige d'abord sur sa douleur pour la haïr, pour l'endurer avec patience, pour l'appréhender comme intolérable, quelquefois pour l'aimer, pour s'en réjouir (si elle annonce la délivrance, la guérison), pour la valoriser de quelque façon. Et, bien entendu, c'est le mal qu'on valorise, ou, mieux, qui surgit comme corrélatif nécessaire de la valorisation. Le mal n'est donc point connu, il est souffert et le corps, pareillement, se dévoile par le mal et la conscience le souffre également. Pour enrichir de structures cognitives le corps tel qu'il se donne à la réflexion, il faudra le recours à l'autre ; nous ne pouvons en parler à présent, car il faut déjà avoir mis au jour les structures du corps-pour-autrui. Cependant, dès a présent, nous pouvons noter que ce corps psychique, étant la projection, sur le plan de l'en-soi, de l'intracontexture de la conscience, fait la matière implicite de tous les phénomènes de la psychè. Tout de même que le corps originel était existé par chaque conscience comme sa contingence propre, le corps psychique est souffert comme la contingence de la haine ou de l'amour, des actes et des qualités, mais cette contingence a un caractère neuf : en tant qu'existée par la conscience, elle était le ressaisissement de la conscience par l'en-soi : en tant que soufferte, dans le mal ou la haine ou l'entreprise, par la réflexion elle est projetée dans l'en-soi. Elle représente, de ce fait, la tendance de chaque objet psychique, par delà sa cohésion magique, à se morceler en extériorité, elle représente, par delà les rapports magiques qui unissent les objets psychiques entre eux, la tendance de chacun d'eux à s'isoler dans une insularité d'indifférence : c'est donc comme un espace implicite sous-tendant la durée mélodique du psychique. En tant que le corps est la matière contingente et indifférente de tous nos événements psychiques, le corps détermine un espace psychique. Cet espace n'a ni haut ni bas, ni droite ni gauche, il est encore sans parties, en tant que la cohésion magique du psychique vient combattre sa tendance au morcellement d'indifférence. Il n'en est pas moins une caractéristique réelle de la psychè : non que la psyché soit unie à un corps, mais sous son organisation mélodique, le corps est sa substance et sa perpétuelle condition de possibilité. C'est lui qui paraît dès que nous nommons le psychique ; c'est lui qui est à la base du mécanisme et du chimisme métaphoriques dont nous usons pour classer et pour expliquer les événements de la psychè ; c'est lui que nous visons et que nous informons dans les images (consciences imageantes) que nous produisons pour viser et présentifier des sentiments absents ; c'est lui, enfin, qui motive et, en quelque mesure, justifie des théories psychologiques comme celle de l'inconscient, des problèmes comme celui de la conservation des souvenirs.

Il va sans dire que nous avons choisi la douleur physique à titre d'exemple et qu'il y a mille autres façons, contingentes elles-mêmes, d'exister notre contingence. En particulier, lorsque aucune douleur, aucun agrément, aucun désagrément précis ne sont « existés » par la conscience, le pour-soi ne cesse pas de se projeter par delà une contingence pure et pour ainsi dire non qualifiée. La conscience ne cesse pas « d'avoir » un corps. L'affectivité cœnesthésique est alors pure saisie non-positionnelle d'une contingence sans couleur, pure appréhension de soi comme existence de fait. Cette saisie perpétuelle par mon pour-soi d'un goût fade et sans distance qui m'accompagne jusque dans mes efforts pour m'en délivrer et qui est mon goût, c'est ce que nous avons décrit ailleurs sous le nom de Nausée. Une nausée discrète et insurmontable révèle perpétuellement mon corps à ma conscience : il peut arriver que nous recherchions l'agréable ou la douleur physique pour nous en délivrer, mais dès que la douleur ou l'agréable sont existés par la conscience, ils manifestent à leur tour sa facticité et sa contingence et c'est sur fond de nausée qu'ils se dévoilent. Loin que nous devions comprendre ce terme de nausée comme une métaphore tirée de nos écœurements physiologiques, c'est, au contraire, sur son fondement que se produisent toutes les nausées concrètes et empiriques (nausées devant la viande pourrie, le sang frais, les excréments, etc.) qui nous conduisent au vomissement.


1 Bachelard : L'Eau et les Rêves, 1942. Editions José Corti.