II  LA TROISIÈME DIMENSION ONTOLOGIQUE DU CORPS

J'existe mon corps : telle est sa première dimension d'être. Mon corps est utilisé et connu par autrui : telle est sa seconde dimension. Mais en tant que je suis pour autrui, autrui se dévoile à moi comme le sujet pour lequel je suis objet. Il s'agit même là, nous l'avons vu, de ma relation fondamentale avec autrui. J'existe donc pour moi comme connu par autrui – en particulier dans ma facticité même. J'existe pour moi comme connu par autrui à titre de corps. Telle est la troisième dimension ontologique de mon corps. C'est elle que nous allons étudier à présent ; avec elle, nous aurons épuisé la question des modes d'être du corps.

Avec l'apparition du regard d'autrui, j'ai la révélation de mon être-objet, c'est-à-dire de ma transcendance comme transcendée. Un moi-objet se révèle à moi comme l'être inconnaissable, comme la fuite en autrui que je suis en pleine responsabilité. Mais, si je ne puis connaître ni même concevoir ce moi dans sa réalité, au moins ne suis-je pas sans saisir certaines de ses structures formelles. En particulier je me sens atteint par autrui dans mon existence de fait ; c'est de mon être-là-pour-autrui que je suis responsable. Cet être-là est précisément le corps. Ainsi, la rencontre d'autrui ne m'atteint pas seulement dans ma transcendance : dans et par la transcendance qu'autrui dépasse, la facticité que ma transcendance néantise et transcende existe pour autrui et, dans la mesure où je suis conscient d'exister pour autrui, je saisis ma propre facticité non plus seulement dans sa néantisation non-thétique, non plus seulement en l'existant, mais dans sa fuite vers un être-au-milieu-du-monde. Le choc de la rencontre avec autrui, c'est une révélation à vide pour moi de l'existence de mon corps, dehors, comme un en-soi pour l'autre. Ainsi mon corps ne se donne pas simplement comme le vécu pur et simple : mais ce vécu même, dans et par le fait contingent et absolu de l'existence d'autrui, se prolonge dehors dans une dimension de fuite qui m'échappe. La profondeur d'être de mon corps pour moi, c'est ce perpétuel « dehors » de mon « dedans » le plus intime. Dans la mesure où l'omniprésence d'autrui est le fait fondamental, l'objectivité de mon être-là est une dimension constante de ma facticité : j'existe ma contingence en tant que je la dépasse vers mes possibles et en tant qu'elle me fuit sournoisement vers un irrémédiable. Mon corps est là non seulement comme le point de vue que je suis, mais encore comme un point de vue sur lequel sont pris actuellement des points de vue que je ne pourrai jamais prendre ; il m'échappe de toute part. Cela signifie d'abord que cet ensemble de sens, qui ne peuvent se saisir eux-mêmes, se donnent comme saisis ailleurs et par d'autres. Cette saisie qui se manifeste ainsi à vide n'a pas le caractère d'une nécessité ontologique, on ne peut pas la dériver de l'existence même de ma facticité, mais c'est un fait évident et absolu ; elle a le caractère d'une nécessité de fait. Comme ma facticité est pure contingence et se révèle à moi non-thétiquement comme nécessité de fait, l'être-pour-autrui de cette facticité vient multiplier la contingence de cette facticité : elle se perd et me fuit dans un infini de contingence qui m'échappe. Ainsi, dans le moment même où je vis mes sens comme ce point de vue intime sur lequel je ne puis prendre aucun point de vue, leur être-pour-autrui me hante : ils sont. Pour l'autre, ils sont comme cette table ou cet arbre sont pour moi, ils sont au milieu de quelque monde ; ils sont dans et par l'écoulement absolu de mon monde vers autrui. Ainsi, la relativité de mes sens, que je ne puis penser abstraitement sans détruire mon monde, est en même temps perpétuellement présentifiée à moi par l'existence de l'autre ; mais c'est une pure et insaisissable apprésentation. De la même façon, mon corps est pour moi l'instrument que je suis et qui ne peut être utilisé par aucun instrument ; mais dans la mesure où autrui, dans la rencontre originelle, transcende vers ses possibilités mon être-là, cet instrument que je suis m'est présentifié comme instrument plongé dans une série instrumentale infinie, encore que je ne puisse d'aucune manière prendre un point de vue de survol sur cette série. Mon corps, en tant qu'aliéné, m'échappe vers un être-outil-parmi-des-outils, vers un être-organe-sensible-saisi-par-des-organes sensibles, cela avec une destruction aliénante et un effondrement concret de mon monde qui s'écoule vers autrui et qu'autrui ressaisira en son monde. Lorsque, par exemple, un médecin m'ausculte, je perçois son oreille et, dans la mesure où les objets du monde m'indiquent comme centre de référence absolu, cette oreille perçue indique certaines structures comme formes que j'existe sur mon corps-fond. Ces structures sont précisément – et dans le même surgissement de mon être – du vécu pur, ce que j'existe et que je néantise. Ainsi avons-nous ici, en premier lieu, la liaison originelle de la désignation et du vécu : les choses perçues désignent ce que « j'existe » subjectivement. Mais dès que je saisis, sur l'effondrement de l'objet sensible « oreille », le médecin comme entendant les bruits de mon corps, sentant mon corps avec son corps, le vécu désigné devient désigné comme chose hors de ma subjectivité, au milieu d'un monde qui n'est pas le mien. Mon corps est désigné comme aliéné. L'expérience de mon aliénation se fait dans et par des structures affectives comme la timidité. Se « sentir rougir », se « sentir transpirer », etc., sont des expressions impropres dont le timide use pour expliquer son état : ce qu'il entend par là, c'est qu'il a une conscience vive et constante de son corps tel qu'il est, non pour lui, mais pour l'autre. Ce malaise constant, qui est saisie de l'aliénation de mon corps comme irrémédiable, peut déterminer des psychoses comme l'éreutophobie ; celles-ci ne sont rien autre que la saisie métaphysique et horrifiée de l'existence de mon corps pour l'autre. On dit volontiers que le timide est « embarrassé par son propre corps ». A vrai dire, cette expression est impropre : je ne saurais être embarrassé par mon corps tel que je l'existe. C'est mon corps tel qu'il est pour l'autre qui devrait m'embarrasser. Et encore, là non plus, l'expression n'est pas heureuse, car je ne puis être embarrassé que par une chose concrète présente à l'intérieur de mon univers et qui me gêne pour l'emploi d'autres outils. Ici l'embarras est plus subtil, car ce qui me gêne est absent ; je ne rencontre jamais mon corps pour autrui comme un obstacle, c'est au contraire parce qu'il n'est jamais là, parce qu'il demeure insaisissable, qu'il peut être gênant. Je cherche à l'atteindre, à le maîtriser, à m'en servir comme d'un instrument – puisque aussi bien il se donne comme instrument dans un monde – pour lui donner le modelé et l'attitude qui conviennent ; mais précisément, il est par principe hors d'atteinte et tous les actes que je fais pour me l'approprier m'échappent à leur tour et se figent à distance de moi comme corps-pour-l'autre. Ainsi dois-je agir perpétuellement « à l'aveuglette », tirer au jugé, sans jamais connaître les résultats de mon tir. C'est pourquoi l'effort du timide, après qu'il aura reconnu la vanité de ces tentatives, sera pour supprimer son corps-pour-l'autre. Lorsqu'il souhaite « n'avoir plus de corps », être « invisible », etc., ce n'est pas son corps-pour-lui qu'il veut anéantir, mais cette insaisissable dimension du corps-aliéné.

C'est qu'en effet nous attribuons au corps-pour-l'autre autant de réalité qu'au corps-pour-nous. Mieux, le corps-pour-l'autre c'est le corps-pour-nous, mais insaisissable et aliéné. Il nous paraît alors que l'autre accomplit pour nous une fonction dont nous sommes incapables, et qui pourtant nous incombe : nous voir comme nous sommes. Le langage, en nous révélant – à vide – les principales structures de notre corps-pour-autrui (alors que le corps existé est ineffable), nous incite à nous décharger entièrement de notre mission prétendue sur autrui. Nous nous résignons à nous voir par les yeux de l'autre ; cela signifie que nous tentons d'apprendre notre être par les révélations du langage. Ainsi apparaît tout un système de correspondances verbales, par lequel nous nous faisons désigner notre corps tel qu'il est pour l'autre, en utilisant ces désignations pour nommer notre corps tel qu'il est pour nous. C'est à ce niveau que se fait l'assimilation analogique du corps d'autrui et de mon corps. Il est nécessaire en effet – pour que je puisse penser que « mon corps est pour autrui comme le corps d'autrui est pour moi » – que j'aie rencontré autrui dans sa subjectivité objectivante, puis comme objet ; il faut, pour que je juge le corps d'autrui comme objet semblable à mon corps, quil m'ait été donné comme objet et que mon corps m'ait dévoilé de son côté une dimension-objet. Jamais l'analogie ou la ressemblance ne peut constituer d'abord l'objet-corps d'autrui et l'objectivité de mon corps ; mais au contraire, ces deux objectités doivent exister préalablement pour qu'un principe analogique puisse jouer. Ici donc, c'est le langage qui m'apprend les structures pour autrui de mon corps. Il faut bien concevoir toutefois que ce n'est pas sur le plan irréfléchi que le langage avec ses significations peut se glisser entre mon corps et ma conscience qui l'existe. Sur ce plan l'aliénation du corps vers autrui et sa troisième dimension d'être ne peuvent qu'être éprouvées à vide, elles ne sont qu'un prolongement de la facticité vécue. Aucun concept, aucune intuition cognitive ne peut s'y attacher. L'objectité de mon corps-pour-autrui n'est pas objet pour moi et ne saurait constituer mon corps comme objet : elle est éprouvée comme fuite du corps que j'existe. Pour que les connaissances qu'autrui a de mon corps et qu'il me communique par le langage puissent donner à mon corps-pour-moi une structure d'un type particulier, il faut qu'elles s'appliquent à un objet et que mon corps soit déjà objet pour moi. C'est donc au niveau de la conscience réflexive qu'elles peuvent entrer en jeu : elles ne qualifieront pas la facticité en tant que pur existé de la conscience non-thétique, mais bien la facticité comme quasi-objet appréhendé par la réflexion. C'est cette couche conceptuelle qui, en s'insérant entre le quasi-objet et la conscience réflexive, achèvera l'objectivation du quasi-corps psychique. La réflexion, nous l'avons vu, appréhende la facticité et la dépasse vers un irréel, dont l'esse est un pur percipi et que nous avons nommé psychique. Ce psychique est constitué. Les connaissances conceptuelles que nous acquérons dans notre histoire et qui nous viennent toutes de notre commerce avec autrui vont produire une couche constitutive du corps psychique. En un mot, en tant que nous souffrons réflexivement notre corps, nous le constituons en quasi-objet par la réflexion complice – ainsi l'observation vient de nous-mêmes. Mais dès que nous le connaissons, c'est-à-dire dès que nous le saisissons dans une intuition purement cognitive, nous le constituons par cette intuition même avec les connaissances d'autrui, c'est-à-dire tel qu'il ne saurait jamais être pour nous de lui-même. Les structures connaissables de notre corps psychique indiquent donc simplement et à vide son aliénation perpétuelle. Au lieu de vivre cette aliénation, nous la constituons à vide en dépassant la facticité vécue vers le quasi-objet qu'est le corps-psychique et en dépassant derechef ce quasi-objet souffert vers des caractères d'être qui ne sauraient, par principe, m'être donnés et qui sont simplement signifiés.

Revenons, par exemple, à notre description de la douleur « physique ». Nous avons vu comment la réflexion, en la « souffrant », la constituait en mal. Mais nous avions dû alors arrêter notre description, car les moyens nous manquaient pour aller plus loin. A présent, nous pouvons poursuivre : le mal que je souffre, je peux le viser dans son en-soi, c'est-à-dire, précisément, dans son être-pour-autrui. A ce moment je le connais, c'est-à-dire que je le vise dans sa dimension d'être qui m'échappe, dans la face qu'il tourne vers les autres, et ma visée s'imprègne du savoir que le langage m'a apporté, c'est-à-dire que j'utilise des concepts instrumentaux qui me viennent d'autrui, que je n'aurais en aucun cas pu former seul ni penser de moi-même à diriger sur mon corps. C'est au moyen des concepts d'autrui que je connais mon corps. Mais il s'ensuit que, dans la réflexion même, je prends le point de vue d'autrui sur mon corps ; je tente de le saisir comme si j'étais par rapport à lui autrui. Il est évident que les catégories que j'applique alors au mal le constituent à vide, c'est-à-dire dans une dimension qui m'échappe. Pourquoi parler alors d'intuition ? C'est que, malgré tout, le corps souffert sert de noyau, de matière aux significations aliénantes qui le dépassent : c'est ce mal qui m'échappe vers des caractéristiques nouvelles que j'établis comme des limites et des schémas vides d'organisation. C'est ainsi, par exemple, que mon mal, souffert comme psychique, m'apparaîtra réflexivement comme mal d'estomac. Comprenons bien que la douleur « d'estomac » est l'estomac lui-même en tant que vécu douloureusement. En tant que telle, elle n'est, avant l'intervention de la couche aliénante cognitive, ni signe local, ni identification. La gastralgie, c'est l'estomac présent à la conscience comme qualité pure de douleur. En tant que tel, nous l'avons vu, le mal se distingue de lui-même – et sans opération intellectuelle d'identification ou de discrimination – de toute autre douleur, de tout autre mal. Seulement à ce niveau « l'estomac » est un ineffable, il ne saurait être nommé ni pensé : il est seulement cette forme soufferte qui s'enlève sur fond de corps-existé. Le savoir objectivant qui dépasse à présent le mal souffert vers l'estomac nommé est savoir d'une certaine nature objective de l'estomac : je sais qu'il a une forme de cornemuse, que c'est une poche, qu'il produit des sucs, des diastases, qu'il est enveloppé d'un muscle tunicier à fibres lisses, etc. Je peux aussi savoir – parce qu'un médecin me l'a appris – qu'il est atteint d'un ulcère. Et, derechef, cet ulcère, je peux me le représenter plus ou moins nettement. Je peux l'envisager comme un rongeur, une légère pourriture interne ; je peux le concevoir par analogie avec les abcès, les boutons de fièvre, le pus, les chancres, etc. Tout cela, par principe, provient ou des connaissances que j'ai acquises des autres ou des connaissances que les autres ont de moi. De toute façon cela ne saurait constituer mon mal en tant que j'en jouis mais en tant qu'il m'échappe. L'estomac et l'ulcère deviennent des directions de fuite, des perspectives d'aliénation de l'objet dont je jouis. C'est alors qu'apparaît une couche nouvelle d'existence : nous avions dépassé la douleur vécue vers le mal souffert ; nous dépassons le mal vers la maladie. La maladie, comme psychique, est certes bien différente de la maladie connue et décrite par le médecin : c'est un état. Il n'est question ici ni de microbes ni de lésions de tissus, mais d'une forme synthétique de destruction. Cette forme m'échappe par principe ; elle se révèle de temps à autre par des « bouffées » de douleur, par des « crises » de mon mal, mais, le reste du temps, elle demeure hors d'atteinte sans disparaître. Elle est alors objectivement décelable pour les autres : les autres me l'ont apprise, les autres peuvent la diagnostiquer ; elle est présente pour les autres, alors même que je n'en ai aucune conscience. C'est donc en sa nature profonde un pur et simple être pour autrui. Et, lorsque je ne souffre pas, je parle d'elle, je me conduis vis-à-vis d'elle comme vis-à-vis d'un objet qui par principe est hors d'atteinte, dont les autres sont les dépositaires. Je ne bois pas de vin, si j'ai des coliques hépatiques, pour ne pas réveiller mes douleurs de foie. Mais mon but précis : ne pas réveiller mes douleurs de foie, ne se distingue aucunement de cet autre but : obéir aux défenses du médecin qui me les a révélées. Ainsi un autre est responsable de ma maladie. Et pourtant cet objet qui me vient par les autres conserve des caractères de spontanéité dégradée qui viennent de ce que je le saisis à travers mon mal. Notre intention n'est pas de décrire ce nouvel objet, ni d'insister sur ses caractères de spontanéité magique, de finalité destructrice, de puissance mauvaise, sur sa familiarité avec moi et sur ses rapports concrets avec mon être (car c'est, avant tout, ma maladie). Nous voulons seulement faire remarquer que, dans la maladie même, le corps est donné ; de même qu'il était le support du mal, il est à présent la substance de la maladie, ce qui est détruit par elle, ce à travers quoi cette forme destructrice s'étend. Ainsi l'estomac lésé est présent à travers la gastralgie comme la matière même donc est faite cette gastralgie. Il est là, il est présent à l'intuition et je l'appréhende à travers la douleur soufferte, avec ses caractères. Je le saisis comme ce qui est rongé, comme « une poche en forme de cornemuse », etc. Je ne le vois pas, certes, mais je sais qu'il est ma douleur. De là les phénomènes faussement nommés « endoscopie ». En réalité, la douleur elle-même ne m'apprend rien sur mon estomac, contrairement à ce que prétend Sollier. Mais, par et dans la douleur, mon savoir constitue un estomac-pour-autrui, qui m'apparaît comme une absence concrète et définie avec tout juste autant de caractères objectifs que j'ai pu en connaître. Mais, par principe, l'objet ainsi défini est comme le pôle d'aliénation de ma douleur ; c'est, par principe, ce que je suis sans avoir à l'être et sans pouvoir le transcender vers autre chose. Ainsi, de même qu'un être-pour-autrui hante ma facticité non-thétiquement vécue, de même un être-objet-pour-autrui hante, comme une dimension d'échappement de mon corps psychique, la facticité constituée en quasi-objet pour la réflexion complice. De même, la pure nausée peut être dépassée vers une dimension d'aliénation : elle me livrera alors mon corps-pour-autrui dans sa « tournure », son « allure », sa « physionomie » ; elle se donnera alors comme dégoût de mon visage, dégoût de ma chair trop blanche, de mon expression trop fixe, etc. Mais il faut renverser les termes ; ce n'est point de tout cela que j'ai dégoût. Mais la nausée est tout cela comme existé non-thétiquement. Et c'est ma connaissance qui la prolonge vers ce qu'elle est pour autrui. Car c'est autrui qui saisit ma nausée, comme chair, précisément, et dans le caractère nauséeux de toute chair.

Nous n'avons pas épuisé avec les remarques précédentes la description des apparitions de mon corps. Il reste à décrire ce que nous nommerons un type aberrant d'apparition. En effet, je puis voir mes mains, toucher mon dos, sentir l'odeur de ma sueur. Dans ce cas, ma main, par exemple, m'apparaît comme un objet parmi d'autres objets. Elle n'est plus indiquée par les alentours comme centre de référence ; elle s'organise avec eux dans le monde et c'est elle qui indique, comme eux, mon corps comme centre de référence. Elle fait partie du monde. De même, elle n'est plus l'instrument que je ne puis manier avec des instruments ; au contraire, elle fait partie des ustensiles que je découvre au milieu du monde ; je puis l'utiliser au moyen de mon autre main, par exemple, comme lorsque je frappe de la main droite sur mon poing gauche qui enserre une amande ou une noix. Ma main s'intègre alors au système infini des ustensiles-utilisés. Il n'y a rien dans ce nouveau type d'apparition qui puisse nous inquiéter ou nous faire revenir sur les considérations précédentes. Toutefois, il fallait le mentionner. Il doit s'expliquer facilement, à la condition qu'on le remette à sa place dans l'ordre des apparitions du corps, c'est-à-dire à la condition qu'on l'examine en dernier lieu et comme une « curiosité » de notre constitution. Cette apparition de ma main signifie simplement, en effet, que, dans certains cas bien définis, nous pouvons prendre sur notre propre corps le point de vue d'autrui, ou, si l'on veut, que notre propre corps peut nous apparaître comme le corps d'autrui. Les penseurs qui sont partis de cette apparition pour faire une théorie générale du corps ont radicalement inversé les termes du problème et se sont exposés à ne rien comprendre à la question. Il faut bien remarquer, en effet, que cette possibilité de voir notre corps est une pure donnée de fait, absolument contingente. Elle ne saurait être déduite ni de la nécessité « d'avoir » un corps pour le pour-soi ni des structures de fait du corps-pour-autrui. On pourrait concevoir facilement des corps qui ne pourraient prendre aucune vue sur eux-mêmes ; il semble même que ce soit le cas pour certains insectes qui, quoique pourvus d'un système nerveux différencié et d'organes sensibles, ne peuvent utiliser ce système et ces organes pour se connaître. Il s'agit donc là d'une particularité de structure que nous devons mentionner sans tenter de la déduire. Avoir des mains, avoir des mains qui peuvent se toucher l'une l'autre : voilà deux faits qui sont sur le même plan de contingence et qui, en tant que tels, relèvent ou de la pure description anatomique ou de la métaphysique. Nous ne saurions les prendre pour fondement d'une étude de la corporéité.

Il faut noter, en outre, que cette apparition du corps ne nous livre pas le corps en tant qu'il agit et perçoit, mais en tant qu'il est agi et perçu. En un mot, nous l'avions fait remarquer au début de ce chapitre, on pourrait concevoir un système d'organes visuels qui permettrait à un œil de voir l'autre. Mais l'œil qui serait vu serait vu en tant que chose, non en tant qu'être de référence. Pareillement, la main que je prends n'est pas saisie en tant que main qui prend, mais en tant qu'objet saisissable. Ainsi, la nature de notre corps pour nous nous échappe entièrement dans la mesure où nous pouvons prendre sur lui le point de vue d'autrui. Il faut remarquer d'ailleurs que, même si la disposition des organes sensibles permet de voir le corps comme il apparaît à autrui, cette apparition du corps comme chose-ustensile est très tardive chez l'enfant ; elle est, en tout cas, postérieure à la conscience (du) corps proprement dite et du monde comme complexe d'ustensilité ; elle est postérieure à la perception des corps d'autrui. L'enfant, depuis longtemps, sait prendre, tirer à lui, repousser, tenir, quand il apprend à prendre sa main, à la voir. Des observations fréquentes ont montré que l'enfant de deux mois ne voit pas sa main comme sa main. Il la regarde et, s'il l'éloigne de son champ visuel, il tourne la tête et la cherche du regard comme s'il ne dépendait pas de lui qu'elle revienne se placer sous sa vue. C'est par une série d'opérations psychologiques et de synthèses d'identification et de récognition qu'il parviendra à établir des tables de références entre le corps-existé et le corps-vu. Encore faut-il qu'il ait d'abord commencé son apprentissage du corps d'autrui. Ainsi, la perception de mon corps se place, chronologiquement, après la perception du corps d'autrui.

Considérée à sa place et à sa date, dans sa contingence originelle, on ne voit pas qu'elle puisse être l'occasion de problèmes nouveaux. Le corps est l'instrument que je suis. Il est ma facticité d'être « au-milieu-du-monde » en tant que je la dépasse vers mon être-dans-le-monde. Il m'est radicalement impossible, certes, de prendre un point de vue global sur cette facticité, sinon je cesserais de l'être. Mais qu'y a-t-il d'étonnant à ce que certaines structures de mon corps, sans cesser d'être centres de référence pour les objets du monde, s'ordonnent, d'un point de vue radicalement différent, aux autres objets pour indiquer avec eux tel ou tel de mes organes sensibles comme centre de référence partiel et s'enlevant comme forme sur le corps-fond ? Que mon œil se voie lui-même, c'est impossible par nature. Mais qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ma main touche mes yeux ? Si l'on devait s'en montrer surpris, c'est qu'on aurait saisi la nécessité pour le pour-soi de surgir comme point de vue concret sur le monde, à titre d'obligation idéale strictement réductible à des relations connaissables entre les objets et à de simples règles pour le développement de mes connaissances, au lieu d'y voir la nécessité d'une existence concrète et contingente au milieu du monde.