Nous n'avons fait, jusqu'ici, que décrire notre relation fondamentale avec l'autre. Cette relation nous a permis d'expliciter les trois dimensions d'être de notre corps. Et, bien que le rapport originel avec autrui soit premier par rapport à la relation de mon corps avec le corps d'autrui. il nous est apparu clairement que la connaissance de la nature du corps était indispensable à toute étude des relations particulières de mon être avec celui d'autrui. Celles-ci supposent, en effet, de part et d'autre, la facticité, c'est-à-dire notre existence comme corps au milieu du monde. Non que le corps soit l'instrument et la cause de mes relations avec autrui. Mais il en constitue la signification, il en marque les limites : c'est comme corps-en-situation que je saisis la transcendance-transcendée de l'autre et c'est comme corps-en-situation que je m'éprouve dans mon aliénation au profit de l'autre. Ces relations concrètes, nous pouvons les examiner à présent, puisque nous sommes au fait de ce qu'est notre corps. Elles ne sont pas de simples spécifications de la relation fondamentale : bien que chacune enveloppe en elle la relation originelle avec autrui comme sa structure essentielle et son fondement, elles sont des modes d'être entièrement neufs du pour-soi. Elles représentent, en effet, les différentes attitudes du pour-soi dans un monde où il y a l'autre. Chacune d'elles présente donc à sa manière la relation bilatérale : pour-soi-pour-autrui, en-soi. Si donc nous arrivons à expliciter les structures de nos relations les plus primitives avec l'autre-dans-le-monde, nous aurons achevé notre tâche ; nous nous interrogions, en effet, au début de ce travail, sur les rapports du pour-soi avec l'en-soi ; mais nous avons appris, à présent, que notre tâche était plus complexe : il y a relation du pour-soi avec l'en-soi en présence de l'autre. Lorsque nous aurons décrit ce fait concret, nous serons en mesure de conclure sur les rapports fondamentaux de ces trois modes d'être et nous pourrons peut-être amorcer une théorie métaphysique de l'être en général.
Le pour-soi comme néantisation de l'en-soi se temporalise comme fuite vers. Il dépasse, en effet, sa facticité – ou être donné ou passé ou corps – vers l'en-soi qu'il serait s'il pouvait être son propre fondement. C'est ce que l'on traduira en termes déjà psychologiques – et, de ce fait, impropres quoique plus clairs peut-être – en disant que le pour-soi tente d'échapper à son existence de fait, c'est-à-dire à son être-là, comme en-soi dont il n'est aucunement le fondement, et que cette fuite a lieu vers un avenir impossible et toujours poursuivi où le pour-soi serait en-soi-pour-soi, c'est-à-dire un en-soi qui serait à lui-même son propre fondement. Ainsi, le pour-soi est fuite et poursuite à la fois ; à la fois, il fuit l'en-soi et il le poursuit ; le pour-soi est poursuivant-poursuivi. Mais nous rappelons, pour diminuer le danger d'une interprétation psychologique des remarques précédentes, que le pour-soi n'est pas d'abord pour tenter ensuite d'atteindre à l'être : en un mot, nous ne devons pas le concevoir comme un existant qui serait pourvu de tendances, comme ce verre est pourvu de certaines qualités particulières. Cette fuite poursuivante n'est pas un donné qui s'ajoute par surcroît à l'être du pour-soi, mais le pour-soi est cette fuite même ; elle ne se distingue pas de la néantisation originelle, dire que le pour-soi est poursuivant-poursuivi ou qu'il est sur le mode d'avoir à être son être ou qu'il n'est pas ce qu'il est et qu'il est ce qu'il n'est pas, c'est une seule et même chose. Le pour-soi n'est pas l'en-soi et ne saurait l'être ; mais il est relation à l'en-soi ; il est même l'unique relation possible à l'en-soi, cerné de tout côté par l'en-soi, il n'y échappe que parce qu'il n'est rien et il n'en est séparé par rien. Le pour-soi est fondement de toute négativité et de toute relation, il est la relation.
Cela étant, le surgissement d'autrui atteint le pour-soi en plein cœur. Par et pour autrui, la fuite poursuivante est figée en en-soi. Déjà, l'en-soi la ressaisissait au fur et à mesure, déjà elle était à la fois négation radicale du fait, position absolue de la valeur, et, à la fois, transie de facticité de part en part : au moins s'échappait-elle par la temporalisation ; au moins son caractère de totalité détotalisée lui conférait-il un perpétuel « ailleurs ». Mais c'est cette totalité même qu'autrui fait comparaître devant lui et qu'il transcende vers son propre ailleurs. C'est cette totalité qui se totalise : pour autrui, je suis irrémédiablement ce que je suis et ma liberté même est un caractère donné à mon être. Ainsi l'en-soi me ressaisit jusqu'au futur et me fige tout entier dans ma fuite même, qui devient fuite prévue et contemplée, fuite donnée. Mais cette fuite figée n'est jamais la fuite que je suis pour moi : elle est figée dehors. Cette objectivité de ma fuite, je l'éprouve comme une aliénation que je ne puis ni transcender ni connaître. Et pourtant, du seul fait que je l'éprouve et qu'elle confère à ma fuite cet en-soi qu'elle fuit, je dois me retourner vers elle et prendre des attitudes vis-à-vis d'elle. Telle est l'origine de mes rapports concrets avec autrui : ils sont commandés tout entiers par mes attitudes vis-à-vis de l'objet que je suis pour autrui. Et comme l'existence d'autrui me révèle l'être que je suis, sans que je puisse ni m'approprier cet être ni même le concevoir, cette existence motivera deux attitudes opposées : autrui me regarde et, comme tel, il détient le secret de mon être, il sait ce que je suis ; ainsi, le sens profond de mon être est hors de moi, emprisonné dans une absence ; autrui à barre sur moi. Je puis donc tenter, en tant que je fuis l'en-soi que je suis sans le fonder, de nier cet être qui m'est conféré du dehors ; c'est-à-dire que je puis me retourner sur autrui pour lui conférer à mon tour l'objectité, puisque l'objectité d'autrui est destructrice de mon objectivité pour autrui. Mais, d'autre part, en tant qu'autrui comme liberté est fondement de mon être-en-soi, je puis chercher à récupérer cette liberté et à m'en emparer, sans lui ôter son caractère de liberté : si je pouvais, en effet, m'assimiler cette liberté qui est fondement de mon être-en-soi, je serais à moi-même mon propre fondement. Transcender la transcendance d'autrui ou, au contraire, engloutir en moi cette transcendance sans lui ôter son caractère de transcendance, telles sont les deux attitudes primitives que je prends vis-à-vis d'autrui. Et, là encore, il convient d'entendre les mots avec prudence : il n'est point vrai que je sois d'abord et que je « cherche » ensuite à objectiver ou à assimiler autrui ; mais dans la mesure où le surgissement de mon être est surgissement en présence d'autrui, dans la mesure où je suis fuite poursuivante et poursuivant poursuivi, je suis, à la racine même de mon être, pro-jet d'objectivation ou d'assimilation d'autrui. Je suis épreuve d'autrui : voilà le fait originel. Mais cette épreuve d'autrui est en elle-même attitude envers autrui, c'est-à-dire que je puis être en présence d'autrui sans être cet « en-présence » sous forme d'avoir à l'être. Ainsi décrivons-nous encore des structures d'être du pour-soi, encore que la présence d'autrui dans le monde soit un fait absolu et évident par soi, mais contingent, c'est-à-dire impossible à déduire des structures ontologiques du pour-soi.
Ces deux tentatives que je suis sont opposées. Chacune d'elles est la mort de l'autre, c'est-à-dire que l'échec de l'une motive l'adoption de l'autre. Ainsi n'y a-t-il pas dialectique de mes relations envers autrui, mais cercle – encore que chaque tentative s'enrichisse de l'échec de l'autre. Aussi étudierons-nous successivement l'une et l'autre. Mais il convient de noter qu'au sein même de l'une, l'autre demeure toujours présente, précisément parce qu'aucune des deux ne peut être tenue sans contradiction. Mieux, chacune d'elles est en l'autre et engendre la mort de l'autre ; ainsi ne pouvons-nous jamais sortir du cercle. Il convient de ne pas perdre de vue ces quelques remarques en abordant l'étude de ces attitudes fondamentales envers autrui. Ces attitudes se produisant et se détruisant en cercle, il est aussi arbitraire de commencer par l'une que de commencer par l'autre. Toutefois, comme il faut choisir, nous envisagerons d'abord les conduites par lesquelles le pour-soi tente de s'assimiler la liberté d'autrui.
Tout ce qui vaut pour moi vaut pour autrui. Pendant que je tente de me libérer de l'emprise d'autrui, autrui tente de se libérer de la mienne ; pendant que je cherche à asservir autrui, autrui cherche à m'asservir. Il ne s'agit nullement ici de relations unilatérales avec un objet-en-soi, mais de rapports réciproques et mouvants. Les descriptions qui vont suivre doivent donc être envisagées dans la perspective du conflit. Le conflit est le sens originel de l'être-pour-autrui.
Si nous partons de la révélation première d'autrui comme regard, nous devons reconnaître que nous éprouvons notre insaisissable être-pour-autrui sous la forme d'une possession. Je suis possédé par autrui ; le regard d'autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. Autrui détient un secret : le secret de ce que je suis. Il me fait être et, par cela même, me possède, et cette possession n'est rien autre que la conscience de me posséder. Et moi, dans la reconnaissance de mon objectité, j'éprouve qu'il a cette conscience. A titre de conscience, autrui est pour moi à la fois ce qui m'a volé mon être et ce qui fait « qu'il y a » un être qui est mon être. Ainsi ai-je la compréhension de cette structure ontologique ; je suis responsable de mon être-pour-autrui, mais je n'en suis pas le fondement ; il m'apparaît donc sous forme d'un donné contingent dont je suis pourtant responsable, et autrui fonde mon être en tant que cet être est sous la forme du « il y a » ; mais il n'en est pas responsable, quoiqu'il le fonde en toute liberté, dans et par sa libre transcendance. Ainsi, dans la mesure où je me dévoile à moi-même comme responsable de mon être, je revendique cet être que je suis ; c'est-à-dire que je veux le récupérer ou, en termes plus exacts, je suis projet de récupération de mon être. Cet être qui m'est apprésenté comme mon être, mais à distance, comme le repas de Tantale, je veux étendre la main pour m'en emparer et le fonder par ma liberté même. Car, si, en un sens, mon être-objet est insupportable contingence et pure « possession » de moi par un autre, en un autre sens cet être est comme l'indication de ce qu'il faudrait que je récupère et que je fonde pour être fondement de moi. Mais c'est ce qui n'est concevable que si je m'assimile la liberté d'autrui. Ainsi, mon projet de récupération de moi est fondamentalement projet de résorption de l'autre. Toutefois ce projet doit laisser intacte la nature de l'autre. C'est-à-dire que : 1o Je ne cesse pas pour cela d'affirmer autrui, c'est-à-dire de nier de moi que je sois l'autre : l'autre étant fondement de mon être ne saurait se diluer en moi sans que mon être-pour-autrui s'évanouisse. Si donc je projette de réaliser l'unité avec autrui, cela signifie que je projette de m'assimiler l'altérité de l'autre en tant que telle, comme ma possibilité propre. Il s'agit, en effet, pour moi de me faire être en acquérant la possibilité de prendre sur moi le point de vue de l'autre. Mais il ne s'agit pas cependant d'acquérir une pure faculté abstraite de connaissance. Ce n'est pas la pure catégorie de l'autre que je projette de m'approprier : cette catégorie n'est ni conçue ni même concevable. Mais, à l'occasion de l'épreuve concrète, soufferte et ressentie, de l'autre, c'est cet autre concret comme réalité absolue que je veux m'incorporer dans son altérité. 2o L'autre que je veux assimiler n'est aucunement l'autre-objet. Ou, si l'on veut, mon projet d'incorporation de l'autre ne correspond nullement à un ressaisissement de mon pour-soi comme moi-même et à un dépassement de la transcendance de l'autre vers mes propres possibilités. Il ne s'agit pas pour moi d'effacer mon objectivité en objectivant l'autre, ce qui correspondrait à me délivrer de mon être-pour-autrui, mais, bien au contraire, c'est en tant qu'autre-regardant que je veux m'assimiler l'autre et ce projet d'assimilation comporte une reconnaissance accrue de mon être-regardé. En un mot, je m'identifie totalement à mon être-regardé pour maintenir en face de moi la liberté regardante de l'autre et, comme mon être-objet est la seule relation possible de moi à l'autre, c'est cet être-objet seul qui peut me servir d'instrument pour opérer l'assimilation à moi de l'autre liberté. Ainsi, comme réaction à l'échec de la troisième ek-stase, le pour-soi veut s'identifier à la liberté d'autrui, comme fondant son être-en-soi. Etre à soi-même autrui – idéal toujours visé concrètement sous forme d'être à soi-même cet autrui – c'est la valeur première des rapports avec autrui ; cela signifie que mon être-pour-autrui est hanté par l'indication d'un être-absolu qui serait soi en tant qu'autre et autre en tant que soi et qui, se donnant librement comme autre son être-soi et comme soi son être-autre, serait l'être même de la preuve ontologique, c'est-à-dire Dieu. Cet idéal ne saurait se réaliser sans que je surmonte la contingence originelle de mes rapports à autrui, c'est-à-dire le fait qu'il n'y a aucune relation de négativité interne entre la négation par quoi autrui se fait autre que moi et la négation par quoi je me fais autre que l'autre. Nous avons vu que cette contingence est insurmontable : elle est le fait de mes relations avec autrui, comme mon corps est le fait de mon être-dans-le-monde. L'unité avec autrui est donc, en fait, irréalisable. Elle l'est aussi en droit, car l'assimilation du pour-soi et d'autrui dans une même transcendance entraînerait nécessairement la disparition du caractère d'altérité d'autrui. Ainsi, la condition pour que je projette l'identification à moi d'autrui c'est que je persiste à nier de moi que je sois l'autre. Enfin, ce projet d'unification est source de conflit puisque, tandis que je m'éprouve comme objet pour autrui et que je projette de l'assimiler dans et par cette épreuve, autrui me saisit comme objet au milieu du monde et ne projette nullement de m'assimiler à lui. Il serait donc nécessaire – puisque l'être pour autrui comporte une double négation interne – d'agir sur la négation interne par quoi autrui transcende ma transcendance et me fait exister pour l'autre, c'est-à-dire d'agir sur la liberté d'autrui.
Cet idéal irréalisable, en tant qu'il hante mon projet de moi-même en présence d'autrui, n'est pas assimilable à l'amour en tant que l'amour est une entreprise, c'est-à-dire un ensemble organique de projets vers mes possibilités propres. Mais il est l'idéal de l'amour, son motif et sa fin, sa valeur propre. L'amour comme relation primitive à autrui est l'ensemble des projets par lesquels je vise à réaliser cette valeur.
Ces projets me mettent en liaison directe avec la liberté d'autrui. C'est en ce sens que l'amour est conflit. Nous avons marqué, en effet, que la liberté d'autrui est fondement de mon être. Mais, précisément parce que j'existe par la liberté d'autrui, je n'ai aucune sécurité, je suis en danger dans cette liberté ; elle pétrit mon être et me fait être, elle me confère et m'ôte des valeurs, et mon être reçoit d'elle un perpétuel échappement passif à soi. Irresponsable et hors d'atteinte, cette liberté protéiforme dans laquelle je me suis engagé peut m'engager à son tour dans mille manières d'être différentes. Mon projet de récupérer mon être ne peut se réaliser que si je m'empare de cette liberté et que je la réduis à être liberté soumise à ma liberté. Simultanément, c'est la seule façon dont je puisse agir sur la libre négation d'intériorité par quoi l'autre me constitue en autre, c'est-à-dire par quoi je puisse préparer les voies d'une identification future de l'autre à moi. C'est ce qui sera plus clair, peut-être, si l'on médite sur ce problème d'aspect purement psychologique : pourquoi l'amant veut-il être aimé ? Si l'amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. Le héros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maîtresse, peut la voir et la posséder à toute heure du jour et a su la mettre dans une totale dépendance matérielle, devrait être tiré d'inquiétude. On sait pourtant qu'il est, au contraire, rongé de souci. C'est par sa conscience qu'Albertine échappe à Marcel, lors même qu'il est à côté d'elle et c'est pourquoi il ne connaît de répit que s'il la contemple pendant son sommeil. Il est donc certain que l'amour veut captiver la « conscience ». Mais pourquoi le veut-il ? Et comment ?
Cette notion de « propriété » par quoi on explique si souvent l'amour ne saurait être première, en effet. Pourquoi voudrais-je m'approprier autrui si ce n'était justement en tant qu'autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d'appropriation : c'est de la liberté de l'autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l'amour ; il se contente de la peur. S'il recherche l'amour de ses sujets, c'est par politique et s'il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l'adopte aussitôt. Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l'asservissement de l'être aimé. Il ne tient pas à devenir l'objet d'une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l'humilier, il suffit de lui représenter la passion de l'aimé comme le résultat d'un déterminisme psychologique : l'amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. Si Tristan et Iseut sont affolés par un philtre, ils intéressent moins ; et il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
Mais, d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s'entendre dire : « Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même » ? Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'autre se détermine elle-même à devenir amour – et cela, non point seulement au commencement de l'aventure mais à chaque instant – et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte : mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. Et, pour lui-même, l'amant ne réclame pas d'être cause de cette modification radicale de la liberté, mais d'en être l'occasion unique et privilégiée. Il ne saurait en effet vouloir en être la cause sans plonger aussitôt l'aimé au milieu du monde comme un outil que l'on peut transcender. Ce n'est pas là l'essence de l'amour. Dans l'amour, au contraire, l'amant veut être « tout au monde » pour l'aimé : cela signifie qu'il se range du côté du monde ; il est ce qui résume et symbolise le monde, il est un ceci qui enveloppe tous les autres ceci, il est et accepte d'être objet. Mais, d'autre part, il veut être l'objet dans lequel la liberté d'autrui accepte de se perdre, l'objet dans lequel l'autre accepte de trouver comme sa facticité seconde, son être et sa raison d'être ; l'objet limite de la transcendance, celui vers lequel la transcendance d'autrui transcende tous les autres objets mais qu'elle ne peut aucunement transcender. Et, partout, il désire le cercle de la liberté d'autrui ; c'est-à-dire qu'à chaque instant, dans l'acceptation que la liberté d'autrui fait de cette limite à sa transcendance, cette acceptation soit déjà présente comme mobile de l'acceptation considérée. C'est à titre de fin déjà choisie qu'il veut être choisi comme fin. Ceci nous permet de saisir à fond ce que l'amant exige de l'aimé : il ne veut pas agir sur la liberté de l'autre mais exister a priori comme la limite objective de cette liberté, c'est-à-dire être donné d'un coup avec elle et dans son surgissement même comme la limite qu'elle doit accepter pour être libre. De ce fait même, ce qu'il exige est un engluement, un empâtement de la liberté d'autrui par elle-même : cette limite de structure est en effet un donné et la seule apparition du donné comme limite de la liberté signifie que la liberté se fait exister à l'intérieur du donné en étant sa propre interdiction de le dépasser. Et cette interdiction est envisagée par l'amant à la fois comme vécue, c'est-à-dire comme subie – en un mot comme une facticité – et à la fois comme librement consentie. Elle doit pouvoir être librement consentie puisqu'elle doit ne faire qu'un avec le surgissement d'une liberté qui se choisit comme liberté. Mais elle doit être seulement vécue puisqu'elle doit être une impossibilité toujours présente, une facticité qui reflue sur la liberté de l'autre jusqu'à son cœur ; et cela s'exprime psychologiquement par l'exigence que la libre décision de m'aimer que l'aimé a prise antérieurement se glisse comme mobile envoûtant à l'intérieur de son libre engagement présent.
On saisit à présent le sens de cette exigence : cette facticité qui doit être limite de fait pour autrui, dans mon exigence d'être aimé, et qui doit finir par être sa propre facticité, c'est ma facticité. C'est en tant que je suis l'objet qu'autrui fait venir à l'être que je dois être la limite inhérente à sa transcendance même ; de manière qu'autrui, en surgissant à l'être, me fasse être comme l'indépassable et l'absolu, non en tant que pour-soi néantisant mais comme être-pour-autrui-au-milieu-du-monde. Ainsi vouloir être aimé, c'est infecter l'autre de sa propre facticité, c'est vouloir le contraindre à vous recréer perpétuellement comme la condition d'une liberté qui se soumet et qui s'engage ; c'est vouloir à la fois que la liberté fonde le fait et que le fait ait prééminence sur la liberté. Si ce résultat pouvait être atteint il en résulterait en premier lieu que je serais en sécurité dans la conscience de l'autre. D'abord parce que le motif de mon inquiétude et de ma honte, c'est que je me saisis et m'éprouve dans mon être-pour-autrui comme ce qui peut toujours être dépassé vers autre chose, ce qui est pur objet de jugement de valeur, pur moyen, pur outil. Mon inquiétude vient de ce que j'assume nécessairement et librement cet être qu'un autre me fait être dans une absolue liberté : « Dieu sait qu'est-ce que je suis pour lui ! Dieu sait comment il me pense. » Cela signifie : « Dieu sait comment il me fait être », et je suis hanté par cet être que je crains de rencontrer un jour au détour d'un chemin, qui m'est si étranger et qui est pourtant mon être et dont je sais, aussi, que, malgré mes efforts, je ne le rencontrerai jamais. Mais si l'autre m'aime, je deviens l'indépassable, ce qui signifie que je dois être la fin absolue ; en ce sens, je suis sauvé de l'ustensilité ; mon existence au milieu du monde devient l'exact corrélatif de ma transcendance-pour-moi, puisque mon indépendance est sauvegardée absolument. L'objet que l'autre doit me faire être est un objet-transcendance, un centre de référence absolu autour duquel s'ordonnent comme purs moyens toutes les choses-ustensiles du monde. En même temps, comme limite absolue de la liberté, c'est-à-dire de la source absolue de toutes les valeurs, je suis protégé contre toute dévalorisation éventuelle ; je suis la valeur absolue. Et, dans la mesure où j'assume mon être-pour-autrui, je m'assume comme valeur. Ainsi, vouloir être aimé, c'est vouloir se placer au delà de tout le système de valeurs posé par autrui comme la condition de toute valorisation et comme le fondement objectif de toutes les valeurs. Cette exigence fait le thème ordinaire des conversations entre amants soit que, comme dans La Porte étroite, celle qui veut être aimée s'identifie avec une morale ascétique de dépassement de soi et veuille incarner la limite idéale de ce dépassement – soit que, plus ordinairement, l'amant exige que l'aimé lui sacrifie dans ses actes la morale traditionnelle, s'inquiétant de savoir si l'aimé trahirait ses amis pour lui, « volerait pour lui », « tuerait pour lui », etc. De ce point de vue, mon être doit échapper au regard de l'aimé ; ou plutôt, il doit être l'objet d'un regard d'une autre structure : je ne dois plus être vu sur fond de monde comme un ceci parmi d'autres ceci, mais le monde doit se révéler à partir de moi. Dans la mesure, en effet, où le surgissement de la liberté fait qu'un monde existe, je dois être, comme condition-limite de ce surgissement, la condition même du surgissement d'un monde. Je dois être celui dont la fonction est de faire exister les arbres et l'eau, les villes et les champs et les autres hommes pour les donner ensuite à l'autre qui les dispose en monde, tout de même que la mère, dans les sociétés matronymiques, reçoit les titres et le nom, non pour les garder, mais pour les transmettre immédiatement à ses enfants. En un sens, si je dois être aimé, je suis l'objet par procuration de quoi le monde existera pour l'autre ; et en un autre sens, je suis le monde. Au lieu d'être un ceci se détachant sur fond de monde, je suis l'objet-fond sur quoi le monde se détache. Ainsi suis-je rassuré : le regard de l'autre ne me transit plus de finitude ; il ne fige plus mon être en ce que je suis simplement ; je ne saurais être regardé comme laid, comme petit, comme lâche, puisque ces caractères représentent nécessairement une limitation de fait de mon être et une appréhension de ma finitude comme finitude. Certes, mes possibles demeurent possibilités transcendées, mortes-possibilités ; mais j'ai tous les possibles ; je suis toutes les mortes-possibilités du monde ; par là je cesse d'être l'être qui se comprend à partir d'autres êtres ou à partir de ses actes ; mais, dans l'intuition amoureuse que j'exige, je dois être donné comme une totalité absolue à partir de laquelle tous les êtres et tous ses actes propres doivent être compris. On pourrait dire, en déformant un peu une célèbre formule stoïcienne, que « l'aimé peut faire trois fois la culbute ». L'idéal du sage et l'idéal de celui qui veut être aimé coïncident, en effet, en ceci que l'un et l'autre veulent être totalité-objet accessible à une intuition globale qui saisira les actions dans le monde de l'aimé et du sage comme des structures partielles qui s'interprètent à partir de la totalité. Et, de même que la sagesse se propose comme un état à atteindre par une métamorphose absolue, de même la liberté d'autrui doit se métamorphoser absolument pour me faire accéder à l'état d'aimé.
Cette description cadrerait assez, jusqu'ici, avec la fameuse description hégélienne des rapports du maître et de l'esclave. Ce que le maître hégélien est pour l'esclave, l'amant veut l'être pour l'aimé. Mais l'analogie s'arrête ici, car le maître n'exige, chez Hegel, que latéralement et, pour ainsi dire, implicitement, la liberté de l'esclave, au lieu que l'amant exige d'abord la liberté de l'aimé. En ce sens, si je dois être aimé par l'autre, je dois être choisi librement comme aimé. On sait que, dans la terminologie courante de l'amour, l'aimé est désigné du terme d'élu. Mais ce choix ne doit pas être relatif et contingent : l'amant s'irrite et se sent dévalorisé lorsqu'il pense que l'aimé l'a choisi parmi d'autres. « Alors, si je n'étais pas venu dans cette ville, si je n'avais pas fréquenté chez les « Un tel », tu ne m'aurais pas connu, tu ne m'aurais pas aimé ? » Cette pensée afflige l'amant : son amour devient amour parmi d'autres, limité par la facticité de l'aimé et par sa propre facticité, en même temps que par la contingence des rencontres : il devient amour dans le monde, objet qui suppose le monde et qui peut à son tour exister pour d'autres. Ce qu'il exige, il le traduit par des mots maladroits et entachés de « chosisme » ; il dit : « Nous étions faits l'un pour l'autre » ou encore il emploie l'expression « d'âme sœur ». Mais il faut interpréter : il sait bien qu'« être faits l'un pour l'autre », cela se réfère à un choix originel. Ce choix peut être celui de Dieu, comme de l'être qui est choix absolu ; mais Dieu ne représente ici que le passage à la limite dans l'exigence d'absolu. En fait, ce que l'amant exige, c'est que l'aimé ait fait de lui choix absolu. Cela signifie que l'être-dans-le-monde de l'aimé doit être un être-aimant. Ce surgissement de l'aimé doit être libre choix de l'amant. Et comme l'autre est fondement de mon être-objet, j'exige de lui que le libre surgissement de son être ait pour fin unique et absolue son choix de moi, c'est-à-dire qu'il ait choisi d'être pour fonder mon objectité et ma facticité. Ainsi, ma facticité est « sauvée ». Elle n'est plus ce donné impensable et insurmontable que je fuis : elle est ce pour quoi l'autre se fait exister librement ; elle est comme fin qu'il se donne. Je l'ai infecté de ma facticité, mais comme c'est en tant que liberté qu'il en a été infecté, il me la renvoie comme facticité reprise et consentie : il en est le fondement pour qu'elle soit sa fin. A partir de cet amour, je saisis donc autrement mon aliénation et ma facticité propre. Elle est – en tant que pour-autrui – non plus un fait, mais un droit. Mon existence est parce qu'elle est appelée. Cette existence en tant que je l'assume devient pure générosité. Je suis parce que je me prodigue. Ces veines aimées sur mes mains, c'est par bonté qu'elles existent. Que je suis bon d'avoir des yeux, des cheveux, des sourcils et de les prodiguer inlassablement dans un débordement de générosité à ce désir inlassable qu'autrui se fait librement être. Au lieu que, avant d'être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée, injustifiable qu'était notre existence ; au lieu de nous sentir « de trop », nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu'elle conditionne en même temps – et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d'amour, lorsqu'elle existe : nous sentir justifiés d'exister.
Du même coup, si l'aimé peut nous aimer, il est tout prêt à être assimilé par notre liberté ; car cet être-aimé que nous souhaitons, c'est déjà la preuve ontologique appliquée à notre être-pour-autrui. Notre essence objective implique l'existence de l'autre et, réciproquement, c'est la liberté de l'autre qui fonde notre essence. Si nous pouvions intérioriser tout le système, nous serions fondement de nous-mêmes.
Tel est donc le but réel de l'amant, en tant que son amour est une entreprise, c'est-à-dire un pro-jet de soi-même. Ce projet doit provoquer un conflit. L'aimé, en effet, saisit l'amant comme un autre-objet parmi les autres, c'est-à-dire qu'il le perçoit sur fond de monde, le transcende et l'utilise. L'aimé est regard. Il ne saurait donc utiliser sa transcendance à fixer une limite ultime à ses dépassements ni sa liberté à se captiver elle-même. L'aimé ne saurait vouloir aimer. L'amant doit donc séduire l'aimé ; et son amour ne se distingue pas de cette entreprise de séduction. Dans la séduction, je ne tente nullement de découvrir à autrui ma subjectivité : je ne pourrais le faire, d'ailleurs, qu'en regardant l'autre ; mais par ce regard je ferais disparaître la subjectivité d'autrui et c'est elle que je veux m'assimiler. Séduire, c'est assumer entièrement et comme un risque à courir mon objectité pour autrui, c'est me mettre sous son regard et me faire regarder par lui, c'est courir le danger d'être-vu pour faire un nouveau départ et m'approprier l'autre dans et par mon objectité. Je refuse de quitter le terrain où j'éprouve mon objectité ; c'est sur ce terrain que je veux engager la lutte en me faisant objet fascinant. Nous avons défini la fascination comme état dans notre seconde partie : c'est, disions-nous, la conscience non-thétique d'être le rien en présence de l'être. La séduction vise à occasionner chez autrui la conscience de sa néantité en face de l'objet séduisant. Par la séduction, je vise à me constituer comme un plein d'être et à me faire reconnaître comme tel. Pour cela, je me constitue en objet signifiant. Mes actes doivent indiquer dans deux directions. D'une part, vers ce qu'on appelle à tort subjectivité et qui est plutôt profondeur d'être objectif et caché ; l'acte n'est pas fait pour lui-même seulement, mais il indique une série infinie et indifférenciée d'autres actes réels et possibles que je donne comme constituant mon être objectif et inaperçu. Ainsi tenté-je de guider la transcendance qui me transcende et de la renvoyer à l'infini de mes mortes-possibilités, précisément pour être l'indépassable et dans la mesure justement où le seul indépassable est l'infini. D'autre part, chacun de mes actes tente d'indiquer la plus grande épaisseur de monde possible et doit me présenter comme lié aux plus vastes régions du monde, soit que je présente le monde à l'aimé et que je tente de me constituer comme l'intermédiaire nécessaire entre lui et le monde, soit, simplement, que je manifeste par mes actes des puissances variées à l'infini sur le monde (argent, pouvoir, relations, etc.). Dans le premier cas, je tente de me constituer comme un infini de profondeur ; dans le second cas, de m'identifier au monde. Par ces différents procédés, je me propose comme indépassable. Cette proposition ne saurait se suffire à elle-même, elle n'est qu'un investissement de l'autre, elle ne saurait prendre valeur de fait sans le consentement de la liberté de l'autre qui doit se captiver en se reconnaissant comme néant en face de ma plénitude d'être absolue.
On dira que ces diverses tentatives d'expression supposent le langage. Nous n'en disconviendrons pas ; nous dirons mieux : elles sont le langage ou, si l'on veut, un mode fondamental du langage. Car, s'il existe des problèmes psychologiques et historiques touchant l'existence, l'apprentissage et l'utilisation de telle langue particulière, il n'y a aucun problème particulier touchant ce qu'on nomme l'invention du langage. Le langage n'est pas un phénomène surajouté à l'être-pour-autrui : il est originellement l'être-pour-autrui, c'est-à-dire le fait qu'une subjectivité s'éprouve comme objet pour l'autre. Dans un univers de purs objets, le langage ne saurait en aucun cas être « inventé », puisqu'il suppose originellement un rapport à un autre sujet ; et dans l'intersubjectivité des pour-autrui, il n'est pas nécessaire de l'inventer, car il est déjà donné dans la reconnaissance de l'autre. Du seul fait que, quoi que je fasse, mes actes librement conçus et exécutés, mes pro-jets vers mes possibilités ont dehors un sens qui m'échappe et que j'éprouve, je suis langage. C'est en ce sens – et en ce sens seulement – que Heidegger a raison de déclarer que : je suis ce que je dis1. Ce langage n'est pas, en effet, un instinct de la créature humaine constituée, il n'est pas non plus une invention de notre subjectivité ; mais il ne faut pas non plus le ramener au pur « être-hors-de-soi » du Dasein. Il fait partie de la condition humaine, il est originellement l'épreuve qu'un pour-soi peut faire de son être-pour-autrui et, ultérieurement, le dépassement de cette épreuve et son utilisation vers des possibilités qui sont mes possibilités, c'est-à-dire vers mes possibilités d'être ceci ou cela pour autrui. Il ne se distingue donc pas de la reconnaissance de l'existence d'autrui. Le surgissement de l'autre en face de moi comme regard fait surgir le langage comme condition de mon être. Ce langage primitif n'est pas forcément la séduction ; nous en verrons d'autres formes ; nous avons d'ailleurs marqué qu'il n'y a aucune attitude primitive en face d'autrui et qu'elles se succèdent en cercle, chacune impliquant l'autre. Mais, inversement, la séduction ne suppose aucune forme antérieure du langage : elle est tout entière réalisation du langage ; cela signifie que le langage peut se révéler entièrement et d'un coup par la séduction comme mode d'être primitif de l'expression. Il va de soi que par langage nous entendons tous les phénomènes d'expression et non pas la parole articulée qui est un mode dérivé et secondaire dont l'apparition peut faire l'objet d'une étude historique. En particulier, dans la séduction, le langage ne vise pas à donner à connaître, mais à faire éprouver.
Mais en cette tentative première pour trouver un langage fascinant, je vais à l'aveuglette, puisque je me guide seulement sur la forme abstraite et vide de mon objectité pour l'autre. Je ne puis même pas concevoir quel effet auront mes gestes et mes attitudes, puisqu'ils seront toujours repris et fondés par une liberté qui les dépassera et puisqu'ils ne peuvent avoir de signification que si cette liberté leur en confère une. Ainsi le « sens » de mes expressions m'échappe toujours ; je ne sais jamais exactement si je signifie ce que je veux signifier ni même si je suis signifiant ; en cet instant précis, il faudrait que je lise en l'autre, ce qui, par principe, est inconcevable. Et, faute de savoir ce que j'exprime en fait, pour autrui, je constitue mon langage comme un phénomène incomplet de fuite hors de moi. Dès que je m'exprime, je ne puis que conjecturer le sens de ce que j'exprime, c'est-à-dire, en somme, le sens de ce que je suis, puisque, dans cette perspective, exprimer et être ne font qu'un. Autrui est toujours là, présent et éprouvé comme ce qui donne au langage son sens. Chaque expression, chaque geste, chaque mot est, de mon côté, épreuve concrète de la réalité aliénante d'autrui. Ce n'est pas seulement le psychopathe qui peut dire – comme dans le cas, par exemple, des psychoses d'influence2 – « On me vole ma pensée ». Mais le fait même de l'expression est un vol de pensée, puisque la pensée a besoin du concours d'une liberté aliénante pour se constituer comme objet. C'est pourquoi ce premier aspect du langage – en tant que c'est moi qui l'utilise pour l'autre – est sacré. L'objet sacré, en effet, est un objet du monde qui indique une transcendance par delà le monde. Le langage me révèle la liberté de celui qui m'écoute en silence, c'est-à-dire sa transcendance.
Mais dans le même moment, pour l'autre, je demeure objet signifiant – ce que j'ai toujours été. Il n'est aucun chemin qui, à partir de mon objectité, puisse indiquer à l'autre ma transcendance. Les attitudes, les expressions et les mots ne peuvent jamais lui indiquer que d'autres attitudes, d'autres expressions et d'autres mots. Ainsi, le langage demeure pour autrui simple propriété d'un objet magique et objet magique lui-même : il est une action à distance dont autrui connaît exactement l'effet. Ainsi, le mot est sacré quand c'est moi qui l'utilise, et magique quand l'autre l'entend. Ainsi, je ne connais pas plus mon langage que mon corps pour l'autre. Je ne puis m'entendre parler ni me voir sourire. Le problème du langage est exactement parallèle au problème des corps et les descriptions qui ont valu dans un cas valent dans l'autre.
Cependant la fascination, même si elle devait occasionner en autrui un être-fasciné, ne parviendrait pas de soi à occasionner l'amour. On peut être fasciné par un orateur, par un acteur, par un équilibriste : cela ne signifie pas qu'on l'aime. On ne saurait en détacher les yeux, certes ; mais il s'enlève encore sur fond de monde, et la fascination ne pose pas l'objet fascinant comme terme ultime de la transcendance ; bien au contraire, elle est transcendance. Quand donc l'aimé deviendra-t-il aimant à son tour ?
La réponse est simple : lorsqu'il projettera d'être aimé. En soi autrui-objet n'a jamais assez de force pour occasionner l'amour. Si l'amour a pour idéal l'appropriation d'autrui en tant qu'autrui, c'est-à-dire en tant que subjectivité regardante, cet idéal ne peut être projeté qu'à partir de ma rencontre avec autrui-sujet, non avec autrui-objet. La séduction ne peut parer autrui-objet qui tente de me séduire que du caractère d'objet précieux « à posséder » ; elle me déterminera peut-être à risquer gros pour le conquérir ; mais ce désir d'appropriation d'un objet au milieu du monde ne saurait être confondu avec l'amour. L'amour ne saurait donc naître chez l'aimé que de l'épreuve qu'il fait de son aliénation et de sa fuite vers l'autre. Mais, de nouveau, l'aimé, s'il en est ainsi, ne se transformera en amant que s'il projette d'être aimé, c'est-à-dire si ce qu'il veut conquérir n'est point un corps mais la subjectivité de l'autre en tant que telle. Le seul moyen, en effet, qu'il puisse concevoir pour réaliser cette appropriation, c'est de se faire aimer. Ainsi nous apparaît-il qu'aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer. D'où cette nouvelle contradiction et ce nouveau conflit : chacun des amants est entièrement captif de l'autre en tant qu'il veut se faire aimer par lui à l'exclusion de tout autre ; mais en même temps, chacun exige de l'autre un amour qui ne se réduit nullement au « projet d'être-aimé ». Ce qu'il exige, en effet, c'est que l'autre, sans chercher originellement à se faire aimer, ait une intuition à la fois contemplative et affective de son aimé comme la limite objective de sa liberté, comme le fondement inéluctable et choisi de sa transcendance, comme la totalité d'être et la valeur suprême. L'amour ainsi exigé de l'autre ne saurait rien demander : il est pur engagement sans réciprocité. Mais, précisément, cet amour ne saurait exister sinon à titre d'exigence de l'amant ; et c'est tout autrement que l'amant est captivé : il est captif de son exigence même ; dans la mesure en effet où l'amour est exigence d'être aimé, il est une liberté qui se veut corps et qui exige un dehors, donc une liberté qui mime la fuite vers l'autre, une liberté qui, en tant que liberté, réclame son aliénation. La liberté de l'amant, dans son effort même pour se faire aimer comme objet par l'autre, s'aliène en se coulant dans le corps-pour-l'autre, c'est-à-dire se produit à l'existence avec une dimension de fuite vers l'autre ; elle est perpétuel refus de se poser comme pure ipséité, car cette affirmation de soi comme soi-même entraînerait l'effondrement d'autrui comme regard et le surgissement de l'autre-objet, donc un état de choses où la possibilité même d'être aimé disparaît puisque l'autre se réduit à sa dimension d'objectivité. Ce refus constitue donc la liberté comme dépendante de l'autre et l'autre comme subjectivité devient bien limite insurpassable de la liberté du pour-soi, but et fin suprême en tant qu'il détient la clé de son être. Nous retrouvons bien ici l'idéal de l'entreprise amoureuse : la liberté aliénée. Mais c'est celui qui veut être aimé, qui, en tant qu'il veut qu'on l'aime, aliène sa liberté. Ma liberté s'aliène en présence de la pure subjectivité de l'autre qui fonde mon objectivité ; elle ne saurait du tout s'aliéner en face de l'autre-objet. Sous cette forme, en effet, l'aliénation de l'aimé dont rêve l'amant serait contradictoire puisque l'aimé ne peut fonder l'être de l'amant qu'en le transcendant par principe vers d'autres objets du monde ; donc cette transcendance ne peut constituer à la fois l'objet qu'elle dépasse comme objet transcendé et comme objet-limite de toute transcendance. Ainsi, dans le couple amoureux, chacun veut être l'objet pour qui la liberté de l'autre s'aliène dans une intuition originelle ; mais cette intuition qui serait l'amour à proprement parler n'est qu'un idéal contradictoire du pour-soi ; aussi chacun n'est-il aliéné que dans la mesure exacte où il exige l'aliénation d'autrui. Chacun veut que l'autre l'aime, sans se rendre compte qu'aimer c'est vouloir être aimé et qu'ainsi en voulant que l'autre l'aime il veut seulement que l'autre veuille qu'il l'aime. Ainsi les relations amoureuses sont-elles un système de renvois indéfinis analogue au pur « reflet-reflété » de la conscience, sous le signe idéal de la valeur « amour », c'est-à-dire d'une fusion des consciences où chacune d'elles conserverait son altérité pour fonder l'autre. C'est que, en effet, les consciences sont séparées par un néant insurmontable puisqu'il est à la fois négation interne de l'une par l'autre et néant de fait entre les deux négations internes. L'amour est un effort contradictoire pour surmonter la négation de fait tout en conservant la négation interne. J'exige que l'autre m'aime et je mets tout en œuvre pour réaliser mon projet ; mais si l'autre m'aime, il me déçoi. radicalement par son amour même : j'exigeais de lui qu'il fonde mon être comme objet privilégié en se maintenant comme pure subjectivité en face de moi ; et, dès qu'il m'aime, il m'éprouve comme sujet et s'abîme dans son objectivité en face de ma subjectivité. Le problème de mon être-pour-autrui demeure donc sans solution, les amants demeurent chacun pour soi dans une subjectivité totale ; rien ne vient les relever de leur devoir de se faire exister chacun pour soi ; rien ne vient lever leur contingence ni les sauver de la facticité. Au moins chacun a-t-il gagné de n'être plus en danger dans la liberté de l'autre – mais tout autrement qu'il ne le croit : ce n'est point, en effet, parce que l'autre le fait être comme objet-limite de sa transcendance, mais parce que l'autre l'éprouve comme subjectivité et ne veut l'éprouver que comme tel. Encore le gain est-il perpétuellement compromis : d'abord, à chaque instant, chacune des consciences peut se libérer de ses chaînes et contempler tout à coup l'autre comme objet. Alors l'envoûtement cesse, l'autre devient moyen parmi les moyens, il est bien alors objet pour autrui, comme il le désire, mais objet-outil, objet perpétuellement transcendé ; l'illusion, le jeu de glaces qui fait la réalité concrète de l'amour, cesse tout à coup. Ensuite, dans l'amour, chaque conscience cherche à mettre son être-pour-autrui à l'abri dans la liberté de l'autre. Cela suppose que l'autre est par delà le monde comme pure subjectivité, comme l'absolu par quoi le monde vient à l'être. Mais il suffit que les amants soient regardés ensemble par un tiers pour que chacun éprouve l'objectivation, non seulement de soi-même, mais de l'autre. Du même coup l'autre n'est plus pour moi la transcendance absolue qui me fonde dans mon être, mais il est transcendance-transcendée, non par moi, mais par un autre ; et mon rapport originel à lui, c'est-à-dire ma relation d'être aimé à l'amant, se fige en morte-possibilité. Ce n'est plus le rapport éprouvé d'un objet-limite de toute transcendance à la liberté qui le fonde : mais c'est un amour-objet qui s'aliène tout entier vers le tiers. Telle est la vraie raison pourquoi les amants recherchent la solitude. C'est que l'apparition d'un tiers, quel qu'il soit, est destruction de leur amour. Mais la solitude de fait (nous sommes seuls dans ma chambre) n'est aucunement solitude de droit. En fait, même si personne ne nous voit, nous existons pour toutes les consciences et nous avons conscience d'exister pour toutes : il en résulte que l'amour comme mode fondamental de l'être-pour-autrui a dans son être-pour-autrui la racine de sa destruction. Nous venons de définir la triple destructibilité de l'amour : en premier lieu il est, par essence, une duperie et un renvoi à l'infini, puisque aimer est vouloir qu'on m'aime, donc vouloir que l'autre veuille que je l'aime. Et une compréhension préontologique de cette duperie est donnée dans l'élan amoureux lui-même : de là la perpétuelle insatisfaction de l'amant. Elle ne vient pas, comme on l'a trop souvent dit, de l'indignité de l'être aimé, mais d'une compréhension implicite de ce que l'intuition amoureuse est, comme intuition-fondement, un idéal hors d'atteinte. Plus on m'aime, plus je perds mon être, plus je suis remis à mes propres responsabilités, à mon propre pouvoir être. En second lieu, le réveil de l'autre est toujours possible, il peut d'un moment à l'autre me faire comparaître comme objet : de là la perpétuelle insécurité de l'amant. En troisième lieu l'amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres. Il faudrait être seul au monde avec l'aimé pour que l'amour conserve son caractère d'axe de référence absolu. De là la perpétuelle honte (ou fierté – ce qui revient au même ici) de l'amant.
Ainsi c'est en vain que j'aurai tenté de me perdre dans l'objectif : ma passion n'aura servi de rien ; l'autre m'a renvoyé – soit par lui-même, soit par les autres – à mon injustifiable subjectivité. Cette constatation peut provoquer un total désespoir et une tentative neuve pour réaliser l'assimilation d'autrui et de moi-même. Son idéal sera l'inverse de celui que nous venons de décrire : au lieu de projeter d'absorber l'autre en lui conservant son altérité, je projetterai de me faire absorber par l'autre et de me perdre en sa subjectivité pour me débarrasser de la mienne. L'entreprise se traduira sur le plan concret par l'attitude masochiste : puisque autrui est le fondement de mon être-pour-autrui, si je m'en remettais à autrui du soin de me faire exister, je ne serais plus qu'un être-en-soi fondé dans son être par une liberté. Ici c'est ma propre subjectivité qui est considérée comme obstacle à l'acte primordial par quoi autrui me fonderait dans mon être ; c'est elle qu'il s'agit avant tout de nier avec ma propre liberté. Je tente donc de m'engager tout entier dans mon être-objet, je refuse d'être rien de plus qu'objet, je me repose en l'autre ; et comme j'éprouve cet être-objet dans la honte, je veux et j'aime ma honte comme signe profond de mon objectivité ; et comme autrui me saisit comme objet par le désir sexuel3, je veux être désiré, je me fais objet de désir dans la honte. Cette attitude ressemblerait assez à celle de l'amour si, au lieu de chercher à exister pour l'autre comme objet-limite de sa transcendance, je ne m'acharnais au contraire à me faire traiter comme un objet parmi les autres, comme un instrument à utiliser : c'est en effet ma transcendance qu'il s'agit de nier, non la sienne. Je n'ai pas, cette fois, à projeter de captiver sa liberté, mais au contraire je souhaite que cette liberté soit et se veuille radicalement libre. Ainsi, plus je me sentirai dépassé vers d'autres fins, plus je jouirai de l'abdication de ma transcendance. A la limite, je projette de n'être plus rien qu'un objet, c'est-à-dire radicalement un en-soi. Mais en tant qu'une liberté qui aura absorbé la mienne sera le fondement de cet en-soi, mon être redeviendra fondement de soi-même. Le masochisme, comme le sadisme4, est assomption de culpabilité. Je suis coupable, en effet, du seul fait que je suis objet. Coupable envers moi-même, puisque je consens à mon aliénation absolue, coupable envers autrui, car je lui fournis l'occasion d'être coupable, c'est-à-dire de manquer radicalement ma liberté comme telle. Le masochisme est une tentative non pour fasciner l'autre, par mon objectivité, mais pour me faire fasciner moi-même par mon objectivité-pour-autrui, c'est-à-dire pour me faire constituer en objet par autrui de telle sorte que je saisisse non-thétiquement ma subjectivité comme un rien, en présence de l'en-soi que je représente aux yeux d'autrui. Il se caractérise comme une espèce de vertige : le vertige non devant le précipice de roc et de terre, mais devant l'abîme de la subjectivité d'autrui.
Mais le masochisme est et doit être en lui-même un échec : pour me faire fasciner par mon moi-objet, en effet, il faudrait que je puisse réaliser l'appréhension intuitive de cet objet tel qu'il est pour l'autre, ce qui est par principe impossible. Ainsi le moi aliéné, loin que je puisse même commencer à me fasciner sur lui, demeure, par principe, insaisissable. Le masochiste a beau se traîner à genoux, se montrer dans des postures ridicules, se faire utiliser comme un simple instrument inanimé, c'est pour l'autre qu'il sera obscène ou simplement passif, pour l'autre qu'il subira ces postures ; pour lui, il est à jamais condamné à se les donner. C'est dans et par sa transcendance qu'il se dispose comme un être à transcender ; et plus il tentera de goûter son objectivité, plus il sera submergé par la conscience de sa subjectivité, jusqu'à l'angoisse. En particulier le masochiste qui paye une femme pour qu'elle le fouette, la traite en instrument et, de ce fait, se pose en transcendance par rapport à elle. Ainsi le masochiste finit par traiter l'autre en objet et par le transcender vers sa propre objectivité. On se rappelle, par exemple, les tribulations de Sacher-Masoch qui, pour se faire mépriser, insulter, réduire à une position humiliante, était contraint d'utiliser le grand amour que les femmes lui portaient, c'est-à-dire d'agir sur elles en tant qu'elles s'éprouvaient comme un objet pour lui. Ainsi, de toute façon, l'objectivité du masochiste lui échappe et il peut même arriver, il arrive le plus souvent qu'en cherchant à saisir son objectivité il trouve l'objectivité de l'autre, ce qui libère, malgré lui, sa subjectivité. Le masochisme est donc par principe un échec. Cela n'a rien qui puisse nous étonner si nous pensons que le masochisme est un « vice » et que le vice est, par principe, l'amour de l'échec. Mais nous n'avons pas à décrire ici les structures propres du vice. Il nous suffit de signaler que le masochisme est un perpétuel effort pour anéantir la subjectivité du sujet en la faisant réassimiler par l'autre et que cet effort est accompagné de l'épuisante et délicieuse conscience de l'échec, au point que c'est l'échec lui-même que le sujet finit par rechercher comme son but principal5.
L'échec de la première attitude envers l'autre peut etre l'occasion pour moi de prendre la seconde. Mais à vrai dire, aucune des deux n'est réellement première : chacune d'elles est une réaction fondamentale à l'être-pour-autrui comme situation originelle. Il se peut donc que, par l'impossibilité même où je suis de m'assimiler la conscience de l'autre par l'intermédiaire de mon objectité pour lui, je sois conduit à me tourner délibérément vers l'autre et à le regarder. En ce cas, regarder le regard d'autrui, c'est se poser soi-même dans sa propre liberté et tenter, du fond de cette liberté, d'affronter la liberté de l'autre. Ainsi le sens du conflit recherché serait de mettre en pleine lumière la lutte de deux libertés affrontées en tant que libertés. Mais cette intention doit être immédiatement déçue, car du seul fait que je m'affermis dans ma liberté en face d'autrui, je fais de l'autre une transcendance-transcendée, c'est-à-dire un objet. C'est l'histoire de cet échec que nous allons tenter de retracer à présent. On en saisit le schéma directeur : sur autrui qui me regarde, je braque mon regard à mon tour. Mais un regard ne se peut regarder : dès que je regarde vers le regard, il s'évanouit, je ne vois plus que des yeux. A cet instant, autrui devient un être que je possède et qui reconnaît ma liberté. Il semble que mon but soit atteint puisque je possède l'être qui a la clé de mon objectité et que je puis lui faire éprouver ma liberté de mille manières. Mais en réalité, tout s'est effondré, car l'être qui me reste entre les mains est un autrui-objet. En tant que tel, il a perdu la clé de mon être-objet et il possède de moi une pure et simple image, qui n'est rien d'autre qu'une de ses affections objectives et qui ne me touche plus ; et s'il éprouve les effets de ma liberté, si je puis agir sur son être de mille manières et transcender ses possibilités avec toutes mes possibilités, c'est en tant qu'il est objet dans le monde et, comme tel, hors d'état de reconnaître ma liberté. Ma déception est entière puisque je cherche à m'approprier la liberté d'autrui et que je m'aperçois d'un coup que je ne puis agir sur l'autre qu'en tant que cette liberté s'est effondrée sous mon regard. Cette déception sera le ressort de mes tentatives ultérieures pour rechercher la liberté d'autrui à travers l'objet qu'il est pour moi et pour trouver des conduites privilégiées qui pourraient m'approprier cette liberté à travers une appropriation totale du corps d'autrui. Ces tentatives, on s'en doute, sont par principe vouées à l'échec.
Mais il se peut aussi que le « regarder le regard » soit ma réaction originelle à mon être-pour-autrui. Cela signifie que je peux, dans mon surgissement au monde, me choisir comme regardant le regard de l'autre et bâtir ma subjectivité sur l'effondrement de celle de l'autre. C'est cette attitude que nous nommerons l'indifférence envers autrui. Il s'agit alors d'une cécité vis-à-vis des autres. Mais le terme de « cécité » ne doit pas nous induire en erreur : je ne subis pas cette cécité comme un état ; je suis ma propre cécité à l'égard des autres et cette cécité enveloppe une compréhension implicite de l'être-pour-autrui, c'est-à-dire de la transcendance d'autrui comme regard. Cette compréhension est simplement ce que je me détermine moi-même à masquer. Je pratique alors une sorte de solipsisme de fait ; les autres, ce sont ces formes qui passent dans la rue, ces objets magiques qui sont susceptibles d'agir à distance et sur lesquels je peux agir par des conduites déterminées. J'y prends à peine garde, j'agis comme si j'étais seul au monde ; je frôle « les gens » comme je frôle les murs, je les évite comme j'évite des obstacles, leur liberté-objet n'est pour moi que leur « coefficient d'adversité » ; je n'imagine même pas qu'ils puissent me regarder. Sans doute ont-ils quelque connaissance de moi ; mais cette connaissance ne me touche pas : il s'agit de pures modifications de leur être qui ne passent pas d'eux à moi et qui sont entachées de ce que nous nommons « subjectivité-subie » ou « subjectivité-objet », c'est-à-dire qu'elles traduisent ce qu'ils sont, non ce que je suis et qu'elles sont l'effet de mon action sur eux. Ces « gens » sont des fonctions : le poinçonneur de tickets n'est rien que fonction de poinçonner ; le garçon de café n'est rien que fonction de servir les consommateurs. A partir de là, il sera possible de les utiliser au mieux de mes intérêts, si je connais leurs clés et ces « maîtres-mots » qui peuvent déclencher leurs mécanismes. De là cette psychologie « moraliste » que le XVIIe siècle français nous a livrée ; de là ces traités du XVIIIe siècle, Le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville ; Les Liaisons dangereuses, de Laclos ; Traité de l'ambition, de Hérault de Séchelles, qui nous livrent une connaissance pratique de l'autre et l'art d'agir sur lui. Dans cet état de cécité, j'ignore concurremment la subjectivité absolue de l'autre comme fondement de mon être-en-soi et mon être-pour-l'autre, en particulier mon « corps pour l'autre ». En un sens, je suis tranquillisé ; j'ai du « toupet », c'est-à-dire que je n'ai aucunement conscience de ce que le regard de l'autre peut figer mes possibilités et mon corps ; je suis dans l'état opposé à celui qu'on nomme timidité. J'ai de l'aisance, je ne suis pas embarrassé de moi-même, car je ne suis pas dehors, je ne me sens pas aliéné. Cet état de cécité peut se poursuivre longtemps, au gré de ma mauvaise foi fondamentale, il peut s'étendre avec des répits sur plusieurs années, sur toute une vie : il y a des hommes qui meurent sans avoir – sauf pendant de brèves et terrifiantes illuminations – soupçonné ce qu'était l'autre. Mais, y fût-on entièrement plongé, on ne cesse d'éprouver son insuffisance. Et, comme toute mauvaise foi, c'est lui qui nous fournit des motifs pour sortir de lui : car la cécité à l'égard de l'autre fait concurremment disparaître toute appréhension vécue de mon objectivité. Pourtant, l'autre comme liberté et mon objectivité comme moi-aliéné sont là, inaperçus, non thématisés, mais donnés dans ma compréhension même du monde et de mon être dans le monde. Le poinçonneur de tickets, même s'il est considéré comme pure fonction, me renvoie de par sa fonction même à un être-dehors, encore que cet être-dehors ne soit ni saisi ni saisissable. De là un sentiment perpétuel de manque et de malaise. C'est que mon projet fondamental envers autrui – quelle que soit l'attitude que je prenne – est double : il s'agit d'une part de me protéger contre le danger que me fait courir mon être-dehors-dans-la-liberté-d'autrui et d'autre part d'utiliser autrui pour totaliser enfin la totalité détotalisée que je suis, pour fermer le cercle ouvert et faire enfin que je sois fondement de moi-même. Or, d'une part, la disparition d'autrui comme regard me rejette dans mon injustifiable subjectivité et réduit mon être à cette perpétuelle poursuite-poursuivie vers un en-soi-pour-soi insaisissable ; sans l'autre, je saisis à plein, à nu cette terrible nécessité d'être libre qui est mon lot, c'est-à-dire le fait que je ne puis m'en remettre qu'à moi du soin de me faire être, encore que je n'aie pas choisi d'être et que je sois né, Mais d'autre part, bien que la cécité envers l'autre me délivre en apparence de la crainte d'être en danger dans la liberté de l'autre, elle enveloppe malgré tout une compréhension implicite de cette liberté. Elle me place donc au dernier degré de l'objectivité, au moment même où je puis me croire absolue et unique subjectivité, puisque je suis vu sans même pouvoir éprouver que je suis vu et me défendre par cette épreuve contre mon « être-vu ». Je suis possédé sans pouvoir me retourner vers qui me possède. Dans l'épreuve directe d'autrui comme regard, je me défends en éprouvant l'autre et la possibilité me reste de transformer l'autre en objet. Mais si l'autre est objet pour moi pendant qu'il me regarde, alors je suis en danger sans le savoir. Ainsi, ma cécité est inquiétude parce qu'elle s'accompagne de la conscience d'un « regard errant » et insaisissable qui risque de m'aliéner à mon insu. Ce malaise doit occasionner une tentative nouvelle pour m'emparer de la liberté d'autrui. Mais cela signifiera que je vais me retourner sur l'objet-autrui qui me frôle et tenter de l'utiliser comme instrument pour atteindre sa liberté. Seulement, précisément parce que je m'adresse à l'objet « autrui », je ne puis lui demander compte de sa transcendance, et même, étant moi-même sur le plan de l'objectivation d'autrui, je ne puis même concevoir ce que je veux m'approprier. Ainsi suis-je dans une attitude irritante et contradictoire vis-à-vis de cet objet que je considère : non seulement je ne puis obtenir de lui ce que je veux, mais en outre cette quête provoque un évanouissement du savoir même qui concerne ce que je veux ; je m'engage dans une recherche désespérée de la liberté de l'autre et, en cours de route, je me trouve engagé dans une recherche qui a perdu son sens ; tous mes efforts pour rendre son sens à la recherche n'ont pour effet que de le lui faire perdre davantage et de provoquer mon étonnement et mon malaise, tout juste comme lorsque j'essaie de retrouver le souvenir d'un rêve et que ce souvenir fond entre mes doigts en me laissant une vague et irritante impression de connaissance totale et sans objet ; tout juste comme lorsque je tente d'expliciter le contenu d'une fausse réminiscence et que l'explication même la fait se fondre en translucidité.
Ma tentative originelle pour me saisir de la subjectivité libre de l'autre à travers son objectivité-pour-moi est le désir sexuel. On s'étonnera peut-être de voir mentionner au niveau d'attitudes premières qui manifestent simplement notre manière originelle de réaliser l'être-pour-autrui un phénomène qui est classé d'ordinaire parmi les « réactions psycho-physiologiques ». Pour la plupart des psychologues en effet le désir, comme fait de conscience, est en étroite corrélation avec la nature de nos organes sexuels et c'est seulement en liaison avec une étude approfondie de ceux-ci qu'on pourra le comprendre. Mais comme la structure différenciée du corps (mammifère, vivipare, etc.) et, partant, la structure particulière du sexe (utérus, trompes, ovaires, etc.) sont du domaine de la contingence absolue et ne ressortissent nullement à l'ontologie de la « conscience » ou du « Dasein », il semble qu'il en soit de même pour le désir sexuel. De même que les organes sexuels sont une information contingente et particulière de notre corps, de même le désir qui y correspond serait une modalité contingente de notre vie psychique, c'est-à-dire qu'il ne saurait être décrit qu'au niveau d'une psychologie empirique appuyée sur la biologie. C'est ce que manifeste assez le nom d'instinct sexuel qu'on réserve au désir et à toutes les structures psychiques qui s'y rapportent. Ce terme d'instinct qualifie toujours, en effet, des formations contingentes de la vie psychique qui ont le double caractère d'être coextensives à toute la durée de cette vie – ou. en tout cas, de ne point provenir de notre « histoire » – et de ne pouvoir, cependant, être déduites à partir de l'essence même du psychique. C'est pourquoi les philosophies existentielles n'ont pas cru devoir se préoccuper de la sexualité. Heidegger, en particulier, n'y fait pas la moindre allusion dans son analytique existentielle, en sorte que son « Dasein » nous apparaît comme asexué. Et sans doute peut-on considérer en effet que c'est une contingence pour la « réalité-humaine » que de se spécifier en « masculine » ou « féminine » ; sans doute peut-on dire que le problème de la différenciation sexuelle n'a rien à faire avec celui de l'Existence (Existenz), puisque l'homme, comme la femme, « existe », ni plus ni moins.
Ces raisons ne sont pas absolument convaincantes. Que la différence sexuelle soit du domaine de la facticité, nous l'accepterons à la rigueur. Mais cela doit-il signifier que le « pour-soi » est sexuel « par accident », par la pure contingence d'avoir un tel corps ? Pouvons-nous admettre que cette immense affaire qu'est la vie sexuelle vienne de surcroît à la condition humaine ? Il apparaît pourtant au premier regard que le désir et son inverse, l'horreur sexuelle, sont des structures fondamentales de l'être-pour-autrui. Evidemment, si la sexualité tire son origine du sexe comme détermination physiologique et contingente de l'homme, elle ne saurait être indispensable à l'être du pour-autrui. Mais n'a-t-on pas le droit de se demander si le problème ne serait pas, par hasard, du même ordre que celui que nous avons rencontré à propos des sensations et des organes sensibles ? L'homme, dit-on, est un être sexuel parce qu'il possède un sexe. Et si c'était l'inverse ? Si le sexe n'était que l'instrument et comme l'image d'une sexualité fondamentale ? Si l'homme ne possédait un sexe que parce qu'il est originellement et fondamentalement un être sexuel, en tant qu'être qui existe dans le monde en liaison avec d'autres hommes ? La sexualité enfantine précède la maturation physiologique des organes sexuels ; les eunuques ne cessent pas pour autant de désirer. Ni beaucoup de vieillards. Le fait de pouvoir disposer d'un organe sexuel apte à féconder et à procurer de la jouissance ne représente qu'une phase et un aspect de notre vie sexuelle. Il y a un mode de sexualité « avec possibilité d'assouvissement » et le sexe formé représente et concrétise cette possibilité. Mais il y a d'autres modes de la sexualité sur le type de l'inassouvissement et, si l'on tient compte de ces modalités, il faut reconnaître que la sexualité, apparaissant avec la naissance, ne disparaît qu'avec la mort. Jamais d'ailleurs la turgescence du pénis ni aucun autre phénomène physiologique ne peuvent expliquer ni provoquer le désir sexuel – pas plus que la vaso-constriction ou la dilatation pupillaire (ni la simple conscience de ces modifications physiologiques) ne pourront expliquer ou provoquer la peur. Ici comme là, bien que le corps ait un rôle important à jouer, il faut, pour bien comprendre, nous reporter à l'être-dans-le-monde et à l'être-pour-autrui : je désire un être humain, non un insecte ou un mollusque, et je le désire en tant qu'il est et que je suis en situation dans le monde et qu'il est un autre pour moi et que je suis pour lui un autre. Le problème fondamental de la sexualité peut donc se formuler ainsi : la sexualité est-elle un accident contingent lié à notre nature physiologique ou est-elle une structure nécessaire de l'être-pour-soi-pour-autrui ? Du seul fait que la question peut se poser en ces termes, c'est à l'ontologie qu'il revient d'en décider. Elle ne saurait le faire, précisément, que si elle se préoccupe de déterminer et de fixer la signification de l'existence sexuelle pour l'autre. Etre sexué en effet signifie – au terme de la description du corps que nous avons tentée au chapitre précédent – exister sexuellement pour un autrui qui existe sexuellement pour moi – étant bien entendu que cet autrui n'est pas forcément ni d'abord pour moi – ni moi pour lui – un existant hétérosexuel mais seulement un être sexué en général. Considérée du point de vue du pour-soi, cette saisie de la sexualité d'autrui ne saurait être la pure contemplation désintéressée de ses caractères sexuels primaires ou secondaires. Autrui n'est pas d'abord sexué pour moi parce que je conclus de la répartition de son système pileux, de la rudesse de ses mains, du son de sa voix, de sa force qu'il est du sexe masculin. Il s'agit là de conclusions dérivées qui se réfèrent à un état premier. L'appréhension première de la sexualité d'autrui, en tant qu'elle est vécue et soufferte, ne saurait être que le désir ; c'est en désirant l'autre (ou en me découvrant comme incapable de le désirer) ou en saisissant son désir de moi que je découvre son être-sexué ; et le désir me découvre à la fois mon être-sexué et son être-sexué, mon corps comme sexe et son corps. Nous voilà donc renvoyé, pour décider de la nature et du rang ontologique du sexe, à l'étude du désir. Qu'est-ce donc que le désir ?
Et d'abord de quoi y a-t-il désir ?
Il faut renoncer d'emblée à l'idée que le désir serait désir de volupté ou désir de faire cesser une douleur. De cet état d'immanence, on ne voit pas comment le sujet pourrait sortir pour « attacher » son désir à un objet. Toute théorie subjectiviste et immanentiste échouera à expliquer que nous désirions une femme et non simplement notre assouvissement. Il convient donc de définir le désir par son objet transcendant. Toutefois, il serait tout à fait inexact de dire que le désir est désir de « possession physique » de l'objet désiré, si l'on entend ici par posséder : faire l'amour avec. Sans doute l'acte sexuel délivre pour un moment du désir et il se peut qu'en certains cas il soit posé explicitement comme l'aboutissement souhaitable du désir – lorsque celui-ci, par exemple, est douloureux et fatigant. Mais il faut alors que le désir soit lui-même l'objet qu'on pose comme « à supprimer » et c'est ce qui ne saurait se faire que par le moyen d'une conscience réflexive. Or le désir est par soi-même irréfléchi ; il ne saurait donc se poser lui-même comme objet à supprimer. Seul un roué se représente son désir, le traite en objet, l'excite, le met en veilleuse, en diffère l'assouvissement, etc. Mais alors, il faut le remarquer, c'est le désir qui devient le désirable. L'erreur vient ici de ce qu'on a appris que l'acte sexuel supprimait le désir. On a donc joint une connaissance au désir lui-même et, pour des raisons extérieures à son essence (procréation, caractère sacré de la maternité, force exceptionnelle du plaisir provoqué par l'éjaculation, valeur symbolique de l'acte sexuel), on lui a attaché du dehors la volupté comme son assouvissement normal. Aussi l'homme moyen ne peut-il, par paresse d'esprit et conformisme, concevoir d'autre fin à son désir que l'éjaculation. C'est ce qui a permis de concevoir le désir comme un instinct dont l'origine et la fin sont strictement physiologiques, puisque, chez l'homme par exemple, il aurait pour cause l'érection et pour terme final l'éjaculation. Mais le désir n'implique nullement par soi l'acte sexuel, il ne le pose pas thématiquement, il ne l'ébauche même pas, comme on voit lorsqu'il s'agit du désir de très jeunes enfants ou d'adultes qui ignorent la « technique » de l'amour. Pareillement le désir n'est désir d'aucune pratique amoureuse spéciale ; c'est ce que prouve assez la diversité de ces pratiques, qui varient avec les groupes sociaux. D'une manière générale, le désir n'est pas désir de faire. Le « faire » intervient après coup, s'adjoint du dehors au désir et nécessite un apprentissage : il y a une technique amoureuse qui a ses fins propres et ses moyens. Le désir ne pouvant donc ni poser sa suppression comme sa fin suprême, ni élire pour but ultime un acte particulier, est purement et simplement désir d'un objet transcendant. Nous retrouvons ici cette intentionnalité affective dont nous parlions aux chapitres précédents et que Scheler et Husserl ont décrite. Mais de quel objet y a-t-il désir ? Dira-t-on que le désir est désir d'un corps ? En un sens on ne saurait le nier. Mais il faut s'entendre. Certes c'est le corps qui trouble : un bras ou un sein entrevu, un pied peut-être. Mais il faut bien voir d'abord que nous ne désirons jamais le bras ou le sein découvert que sur le fond de présence du corps entier comme totalité organique. Le corps lui-même, comme totalité, peut être masqué ; je puis ne voir qu'un bras nu. Mais il est là ; il est ce à partir de quoi je saisis le bras comme bras ; il est aussi présent, aussi adhérent au bras que je vois que les arabesques du tapis que cachent les pieds de la table sont adhérentes et présentes aux arabesques que je vois. Et mon désir ne s'y trompe pas : il s'adresse non à une somme d'éléments physiologiques mais à une forme totale ; mieux : à une forme en situation. L'attitude, nous le verrons plus loin, fait beaucoup pour provoquer le désir. Or, avec l'attitude, les entours sont donnés et finalement le monde. Mais, du coup, nous voilà aux antipodes du simple prurit physiologique : le désir pose le monde et désire le corps à partir du monde et la belle main à partir du corps. Il suit exactement la démarche que nous décrivions au chapitre précédent et par laquelle nous saisissons le corps d'autrui à partir de sa situation dans le monde. Cela n'a, du reste, rien pour étonner, puisque le désir n'est autre qu'une des grandes formes que peut prendre le dévoilement du corps d'autrui. Mais précisément pour cela, nous ne désirons pas le corps comme pur objet matériel : le pur objet matériel, en effet, n'est pas en situation. Ainsi cette totalité organique qui est immédiatement présente au désir n'est désirable qu'en tant qu'elle révèle non seulement la vie mais encore la conscience adaptée. Toutefois, nous le verrons, cet être-en-situation d'autrui que dévoile le désir est d'un type entièrement original. La conscience envisagée, d'ailleurs, n'est encore qu'une propriété de l'objet désiré, c'est-à-dire qu'elle n'est rien d'autre que le sens d'écoulement des objets du monde, en tant précisément que cet écoulement est cerné, localisé et fait partie de mon monde. Certes, on peut désirer une femme qui dort, mais c'est dans la mesure où ce sommeil apparaît sur fond de conscience. La conscience demeure donc toujours à l'horizon du corps désiré : elle fait son sens et son unité. Un corps vivant comme totalité organique en situation avec la conscience à l'horizon : tel est l'objet auquel s'adresse le désir. Et qu'est-ce que le désir veut de cet objet ? Nous ne pouvons pas le déterminer sans avoir répondu à une question préalable : qui est-ce qui désire ?
Sans aucun doute, celui qui désire c'est moi et le désir est un mode singulier de ma subjectivité. Le désir est conscience puisqu'il ne peut être que comme conscience non-positionnelle de lui-même. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la conscience désirante ne diffère de la conscience cognitive, par exemple, que par la nature de son objet. Se choisir comme désir, pour le pour-soi, ce n'est pas produire un désir en demeurant indifférent et inaltéré, comme la cause stoïcienne produit son effet : c'est se porter sur un certain plan d'existence qui n'est pas le même, par exemple, que celui d'un pour-soi qui se choisit comme être métaphysique. Toute conscience, on l'a vu, soutient un certain rapport avec sa propre facticité. Mais ce rapport peut varier d'un mode de conscience à l'autre. La facticité de la conscience douloureuse, par exemple, est facticité découverte dans une fuite perpétuelle. Il n'en est pas de même pour la facticité du désir. L'homme qui désire existe son corps d'une manière particulière et, par là, il se place à un niveau particulier d'existence. En effet, chacun conviendra de ce que le désir n'est pas seulement envie, claire et translucide envie qui vise à travers notre corps un certain objet. Le désir est défini comme trouble. Et cette expression de trouble peut nous servir à mieux déterminer sa nature : on oppose une eau trouble à une eau transparente ; un regard trouble à un clair regard. L'eau trouble est toujours de l'eau ; elle en a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est « troublée » par une présence insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle part et qui se donne comme un empâtement de l'eau par elle-même. Certes, on pourra l'expliquer par la présence de fines particules solides en suspens dans le liquide : mais cette explication est celle du savant. Notre saisie originelle de l'eau trouble nous la livre comme altérée par la présence d'un quelque chose d'invisible qui ne se distingue pas d'elle-même et se manifeste comme pure résistance de fait. Si la conscience désirante est trouble, c'est qu'elle présente une analogie avec l'eau trouble. Pour préciser cette analogie, il convient de comparer le désir sexuel avec une autre forme de désir, par exemple avec la faim. La faim, comme le désir sexuel, suppose un certain état du corps, défini ici comme appauvrissement du sang, sécrétion salivaire abondante, contractions du tunicier, etc. Ces divers phénomènes sont décrits et classés du point de vue d'autrui. Ils se manifestent, pour le pour-soi, comme pure facticité. Mais cette facticité ne compromet pas la nature même du pour-soi car le pour-soi la fuit immédiatement vers ses possibles, c'est-à-dire vers un certain état de faim-assouvie dont nous avons marqué dans notre deuxième partie qu'il était l'en-soi-pour-soi de la faim. Ainsi, la faim est pur dépassement de la facticité corporelle et, dans la mesure où le pour-soi prend conscience de cette facticité sous forme non-thétique, c'est immédiatement comme d'une facticité dépassée qu'il en prend conscience. Le corps est bien ici le passé, le dé-passé. Dans le désir sexuel, certes, on peut retrouver cette structure commune à tous les appétits : un état du corps. L'autre peut noter diverses modifications physiologiques (érection du pénis, turgescence des mamelons des seins, modifications du régime circulatoire, élévation de la température, etc.). Et la conscience désirante existe cette facticité ; c'est à partir d'elle – nous dirions volontiers : à travers elle – que le corps désiré apparaît comme désirable. Toutefois si nous nous bornions à le décrire ainsi, le désir sexuel apparaîtrait comme un désir sec et clair, comparable au désir de boire et de manger. Il serait fuite pure de la facticité vers d'autres possibles. Or chacun sait qu'un abîme sépare le désir sexuel des autres appétits. On connaît cette formule trop célèbre : « Faire l'amour avec une jolie femme lorsqu'on en a envie, comme on boit un verre d'eau glacée lorsqu'on a soif » et l'on sait aussi tout ce qu'elle a d'insatisfaisant pour l'esprit et même de scandaleux. C'est qu'on ne désire pas une femme en se tenant tout entier hors ou désir, le désir me compromet ; je suis complice de mon désir. Ou plutôt le désir est tout entier chute dans la complicité avec le corps. Il n'est pour chacun que de consulter son expérience : on sait que dans le désir sexuel la conscience est comme empâtée, il semble qu'on se laisse envahir par la facticité. qu'on cesse de la fuir et qu'on glisse vers un consentement passif au désir. A d'autres moments, il semble que la facticité envahisse la conscience dans sa fuite même et la rende opaque à elle-même. C'est comme un soulèvement pâteux du fait. Aussi, les expressions qu'on emploie pour désigner le désir en marquent assez la spécificité. On dit qu'il vous prend, qu'il vous submerge, qu'il vous transit. Imagine-t-on les mêmes mots employés pour désigner la faim ? A-t-on idée d'une faim qui « submergerait » ? Cela n'aurait de sens à la rigueur que pour rendre compte des impressions de l'inanitié. Mais, au contraire, le plus faible désir est déjà submergeant. On ne peut pas le tenir à distance, comme la faim, et « penser à autre chose » en conservant tout juste comme un signe du corps-fond une tonalité indifférenciée de la conscience non-thétique qui serait le désir. Mais le désir est consentement au désir. La conscience alourdie et pâmée glisse vers un alanguissement comparable au sommeil. Chacun a pu observer d'ailleurs cette apparition du désir chez autrui : tout à coup l'homme qui désire devient d'une tranquillité lourde qui effraie ; ses yeux se fixent et semblent mi-clos, ses gestes sont empreints d'une douceur lourde et pâteuse ; beaucoup semblent s'endormir. Et lorsqu'on « lutte contre le désir », c'est précisément à l'alanguissement qu'on résiste. Si l'on réussit à résister, le désir avant de disparaître deviendra tout sec et tout clair, semblable à la faim ; et puis il y aura un « réveil » ; on se sentira lucide mais avec la tête lourde et le cœur battant. Naturellement, toutes ces descriptions sont impropres : elles marquent plutôt la façon dont nous interprétons le désir. Mais cependant elles indiquent le fait premier du désir : dans le désir la conscience choisit d'exister sa facticité sur un autre plan. Elle ne la fuit plus, elle tente de se subordonner à sa propre contingence – en tant qu'elle saisit un autre corps – c'est-à-dire une autre contingence – comme désirable. En ce sens, le désir n'est pas seulement le dévoilement du corps d'autrui mais la révélation de mon propre corps. Et cela, non pas en tant que ce corps est instrument ou point de vue, mais en tant qu'il est pure facticité, c'est-à-dire simple forme contingente de la nécessité de ma contingence. Je sens ma peau et mes muscles et mon souffle et je les sens non pour les transcender vers quelque chose comme dans l'émotion ou l'appétit mais comme un datum vivant et inerte, non pas simplement comme l'instrument souple et discret de mon action sur le monde mais comme une passion par où je suis engagé dans le monde et en danger dans le monde. Le pour-soi n'est pas cette contingence, il continue à l'exister, mais il subit le vertige de son propre corps ou, si l'on préfère, ce vertige est précisément sa manière d'exister son corps. La conscience non-thétique se laisse aller au corps, veut être corps et n'être que corps. Dans le désir, le corps, au lieu d'être seulement la contingence que fuit le pour-soi vers des possibles qui lui sont propres, devient en même temps le possible le plus immédiat du pour-soi ; le désir n'est pas seulement désir du corps d'autrui ; il est, dans l'unité d'un même acte, le pro-jet non thétiquement vécu de s'enliser dans le corps ; ainsi le dernier degré du désir pourra-t-il être l'évanouissement comme dernier degré de consentement au corps. C'est en ce sens que le désir peut être dit désir d'un corps pour un autre corps. C'est en fait un appétit vers le corps d'autrui qui est vécu comme vertige du pour-soi devant son propre corps ; et l'être qui désire, c'est la conscience se faisant corps.
Mais s'il est vrai que le désir est une conscience qui se fait corps pour s'approprier le corps d'autrui saisi comme totalité organique en situation avec la conscience à l'horizon, quelle est la signification du désir ; c'est-à-dire : pourquoi la conscience se fait-elle – ou tente-t-elle vainement de se faire – corps et qu'attend-elle de l'objet de son désir ? Il sera facile de répondre si l'on réfléchit que, dans le désir, je me fais chair en présence d'autrui pour m'approprier la chair d'autrui. Cela signifie qu'il ne s'agit pas seulement de saisir des épaules ou des flancs ou d'attirer un corps contre moi : il faut encore les saisir avec cet instrument particulier qu'est le corps en tant qu'il empâte la conscience. En ce sens, lorsque je saisis ces épaules, on pourrait dire non seulement que mon corps est un moyen pour toucher les épaules mais que les épaules d'autrui sont un moyen pour moi de découvrir mon corps comme révélation fascinante de ma facticité, c'est-à-dire comme chair. Ainsi le désir est désir d'appropriation d'un corps en tant que cette appropriation me révèle mon corps comme chair. Mais ce corps que je veux m'approprier, je veux me l'approprier comme chair. Or, c'est ce qu'il n'est pas d'abord pour moi : le corps d'autrui apparaît comme forme synthétique en acte ; nous l'avons vu, on ne saurait percevoir le corps d'autrui comme chair pure, c'est-à-dire à titre d'objet isolé ayant avec les autres ceci des relations d'extériorité. Le corps d'autrui est originellement corps en situation ; la chair au contraire apparaît comme contingence pure de la présence. Elle est ordinairement masquée par les fards, les vêtements, etc. ; surtout, elle est masquée par les mouvements ; rien n'est moins « en chair » qu'une danseuse, fût-elle nue. Le désir est une tentative pour déshabiller le corps de ses mouvements comme de ses vêtements et de le faire exister comme pure chair ; c'est une tentative d'incarnation du corps d'autrui. C'est en ce sens que les caresses sont appropriation du corps de l'autre : il est évident que, si les caresses ne devaient être que des effleurements, des frôlements, il ne saurait y avoir de rapport entre elles et le puissant désir qu'elles prétendent combler ; elles demeureraient en surface, comme des regards, et ne sauraient m'approprier l'autre. On sait combien paraît décevant ce mot fameux : « Contact de deux épidermes. » La caresse ne se veut pas simple contact ; il semble que l'homme seul peut la réduire à un contact et qu'alors il manque son sens propre. C'est que la caresse n'est pas simple effleurement : elle est façonnement. En caressant autrui, je fais naître sa chair par ma caresse, sous mes doigts. La caresse est l'ensemble des cérémonies qui incarnent autrui. Mais, dira-t-on, n'était-il pas incarné déjà ? Justement non. La chair d'autrui n'existait pas explicitement pour moi, puisque je saisissais le corps d'autrui en situation ; elle n'existait pas non plus pour lui puisqu'il la transcendait vers ses possibilités et vers l'objet. La caresse fait naître autrui comme chair pour moi et pour lui-même. Et par chair, nous n'entendons pas une partie du corps, telle que derme, tissu conjonctif ou, précisément, épiderme ; il ne s'agit pas non plus forcément du corps « en repos » ou assoupi, quoique souvent ce soit ainsi qu'il révèle mieux sa chair. Mais la caresse révèle la chair en déshabillant le corps de son action, en le scindant des possibilités qui l'entourent : elle est faite pour découvrir sous l'acte la trame d'inertie – c'est-à-dire le pur « être-là » – qui le soutient : par exemple en prenant et en caressant la main de l'autre, je découvre, sous la préhension que cette main est d'abord, une étendue de chair et d'os qui peut être prise ; et, pareillement, mon regard caresse lorsqu'il découvre, sous ce bondissement que sont d'abord les jambes de la danseuse, l'étendue lunaire des cuisses. Ainsi la caresse n'est aucunement distincte du désir : caresser des yeux ou désirer ne font qu'un ; le désir s'exprime par la caresse comme la pensée par le langage. Et précisément la caresse révèle la chair d'autrui comme chair à moi-même et à autrui. Mais elle révèle cette chair de façon très particulière : empoigner autrui lui révèle bien son inertie et sa passivité de transcendance-transcendée ; mais ce n'est pas là le caresser. Dans la caresse, ce n'est pas mon corps comme forme synthétique en action qui caresse autrui : mais c'est mon corps de chair qui fait naître la chair d'autrui. La caresse est faite pour faire naître par le plaisir le corps d'autrui à autrui et à moi-même comme passivité touchée dans la mesure où mon corps se fait chair pour le toucher avec sa propre passivité, c'est-à-dire en se caressant à lui plutôt qu'en le caressant. C'est pourquoi les gestes amoureux ont une langueur qu'on pourrait presque dire étudiée : il ne s'agit pas tant de prendre une partie du corps de l'autre que de porter son propre corps contre le corps de l'autre. Non pas tant de pousser ou de toucher, au sens actif, mais de poser contre. Il semble que je porte mon propre bras comme un objet inanimé et que je le pose contre le flanc de la femme désirée ; que mes doigts que je promène sur son bras soient inertes au bout de ma main. Ainsi la révélation de la chair d'autrui se fait par ma propre chair ; dans le désir et dans la caresse qui l'exprime, je m'incarne pour réaliser l'incarnation d'autrui ; et la caresse, en réalisant l'incarnation de l'autre, me découvre ma propre incarnation ; c'est-à-dire que je me fais chair pour entraîner l'autre à réaliser pour soi et pour moi sa propre chair et mes caresses font naître pour moi ma chair en tant qu'elle est, pour autrui, chair le faisant naître à la chair ; je lui fais goûter ma chair par sa chair pour l'obliger à se sentir chair. Et de la sorte apparaît véritablement la possession comme double incarnation réciproque. Ainsi, dans le désir, il y a tentative d'incarnation de la conscience (c'est ce que nous appelions tout à l'heure empâtement de la conscience conscience troublée, etc.) pour réaliser l'incarnation de l'autre.
Reste à déterminer quel est le motif du désir ou, si l'on préfère, son sens. Car, si l'on a suivi les descriptions que nous avons tentées ici, on aura compris depuis longtemps que, pour le pour-soi, être c'est choisir sa manière d'être sur fond d'une contingence absolue de son être-là. Le désir n'arrive donc point à la conscience comme la chaleur arrive au morceau de fer que j'approche de la flamme. La conscience se choisit désir. Pour cela, certes, il convient qu'elle ait un motif : je ne désire pas n'importe qui. n'importe quand. Mais nous avons montré, dans la première partie de ce livre, que le motif était suscité à partir du passé et que la conscience, en se retournant sur lui, lui conférait son poids et sa valeur. Il n'y a donc aucune différence entre le choix du motif du désir et le sens du surgissement – dans les trois dimensions ek-statiques de la durée – d'une conscience qui se fait désirante. Le désir, comme les émotions ou l'attitude imaginante ou, en général, toutes les attitudes du pour-soi, a une signification qui le constitue et le dépasse. La description que nous venons de tenter n'aurait aucun intérêt si elle ne devait pas nous conduire à poser la question : pourquoi la conscience se néantise-t-elle sous forme de désir ?
Une ou deux remarques préalables vont nous aider à répondre à cette question. En premier lieu, il faut noter que la conscience désirante ne désire pas son objet sur fond de monde inchangé. Autrement dit, il ne s'agit pas de faire paraître le désirable comme un certain ceci sur le fond d'un monde qui garderait ses relations instrumentales avec nous et son organisation en complexes d'ustensiles. Il en est du désir comme de l'émotion : nous avons marqué ailleurs6 que l'émotion n'est pas la saisie d'un objet émouvant dans un monde inchangé mais, comme elle correspond à une modification globale de la conscience et de ses relations au monde, elle se traduit par une altération radicale du monde. Le désir est pareillement une modification radicale du pour-soi puisque le pour-soi se fait être sur un autre plan d'être, il se détermine à exister son corps différemment, à se faire empâter par sa facticité. Corrélativement le monde doit venir à l'être pour lui d'une manière neuve : il y a un monde du désir. Si mon corps, en effet, n'est plus senti comme l'instrument qui ne peut être utilisé par aucun instrument, c'est-à-dire comme l'organisation synthétique de mes actes dans le monde ; s'il est vécu comme chair, c'est comme renvois à ma chair que je saisis les objets du monde. Cela signifie que je me fais passif par rapport à eux et que c'est du point de vue de cette passivité, dans et par elle qu'ils se révèlent à moi (car la passivité est le corps et le corps ne cesse pas d'être point de vue). Les objets sont alors l'ensemble transcendant qui me révèle mon incarnation. Un contact est caresse, c'est-à-dire que ma perception n'est pas utilisation de l'objet et dépassement du présent en vue d'une fin ; mais percevoir un objet, dans l'attitude désirante, c'est me caresser à lui. Ainsi suis-je sensible, plus qu'à la forme de l'objet et plus qu'à son instrumentalité, à sa matière (grumeleuse, lisse, tiède, graisseuse, rêche, etc.) et je découvre dans ma perception désirante quelque chose comme une chair des objets. Ma chemise frotte contre ma peau et je la sens : elle qui d'ordinaire est pour moi l'objet le plus lointain devient le sensible immédiat, la chaleur de l'air, le souffle du vent, les rayons du soleil, etc., tout m'est présent d'une certaine manière, comme posé sans distance sur moi et révélant ma chair par sa chair. De ce point de vue, le désir n'est pas seulement l'empâtement d'une conscience par sa facticité, il est corrélativement l'engluement d'un corps par le monde ; et le monde se fait engluant ; la conscience s'enlise dans un corps qui s'enlise dans le monde7. Ainsi l'idéal qui se propose ici c'est l'être-au-milieu-du-monde ; le pour-soi tente de réaliser un être-au-milieu-du-monde, comme pro-jet ultime de son être-dans-le-monde ; c'est pourquoi la volupté est si souvent liée à la mort – qui est aussi une métamorphose ou « être-au-milieu-du-monde » –, on connaît par exemple le thème de la « fausse morte », si abondamment développé dans toutes les littératures.
Mais le désir n'est pas d'abord ni surtout une relation au monde. Le monde ne paraît ici que comme fond pour des relations explicites avec l'autre. Ordinairement c'est à l'occasion de la présence de l'autre que le monde se découvre comme monde du désir. Accessoirement il peut se découvrir comme tel à l'occasion de l'absence de tel autre ou même à l'occasion de l'absence de tout autre. Mais nous avons déjà noté que l'absence est un rapport existentiel concret de l'autre à moi qui paraît sur le fond originel de l'être-pour-autrui. Je puis, certes, en découvrant mon corps dans la solitude, me sentir brusquement comme chair, « étouffer » de désir et saisir le monde comme « étouffant ». Mais ce désir solitaire est un appel vers un autre ou vers la présence de l'autre indifférencié. Je désire me révéler comme chair par et pour une autre chair. J'essaie d'envoûter l'autre et de le faire paraître ; et le monde du désir indique en creux l'autre que j'appelle. Ainsi le désir n'est nullement un accident physiologique, un prurit de notre chair qui pourrait nous fixer fortuitement sur la chair de l'autre. Mais, bien au contraire, pour qu'il y ait ma chair et la chair de l'autre, il faut que la conscience se coule préalablement dans le moule du désir. Ce désir est un mode primitif des relations avec autrui, qui constitue l'autre comme chair désirable sur le fond d'un monde de désir.
Nous pouvons à présent expliciter le sens profond du désir. Dans la réaction primordiale au regard d'autrui, en effet, je me constitue comme regard. Mais si je regarde le regard, pour me défendre contre la liberté d'autrui et la transcender comme liberté, la liberté et le regard de l'autre s'effondrent : je vois des yeux, je vois un être-au-milieu-du-monde. Désormais l'autre m'échappe : je voudrais agir sur sa liberté, me l'approprier, ou, du moins, me faire reconnaître comme liberté par elle mais cette liberté est morte, elle n'est absolument plus dans le monde où je rencontre l'autre-objet, car sa caractéristique est d'être transcendante au monde. Certes je puis saisir l'autre, l'empoigner, le bousculer ; je puis, si je dispose de la puissance, le contraindre à tels ou tels actes, à telles ou telles paroles ; mais tout se passe comme si je voulais m'emparer d'un homme qui s'enfuirait en me laissant son manteau entre les mains. C'est le manteau, c'est la dépouille que je possède ; je ne m'emparerai jamais que d'un corps, objet psychique au milieu du monde ; et, bien que tous les actes de ce corps puissent s'interpréter en termes de liberté, j'ai entièrement perdu la clé de cette interprétation : je ne puis agir que sur une facticité. Si j'ai conservé le savoir d'une liberté transcendante d'autrui, ce savoir m'irrite en vain, en indiquant une réalité qui est par principe hors de mon atteinte et en me révélant à chaque instant que je la manque, que tout ce que je fais est fait « à l'aveuglette » et prend son sens ailleurs, dans une sphère d'existence dont je suis exclu par principe. Je puis faire crier grâce ou demander pardon, mais j'ignorerai toujours ce que cette soumission signifie pour et dans la liberté de l'autre. En même temps, d'ailleurs, mon savoir s'altère : je perds l'exacte compréhension de l'être-regardé, qui est, on le sait, la seule manière dont je puis éprouver la liberté de l'autre. Ainsi suis-je engagé dans une entreprise dont j'ai oublié jusqu'au sens. Je suis égaré en face de cet autre que je vois et que je touche et dont je ne sais plus que faire. C'est tout juste si j'ai conservé le souvenir vague d'un certain au-delà de ce que je vois et de ce que je touche, au-delà dont je sais qu'il est précisément ce que je veux m'approprier. C'est alors que je me fais désir. Le désir est une conduite d'envoûtement. Il s'agit, puisque je ne puis saisir l'autre que dans sa facticité objective, de faire engluer sa liberté dans cette facticité : il faut faire qu'elle y soit « prise » comme on dit d'une crème qu'elle est prise, de façon que le pour-soi d'autrui vienne affleurer à la surface de son corps, qu'il s'étende tout à travers de son corps et qu'en touchant ce corps, je touche enfin la libre subjectivité de l'autre. C'est là le vrai sens du mot de possession. Il est certain que je veux posséder le corps de l'autre ; mais je veux le posséder en tant qu'il est lui-même un « possédé », c'est-à-dire en tant que la conscience de l'autre s'y est identifiée. Tel est l'idéal impossible du désir : posséder la transcendance de l'autre comme pure transcendance et pourtant comme corps ; réduire l'autre à sa simple facticité, parce qu'il est alors au milieu de mon monde, mais faire que cette facticité soit une apprésentation perpétuelle de sa transcendance néantisante.
Mais à vrai dire la facticité de l'autre (son pur être-là) ne peut être donnée à mon intuition sans une modification profonde de mon être-propre. Tant que je dépasse vers mes possibilités propres ma facticité personnelle, tant que j'existe ma facticité dans un élan de fuite, je dépasse aussi la facticité de l'autre comme, d'ailleurs, la pure existence des choses. Dans mon surgissement même, je les fais émerger à l'existence instrumentale, leur être pur et simple est masqué par la complexité des renvois indicatifs qui constituent leur maniabilité et leur ustensilité. Prendre un porte-plume, c'est déjà dépasser mon être-là vers la possibilité d'écrire, mais c'est aussi dépasser le porte-plume comme simple existant vers sa potentialité et celle-ci, derechef, vers certains existants futurs qui sont les « mots-devant-être-tracés » et finalement le « livre-devant-être-écrit ». C'est pourquoi l'être des existants est ordinairement voilé par leur fonction. Il en est de même pour l'être de l'autre : si l'autre m'apparaît comme domestique, comme employé, comme fonctionnaire, ou simplement comme le passant que je dois éviter ou comme cette voix qui parle dans la chambre voisine et que je cherche à comprendre (ou, au contraire, que je veux oublier car elle « m'empêche de dormir »), ce n'est pas seulement sa transcendance extra-mondaine qui m'échappe, mais aussi son « être-là » comme pure existence contingente au milieu du monde. C'est que, justement, en tant que je le traite comme domestique ou comme employé de bureau, je le dépasse vers ses potentialités (transcendance-transcendée, mortes-possibilités) par le projet même par quoi je dépasse et néantise ma propre facticité. Si je veux revenir à sa simple présence et la goûter comme présence, il faut que je tente de me réduire à la mienne propre. Tout dépassement de mon être-là est en effet dépassement de celui de l'autre. Et si le monde est autour de moi comme la situation que je dépasse vers moi même, alors je saisis l'autre à partir de sa situation, c'est-à-dire déjà comme centre de référence. Et certes l'autre désiré doit aussi être saisi en situation : c'est une femme dans le monde, debout près d'une table, nue sur un lit ou assise à mes côtés que je désire. Mais si le désir reflue de la situation sur l'être qui est en situation, c'est pour dissoudre la situation et corroder les relations d'autrui dans le monde : le mouvement désirant qui va des « entours » à la personne désirée est un mouvement isolant, qui détruit les entours et cerne la personne considérée pour faire ressortir sa pure facticité. Mais justement cela n'est possible que si chaque objet qui me renvoie à la personne se fige dans sa pure contingence en même temps qu'il me l'indique ; et, par suite, ce mouvement de retour à l'être d'autrui est mouvement de retour à moi, comme pur être-là. Je détruis mes possibilités pour détruire celles du monde et constituer le monde en « monde du désir », c'est-à-dire en monde déstructuré, ayant perdu son sens et où les choses sont saillantes comme des fragments de matière pure, comme des qualités brutes. Et, comme le pour-soi est choix, cela n'est possible que si je me pro-jette vers une possibilité neuve : celle d'être « bu par mon corps comme l'encre par un buvard », celle de me résumer en mon pur être-là. Ce projet, en tant qu'il n'est pas simplement conçu et posé thématiquement mais vécu, c'est-à-dire en tant que sa réalisation ne se distingue pas de sa conception, c'est le trouble. Il ne faut pas comprendre, en effet, les descriptions précédentes, comme si je me mettais délibérément en état de trouble avec le dessein de retrouver le pur « être-là » de l'autre. Le désir est un pro-jet vécu qui ne suppose aucune délibération préalable, mais qui comporte en soi-même son sens et son interprétation. Dès que je me jette vers la facticité de l'autre, dès que je veux écarter ses actes et ses fonctions pour l'atteindre dans sa chair, je m'incarne moi-même, car je ne puis ni vouloir ni même concevoir l'incarnation de l'autre si ce n'est dans et par ma propre incarnation ; et même l'esquisse à vide d'un désir (comme lorsqu'on « déshabille distraitement une femme du regard ») est une esquisse à vide du trouble, car je ne désire qu'avec mon trouble, je ne dénude l'autre qu'en me dénudant moi-même, je n'ébauche et n'esquisse la chair de l'autre qu'en esquissant ma propre chair.
Mais mon incarnation n'est pas seulement la condition préalable de l'apparition de l'autre à mes yeux comme chair. Mon but est de le faire s'incarner à ses propres yeux comme chair, il faut que je l'entraîne sur le terrain de la facticité pure, il faut qu'il se résume pour lui-même à n'être que chair. Ainsi serai-je rassuré sur les possibilités permanentes d'une transcendance qui peut à chaque instant me transcender de toute part : elle ne sera plus que ceci ; elle demeurera incluse dans les bornes d'un objet ; en outre, de ce fait même, je pourrai la toucher, la tâter, la posséder. Aussi l'autre sens de mon incarnation – c'est-à-dire de mon trouble – c'est qu'elle est un langage envoûtant. Je me fais chair pour fasciner autrui par ma nudité et pour provoquer en lui le désir de ma chair, justement parce que ce désir ne sera rien d'autre, en l'autre, qu'une incarnation semblable à la mienne. Ainsi le désir est-il une invite au désir. C'est ma chair seule qui sait trouver le chemin de la chair d'autrui et je porte ma chair contre sa chair pour l'éveiller au sens de la chair. Dans la caresse, en effet, lorsque je glisse lentement ma main inerte contre le flanc de l'autre, je lui fais tâter ma chair et c'est ce qu'il ne peut faire, lui-même, qu'en se rendant inerte ; le frisson de plaisir qui le parcourt alors est précisément l'éveil de sa conscience de chair. Etendre ma main, l'écarter ou la serrer, c'est redevenir corps en acte ; mais, du même coup, c'est faire s'évanouir ma main comme chair. La laisser couler insensiblement le long de son corps, la réduire à un doux frôlement presque dénué de sens, à une pure existence, à une pure matière un peu soyeuse, un peu satinée, un peu rêche, c'est renoncer pour soi-même à être celui qui établit les repères et déploie les distances, c'est se faire muqueuse pure. A ce moment, la communion du désir est réalisée : chaque conscience, en s'incarnant, a réalisé l'incarnation de l'autre, chaque trouble à fait naître le trouble de l'autre et s'en est accru d'autant. Par chaque caresse, je sens ma propre chair et la chair de l'autre à travers ma propre chair et j'ai conscience que cette chair que je sens et m'approprie par ma chair est chair-sentie-par-l'autre. Et ce n'est pas par hasard que le désir, tout en visant le corps entier, l'atteint surtout à travers les masses de chair les moins différenciées, les plus grossièrement innervées, les moins capables de mouvement spontané, à travers les seins, les fesses, les cuisses, le ventre : elles sont comme l'image de la facticité pure. C'est pour cela aussi que la véritable caresse, c'est le contact des deux corps dans leurs parties les plus charnelles, le contact des ventres et des poitrines : la main qui caresse est malgré tout déliée, trop proche d'un outil perfectionné, mais l'épanouissement des chairs l'une contre l'autre et l'une par l'autre est le but véritable du désir.
Toutefois le désir est lui-même voué à l'échec. Nous avons vu en effet que le coït, qui le termine ordinairement, n'est pas son but propre. Certes, plusieurs éléments de notre structure sexuelle sont la traduction nécessaire de la nature du désir. En particulier l'érection du pénis et du clitoris. Elle n'est rien d'autre, en effet, que l'affirmation de la chair par la chair. Il est donc absolument nécessaire qu'elle ne se fasse pas volontairement, c'est-à-dire que nous ne puissions en user comme d'un instrument, mais qu'il s'agisse, au contraire, d'un phénomène biologique et autonome dont l'épanouissement autonome et involontaire accompagne et signifie l'enlisement de la conscience dans le corps. Ce qu'il faut bien entendre, c'est qu'aucun organe délié, préhensif et relié à des muscles striés ne pouvait être un organe sexuel, un sexe ; le sexe, s'il devait apparaître comme organe, ne pouvait être qu'une manifestation de la vie végétative. Mais la contingence reparaît si nous considérons que, justement, il y a des sexes et de tels sexes. En particulier la pénétration du mâle dans la femelle, bien que conforme à cette incarnation radicale que veut être le désir (que l'on remarque, en effet, la passivité organique du sexe dans le coït : c'est le corps tout entier qui s'avance et recule, qui porte le sexe en avant ou qui le retire ; ce sont les mains qui aident à l'intromission du pénis ; le pénis lui-même apparaît comme un instrument qu'on manie, qu'on enfonce, qu'on retire, qu'on utilise, et pareillement l'ouverture et la lubrification du vagin ne peuvent être obtenues volontairement), demeure une modalité parfaitement contingente de notre vie sexuelle. Et c'est aussi une contingence pure que la volupté sexuelle proprement dite. A vrai dire, il est normal que l'engluement de la conscience dans le corps ait son aboutissement, c'est-à-dire une sorte d'extase particulière où la conscience ne soit plus que conscience (du) corps et, par suite, conscience réflexive de la corporéité. Le plaisir, en effet – comme une douleur trop vive – motive l'apparition d'une conscience réflexive qui est « attention au plaisir ». Seulement le plaisir est la mort et l'échec du désir. Il est la mort du désir parce qu'il n'est pas seulement son achèvement mais son terme et sa fin. Ceci n'est d'ailleurs qu'une contingence organique : il se fait que l'incarnation se manifeste par l'érection et que l'érection cesse avec l'éjaculation. Mais en outre le plaisir est l'écluse du désir parce qu'il motive l'apparition d'une conscience réflexive de plaisir, dont l'objet devient la jouissance, c'est-à-dire qui est attention à l'incarnation du pour-soi réfléchi et, du même coup, oubli de l'incarnation de l'autre. Ceci n'appartient plus au domaine de la contingence. Sans doute il demeure contingent que le passage à la réflexion fascinée se fasse à l'occasion de ce mode particulier d'incarnation qu'est le plaisir – aussi bien y a-t-il de nombreux cas de passage au réflexif sans intervention du plaisir – mais ce qui est un danger permanent du désir, en tant qu'il est tentative d'incarnation, c'est que la conscience, en s'incarnant, perde de vue l'incarnation de l'autre et que sa propre incarnation l'absorbe jusqu'à devenir son but ultime. En ce cas le plaisir de caresser se transforme en plaisir d'être caressé, ce que le pour-soi demande, c'est de sentir son corps s'épanouir en lui jusqu'à la nausée. Du coup il y a rupture de contact et le désir manque son but. Il arrive même souvent que cet échec du désir motive un passage au masochisme, c'est-à-dire que la conscience, se saisissant dans sa facticité, exige d'être saisie et transcendée comme corps-pour-autrui par la conscience de l'autre : en ce cas l'autre-objet s'effondre et l'autre-regard apparaît et ma conscience est conscience pâmée dans sa chair sous le regard de l'autre.
Mais, inversement, le désir est à l'origine de son propre échec en tant qu'il est désir de prendre et de s'approprier. Il ne suffit pas en effet que le trouble fasse naître l'incarnation de l'autre : le désir est désir de s'approprier cette conscience incarnée. Il se prolonge donc naturellement non plus par des caresses, mais par des actes de préhension et de pénétration. La caresse n'avait pour but que d'imprégner de conscience et de liberté le corps de l'autre. A présent, ce corps saturé, il faut le prendre, l'empoigner, entrer en lui. Mais du seul fait que je tente à présent de saisir, de traîner, d'empoigner, de mordre, mon corps cesse d'être chair, il redevient l'instrument synthétique que je suis ; et du même coup l'autre cesse d'être incarnation : il redevient un instrument au milieu du monde que je saisis à partir de sa situation. Sa conscience qui affleurait à la surface de sa chair et que je tentais de goûter avec ma chair8 s'évanouit sous ma vue : il ne demeure plus qu'un objet avec des images-objets dans son intérieur. En même temps mon trouble disparaît : cela ne signifie pas que je cesse de désirer, mais le désir a perdu sa matière, il est devenu abstrait ; il est désir de manier et de prendre, je m'acharne à prendre, mais mon acharnement même fait disparaître mon incarnation : à présent, je dépasse de nouveau mon corps vers mes propres possibilités (ici la possibilité de prendre) et, pareillement, le corps d'autrui, dépassé vers ses potentialités, tombe du rang de chair au rang de pur objet. Cette situation implique la rupture de la réciprocité d'incarnation qui était précisément le but propre du désir : l'autre peut rester troublé ; il peut demeurer pour lui chair ; et je puis le comprendre ; mais c'est une chair que je ne saisis plus par ma chair, une chair qui n'est plus que la propriété d'un autre-objet et non l'incarnation d'une autre-conscience. Ainsi suis-je corps (totalité synthétique en situation) en face d'une chair. Je me retrouve, à peu de chose près, dans la situation dont je tentais justement de sortir par le désir, c'est-à-dire que j'essaie d'utiliser l'objet-autrui pour lui demander compte de sa transcendance et que, précisément parce qu'il est tout objet, il m'échappe de toute sa transcendance. J'ai même, à nouveau, perdu la compréhension nette de ce que je recherche, et pourtant je suis engagé dans la recherche. Je prends et je me découvre en train de prendre, mais ce que je prends dans mes mains est autre chose que ce que je voulais prendre ; je le sens et j'en souffre, mais sans être capable de dire ce que je voulais prendre car, avec mon trouble, la compréhension même de mon désir m'échappe ; je suis comme un dormeur qui, s'éveillant, se trouverait en train de crisper ses mains sur le rebord du lit sans se rappeler le cauchemar qui a provoqué son geste. C'est cette situation qui est à l'origine du sadisme.
Le sadisme est passion, sécheresse et acharnement. Il est acharnement parce qu'il est l'état d'un pour-soi qui se saisit comme engagé sans comprendre à quoi il s'engage et qui persiste dans son engagement sans avoir une claire conscience du but qu'il s'est proposé ni un souvenir précis de la valeur qu'il a attachée à cet engagement. Il est sécheresse parce qu'il apparaît lorsque le désir s'est vidé de son trouble. Le sadique a ressaisi son corps comme totalité synthétique et centre d'action ; il s'est replacé dans la fuite perpétuelle de sa propre facticité, il s'éprouve en face de l'autre comme pure transcendance ; il a en horreur pour lui le trouble, il le considère comme un état humiliant ; il se peut aussi, simplement, qu'il ne puisse pas le réaliser en lui. Dans la mesure où il s'acharne à froid, où il est à la fois acharnement et sécheresse, le sadique est un passionné. Son but est, comme celui du désir, de saisir et d'asservir l'autre non seulement en tant qu'autre-objet, mais en tant que pure transcendance incarnée. Mais l'accent est mis, dans le sadisme, sur l'appropriation instrumentale de l'autre-incarné. Le « moment » du sadisme en effet, dans la sexualité, c'est celui où le pour-soi incarné dépasse son incarnation pour s'approprier l'incarnation de l'autre. Aussi le sadisme est, à la fois, refus de s'incarner et fuite de toute facticité et, à la fois, effort pour s'emparer de la facticité de l'autre. Mais, comme il ne peut ni ne veut réaliser l'incarnation de l'autre par sa propre incarnation, comme, de ce fait même, il n'a d'autre ressource que de traiter l'autre en objet-ustensile, il cherche à utiliser le corps de l'autre comme un outil pour faire réaliser à l'autre l'existence incarnée. Le sadisme est un effort pour incarner autrui par la violence et cette incarnation « de force » doit être déjà appropriation et utilisation de l'autre. Le sadique cherche à dénuder l'autre – comme le désir – de ses actes qui le masquent. Il cherche à découvrir la chair sous l'action. Mais au lieu que le pour-soi du désir se perde dans sa propre chair pour révéler à autrui qu'il est chair, le sadique refuse sa propre chair en même temps qu'il dispose des instruments pour révéler de force sa chair à autrui. L'objet du sadisme est l'appropriation immédiate. Mais le sadisme est en porte à faux car il ne jouit pas seulement de la chair d'autrui mais, en liaison directe avec cette chair, de sa non-incarnation propre. Il veut la non-réciprocité des rapports sexuels, il jouit d'être puissance appropriante et libre en face d'une liberté captivée par la chair. C'est pourquoi le sadisme veut présentifier la chair autrement à la conscience d'autrui : il veut la présentifier en traitant autrui comme un instrument ; il la présentifie par la douleur. Dans la douleur, en effet, la facticité envahit la conscience et, finalement, la conscience réflexive est fascinée par la facticité de la conscience irréfléchie. Il y a donc bien une incarnation par la douleur. Mais en même temps la douleur est procurée par des instruments ; le corps du pour-soi suppliciant n'est plus qu'un instrument à donner de la douleur. Ainsi le pour-soi dès l'origine peut se donner l'illusion de s'emparer instrumentalement de la liberté de l'autre, c'est-à-dire de couler cette liberté dans de la chair, sans cesser d'être celui qui provoque, qui empoigne, qui saisit, etc.
Quant au type d'incarnation que le sadisme voudrait réaliser, c'est précisément ce que l'on nomme l'obscène. L'obscène est une espèce de l'être-pour-autrui, qui appartient au genre du disgracieux. Mais tout disgracieux n'est pas obscène. Dans la grâce, le corps apparaît comme un psychique en situation. Il révèle avant tout sa transcendance, comme transcendance-transcendée ; il est en acte et se comprend à partir de la situation et de la fin poursuivie. Chaque mouvement est donc saisi dans un processus perceptif qui se porte du futur au présent. A ce compte, l'acte gracieux a, d'une part, la précision d'une machine bien adaptée et, d'autre part, la parfaite imprévisibilité du psychique, puisque, nous l'avons vu, le psychique est, pour autrui, l'objet imprévisible. L'acte gracieux est donc à chaque instant parfaitement compréhensible en tant que l'on considère ce qui, en lui, est écoulé. Mieux même, cette part écoulée de l'acte est sous-tendue par une sorte de nécessité esthétique qui vient de sa parfaite adaptation. En même temps le but à-venir éclaire l'acte dans sa totalité ; mais toute la part future de l'acte demeure imprévisible, encore que l'on sente sur le corps même en acte qu'elle apparaîtra comme nécessaire et adaptée dès qu'elle sera écoulée. C'est cette image mouvante de la nécessité et de la liberté (comme propriété de l'autre-objet) qui constitue à proprement parler la grâce. Bergson en a donné une bonne description. Dans la grâce le corps est l'instrument qui manifeste la liberté. L'acte gracieux, en tant qu'il révèle le corps comme outil de précision, lui fournit à chaque instant sa justification d'exister : la main est pour prendre et manifeste d'abord son être-pour-prendre. En tant qu'elle est saisie à partir d'une situation qui exige la préhension, elle apparaît comme exigée elle-même dans son être, elle est appelée. Et en tant qu'elle manifeste sa liberté par l'imprévisibilité de son geste, elle paraît à l'origine de son être : il semble qu'elle se produise elle-même sous l'appel justificateur de la situation. La grâce figure donc l'image objective d'un être qui serait fondement de soi-même pour... La facticité est donc habillée et masquée par la grâce : la nudité de la chair est tout entière présente, mais elle ne peut être vue. En sorte que la suprême coquetterie et le suprême défi de la grâce, c'est d'exhiber le corps dévoilé, sans autre vêtement, sans autre voile que la grâce elle-même. Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d'un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit totalement présente aux yeux des spectateurs. Le disgracieux apparaît au contraire lorsqu'un des éléments de la grâce est contrarié dans sa réalisation. Le mouvement peut devenir mécanique. En ce cas le corps fait toujours partie d'un ensemble qui le justifie, mais à titre de pur instrument ; sa transcendance-transcendée disparaît et avec elle s'évanouit la situation comme surdétermination latérale des objets-ustensiles de mon univers. Il se peut aussi que les actes soient heurtés et violents : auquel cas c'est l'adaptation à la situation qui s'effondre ; la situation demeure, mais il se glisse comme un vide, un hiatus entre elle et l'autre en situation. Dans ce cas l'autre demeure libre, mais cette liberté n'est saisie que comme pure imprévisibilité et elle ressemble au clinamen des atomes épicuriens, bref à un indéterminisme. En même temps la fin demeure posée et c'est toujours à partir de l'avenir que nous percevons le geste de l'autre. Mais la désadaptation entraîne cette conséquence que l'interprétation perceptive par l'avenir est toujours trop large ou trop étroite : c'est une interprétation par à peu près. Par suite, la justification du geste et de l'être de l'autre est imparfaitement réalisée ; à la limite, le maladroit est un injustifiable ; toute sa facticité, qui était engagée dans la situation, est absorbée par elle, reflue sur lui. Le maladroit libère inopportunément sa facticité et la place soudain sous notre vue : là où nous nous attendions à saisir une clé de la situation, émanant spontanément de la situation même, nous rencontrons soudain la contingence injustifiable d'une présence inadaptée ; nous sommes mis en face de l'existence d'un existant. Toutefois si le corps est tout entier dans l'acte, la facticité n'est pas encore chair. L'obscène apparaît lorsque le corps adopte des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l'inertie de sa chair. La vue d'un corps nu, de dos, n'est pas obscène. Mais certains dandinements involontaires de la croupe sont obscènes. C'est qu'alors ce sont les jambes seules qui sont en acte chez le marcheur et la croupe semble un coussin isolé qu'elles portent et dont le balancement est pure obéissance aux lois de la pesanteur. Elle ne saurait se justifier par la situation ; elle est entièrement destructrice de toute situation, au contraire, puisqu'elle a la passivité de la chose et qu'elle se fait porter comme une chose par les jambes. Du coup elle se découvre comme facticité injustifiable, elle est « de trop », comme tout être contingent. Elle s'isole dans ce corps dont le sens présent est la marche, elle est nue, même si quelque étoffe la voile, car elle ne participe plus à la transcendance-transcendée du corps en acte ; son mouvement de balancier, au lieu de s'interpréter à partir de l'à-venir, s'interprète et se connaît à partir du passé, comme un fait physique. Ces remarques peuvent naturellement s'appliquer aux cas où c'est tout le corps qui se fait chair, soit par je ne sais quelle mollesse de ses gestes, qui ne peut s'interpréter par la situation, soit par une déformation de sa structure (prolifération des cellules graisseuses, par exemple) qui nous exhibe une facticité surabondante par rapport à la présence effective qu'exige la situation. Et cette chair révélée est spécifiquement obscène lorsqu'elle se découvre à quelqu'un qui n'est pas en état de désir et sans exciter son désir. Une désadaptation particulière qui détruit la situation dans le temps même où je la saisis et qui me livre l'épanouissement inerte de la chair comme une brusque apparition sous le mince vêtement des gestes qui l'habillent, alors que je ne suis pas, par rapport à cette chair, en état de désir : voilà ce que je nommerai l'obscène.
On voit dès lors le sens de l'exigence sadique : la grâce révèle la liberté comme propriété de l'autre-objet et renvoie obscurément, comme font les contradictions du monde sensible dans le cas de la réminiscence platonicienne, à un au-delà transcendant dont nous ne gardons qu'un souvenir brouillé et que nous ne pouvons atteindre que par une modification radicale de notre être, c'est-à-dire en assumant résolument notre être-pour-autrui. En même temps elle dévoile et voile la chair de l'autre, ou, si l'on préfère, elle la dévoile pour la voiler aussitôt : la chair est, dans la grâce, l'autre inaccessible. Le sadique vise à détruire la grâce pour constituer réellement une autre synthèse de l'autre : il veut faire paraître la chair d'autrui ; dans son apparition même la chair sera destructrice de la grâce et la facticité résorbera la liberté-objet de l'autre. Cette résorption n'est pas anéantissement : pour le sadique c'est l'autre-libre qui se manifeste comme chair ; l'identité de l'autre-objet n'est pas détruite à travers ces avatars ; mais les relations de la chair à la liberté sont inversées : dans la grâce la liberté contenait et voilait la facticité ; dans la nouvelle synthèse à opérer, c'est la facticité qui contient et masque la liberté. Le sadique vise donc à faire paraître la chair brusquement et par la contrainte, c'est-à-dire par le concours non de sa propre chair, mais de son corps comme instrument. Il vise à faire prendre à l'autre des attitudes et des positions telles que son corps paraisse sous l'aspect de l'obscène ; ainsi demeure-t-il sur le plan de l'appropriation instrumentale puisqu'il fait naître la chair en agissant par la force sur l'autre, et l'autre devient un instrument entre ses mains – le sadique manie le corps de l'autre, pèse sur ses épaules pour l'incliner vers la terre et faire ressortir ses reins, etc. – et d'autre part le but de cette utilisation instrumentale est immanent à l'utilisation même : le sadique traite l'autre comme instrument pour faire paraître la chair de l'autre ; le sadique est l'être qui appréhende l'autre comme l'instrument dont la fonction est sa propre incarnation. L'idéal du sadique sera donc d'atteindre le moment où l'autre sera déjà chair sans cesser d'être instrument, chair à faire naître de la chair ; où les cuisses, par exemple, s'offrent déjà dans une passivité obscène et épanouie et sont encore des instruments qu'on manie, qu'on écarte et que l'on courbe, pour faire saillir davantage les fesses et pour les incarner à leur tour. Mais ne nous y trompons pas : ce que le sadique recherche ainsi avec tant d'acharnement, ce qu'il veut pétrir avec ses mains et plier sous son poing, c'est la liberté de l'autre : elle est là, dans cette chair, c'est elle qui est cette chair, puisqu'il y a une facticité de l'autre ; c'est donc elle que le sadique tente de s'approprier. Ainsi l'effort du sadique est pour engluer autrui dans sa chair par la violence et par la douleur, en s'appropriant le corps de l'autre par le fait qu'il le traite comme chair à faire naître de la chair ; mais cette appropriation dépasse le corps qu'elle s'approprie, car elle ne veut le posséder qu'en tant qu'il a englué en lui la liberté de l'autre. C'est pourquoi le sadique voudra des preuves manifestes de cet asservissement par la chair de la liberté de l'autre : il visera à faire demander pardon, il obligera par la torture et la menace l'autre à s'humilier, à renier ce qu'il a de plus cher. On a dit que c'était par goût de domination, par volonté de puissance. Mais cette explication est vague ou absurde. C'est le goût de la domination qu'il faudrait expliquer d'abord. Et ce goût, précisément, ne saurait être antérieur au sadisme comme son fondement, car il naît comme lui et sur le même plan que lui, de l'inquiétude en face de l'autre. En fait si le sadique se plaît à arracher un reniement par la torture, c'est pour une raison analogue à celle qui permet d'interpréter le sens de l'amour. Nous avons vu en effet que l'amour n'exige pas l'abolition de la liberté de l'autre, mais son asservissement en tant que liberté, c'est-à-dire son asservissement par elle-même. Pareillement le sadisme ne cherche pas à supprimer la liberté de celui qu'il torture mais à contraindre cette liberté à s'identifier librement à la chair torturée. C'est pourquoi le moment du plaisir est, pour le bourreau, celui où la victime renie ou s'humilie. En effet, quelle que soit la pression exercée sur la victime, le reniement demeure libre, il est une production spontanée, une réponse à la situation ; il manifeste la réalité-humaine ; quelle qu'ait été la résistance de la victime et si longtemps qu'elle ait attendu avant de crier grâce, elle aurait pu, malgré tout, attendre dix minutes, une minute, une seconde de plus. Elle a décidé du moment où la douleur devenait insupportable. Et la preuve en est qu'elle vivra son reniement, par la suite, dans le remords et la honte. Ainsi lui est-il entièrement imputable. Mais d'autre part le sadique s'en considère en même temps comme la cause. Si la victime résiste et refuse de crier grâce, le jeu n'en est que plus plaisant : un tour de vis de plus, une torsion supplémentaire et les résistances finiront par céder. Le sadique se pose comme « ayant tout le temps ». Il est calme, il ne se presse pas, il dispose de ses instruments comme un technicien, il les essaie les uns après les autres, comme le serrurier essaie diverses clés à une serrure ; il jouit de cette situation ambiguë et contradictoire : d'une part, en effet, il fait celui qui dispose patiemment, au sein du déterminisme universel, des moyens en vue d'une fin qui sera automatiquement atteinte – comme la serrure s'ouvrira automatiquement quand le serrurier aura trouvé la « bonne » clé –, d'autre part cette fin déterminée ne peut être réalisée que par une libre et entière adhésion de l'autre. Elle reste donc jusqu'au bout et à la fois prévisible et imprévisible. Et l'objet réalisé est, pour le sadique, ambigu, contradictoire et sans équilibre puisqu'il est à la fois l'effet rigoureux d'une utilisation technique du déterminisme et la manifestation d'une liberté inconditionnée. Et le spectacle qui s'offre au sadique est celui d'une liberté qui lutte contre l'épanouissement de la chair et qui, finalement, choisit librement de se faire submerger par la chair. Au moment du reniement, le résultat cherché est atteint : le corps est tout entier chair pantelante et obscène, il garde la position que les bourreaux lui ont donnée, non celle qu'il aurait prise de lui-même, les cordes qui le lient le soutiennent comme une chose inerte et, par là même, il a cessé d'être l'objet qui se meut spontanément. Et c'est justement à ce corps-là qu'une liberté choisit de s'identifier par le reniement ; ce corps défiguré et haletant est l'image même de la liberté brisée et asservie.
Ces quelques indications ne visent pas à épuiser le problème du sadisme. Nous voulions simplement montrer qu'il est en germe dans le désir lui-même, comme l'échec du désir : dès lors en effet que je cherche à prendre le corps d'autrui que j'ai amené à s'incarner par mon incarnation, je romps la réciprocité d'incarnation, je dépasse mon corps vers ses propres possibilités et je m'oriente vers le sadisme. Ainsi le sadisme et le masochisme sont-ils les deux écueils du désir, soit que je dépasse le trouble vers une appropriation de la chair de l'autre, soit que, enivré de mon propre trouble, je ne fasse plus attention qu'à ma chair et que je ne demande plus rien à l'autre, sinon d'être le regard qui m'aide à réaliser ma chair. C'est à cause de cette inconsistance du désir et de sa perpétuelle oscillation entre ces deux écueils que l'on a coutume d'appeler la sexualité « normale » du nom de « sadico-masochiste ».
Toutefois le sadisme lui-même, comme l'indifférence aveugle et comme le désir, renferme le principe de son échec. Tout d'abord il y a incompatibilité profonde entre l'appréhension du corps comme chair et son utilisation instrumentale. Si de la chair je fais un instrument, elle me renvoie à d'autres instruments et à des potentialités, bref à un futur, elle est partiellement justifiée d'être-là par la situation que je crée autour de moi, comme la présence des clous et de la natte à clouer contre le mur justifie l'existence du marteau. Du coup sa nature de chair, c'est-à-dire de facticité inutilisable, fait place à celle de chose-ustensile. Le complexe « chair-ustensile » que le sadique a tenté de créer se désagrège. Cette désagrégation profonde peut être masquée tant que la chair est instrument à révéler la chair, car ainsi j'ai constitué un ustensile à fin immanente. Mais lorsque l'incarnation est achevée, lorsque j'ai bien devant moi un corps pantelant, je ne sais plus comment utiliser cette chair : aucun but ne saurait plus lui être assigné puisque précisément j'ai fait paraître son absolue contingence. Elle « est là » et elle est là « pour rien ». En ce sens je ne puis m'en emparer en tant qu'elle est chair, je ne puis l'intégrer à un système complexe d'instrumentalité sans que sa matérialité de chair, sa « carnation » m'échappe aussitôt. Je ne puis que demeurer interdit devant elle, dans l'état d'étonnement contemplatif, ou alors m'incarner à mon tour, me laisser prendre par le trouble, pour me replacer au moins sur le terrain où la chair se découvre à la chair dans son entière carnation. Ainsi le sadisme, au moment même où son but va être atteint, cède la place au désir. Le sadisme est l'échec du désir et le désir l'échec du sadisme. On ne peut sortir du cercle que par l'assouvissement et la prétendue « possession physique ». En celle-ci, en effet, une nouvelle synthèse du sadisme et du désir est donnée : la turgescence du sexe manifeste l'incarnation, le fait « d'entrer dans... » ou d'être « pénétrée » réalise symboliquement la tentative d'appropriation sadique et masochiste. Mais si le plaisir permet de sortir du cercle, c'est qu'il tue à la fois le désir et la passion sadique sans les assouvir.
En même temps et sur un tout autre plan, le sadisme recèle un nouveau motif d'échec. C'est en effet la liberté transcendante de la victime qu'il cherche à s'approprier. Mais précisément cette liberté demeure par principe hors d'atteinte. Et plus le sadique s'acharne à traiter l'autre en instrument, plus cette liberté lui échappe. Il ne saurait agir que sur la liberté comme propriété objective de l'autre-objet. C'est-à-dire sur la liberté au milieu du monde avec ses mortes-possibilités. Mais justement son but étant de récupérer son être-pour-autrui, il le manque par principe, car le seul autrui auquel il a affaire c'est l'autre dans le monde qui n'a du sadique acharné sur lui que des « images dans sa tête ».
Le sadique découvre son erreur lorsque sa victime le regarde, c'est-à-dire lorsqu'il éprouve l'aliénation absolue de son être dans la liberté de l'autre : il réalise alors non seulement qu'il n'a pas récupéré son « être-dehors », mais encore que l'activité par laquelle il cherche à le récupérer est elle-même transcendée et figée en « sadisme » comme habitus et propriété avec son cortège de mortes-possibilités et que cette transformation a lieu par et pour l'autre qu'il veut asservir. Il découvre alors qu'il ne saurait agir sur la liberté de l'autre, même en contraignant l'autre à s'humilier et à demander grâce, car c'est précisément dans et par la liberté absolue de l'autre qu'un monde vient à exister, où il y a un sadique et des instruments de torture et cent prétextes à s'humilier et à se renier. Personne n'a mieux rendu la puissance du regard de la victime sur ses bourreaux que Faulkner dans les dernières pages de Lumière d'août. Des « gens de bien » viennent de s'acharner sur le nègre Christmas et ils l'ont émasculé. Christmas agonise :
« Mais l'homme, par terre, n'avait pas bougé. Il gisait là, les yeux ouverts, vides de tout sauf de connaissance. Quelque chose, une ombre, entourait sa bouche. Pendant un long moment, il les regarda avec des yeux tranquilles, insondables, intolérables. Puis son visage, son corps, semblèrent s'effondrer, se ramasser et, des vêtements lacérés autour des hanches et des reins, le flot comprimé de sang noir jaillit comme un soupir brusquement expiré... et, de cette noire explosion, l'homme sembla s'élever et flotter à jamais dans leur mémoire. Quels que soient les endroits où ils contempleront les désastres anciens et les espoirs nouveaux (paisibles vallées, ruisseaux paisibles et rassurants de la vieillesse, visages reflétants des enfants), jamais ils n'oublieront cela. Ce sera toujours là, rêveur, tranquille, constant, sans jamais pâlir, sans jamais rien offrir de menaçant, mais par soi-même serein, par soi-même triomphant9. De nouveau, dans la ville, légèrement assourdi par les murs, le hurlement de la sirène monte vers son invraisemblable crescendo, se perd hors des limites de l'audition10. »
Ainsi cette explosion du regard d'autrui dans le monde du sadique fait s'effondrer le sens et le but du sadisme. En même temps le sadisme découvre que c'était cette liberté-là qu'il voulait asservir et, en même temps, il se rend compte de la vanité de ses efforts. Nous voilà une fois de plus renvoyé de l'être-regardant à l'être-regardé, nous ne sortons pas de ce cercle.
Nous n'avons pas voulu, par ces quelques remarques, épuiser la question sexuelle ni surtout celle des attitudes envers autrui. Nous avons voulu, simplement, marquer que l'attitude sexuelle était un comportement primitif envers autrui. Que ce comportement enveloppe nécessairement en lui la contingence originelle de l'être-pour-autrui et celle de notre facticité propre, cela va sans dire. Mais qu'il soit soumis dès l'origine à une constitution physiologique et empirique, c'est ce que nous ne saurions admettre. Dès qu'il « y a » le corps et qu'il « y a » l'autre, nous réagissons par le désir, par l'amour et par les attitudes dérivées que nous avons mentionnées. Notre structure physiologique ne fait qu'exprimer symboliquement et sur le terrain de la contingence absolue la possibilité permanente que nous sommes de prendre l'une ou l'autre de ces attitudes. Ainsi pourrons-nous dire que le pour-soi est sexuel dans son surgissement même en face d'autrui et que, par lui, la sexualité vient au monde.
Nous ne prétendons évidemment pas que les attitudes envers autrui se réduisent à ces attitudes sexuelles que nous venons de décrire. Si nous nous sommes longuement étendu sur elles, c'est à deux fins : tout d'abord parce qu'elles sont fondamentales et que, finalement, toutes les conduites complexes des hommes les uns envers les autres ne sont que des enrichissements de ces deux attitudes originelles (et d'une troisième, la haine, que nous allons bientôt décrire). Sans doute les conduites concrètes (collaboration, lutte, rivalité, émulation, engagement, obéissance11, etc.) sont infiniment plus délicates à décrire, car elles dépendent de la situation historique et des particularités concrètes de chaque relation du pour-soi avec l'autre ; mais elles enferment toutes en elles comme leur squelette les relations sexuelles. Et cela non pas à cause de l'existence d'une certaine « libido » qui se glisserait partout, mais simplement parce que les attitudes que nous avons décrites sont les projets fondamentaux par quoi le pour-soi réalise son être-pour-autrui et tente de transcender cette situation de fait. Ce n'est pas ici le lieu de montrer ce que la pitié, l'admiration, le dégoût, l'envie, la gratitude, etc., peuvent contenir d'amour et de désir. Mais chacun pourra le déterminer en se reportant à sa propre expérience, comme aussi à l'intuition eidétique de ces diverses essences. Cela ne signifie pas, naturellement, que ces différentes attitudes sont de simples déguisements empruntés par la sexualité. Mais il faut entendre que la sexualité s'y intègre comme leur fondement et qu'elles l'enveloppent et la dépassent comme la notion de cercle enveloppe et dépasse celle de segment tournant autour d'une de ses extrémités qui demeure fixe. Ces attitudes-fondements peuvent demeurer voilées, comme un squelette par la chair qui l'entoure : c'est même ce qui se produit à l'ordinaire ; la contingence des corps, la structure du projet originel que je suis, l'histoire que j'historialise peuvent déterminer l'attitude sexuelle à demeurer ordinairement implicite, à l'intérieur de conduites plus complexes : en particulier il n'est pas fréquent que l'on désire explicitement les autres « du même sexe ». Mais, derrière les interdits de la morale et les tabous de la société, la structure originelle du désir demeure, au moins sous cette forme particulière de trouble que l'on nomme le dégoût sexuel. Et il ne faut pas entendre cette permanence du projet sexuel comme s'il devait demeurer « en nous » à l'état inconscient. Un projet du pour-soi ne peut exister que sous forme consciente. Simplement il existe comme intégré à une structure particulière dans laquelle il se fond. C'est ce que les psychanalystes ont senti lorsqu'ils ont fait de l'affectivité sexuelle une « tabula rasa » qui tirait toutes ses déterminations de l'histoire individuelle. Seulement il ne faudrait pas croire que la sexualité est à l'origine indéterminée : en fait elle comporte toutes ses déterminations dès le surgissement du pour-soi dans un monde où « il y a » des autres. Ce qui est indéterminé et ce qui doit être fixé par l'histoire de chacun, c'est le type de relation avec l'autre, à l'occasion duquel l'attitude sexuelle (désir-amour, masochisme-sadisme) se manifestera dans sa pureté explicite.
C'est précisément parce que ces attitudes sont originelles que nous les avons choisies pour montrer le cercle des rapports avec autrui. Comme elles sont intégrées en effet dans toutes les attitudes envers les autres, elles entraînent dans leur circularité l'intégralité des conduites envers autrui. De même que l'amour trouve son échec en lui-même et que le désir surgit de la mort de l'amour pour s'effondrer à son tour et faire place à l'amour, toutes les conduites envers l'autre-objet comprennent en elles une référence implicite et voilée à un autre-sujet et cette référence est leur mort ; sur la mort de la conduite envers l'autre-objet surgit une attitude neuve qui vise à s'emparer de l'autre-sujet et celle-ci révèle, à son tour, son inconsistance et s'effondre pour faire place à la conduite inverse. Ainsi sommes-nous renvoyés indéfiniment de l'autre-objet à l'autre-sujet et réciproquement ; la course ne s'arrête jamais et c'est cette course, avec ses inversions brusques de direction, qui constitue notre relation à autrui. A quelque moment que l'on nous considère nous sommes dans l'une ou l'autre de ces attitudes – insatisfaits de l'une comme de l'autre ; nous pouvons nous maintenir plus ou moins longtemps dans l'attitude adoptée, selon notre mauvaise foi ou selon les circonstances particulières de notre histoire ; mais jamais elle ne se suffit à elle-même ; elle indique toujours obscurément vers l'autre. C'est qu'en effet nous ne saurions prendre une attitude consistante envers autrui que s'il nous était à la fois révélé comme sujet et comme objet, comme transcendance-transcendante et comme transcendance-transcendée, ce qui est principiellement impossible. Ainsi, sans cesse ballottés de l'être-regard à l'être-regardé, tombant de l'un à l'autre par des révolutions alternées, nous sommes toujours, quelle que soit l'attitude adoptée, en état d'instabilité par rapport à autrui ; nous poursuivons l'idéal impossible de l'appréhension simultanée de sa liberté et de son objectivité ; pour user des expressions de Jean Wahl, nous sommes tantôt par rapport à l'autre en état de trans-descendance (lorsque nous l'appréhendons comme objet et l'intégrons au monde), tantôt en état de trans-ascendance (lorsque nous l'éprouvons comme une transcendance qui nous transcende) ; mais aucun de ces deux états ne se suffit à lui-même ; et nous ne pouvons jamais nous placer concrètement sur un plan d'égalité, c'est-à-dire sur le plan où la reconnaissance de la liberté d'autrui entraînerait la reconnaissance par autrui de notre liberté. Autrui est par principe l'insaisissable : il me fuit quand je le cherche et me possède quand je le fuis. Voudrais-je même agir, selon les préceptes de la morale kantienne, en prenant pour fin inconditionnée la liberté de l'autre, cette liberté deviendrait transcendance-transcendée du seul fait que j'en fais mon but ; et d'autre part, je ne saurais agir à son profit qu'en utilisant l'autre-objet comme instrument pour réaliser cette liberté. Il faudra bien en effet que je saisisse l'autre en situation comme un objet-instrument ; et mon seul pouvoir sera donc de modifier la situation par rapport à l'autre et l'autre par rapport à la situation. Ainsi suis-je conduit à ce paradoxe qui est l'écueil de toute politique libérale et que Rousseau a défini d'un mot : je dois « contraindre » l'autre à être libre. Cette contrainte, pour ne pas s'exercer toujours, ni le plus fréquemment, sous forme de violence, n'en règle pas moins les rapports des hommes entre eux. Si je console, si je rassure, c'est pour dégager la liberté d'autrui des craintes ou des douleurs qui l'obscurcissent ; mais la consolation ou l'argument rassurant est l'organisation d'un système de moyens à fin destiné à agir sur l'autre et par conséquent à l'intégrer à son tour comme chose-ustensile dans le système. Bien plus, le consolateur opère une distinction arbitraire entre la liberté, qu'il assimile à l'usage de la Raison et à la recherche du Bien, et l'affliction, qui lui paraît le résultat d'un déterminisme psychique. Il agit donc pour séparer la liberté de l'affliction, comme on sépare l'une de l'autre les deux composantes d'un produit chimique. Du seul fait qu'il considère la liberté comme pouvant être triée, il la transcende et lui fait violence et il ne peut, sur le terrain où il se place, saisir cette vérité : c'est que c'est la liberté elle-même qui se fait affliction et que, par suite, agir pour libérer la liberté de l'affliction c'est agir contre la liberté.
Il ne faudrait pas croire cependant qu'une morale du « laisser-faire » et de la tolérance respecterait davantage la liberté d'autrui : dès lors que j'existe, j'établis une limite de fait à la liberté d'autrui, je suis cette limite et chacun de mes projets trace cette limite autour de l'autre : la charité, le laisser-faire, la tolérance – ou toute attitude abstentionniste – est un projet de moi-même qui m'engage et qui engage autrui sans son assentiment. Réaliser la tolérance autour d'autrui, c'est faire qu'autrui soit jeté de force dans un monde tolérant. C'est lui ôter par principe ces libres possibilités de résistance courageuse, de persévérance, d'affirmation de soi qu'il eût eu l'occasion de développer dans un monde d'intolérance. C'est ce qui est plus manifeste encore, si l'on considère le problème de l'éducation : une éducation sévère traite l'enfant en instrument, puisqu'elle tente de le plier par la force à des valeurs qu'il n'a pas admises ; mais une éducation libérale, pour user d'autres procédés, n'en fait pas moins choix a priori des principes et des valeurs au nom desquels l'enfant sera traité. Traiter l'enfant par persuasion et douceur, ce n'en est pas moins le contraindre. Ainsi, le respect de la liberté d'autrui est un vain mot : si même nous pouvions projeter de respecter cette liberté, chaque attitude que nous prendrions vis-à-vis de l'autre serait un viol de cette liberté que nous prétendions respecter. L'attitude extrême qui se donnerait comme totale indifférence en face de l'autre n'est pas non plus une solution : nous sommes déjà jetés dans le monde en face de l'autre, notre surgissement est libre limitation de sa liberté et rien, pas même le suicide, ne peut modifier cette situation originelle ; quels que soient nos actes, en effet, c'est dans un monde où il y a déjà l'autre et où je suis de trop par rapport à l'autre, que nous les accomplissons.
C'est de cette situation singulière que semble tirer son origine la notion de culpabilité et de péché. C'est en face de l'autre que je suis coupable. Coupable d'abord lorsque, sous son regard, j'éprouve mon aliénation et ma nudité comme une déchéance que je dois assumer ; c'est le sens du fameux : « Ils connurent qu'ils étaient nus » de l'Ecriture. Coupable en outre, lorsque, à mon tour, je regarde autrui, parce que, du fait même de mon affirmation de moi-même, je le constitue comme objet et comme instrument, et je fais venir à lui cette aliénation qu'il devra assumer. Ainsi, le péché originel, c'est mon surgissement dans un monde où il y a l'autre et, quelles que soient mes relations ultérieures avec l'autre, elles ne seront que des variations sur le thème originel de ma culpabilité.
Mais cette culpabilité s'accompagne d'impuissance, sans que cette impuissance réussisse à me laver de ma culpabilité. Quoi que je fasse pour la liberté de l'autre, nous l'avons vu, mes efforts se réduisent à traiter l'autre comme instrument et à poser sa liberté comme transcendance-transcendée : mais, d'autre part, quel que soit le pouvoir de contrainte dont je dispose, je n'atteindrai jamais autrui que dans son être-objet. Je ne pourrai jamais fournir à sa liberté que des occasions de se manifester, sans jamais réussir à l'accroître ou à la diminuer, à la diriger ou à m'en emparer. Ainsi suis-je coupable envers autrui dans mon être même, parce que le surgissement de mon être le dote malgré lui d'une nouvelle dimension d'être, et impuissant d'autre part à profiter de ma faute ou à la réparer.
Un pour-soi qui, en s'historialisant, a fait l'expérience de ces différents avatars, peut se déterminer, en pleine connaissance de la vanité de ses efforts antérieurs, à poursuivre la mort de l'autre. Cette libre détermination se nomme la haine. Elle implique une résignation fondamentale : le pour-soi abandonne sa prétention de réaliser une union avec l'autre ; il renonce à utiliser l'autre comme instrument pour récupérer son être-en-soi. Il veut simplement retrouver une liberté sans limites de fait ; c'est-à-dire se débarrasser de son insaisissable être-objet-pour-l'autre et abolir sa dimension d'aliénation. Cela équivaut à projeter de réaliser un monde où l'autre n'existe pas. Le pour-soi qui hait accepte de n'être plus que pour-soi ; instruit par ses diverses expériences de l'impossibilité où il est d'utiliser son être-pour-autrui, il préfère encore n'être qu'une néantisation libre de son être, une totalité détotalisée, une poursuite qui s'assigne ses propres fins. Celui qui hait projette de ne plus du tout être objet ; et la haine se présente comme une position absolue de la liberté du pour-soi en face de l'autre. C'est pourquoi, en premier lieu, la haine n'abaisse pas l'objet haï. Car elle pose le débat sur son véritable terrain : ce que je hais en l'autre, ce n'est pas telle physionomie, tel travers, telle action particulière. C'est son existence en général, comme transcendance-transcendée. C'est pourquoi la haine implique une reconnaissance de la liberté de l'autre. Seulement, cette reconnaissance est abstraite et négative : la haine ne connaît que l'autre-objet et s'attache à cet objet. C'est cet objet qu'elle veut détruire, pour supprimer du même coup la transcendance qui le hante. Cette transcendance n'est que pressentie, comme au-delà inaccessible, comme perpétuelle possibilité d'aliénation du pour-soi qui hait. Elle n'est donc jamais saisie pour elle-même : elle ne pourrait l'être d'ailleurs sans devenir objet, mais je l'éprouve comme un caractère perpétuellement fuyant de l'objet-autrui, comme un aspect « non-donné », « non-fait » de ses qualités empiriques les plus accessibles, comme une sorte de monition perpétuelle qui m'avertit que « la question n'est pas là ». C'est pourquoi l'on hait à travers le psychique révélé, non ce psychique lui-même ; c'est pourquoi aussi il est indifférent de haïr la transcendance de l'autre à travers ce que nous nommons empiriquement ses vices ou ses vertus. Ce que je hais, c'est la totalité-psychique tout entière en tant qu'elle me renvoie à la transcendance de l'autre : je ne m'abaisse pas à haïr tel détail objectif particulier. C'est là ce qui distingue haïr et détester. Et la haine ne paraît pas nécessairement à l'occasion d'un mal que je viens de subir. Elle peut naître, au contraire, là où on serait en droit d'attendre de la reconnaissance, c'est-à-dire à l'occasion d'un bienfait : l'occasion qui sollicite la haine, c'est simplement l'acte d'autrui par quoi j'ai été mis en état de subir sa liberté. Cet acte en lui-même est humiliant : il est humiliant en tant que révélation concrète de mon objectité instrumentale en face de la liberté d'autrui. Cette révélation s'obscurcit aussitôt, s'enfonce dans le passé et devient opaque. Mais, précisément, elle me laisse le sentiment qu'il y a « quelque chose » à détruire pour me libérer. C'est pour cela, d'ailleurs, que la reconnaissance est si proche de la haine : être reconnaissant d'un bienfait, c'est reconnaître que l'autre était entièrement libre en agissant comme il l'a fait. Aucune contrainte, fût-ce celle du devoir, ne l'y a déterminé. Il est l'entier responsable de son acte et des valeurs qui ont présidé à son accomplissement. Moi, je n'ai été que le prétexte, la matière sur quoi son acte s'est exercé. A partir de cette reconnaissance, le pour-soi peut projeter l'amour ou la haine à son choix : il ne peut plus ignorer l'autre.
La deuxième conséquence de ces remarques, c'est que la haine est haine de tous les autres en un seul. Ce que je veux atteindre symboliquement en poursuivant la mort de tel autre, c'est le principe général de l'existence d'autrui. L'autre que je hais représente en fait les autres. Et mon projet de le supprimer est projet de supprimer autrui en général, c'est-à-dire de reconquérir ma liberté non-substantielle de pour-soi. Dans la haine, une compréhension est donnée de ce que ma dimension d'être-aliéné est un asservissement réel qui me vient par les autres. C'est la suppression de cet asservissement qui est projetée. C'est pourquoi la haine est un sentiment noir, c'est-à-dire un sentiment qui vise la suppression d'un autre et qui, en tant que projet, se projette consciemment contre la désapprobation des autres. La haine que l'autre porte à un autre, je la désapprouve, elle m'inquiète et je cherche à la supprimer parce que, bien que je ne sois pas explicitement visé par elle, je sais qu'elle me concerne et qu'elle se réalise contre moi. Et elle vise, en effet, à me détruire non en tant qu'elle chercherait à me supprimer, mais en tant qu'elle réclame principalement ma désapprobation pour pouvoir passer outre. La haine réclame d'être haie, dans la mesure où haïr la haine équivaut à une reconnaissance inquiète de la liberté du haïssant.
Mais la haine, à son tour, est un échec. Son projet initial, en effet, est de supprimer les autres consciences. Mais si même elle y parvenait, c'est-à-dire si elle pouvait abolir l'autre dans le moment présent, elle ne pourrait faire que l'autre n'ait pas été. Mieux encore, l'abolition de l'autre, pour être vécue comme le triomphe de la haine, implique la reconnaissance explicite qu'autrui a existé. Dès lors, mon être-pour-autrui, en glissant au passé, devient une dimension irrémédiable de moi-même. Il est ce que j'ai à être comme l'ayant-été. Je ne saurais donc m'en délivrer. Au moins, dira-t-on, j'y échappe pour le présent, j'y échapperai dans le futur : mais non. Celui qui, une fois, a été pour autrui est contaminé dans son être pour le restant de ses jours, autrui fût-il entièrement supprimé : il ne cessera de saisir sa dimension d'être-pour-autrui comme une possibilité permanente de son être. Il ne saurait reconquérir ce qu'il a aliéné ; il a même perdu tout espoir d'agir sur cette aliénation et de la tourner à son profit puisque l'autre détruit a emporté la clé de cette aliénation dans la tombe. Ce que j'étais pour l'autre est figé par la mort de l'autre et je le serai irrémédiablement au passé ; je le serai aussi, et de la même manière, au présent si je persévère dans l'attitude, les projets et le mode de vie qui ont été jugés par l'autre. La mort de l'autre me constitue comme objet irrémédiable, exactement comme ma propre mort. Ainsi, le triomphe de la haine se transforme, dans son surgissement même, en échec. La haine ne permet pas de sortir du cercle. Elle représente simplement l'ultime tentative, la tentative du désespoir. Après l'échec de cette tentative, il ne reste plus au pour-soi qu'à rentrer dans le cercle et à se laisser indéfiniment ballotter de l'une à l'autre des deux attitudes fondamentales12.
On voudra sans doute nous faire observer que notre description est incomplète, puisqu'elle ne laisse pas place à certaines expériences concrètes où nous nous découvrons, non pas en conflit avec autrui, mais en communauté avec lui. Et il est vrai que nous disons fréquemment « nous ». L'existence même et l'usage de cette forme grammaticale renvoient nécessairement à une expérience réelle du Mitsein. « Nous » peut être sujet et, sous cette forme, il est assimilable à un pluriel du « je ». Et, certes, le parallélisme de la grammaire et de la pensée est, en bien des cas, plus que douteux ; peut-être même faudrait-il réviser entièrement la question et étudier le rapport du langage à la pensée sous une forme entièrement neuve. Il n'en est pas moins vrai que le « nous » sujet ne paraît pas concevable s'il ne se réfère au moins à la pensée d'une pluralité de sujets qui se saisiraient simultanément et l'un par l'autre comme subjectivités, c'est-à-dire comme transcendances-transcendantes et non comme transcendances-transcendées. Si le mot « nous » ne doit pas être un simple flatus vocis, il dénote un concept subsumant une infinie variété d'expériences possibles. Et ces expériences paraissent a priori en contradiction avec l'épreuve de mon être-objet pour autrui ou avec l'expérience de l'être-objet d'autrui pour moi. Dans le « nous » sujet, personne n'est objet. Le nous enveloppe une pluralité de subjectivités qui se reconnaissent les unes les autres comme subjectivités. Toutefois, cette reconnaissance ne fait pas l'objet d'une thèse explicite : ce qui est posé explicitement, c'est une action commune ou l'objet d'une perception commune. « Nous » résistons, « nous » montons à l'assaut, « nous » condamnons le coupable, « nous » regardons tel ou tel spectacle. Ainsi, la reconnaissance des subjectivités est analogue à celle de la conscience non-thétique par elle-même : mieux, elle doit être opérée latéralement par une conscience non-thétique dont l'objet thétique est tel ou tel spectacle du monde. La meilleure exemplification du nous peut nous être fournie par le spectateur d'une représentation théâtrale, dont la conscience s'épuise à saisir le spectacle imaginaire, à prévoir les événements par des schèmes anticipateurs, à poser des êtres imaginaires comme le héros, le traître, la captive, etc., et qui pourtant, dans le surgissement même qui le fait conscience du spectacle, se constitue non-thétiquement comme conscience (d') être co-spectateur du spectacle. Chacun connaît, en effet, cette gêne inavouée qui nous étreint dans une salle à demi vide ou. au contraire, cet enthousiasme qui se déchaîne et se renforce dans une salle pleine et enthousiaste. Il est certain, par ailleurs, que l'expérience du nous-sujet peut se manifester en n'importe quelle circonstance. Je suis à la terrasse d'un café : j'observe les autres consommateurs et je me sais observé. Nous demeurons ici dans le cas le plus banal du conflit avec autrui (l'être-objet de l'autre pour moi, mon être-objet pour l'autre). Mais voici que, tout à coup, un incident quelconque des rues vient à se produire : une collision légère, par exemple, entre un triporteur et un taxi. Aussitôt, dans l'instant même où je deviens spectateur de l'incident, je m'éprouve non-thétiquement comme engagé dans un nous. Les rivalités, les légers conflits antérieurs ont disparu et les consciences qui fournissent la matière du nous sont précisément celles de tous les consommateurs : nous regardons l'événement, nous prenons parti. C'est cet unanimisme qu'un Romains a voulu décrire dans La Vie unanime ou dans Le Vin blanc de La Villette. Nous voilà revenu au Mitsein de Heidegger. Etait-ce donc la peine de le critiquer plus haut13 ?
Nous ferons seulement remarquer ici que nous n'avons pas songé à mettre en doute l'expérience du nous. Nous nous sommes borné à montrer que cette expérience ne pouvait être le fondement de notre conscience d'autrui. Il est clair, en effet, qu'elle ne saurait constituer une structure ontologique de la réalité-humaine : nous avons prouvé que l'existence du pour-soi au milieu des autres était à l'origine un fait métaphysique et contingent. En outre, il est clair que le nous n'est pas une conscience intersubjective, ni un être neuf qui dépasse et englobe ses parties comme un tout synthétique, à la manière de la conscience collective des sociologues. Le nous est éprouvé par une conscience particulière ; il n'est pas nécessaire que tous les consommateurs de la terrasse soient conscients d'être nous pour que je m'éprouve comme étant engagé dans un nous avec eux. On connaît ce schème banal de dialogue : « Nous sommes très mécontents. »« Mais non, mon cher, parlez pour vous. » Cela implique qu'il y ait des consciences aberrantes du nous – qui n'en soient pas moins, comme telles, des consciences parfaitement normales. S'il en est ainsi, il est nécessaire, pour qu'une conscience prenne conscience d'être engagée dans un nous, que les autres consciences qui entrent en communauté avec elle lui aient été données d'abord de quelque autre manière ; c'est-à-dire à titre de transcendance-transcendante, ou de transcendance-transcendée. Le nous est une certaine expérience particulière qui se produit, dans des cas spéciaux, sur le fondement de l'être-pour-l'autre en général. L'être-pour-l'autre précède et fonde l'être-avec-l'autre.
En outre, le philosophe qui veut étudier le nous doit prendre ses précautions et savoir de quoi il parle. Il n'y a pas seulement, en effet, un nous-sujet : la grammaire nous apprend qu'il y a aussi un nous-complément, c'est-à-dire un nous-objet. Or, d'après tout ce qui a été dit jusqu'ici, il est facile de comprendre que le nous de « Nous les regardons » ne saurait être sur le même plan ontologique que le nous de « ils nous regardent ». Il ne saurait s'agir ici de subjectivités qua subjectivités. Dans la phrase : « Ils me regardent », je veux indiquer que je m'éprouve comme objet pour autrui, comme Moi aliéné, comme transcendance-transcendée. Si la phrase « Ils nous regardent » doit indiquer une expérience réelle, il faut que dans cette expérience j'éprouve que je suis engagé avec d'autres dans une communauté de transcendances-transcendées de « Moi » aliénés. Le nous ici renvoie à une expérience d'êtres-objets en commun. Ainsi y a-t-il deux formes radicalement différentes de l'expérience du nous et les deux formes correspondent exactement à l'être-regardant et à l'être-regardé qui constituent les relations fondamentales du pour-soi avec l'autre. Ce sont ces deux formes du nous qu'il convient d'étudier à présent.
Nous commencerons par examiner la seconde de ces expériences : il est plus facile en effet d'en saisir la signification et elle nous servira peut-être de voie d'accès pour l'étude de l'autre. Il faut remarquer d'abord que le nous-objet nous précipite dans le monde ; nous l'éprouvons par la honte comme une aliénation communautaire. C'est ce que marque cet épisode significatif où des galériens suffoquent de colère et de honte parce qu'une belle femme parée vient visiter leur navire, voit leurs haillons, leur labeur et leur misère. Il s'agit bien ici d'une honte commune et d'une aliénation commune. Comment donc est-il possible de s'éprouver en communauté avec d'autres comme objets ? Il faut, pour le savoir, revenir aux caractères fondamentaux de notre être-pour-l'autre.
Nous avons jusqu'ici envisagé le cas simple où je suis seul en face de l'autre seul. En ce cas je le regarde ou il me regarde, je cherche à transcender sa transcendance ou j'éprouve la mienne comme transcendée et je sens mes possibilités comme mortes-possibilités. Nous formons un couple et nous sommes en situation l'un par rapport à l'autre. Mais cette situation n'a d'existence objective que pour l'un ou pour l'autre. Il n'y a, en effet, pas d'envers de notre relation réciproque. Seulement nous n'avons pas tenu compte, dans notre description, du fait que ma relation avec l'autre paraît sur le fond infini de ma relation et de sa relation à tous les autres. C'est-à-dire à la quasi-totalité des consciences. De ce seul fait ma relation avec cet autre, que j'éprouvais tout à l'heure comme fondement de mon être-pour-autrui, ou la relation de l'autre avec moi peuvent à chaque instant, et selon les motifs qui interviennent, être éprouvées comme objets pour les autres. C'est ce qui se manifestera clairement dans le cas de l'apparition d'un tiers. Supposons, par exemple, que l'autre me regarde. Dans cet instant, je m'éprouve comme entièrement aliéné et je m'assume comme tel. Survient le tiers. S'il me regarde, je Les éprouve communautairement comme « Eux » (eux-sujets) à travers mon aliénation. Cet « eux » tend, nous le savons, vers l'on. Il ne change rien au fait que je suis regardé, il ne renforce pas – ou à peine – mon aliénation originelle. Mais si le tiers regarde l'autre qui me regarde, le problème est plus complexe. Je puis en effet saisir le tiers non directement mais sur l'autre qui devient autre-regardé (par le tiers). Ainsi la transcendance tierce transcende la transcendance qui me transcende et, par là, contribue à la désarmer. Il se constitue ici un état métastable qui se décomposera bientôt, soit que je m'allie au tiers pour regarder l'autre qui se transforme alors en notre objet – et ici je fais une expérience du nous-sujet dont nous parlerons plus loin – soit que je regarde le tiers et qu'ainsi je transcende cette tierce transcendance qui transcende l'autre. En ce cas le tiers devient objet dans mon univers, ses possibilités sont mortes-possibilités, il ne saurait me délivrer de l'autre. Pourtant il regarde l'autre qui me regarde. Il s'ensuit une situation que nous nommerons indéterminée et non conclusive, puisque je suis objet pour l'autre, qui est objet pour le tiers, qui est objet pour moi. La liberté seule, en appuyant sur l'un ou l'autre de ces rapports, peut donner une structure à cette situation.
Mais il se peut aussi que le tiers regarde l'autre que je regarde. En ce cas, je puis les regarder tous deux et, ainsi, désarmer le regard du tiers. Le tiers et l'autre m'apparaîtront alors comme Eux-objets. Je puis aussi saisir sur l'autre le regard du tiers, dans la mesure où, sans voir le tiers, je saisis sur les conduites de l'autre qu'il se sait regardé. Dans ce cas j'éprouve sur l'autre et à propos de l'autre la transcendance-transcendante du tiers. Je l'éprouve comme une aliénation radicale et absolue de l'autre. Il s'enfuit de mon monde ; il ne m'appartient plus, il est objet pour une autre transcendance. Il ne perd donc pas son caractère d'objet mais il devient ambigu ; il m'échappe non par sa transcendance propre mais par la transcendance du tiers. Quoi que je puisse saisir sur lui et de lui, à présent, il est toujours autre ; autant de fois autre qu'il y a d'autres pour le percevoir et le penser. Pour me ré-approprier l'autre, il faut que je regarde le tiers et que je lui confère l'objectité. Cela n'est pas toujours possible, d'une part, et, d'autre part, le tiers lui-même peut être regardé par d'autres tiers, c'est-à-dire être indéfiniment autre que je ne le vois. Il en résulte une inconsistance originelle de l'autre-objet et une course à l'infini du pour-soi qui cherche à se ré-approprier cette objectité. C'est la raison, nous l'avons vu, qui fait que les amants s'isolent. Je peux m'éprouver comme regardé par le tiers pendant que je regarde l'autre. En ce cas j'éprouve mon aliénation non-positionnellement dans le temps même où je pose l'aliénation de l'autre. Mes possibilités d'utiliser l'autre comme instrument, je les éprouve comme mortes-possibilités et ma transcendance qui s'apprête à transcender l'autre vers mes fins propres retombe en transcendance-transcendée. Je lâche prise. L'autre n'en devient pas pour cela sujet, mais je ne me sens plus qualifié pour l'objectité. Il devient un neutre ; quelque chose qui est purement et simplement là et dont je ne fais rien. Ce sera le cas par exemple, s> l'on me surprend en train de battre et d'humilier un faible. L'apparition du tiers me « décroche » ; le faible n'est plus ni « à battre » ni « à humilier », il n'est plus rien qu'existence pure, plus rien, même plus « un faible » ; ou, s'il le redevient, ce sera par le truchement du tiers, j'apprendrai du tiers que c'était un faible (« Tu n'as pas honte, tu t'acharnes sur un faible, etc. »), la qualité de faible lui sera conférée à mes yeux par le tiers ; elle ne fera plus partie de mon monde mais d'un univers où je suis avec le faible pour le tiers.
Ceci nous amène enfin au cas qui nous occupe : je suis engagé dans un conflit avec l'autre. Le tiers survient et nous embrasse l'un et l'autre de son regard. J'éprouve corrélativement mon aliénation et mon objectité. Je suis dehors, pour autrui, comme objet au milieu d'un monde qui n'est pas « le mien ». Mais l'autre, que je regardais ou qui me regardait, subit la même modification et je découvre cette modification de l'autre en simultanéité avec celle que j'éprouve. L'autre est objet au milieu du monde du tiers. Cette objectité n'est d'ailleurs pas une simple modification de son être qui serait parallèle à celle que je subis mais les deux objectités viennent à moi et à l'autre dans une modification globale de la situation où je suis et où l'autre se trouve. Il y avait, avant le regard du tiers, une situation circonscrite par les possibilités de l'autre et où j'étais à titre d'instrument et une situation inverse circonscrite par mes propres possibilités et qui comprenait l'autre. Chacune de ces situations était la mort de l'autre et nous ne pouvions saisir l'une qu'en objectivant l'autre. A l'apparition du tiers j'éprouve, d'un même coup, que mes possibilités sont aliénées et, du même coup, je découvre que les possibilités de l'autre sont mortes-possibilités. La situation ne disparaît pas pour autant, mais elle fuit hors de mon monde et du monde de l'autre, elle se constitue au milieu d'un tiers monde en forme objective : en ce tiers monde elle est vue, jugée, transcendée, utilisée mais du coup il se fait un nivellement des deux situations inverses, il n'y a plus de structure de priorité qui aille de moi à l'autre ou, inversement, de l'autre à moi, puisque nos possibilités sont pareillement pour le tiers mortes-possibilités. Cela signifie que j'éprouve soudain l'existence, dans le monde du tiers, d'une situation-forme objective où, l'autre et moi, nous figurons à titre de structures équivalentes et solidaires. Le conflit ne surgit pas, dans cette situation objective, du libre surgissement de nos transcendances mais il est constaté et transcendé par le tiers comme un donné de fait qui nous définit et nous retient l'un avec l'autre. La possibilité que l'autre a de me frapper et celle que j'ai de me défendre, loin d'être exclusives l'une de l'autre, se complètent et s'entraînent, s'impliquent l'une l'autre pour le tiers à titre de mortes-possibilités et c'est précisément ce que j'éprouve à titre non-thétique et sans en avoir de connaissance. Ainsi ce que j'éprouve c'est un être-dehors où je suis organisé avec l'autre en un tout indissoluble et objectif, un tout où je ne me distingue plus originellement de l'autre mais que je concours, solidairement avec l'autre, à constituer. Et dans la mesure où j'assume par principe mon être-dehors pour le tiers, je dois assumer pareillement l'être-dehors de l'autre ; ce que j'assume, c'est la communauté d'équivalence par quoi j'existe engagé dans une forme que je concours comme l'autre à constituer. En un mot, je m'assume comme engagé dehors en l'autre et j'assume l'autre comme engagé dehors en moi. Et c'est cette assomption fondamentale de cet engagement que je porte devant moi sans le saisir, c'est cette reconnaissance libre de ma responsabilité en tant qu'elle inclut la responsabilité de l'autre qui est l'épreuve du nous-objet. Ainsi le nous-objet n'est jamais connu, au sens où une réflexion nous livre la connaissance de notre Moi par exemple ; il n'est jamais senti, au sens où un sentiment nous révèle un objet concret tel que l'antipathique, le haïssable, le troublant, etc. Il n'est pas non plus simplement éprouvé, car ce qui est éprouvé c'est la pure situation de solidarité avec l'autre. Le nous-objet ne se découvre que par l'assomption que je fais de cette situation, c'est-à-dire par la nécessité où je suis, au sein de ma liberté assumante, d'assumer aussi l'autre, à cause de la réciprocité interne de la situation. Ainsi puis-je dire « Je me bats contre l'autre », en l'absence du tiers. Mais dès qu'il paraît, les possibilités de l'autre et les miennes propres s'étant nivelées en mortes-possibilités, le rapport devient réciproque et je suis contraint d'éprouver que « nous nous battons ». En effet la formule : « Je le bats et il me bat » serait nettement insuffisante : en fait je le bats parce qu'il me bat et réciproquement ; le projet du combat a germé dans son esprit comme dans le mien et, pour le tiers, il s'unifie en un seul projet, commun à cet eux-objet qu'il embrasse par son regard et qui constitue même la synthèse unificatrice de cet « eux ». C'est donc en tant qu'appréhendé par le tiers comme partie intégrante du « eux » que je dois m'assumer. Et ce « eux » assumé par une subjectivité comme son sens-pour-autrui devient le nous. La conscience réflexive ne saurait saisir ce nous. Son apparition coïncide au contraire avec l'effondrement du nous ; le pour-soi se dégage et pose son ipséité contre les autres. Il faut concevoir en effet qu'originellement l'appartenance au nous-objet est sentie comme une aliénation plus radicale encore du pour-soi puisque celui-ci n'est plus seulement contraint d'assumer ce qu'il est pour autrui mais encore une totalité qu'il n'est pas, quoiqu'il en fasse partie intégrante. En ce sens le nous est brusque épreuve de la condition humaine comme engagée parmi les autres en tant qu'elle est un fait objectivement constaté. Le nous-objet bien qu'éprouvé à l'occasion d'une solidarité concrète et centré sur cette solidarité (je serai honteux très précisément parce que nous avons été surpris en train de nous battre) a une signification qui dépasse la circonstance particulière où il est éprouvé et qui vise à englober mon appartenance comme objet à la totalité humaine (moins la conscience pure du tiers) saisie également comme objet. Il correspond donc à une expérience d'humiliation et d'impuissance : celui qui s'éprouve comme constituant un nous avec les autres hommes se sent englué parmi une infinité d'existences étrangères, il est aliéné radicalement et sans recours.
Certaines situations paraissent plus propres que d'autres à susciter l'épreuve du nous. En particulier, le travail en commun : lorsque plusieurs personnes s'éprouvent comme appréhendées par le tiers pendant qu'elles œuvrent solidairement un même objet, le sens même de l'objet manufacturé renvoie à la collectivité œuvrante comme à un nous. Le geste que je fais et qui est appelé par le montage à réaliser n'a de sens que s'il est précédé par tel geste de mon voisin et suivi par tel autre de tel autre travailleur. Il s'ensuit une forme de « nous » plus facilement accessible puisque c'est l'exigence de l'objet lui-même et ses potentialités comme son coefficient d'adversité qui renvoient au nous-objet des travailleurs. Nous nous éprouvons donc comme appréhendés à titre de nous à travers un objet matériel « à créer ». La matérialité met son sceau sur notre communauté solidaire et nous nous apparaissons comme une disposition instrumentale et technique de moyens dont chacun a sa place assignée par une fin. Mais si quelques situations paraissent ainsi empiriquement plus favorables au surgissement du nous, il ne faut pas perdre de vue que toute situation humaine, étant engagement au milieu des autres, est éprouvée comme nous dès que le tiers apparaît. Si je marche dans la rue, derrière cet homme que je ne vois que de dos, j'ai avec lui le minimum de relations techniques et pratiques que l'on puisse concevoir. Pourtant, il suffit qu'un tiers me regarde, regarde la chaussée, le regarde pour que je sois lié à lui par la solidarité du nous : nous arpentons l'un derrière l'autre la rue Blomet, par un matin de juillet. Il y a toujours un point de vue duquel des pour-soi divers peuvent être unis par un regard dans le nous. Réciproquement, de même que le regard n'est que la manifestation concrète du fait originel de mon existence pour l'autre, de même donc que je m'éprouve existant pour l'autre en dehors de toute apparition singulière d'un regard, de même il n'est pas nécessaire qu'un regard concret nous fige et nous transperce pour que nous puissions nous éprouver comme intégrés dehors à un nous. Il suffit que la totalité-détotalisée « humanité » existe pour qu'une pluralité quelconque d'individus s'éprouve comme nous par rapport à tout ou partie du reste des hommes, que ces hommes soient présents « en chair et en os », ou qu'ils soient réels mais absents. Ainsi puis-je toujours me saisir, en présence ou en l'absence de tiers, comme pure ipséité ou comme intégré à un nous. Ceci nous amène à quelques « nous » spéciaux, en particulier à celui qu'on nomme « conscience de classe ». La conscience de classe est, évidemment, l'assomption d'un nous particulier, à l'occasion d'une situation collective plus nettement structurée qu'à l'ordinaire. Il nous importe peu de définir ici cette situation ; ce qui nous intéressera seulement, c'est la nature du nous de l'assomption. Si une société, de par sa structure économique ou politique, se divise en classes opprimées et en classes opprimantes, la situation des classes opprimantes offre aux classes opprimées l'image d'un tiers perpétuel qui les considère et les transcende par sa liberté. Ce n'est aucunement la dureté du travail, la bassesse du niveau de vie ou les souffrances endurées qui constitueront la collectivité opprimée en classe ; la solidarité du travail, en effet, pourrait – nous le verrons dans le paragraphe suivant – constituer en « nous-sujet » la collectivité laborieuse, en tant que celle-ci – quel que soit d'ailleurs le coefficient d'adversité des choses – s'éprouve comme transcendant les objets intra-mondains vers ses fins propres ; le niveau de vie est chose toute relative et qui sera différemment appréciée selon les circonstances (il pourra être subi ou accepté ou revendiqué au nom d'un idéal commun) ; les souffrances endurées, si on les considère en elles-mêmes, ont plutôt pour effet d'isoler les personnes qui souffrent que de les réunir, elles sont, en général, sources de conflit. Enfin, la comparaison pure et simple que les membres de la collectivité opprimée peuvent faire entre la dureté de leur condition et les privilèges dont jouissent les classes opprimantes ne saurait, en aucun cas, suffire à constituer une conscience de classe ; tout au plus provoquera-t-elle des jalousies individuelles ou des désespoirs particuliers ; elle n'a pas la possibilité d'unifier et de faire assumer par chacun l'unification. Mais l'ensemble de ces caractères, en tant qu'il constitue la condition de la classe opprimée, n'est pas simplement subi ou accepté. Il serait également erroné, pourtant, de dire que, à l'origine, il est saisi par la classe opprimée comme imposé par la classe opprimante ; il faut longtemps, au contraire, pour construire et pour répandre une théorie de l'oppression. Et cette théorie n'aura qu'une valeur explicative. Le fait premier, c'est que le membre de la collectivité opprimée qui, en tant que simple personne, est engagé dans des conflits fondamentaux avec d'autres membres de cette collectivité (amour, haine, rivalité d'intérêts, etc.) saisit sa condition et celle des autres membres de cette collectivité comme regardée et pensée par des consciences qui lui échappent. Le « maître », le « seigneur féodal », le « bourgeois » ou le « capitaliste » apparaissent, non seulement comme des puissants qui commandent, mais, encore et avant tout, comme les tiers, c'est-à-dire ceux qui sont en dehors de la communauté opprimée et pour qui cette communauté existe. C'est donc pour eux et dans leur liberté que la réalité de la classe opprimée va exister. Ils la font naître par leur regard. C'est à eux et par eux que se découvre l'identité de ma condition et de celle des autres opprimés ; c'est pour eux que j'existe en situation organisée avec d'autres et que mes possibles comme mortes-possibilités sont rigoureusement équivalents aux possibles des autres ; c'est pour eux que je suis un ouvrier et c'est par et dans leur révélation comme autrui-regard que je m'éprouve comme un parmi d'autres. Cela signifie que je découvre le nous où je suis intégré ou « la classe » dehors, dans le regard du tiers et c'est cette aliénation collective que j'assume en disant « nous ». De ce point de vue, les privilèges du tiers et « nos » charges, « nos » misères n'ont d'abord qu'une valeur de signification ; ils signifient l'indépendance du tiers par rapport à nous ; ils nous présentent plus nettement notre aliénation ; comme ils n'en sont pas moins endurés, comme, en particulier, notre labeur, notre fatigue n'en sont pas moins soufferts, c'est à travers cette souffrance subie que j'éprouve mon être-regardé-comme-chose-engagée-dans-une-totalité-des-choses. C'est à partir de ma souffrance, de ma misère que je suis collectivement saisi avec les autres par le tiers, c'est-à-dire à partir de l'adversité du monde, à partir de la facticité de ma condition. Sans le tiers, quelle que soit l'adversité du monde, je me saisirais comme transcendance triomphante ; avec l'apparition du tiers, je nous éprouve comme saisis à partir des choses et comme choses vaincues par le monde. Ainsi, la classe opprimée trouve son unité de classe dans la connaissance que la classe opprimante prend d'elle et l'apparition chez l'opprimé de la conscience de classe correspond à l'assomption dans la honte d'un nous-objet. Nous verrons, dans le paragraphe suivant, ce que peut être la « conscience de classe » pour un membre de la classe opprimante. Ce qui nous importe ici, en tout cas, et ce que montre assez l'exemple que nous venons de choisir, c'est que l'épreuve du nous-objet suppose celle de l'être-pour-autrui dont elle n'est qu'une modalité plus complexe. Elle rentre donc, à titre de cas particulier, dans le cadre de nos descriptions précédentes. Elle renferme d'ailleurs en elle-même une puissance de désagrégation, puisqu'elle s'éprouve par la honte et que le nous s'effondre dès que le pour-soi revendique son ipséité en face du tiers et le regarde à son tour. Cette revendication individuelle de l'ipséité n'est d'ailleurs qu'une des façons possibles de supprimer le nous-objet. L'assomption du nous, dans certains cas fortement structurés, tels, par exemple, que la conscience de classe, implique le projet non plus de se délivrer du nous par une reprise individuelle d'ipséité, mais de délivrer le nous tout entier par l'objectité en le transformant en nous-sujet. Il s'agit, au fond, d'une variété du projet déjà décrit de transformer le regardant en regardé ; c'est le passage ordinaire d'une des deux grandes attitudes fondamentales du pour-autrui à l'autre. La classe opprimée ne peut, en effet, s'affirmer comme nous-sujet que par rapport à la classe opprimante et aux dépens de celle-ci, c'est-à-dire en la transformant en « eux-objets » à son tour. Simplement la personne, engagée objectivement dans la classe, vise à entraîner la classe tout entière dans et par son projet de retournement. En ce sens, l'épreuve du nous-objet renvoie à celle du nous-sujet, comme l'épreuve de mon être-objet-pour-l'autre me renvoie à l'expérience de l'être-objet-d'autrui-pour-moi. Pareillement, nous trouverons dans ce qu'on nomme la « psychologie des foules » des engouements collectifs (boulangisme, etc.) qui sont une forme particulière d'amour : la personne qui dit « nous » reprend alors, au sein de la foule, le projet originel d'amour, mais ce n'est plus à son propre compte ; elle demande au tiers de sauver la collectivité entière dans son objectité même, en y sacrifiant sa liberté. Ici comme plus haut, l'amour déçu conduit au masochisme. C'est ce qu'on voit dans le cas où la collectivité se rue dans la servitude et exige d'être traitée en objet. Il s'agit, là encore, des multiples projets individuels des hommes dans la foule : la foule a été constituée comme foule par le regard du chef ou de l'orateur ; son unité est une unité-objet que chacun de ses membres lit dans le regard du tiers qui la domine, et chacun fait alors le projet de se perdre dans cette objectité, de renoncer entièrement à son ipséité afin de n'être plus qu'un instrument aux mains du chef. Mais cet instrument où il veut se fondre, ce n'est plus son pur et simple pour-autrui personnel, c'est la totalité-objective-foule. La matérialité monstrueuse de la foule et sa réalité profonde (bien que seulement éprouvées) sont fascinantes pour chacun de ses membres ; chacun exige d'être noyé dans la foule-instrument par le regard du chef14.
En ces différents cas, nous avons toujours vu le nous-objet se constituer à partir d'une situation concrète où se trouvait plongée une partie de la totalité-détotalisée « humanité » à l'exclusion de l'autre. Nous ne sommes nous qu'aux yeux des autres, et c'est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous. Mais ceci implique qu'il puisse exister un projet abstrait et irréalisable du pour-soi vers une totalisation absolue de lui-même et de tous les autres. Cet effort de récupération de la totalité humaine ne peut avoir lieu sans poser l'existence d'un tiers, distinct par principe de l'humanité et aux yeux de qui elle est tout entière objet. Ce tiers, irréalisable, est simplement l'objet du concept-limite d'altérité. C'est ce qui est tiers par rapport à tous les groupements possibles, ce qui, en aucun cas, ne peut entrer en communauté avec un groupement humain quelconque, le tiers par rapport auquel aucun autre ne peut se constituer comme tiers ; ce concept ne fait qu'un avec celui de l'être-regardant qui ne peut jamais être regardé, c'est-à-dire avec l'idée de Dieu. Mais Dieu se caractérisant comme absence radicale, l'effort pour réaliser l'humanité comme nôtre est sans cesse renouvelé et aboutit sans cesse à un échec. Ainsi le « nous » humaniste – en tant que nous-objet – se propose-t-il à chaque conscience individuelle comme un idéal impossible à atteindre, encore que chacun garde l'illusion de pouvoir y parvenir en élargissant progressivement le cercle des communautés auxquelles il appartient ; ce « nous » humaniste demeure un concept vide, une pure indication d'une extension possible de l'usage ordinaire du nous. Chaque fois que nous utilisons le nous en ce sens (pour désigner l'humanité souffrante, l'humanité pécheresse, pour déterminer un sens objectif de l'Histoire, en considérant l'homme comme un objet qui développe ses potentialités), nous nous bornons à indiquer une certaine épreuve concrète à subir en présence du tiers absolu, c'est-à-dire de Dieu. Ainsi le concept-limite d'humanité (comme la totalité du nous-objet) et le concept-limite de Dieu s'impliquent l'un l'autre et sont corrélatifs.
C'est le monde qui nous annonce notre appartenance à une communauté-sujet, en particulier l'existence dans le monde d'objets manufacturés. Ces objets ont été œuvrés par des hommes pour des eux-sujets, c'est-à-dire pour une transcendance non individualisée et non dénombrée qui coïncide avec le regard indifférencié que nous appelions plus haut le « on », car le travailleur – servile ou non – travaille en présence d'une transcendance indifférenciée et absente, dont il se borne à esquisser en creux sur l'objet travaillé les libres possibilités. En ce sens, le travailleur, quel qu'il soit, éprouve dans le travail son être-instrument pour l'autre ; le travail, quand il n'est pas strictement destiné aux fins propres du travailleur, est un mode d'aliénation. La transcendance aliénante est ici le consommateur, c'est-à-dire le « on » dont le travailleur se borne à prévoir les projets. Lors donc que j'emploie un objet manufacturé, je rencontre sur lui l'esquisse de ma propre transcendance ; il m'indique le geste à faire, je dois tourner, pousser, tirer ou appuyer. Il s'agit d'ailleurs d'un impératif hypothétique ; il me renvoie à une fin qui est également du monde : si je veux m'asseoir, si je veux ouvrir la boîte, etc. Et cette fin, elle-même, a été prévue, dans la constitution de l'objet, comme fin posée par une transcendance quelconque. Elle appartient à présent à l'objet comme sa potentialité la plus propre. Ainsi est-il vrai que l'objet manufacturé m'annonce comme « on » à moi-même, c'est-à-dire me renvoie l'image de ma transcendance comme celle d'une transcendance quelconque. Et si je laisse canaliser mes possibilités par l'ustensile ainsi constitué, je m'éprouve moi-même comme transcendance quelconque : pour aller de la station de métro « Trocadéro » à « Sèvres-Babylone »« on » change à « La Motte-Picquet ». Ce changement est prévu, indiqué sur les plans, etc. ; si je change de ligne à La Motte-Picquet, je suis le « on » qui change. Certes, je me différencie de chaque usager du métro tant par le surgissement individuel de mon être que par les fins lointaines que je poursuis. Mais ces fins dernières sont seulement à l'horizon de mon acte. Mes fins prochaines sont les fins du « on », et je me saisis comme interchangeable avec un quelconque de mes voisins. En ce sens, nous perdons notre individualité réelle, car le projet que nous sommes, c'est précisément le projet que sont les autres. En ce couloir de métropolitain, il n'y a qu'un seul et même projet, inscrit depuis longtemps dans la matière, et où vient se couler une transcendance vivante et indifférenciée. Dans la mesure où je me réalise dans la solitude comme transcendance quelconque, je n'ai que l'expérience de l'être-indifférencié (si, seul dans ma chambre, j'ouvre une boîte de conserves avec l'ouvre-boîte convenable) ; mais si cette transcendance indifférenciée projette ses projets quelconques en liaison avec d'autres transcendances éprouvées comme présences réelles et pareillement absorbées dans des projets quelconques identiques à mes projets, alors je réalise mon projet comme un entre mille projets identiques projetés par une même transcendance indifférenciée, alors j'ai l'expérience d'une transcendance commune et dirigée vers un but unique, dont je ne suis qu'une particularisation éphémère ; je m'insère dans le grand courant humain qui, inlassablement et depuis qu'il existe un métro, ruisselle dans les couloirs de la station « La Motte-Picquet-Grenelle ». Mais il faut noter : 1o que cette expérience est d'ordre psychologique et non ontologique. Elle ne correspond nullement à une unification réelle des pour-soi considérés. Elle ne vient pas non plus d'une épreuve immédiate de leur transcendance en tant que telle (comme dans l'être-regardé) mais elle est motivée, bien plutôt, par la double appréhension objectivante de l'objet transcendé en commun et des corps qui entourent le mien. En particulier, le fait que je sois engagé avec les autres dans un rythme commun que je contribue à faire naître est un motif particulièrement sollicitant pour que je me saisisse comme engagé dans un nous-sujet. C'est le sens de la marche cadencée des soldats, c'est le sens aussi du travail rythmé des équipes. Il faut remarquer, en effet, que, dans ce cas, le rythme émane librement de moi ; c'est un projet que je réalise par ma transcendance ; il synthétise un futur avec un présent et un passé, dans une perspective de répétition régulière ; c'est moi qui produis ce rythme ; mais en même temps il se fond avec le rythme général de travail ou de marche de la communauté concrète qui m'entoure ; il ne prend son sens que par elle ; c'est ce que j'éprouve, par exemple, lorsque le rythme que j'adopte est « à contre-temps ». Pourtant l'enveloppement de mon rythme par le rythme des autres est appréhendé « latéralement » ; je n'utilise pas comme instrument le rythme collectif, je ne le contemple pas non plus – au sens où je contemplerais, par exemple, des danseurs sur une scène –, il m'entoure et m'emporte sans être objet pour moi ; je ne le transcende pas vers mes possibilités propres, mais je coule ma transcendance dans sa transcendance et ma fin propre – exécuter tel travail, parvenir en tel lieu – est une fin du « on » qui ne se distingue pas de la fin propre de la collectivité. Ainsi le rythme que je fais naître naît en liaison avec moi et latéralement comme rythme collectif ; il est mon rythme dans la mesure où il est leur rythme et réciproquement. C'est là précisément le motif de l'expérience de nous-sujet : il est finalement notre rythme. Mais cela ne peut être, on le voit, que si, préalablement, par l'acceptation d'une fin commune et d'instruments communs, je me constitue comme transcendance indifférenciée en rejetant mes fins personnelles au delà des fins collectives présentement poursuivies. Ainsi, au lieu que dans l'épreuve de l'être-pour-autrui, le surgissement d'une dimension d'être concrète et réelle est la condition de l'épreuve même, l'expérience du nous-sujet est un pur événement psychologique et subjectif en une conscience singulière, qui correspond à une modification intime de la structure de cette conscience mais qui n'apparaît pas sur le fondement d'une relation ontologique concrète avec les autres et qui ne réalise aucun « Mitsein ». Il s'agit seulement d'une manière de me sentir au milieu des autres. Et, sans doute, cette expérience pourra être recherchée comme symbole d'une unité absolue et métaphysique de toutes les transcendances ; il semble, en effet, qu'elle supprime le conflit originel des transcendances en les faisant converger vers le monde ; en ce sens, le nous-sujet idéal serait le nous d'une humanité qui se rendrait maîtresse de la terre. Mais l'expérience du nous demeure sur le terrain de la psychologie individuelle et reste un simple symbole de l'unité souhaitable des transcendances ; elle n'est nullement, en effet, appréhension latérale et réelle des subjectivités en tant que telles par une subjectivité singulière ; les subjectivités demeurent hors d'atteinte et radicalement séparées. Mais ce sont les choses et les corps, ce sont les canalisations matérielles de ma transcendance qui me disposent à la saisir comme prolongée et appuyée par les autres transcendances, sans que je sorte de moi ni que les autres sortent d'eux ; j'apprends que je fais partie d'un nous par le monde. C'est pourquoi mon expérience du nous-sujet n'implique nullement une expérience semblable et corrélative chez les autres ; c'est pourquoi aussi elle est si instable car elle suppose des organisations particulières au milieu du monde et disparaît avec ces organisations. A vrai dire, il y a, dans le monde, une foule de formations qui m'indiquent comme quelconque ; d'abord tous les ustensiles, depuis les outils proprement dits jusqu'aux immeubles, avec leurs ascenseurs, leurs conduites d'eau ou de gaz, leur électricité, en passant par les moyens de transport, les magasins, etc. Chaque devanture, chaque vitrine me renvoie mon image comme transcendance indifférenciée. En outre, les rapports professionnels et techniques des autres avec moi m'annoncent encore comme quelconque : pour le garçon de café, je suis le consommateur ; pour le poinçonneur de tickets, je suis l'usager du métro. Enfin, l'incident des rues qui survient brusquement devant la terrasse du café où je suis assis m'indique encore comme spectateur anonyme et comme pur « regard qui fait exister cet incident comme un dehors ». C'est également l'anonymat du spectateur qu'indique la pièce de théâtre à laquelle j'assiste ou l'exposition de tableaux que je visite. Et, certes, je me fais quelconque lorsque j'essaie des chaussures ou que je débouche une bouteille ou que j'entre dans un ascenseur ou que je ris au théâtre. Mais l'épreuve de cette transcendance indifférenciée est un événement intime et contingent qui ne concerne que moi. Certaines circonstances particulières qui viennent du monde peuvent y ajouter l'impression d'être nous. Mais il ne saurait s'agir en tout cas que d'une impression purement subjective et qui n'engage que moi.
2o L'expérience du nous-sujet ne saurait être première, elle ne peut constituer une attitude originelle envers les autres, puisqu'elle suppose, au contraire, pour se réaliser, une double reconnaissance préalable de l'existence d'autrui. Tout d'abord, en effet, l'objet manufacturé n'est tel que s'il renvoie à des producteurs qui l'ont fait et à des règles d'emploi qui ont été fixées par d'autres. En face d'une chose inanimée et non ouvrée, dont je fixe moi-même le mode d'emploi et à laquelle j'assigne moi-même un usage neuf (si, par exemple, j'utilise une pierre comme marteau), j'ai conscience non-thétique de ma personne, c'est-à-dire de mon ipséité, de mes fins propres et de ma libre inventivité. Les règles d'usage, les « modes d'emploi » des objets manufacturés, à la fois rigides et idéaux comme des tabous, me mettent par structure essentielle en présence de l'autre ; et c'est parce que l'autre me traite comme une transcendance indifférenciée que je peux me réaliser moi-même comme tel. Je n'en veux pour exemple que ces grands panneaux qui surmontent les portes d'une gare, d'une salle d'attente et où l'on a écrit les mots de « sortie » ou d'« entrée », ou encore ces doigts indicateurs sur les affiches, qui désignent un immeuble ou une direction. Il s'agit encore d'impératifs hypothétiques. Mais ici la formulation de l'impératif laisse clairement transparaître l'autre qui parle et qui s'adresse directement à moi. C'est bien à moi que la phrase imprimée est destinée, elle représente bien une communication immédiate de l'autre à moi : je suis visé. Mais si l'autre me vise, c'est en tant que je suis transcendance indifférenciée. Dès lors, si j'emprunte pour sortir l'issue désignée comme « sortie » je n'en use point dans la liberté absolue de mes projets personnels : je ne constitue pas un outil par invention, je ne dépasse pas la pure matérialité de la chose vers mes possibles ; mais entre l'objet et moi une transcendance humaine s'est déjà glissée, qui guide la mienne ; l'objet est déjà humanisé, il signifie le « règne humain ». La « sortie » – à la considérer comme pure ouverture qui donne sur la rue – est rigoureusement équivalente à l'entrée ; ce n'est pas son coefficient d'adversité ou son utilité visible qui la désigne comme sortie. Je ne me plie pas à l'objet lui-même, lorsque je l'utilise comme « sortie » : je m'accommode de l'ordre humain ; je reconnais par mon acte même l'existence de l'autre, j'établis un dialogue avec l'autre. Tout cela, Heidegger l'a fort bien dit. Mais la conclusion qu'il oublie d'en tirer c'est que, pour que l'objet apparaisse comme manufacturé, il faut que l'autre soit donné d'abord de quelque autre manière. Qui n'aurait pas déjà l'expérience de l'autre ne pourrait aucunement distinguer l'objet manufacturé de la pure matérialité d'une chose non ouvrée. Si même il devait l'utiliser conformément au mode d'emploi prévu par le fabricant, il réinventerait ce mode d'emploi et réaliserait ainsi une libre appropriation d'une chose naturelle. Sortir par l'issue dénommée « sortie » sans avoir lu l'écriteau ou sans connaître la langue, c'est être comme le fou des Stoïciens qui dit « il fait jour » en plein jour, non par suite d'une constatation objective, mais en vertu des ressorts intérieurs de sa folie. Si donc l'objet manufacturé renvoie aux autres, et par là à ma transcendance indifférenciée, c'est parce que je connais déjà les autres. Ainsi l'expérience du nous-sujet se construit sur l'épreuve originelle d'autrui et ne saurait être qu'une expérience secondaire et subordonnée.
Mais en outre, nous l'avons vu, se saisir comme transcendance indifférenciée, c'est-à-dire, au fond, comme pure exemplification de « l'espèce humaine », ce n'est pas encore s'appréhender comme structure partielle d'un nous-sujet. Il faut, en effet, pour cela, se découvrir comme quelconque au sein d'un courant humain quelconque. Il faut donc être entouré par les autres. Nous avons vu aussi que les autres ne sont aucunement éprouvés comme sujets dans cette expérience, ni non plus saisis comme objets. Ils ne sont pas posés du tout. Certes, je pars de leur existence de fait dans le monde et de la perception de leurs actes, mais je ne saisis pas positionnellement leur facticité ou leurs gestes : j'ai une conscience latérale et non positionnelle de leurs corps comme corrélatifs de mon corps, de leurs actes comme s'épanouissant en liaison avec mes actes, de telle sorte que je ne puis déterminer si ce sont mes actes qui font naître leurs actes ou leurs actes qui font naître les miens. Il suffit de ces quelques remarques pour faire comprendre que l'expérience du nous ne peut me donner originellement à connaître comme autres les autres qui font partie du nous. Bien au contraire, il faut qu'il y ait d'abord quelque savoir de ce qu'est autrui pour qu'une expérience de mes relations avec autrui puisse être réalisée sous forme de « Mitsein ». Le Mitsein à lui seul serait impossible sans reconnaissance préalable de ce qu'est l'autre : je « suis avec... », soit ; mais avec qui ? En outre, si même cette expérience était ontologiquement première, on ne voit pas comment on pourrait passer, sans une modification radicale de cette expérience, d'une transcendance totalement indifférenciée à l'épreuve des personnes singulières. Si l'autre n'était donné par ailleurs, l'expérience du nous, en se brisant, ne donnerait naissance qu'à l'appréhension de purs objets-instruments dans le monde circonscrit par ma transcendance.
Ces quelques observations ne prétendent pas épuiser la question du nous. Elles visent seulement à indiquer que l'expérience du nous-sujet n'a aucune valeur de révélation métaphysique ; elle dépend étroitement des différentes formes du pour-autrui et n'est qu'un enrichissement empirique de certaines d'entre elles. C'est à cela, évidemment, qu'il faut attribuer l'extrême instabilité de cette expérience. Elle vient et disparaît capricieusement, nous laissant en face d'autres-objets ou bien d'un « on » qui nous regarde. Elle apparaît comme un apaisement provisoire qui se constitue au sein du conflit même, non comme une solution définitive de ce conflit. Vainement souhaiterait-on un nous humain dans lequel la totalité intersubjective prendrait conscience d'elle-même comme subjectivité unifiée. Un semblable idéal ne saurait être qu'une rêverie produite par un passage à la limite et à l'absolu à partir d'expériences fragmentaires et strictement psychologiques. Cet idéal lui-même, d'ailleurs, implique la reconnaissance du conflit des transcendances comme état originel de l'être-pour-autrui. C'est ce qui explique un paradoxe apparent : l'unité de la classe opprimée provenant de ce qu'elle s'éprouve comme nous-objet en face d'un on indifférencié qui est le tiers ou la classe opprimante, on serait tenté de croire que, symétriquement, la classe opprimante se saisit comme nous-sujet en face de la classe opprimée. Or la faiblesse de la classe opprimante c'est que, bien que disposant d'appareils précis et rigoureux de coercition, elle est, en elle-même, profondément anarchique. Le « bourgeois » ne se définit pas seulement comme un certain homo oeconomicus disposant de pouvoir et de privilèges précis au sein d'une société d'un certain type : il se décrit de l'intérieur comme une conscience qui ne reconnaît pas son appartenance à une classe. Sa situation, en effet, ne lui permet pas de se saisir comme engagé dans un nous-objet en communauté avec les autres membres de la classe bourgeoise. Mais, d'autre part, la nature même du nous-sujet implique qu'il n'en fasse que des expériences fugaces et sans portée métaphysique. Le « bourgeois » nie communément qu'il y ait des classes, il attribue l'existence d'un prolétariat à l'action d'agitateurs, à des incidents fâcheux, à des injustices pouvant être réparées par des mesures de détail : il affirme l'existence d'une solidarité d'intérêts entre le capital et le travail ; il oppose à la solidarité de classe une solidarité plus vaste, la solidarité nationale où l'ouvrier et le patron s'intègrent en un Mitsein qui supprime le conflit. Il ne s'agit pas là, comme on l'a trop souvent dit, de manœuvres ou d'un refus imbécile de voir la situation sous son vrai jour ; mais le membre de la classe opprimante voit en face de lui, comme un ensemble objectif « eux-sujets », la totalité de la classe opprimée sans réaliser corrélativement sa communauté d'être avec les autres membres de la classe opprimante : les deux expériences ne sont aucunement complémentaires ; il suffit, en effet, d'être seul en face d'une collectivité opprimée pour la saisir comme objet-instrument et pour se saisir soi-même comme négation-interne de cette collectivité, c'est-à-dire simplement comme le tiers impartial. C'est seulement lorsque la classe opprimée, par la révolte ou l'augmentation brusque de ses pouvoirs, se pose en face des membres de la classe opprimante comme « on-regard », c'est seulement alors que les oppresseurs s'éprouveront comme nous. Mais ce sera dans la crainte et la honte et comme nous-objet.
Ainsi n'y a-t-il aucune symétrie entre l'épreuve du nous-objet et l'expérience du nous-sujet. La première est la révélation d'une dimension d'existence réelle et correspond à un simple enrichissement de l'épreuve originelle du pour-autrui. L'autre est une expérience psychologique réalisée par un homme historique, plongé dans un univers travaillé et dans une société de type économique défini ; elle ne révèle rien de particulier, c'est une « Erlebnis » purement subjective.
Il apparaît donc que l'expérience du nous, bien que réelle, n'est pas de nature à modifier les résultats de nos recherches antérieures. S'agit-il du nous-objet ? Il est directement dépendant du tiers, c'est-à-dire de mon être-pour-l'autre et c'est sur le fondement de mon être-dehors-pour-l'autre qu'il se constitue. S'agit-il du nous-sujet ? C'est une expérience psychologique qui suppose, d'une façon ou d'une autre, que l'existence de l'autre en tant que telle nous ait été révélée. C'est donc en vain que la réalité-humaine chercherait à sortir de ce dilemme : transcender l'autre ou se laisser transcender par lui. L'essence des rapports entre consciences n'est pas le Mitsein. c'est le conflit.
Au terme de cette longue description des relations du pour-soi avec l'autre, nous avons donc acquis cette certitude : le pour-soi n'est pas seulement un être qui surgit comme néantisation de l'en-soi qu'il est et négation interne de l'en-soi qu'il n'est pas. Cette fuite néantisante est entièrement ressaisie par l'en-soi et figée en en-soi dès qu'apparaît l'autre. Le pour-soi seul est transcendant au monde, il est le rien par quoi il y a des choses. L'autre en surgissant confère au pour-soi un être-en-soi-au-milieu-du-monde comme chose parmi les choses. Cette pétrification de l'en-soi par le regard de l'autre est le sens profond du mythe de Méduse. Nous avons donc avancé dans notre recherche : nous voulions déterminer, en effet, la relation originelle du pour-soi à l'en-soi. Nous avons appris d'abord que le pour-soi était néantisation et négation radicale de l'en-soi ; à présent, nous constatons qu'il est aussi, du seul fait du concours de l'autre et sans contradiction aucune, totalement en-soi, présent au milieu de l'en-soi. Mais ce deuxième aspect du pour-soi représente son dehors : le pour-soi, par nature, est l'être qui ne peut coïncider avec son être-en-soi.
Ces remarques pourraient servir de bases à une théorie générale de l'être qui est le but même que nous poursuivons. Toutefois, il est encore trop tôt pour l'amorcer : il ne suffit pas, en effet, de décrire le pour-soi comme projetant simplement ses possibilités par delà l'être-en-soi. Le projet de ces possibilités ne détermine pas statiquement la configuration du monde : il change le monde à chaque instant. Si nous lisons Heidegger, par exemple, nous sommes frappé, de ce point de vue, de l'insuffisance de ses descriptions herméneutiques. En adoptant sa terminologie, nous dirons qu'il a décrit le Dasein comme l'existant qui dépassait les existants vers leur être. Et l'être ici signifie le sens ou la manière d'être de l'existant. Et il est vrai que le pour-soi est l'être par qui les existants révèlent leur manière d'être. Mais Heidegger passe sous silence le fait que le pour-soi n'est pas seulement l'être qui constitue une ontologie des existants, mais qu'il est encore l'être par qui des modifications ontiques surviennent à l'existant en tant qu'existant. Cette possibilité perpétuelle d'agir, c'est-à-dire de modifier l'en-soi dans sa matérialité ontique, dans sa « chair », doit, évidemment, être considérée comme une caractéristique essentielle du pour-soi ; comme telle elle doit trouver son fondement dans un rapport originel du pour-soi à l'en-soi que nous n'avons pas encore mis au jour. Qu'est-ce qu'agir ? Pourquoi le pour-soi agit-il ? Comment peut-il agir ? Telles sont les questions auxquelles il nous faut à présent répondre. Nous avons tous les éléments d'une réponse : la néantisation, la facticité et le corps, l'être-pour-autrui, la nature propre de l'en-soi. Il convient de les interroger à nouveau.
1 La formule est de A. de Waehlens : La Philosophie de Martin Heidegger, Louvain, 1942, p. 99. Cf. aussi le texte de Heidegger qu'il cite : « Diese Bezeugung meint hier nicht einen nachträglichen und beiherlaufenden Ausdruck des Menschseins, sondern sie macht das Dasein des Menschen mit aus. » (Hölderlin und das Wesen der Dichtung, p. 6.)
2 D'ailleurs, la psychose d'influence, comme la généralité des psychoses, est épreuve exclusive et traduite par des mythes d'un grand fait métaphysique : ici le fait d'aliénation. Un fou ne fait jamais que réaliser à sa manière la condition humaine.
3 Cf. au paragraphe suivant.
4 Ibid.
5 Aux termes de cette description, il est une forme au moins de l'exhibitionnisme qui doit se classer parmi les attitudes masochistes. Par exemple, lorsque Rousseau exhibe aux lavandières « non l'objet obscène, mais l'objet ridicule ». Cf. Confessions, livre III.
6 Cf. notre Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions.
7 Bien entendu, il faut tenir compte ici, comme partout, du coefficient d'adversité des choses. Les objets ne sont pas seulement « caressants ». Mais, dans la perspective générale de la caresse, ils peuvent apparaître aussi comme « anti-caresses », c'est-à-dire d'une rudesse, d'une cacophonie, d'une dureté qui, précisément parce que nous sommes en état de désir, nous heurtent d'une façon insupportable.
8 Doña Prouhèze (Le Soulier de Satin, IIe journée) : « Il ne connaîtra pas le goût que j'ai. »
9 C'est moi qui souligne.
10 Lumière d'août. N.R.F., 1935, p. 385.
11 Voir aussi l'amour maternel, la pitié, la bonté, etc.
12 Ces considérations n'excluent pas la possibilité d'une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici.
13 Troisième partie, chap. 1.
14 Cf. les nombreux cas de refus d'ipséité. Le pour-soi refuse d'émerger dans l'angoisse hors du nous.