CHAPITRE PREMIER  Être et faire : la liberté

I  LA CONDITION PREMIÈRE DE L'ACTION, C'EST LA LIBERTÉ

Il est étrange qu'on ait pu raisonner à perte de vue sur le déterminisme et le libre arbitre, citer des exemples en faveur de l'une ou de l'autre thèse, sans tenter, au préalable, d'expliciter les structures contenues dans l'idée même d'action. Le concept d'acte contient en effet de nombreuses notions subordonnées que nous aurons à organiser et à hiérarchiser : agir, c'est modifier la figure du monde, c'est disposer des moyens en vue d'une fin, c'est produire un complexe instrumental et organisé tel que, par une série d'enchaînements et de liaisons, la modification apportée à l'un des chaînons amène des modifications dans toute la série et, pour finir, produise un résultat prévu. Mais ce n'est pas encore là ce qui nous importe. Il convient, en effet, de remarquer d'abord qu'une action est par principe intentionnelle. Le fumeur maladroit qui a fait, par mégarde, exploser une poudrière n'a pas agi. Par contre, l'ouvrier chargé de dynamiter une carrière et qui a obéi aux ordres donnés a agi lorsqu'il a provoqué l'explosion prévue : il savait, en effet, ce qu'il faisait ou, si l'on préfère, il réalisait intentionnellement un projet conscient. Cela ne signifie pas, certes, qu'on doive prévoir toutes les conséquences de son acte : l'empereur Constantin ne prévoyait pas, en s'établissant à Byzance, qu'il créerait une cité de culture et de langue grecques, dont l'apparition provoquerait ultérieurement un schisme dans l'Eglise chrétienne et contribuerait à affaiblir l'Empire romain. Il a pourtant fait un acte dans la mesure où il a réalisé son projet de créer une nouvelle résidence en Orient pour les empereurs. L'adéquation du résultat à l'intention est ici suffisante pour que nous puissions parler d'action. Mais, s'il doit en être ainsi, nous constatons que l'action implique nécessairement comme sa condition la reconnaissance d'un « desideratum », c'est-à-dire d'un manque objectif ou encore d'une négatité. L'intention de susciter à Rome une rivale ne peut venir à Constantin que par la saisie d'un manque objectif : Rome manque d'un contrepoids ; à cette ville encore profondément païenne, il faudrait opposer une cité chrétienne qui, pour l'instant, fait défaut. Créer Constantinople ne se comprend comme acte que si d'abord la conception d'une ville neuve a précédé l'action elle-même ou si, à tout le moins, cette conception sert de thème organisateur à toutes les démarches ultérieures. Mais cette conception ne saurait être la pure représentation de la ville comme possible. Elle la saisit dans sa caractéristique essentielle qui est d'être un possible désirable et non réalisé. Cela signifie que, dès la conception de l'acte, la conscience a pu se retirer du monde plein dont elle est conscience et quitter le terrain de l'être pour aborder franchement celui du non-être. Tant que ce qui est est considéré exclusivement dans son être, la conscience est renvoyée perpétuellement de l'être à l'être et ne saurait trouver dans l'être un motif pour découvrir le non-être. Le système impérial, en tant que Rome en est la capitale, fonctionne positivement et d'une certaine façon réelle qui se laisse facilement dévoiler. Dira-t-on que les impôts rentrent mal, que Rome n'est pas à l'abri des invasions, qu'elle n'a pas la situation géographique qui convient à la capitale d'un empire méditerranéen que les barbares menacent, que la corruption des mœurs y rend la diffusion de la religion chrétienne difficile ? Comment ne pas voir que toutes ces considérations sont négatives, c'est-à-dire qu'elles visent ce qui n'est pas, non ce qui est. Dire que 60 % des impôts prévus ont été recouvrés peut passer à la rigueur pour une appréciation positive de la situation telle qu'elle est. Dire qu'ils rentrent mal, c'est considérer la situation à travers une situation posée comme fin absolue et qui précisément n'est pas. Dire que la corruption des mœurs y entrave la diffusion du christianisme, ce n'est pas considérer cette diffusion pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une propagation à un rythme que les rapports des ecclésiastiques peuvent nous mettre à même de déterminer : c'est la poser en elle-même comme insuffisante, c'est-à-dire comme souffrant d'un néant secret. Maïs elle n'apparaît telle, justement, que si on la dépasse vers une situation-limite posée a priori comme valeur – par exemple vers un certain rythme des conversions religieuses, vers une certaine moralité de la masse – et cette situation-limite ne peut être conçue à partir de la simple considération de l'état réel des choses, car la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a et, de même, la situation la plus misérable ne peut, d'elle-même, que se désigner comme elle est, sans aucune référence à un néant idéal. Et tant que l'homme est plongé dans la situation historique, il lui arrive de ne même pas concevoir les défauts et les manques d'une organisation politique ou économique déterminée, non comme on dit sottement parce qu'il en « a l'habitude », mais parce qu'il la saisit dans sa plénitude d'être et qu'il ne peut même imaginer qu'il puisse en être autrement. Car il faut ici inverser l'opinion générale et convenir de ce que ce n'est pas la dureté d'une situation ou les souffrances qu'elle impose qui sont motifs pour qu'on conçoive un autre état de choses où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c'est à partir du jour où l'on peut concevoir un autre état de choses qu'une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu'elles sont insupportables. L'ouvrier de 1830 est capable de se révolter si l'on baisse les salaires, car il conçoit facilement une situation où son misérable niveau de vie serait moins bas cependant que celui qu'on veut lui imposer. Mais il ne se représente pas ses souffrances comme intolérables, il s'en accommode, non par résignation, mais parce qu'il manque de la culture et de la réflexion nécessaires pour lui faire concevoir un état social où ces souffrances n'existeraient pas. Aussi n'agit-il pas. Maîtres de Lyon, à la suite d'une émeute, les ouvriers de la Croix-Rousse ne savent que faire de leur victoire, ils rentrent chez eux, désorientés, et l'armée régulière n'a pas de peine à les surprendre. Leurs malheurs ne leur paraissent pas « habituels », mais plutôt naturels : ils sont, voilà tout, ils constituent la condition de l'ouvrier ; ils ne sont pas détachés, ils ne sont pas vus en claire lumière et, par suite, ils sont intégrés par l'ouvrier à son être, il souffre sans considérer sa souffrance et sans lui conférer de valeur : souffrir et être ne font qu'un pour lui ; sa souffrance est la pure teneur affective de sa conscience non-positionnelle, mais il ne la contemple pas. Elle ne saurait donc être par elle-même un mobile pour ses actes. Mais tout au contraire, c'est lorsqu'il aura fait le projet de la changer qu'elle lui paraîtra intolérable. Cela signifie qu'il devra avoir pris du champ, du recul par rapport à elle et avoir opéré une double néantisation : d'une part, en effet, il faudra qu'il pose un état de choses idéal comme pur néant présent, d'autre part il faudra qu'il pose la situation actuelle comme néant par rapport à cet état de choses. Il lui faudra concevoir un bonheur attaché à sa classe comme pur possible – c'est-à-dire présentement comme un certain néant ; d'autre part, il reviendra sur la situation présente pour l'éclairer à la lumière de ce néant et pour la néantiser à son tour en déclarant : « Je ne suis pas heureux. » Il s'ensuit ces deux importantes conséquences : 1o aucun état de fait, quel qu'il soit (structure politique, économique de la société, « état » psychologique, etc.), n'est susceptible de motiver par lui-même un acte quelconque. Car un acte est une projection du pour-soi vers ce qui n'est pas et ce qui est ne peut aucunement déterminer par lui-même ce qui n'est pas. 2o aucun état de fait ne peut déterminer la conscience à le saisir comme négatité ou comme manque. Mieux encore, aucun état de fait ne peut déterminer la conscience à le définir et à le circonscrire puisque, comme nous l'avons vu, la formule de Spinoza : « Omnis determinatio est negatio » reste profondément vraie. Or, toute action a pour condition expresse non seulement la découverte d'un état de choses comme « manque de... », c'est-à-dire comme négatité, mais encore – et préalablement – la constitution de l'état de choses considéré en système isolé. Il n'y a d'état de fait – satisfaisant ou non – que par la puissance néantisante du pour-soi. Mais cette puissance de néantisation ne peut se borner à réaliser un simple recul par rapport au monde. En tant, en effet, que la conscience est « investie » par l'être, en tant qu'elle souffre simplement ce qui est, elle doit être englobée dans l'être : c'est la forme organisée « ouvrier-trouvant-sa-souffrance-naturelle », qui doit être surmontée et niée pour qu'elle puisse faire l'objet d'une contemplation révélante. Cela signifie évidemment que c'est par pur arrachement à soi-même, et au monde, que l'ouvrier peut poser sa souffrance comme souffrance insupportable et, par conséquent, en faire le mobile de son action révolutionnaire. Cela implique donc pour la conscience la possibilité permanente de faire une rupture avec son propre passé, de s'en arracher pour pouvoir le considérer à la lumière d'un non-être et pour pouvoir lui conférer la signification qu'il a à partir du projet d'un sens qu'il n'a pas. En aucun cas et d'aucune manière, le passé par lui-même ne peut produire un acte, c'est-à-dire la position d'une fin qui se retourne sur lui pour l'éclairer. C'est ce qu'avait entrevu Hegel lorsqu'il écrivait que « l'esprit est le négatif », encore qu'il ne semble pas s'en être souvenu lorsqu'il a dû exposer sa théorie propre de l'action et de la liberté. En effet, dès lors qu'on attribue à la conscience ce pouvoir négatif vis-à-vis du monde et d'elle-même, dès lors que la néantisation fait partie intégrante de la position d'une fin, il faut reconnaître que la condition indispensable et fondamentale de toute action c'est la liberté de l'être agissant.

Ainsi nous pouvons saisir au départ le défaut de ces discussions fastidieuses entre déterministes et partisans de la liberté d'indifférence. Ces derniers se préoccupent de trouver des cas de décision pour lesquels il n'existe aucun motif antérieur, ou des délibérations concernant deux actes opposés, également possibles et dont les motifs (et les mobiles) sont rigoureusement de même poids. A quoi les déterministes ont beau jeu de répondre qu'il n'y a pas d'action sans motif et que le geste le plus insignifiant (lever la main droite plutôt que la main gauche, etc.) renvoie à des motifs et à des mobiles qui lui confèrent sa signification. Il ne saurait en être autrement puisque toute action doit être intentionnelle : elle doit, en effet, avoir une fin et la fin à son tour se réfère à un motif. Telle est, en effet, l'unité des trois ek-stases temporelles : la fin ou temporalisation de mon futur implique un motif (ou mobile), c'est-à-dire indique vers mon passé, et le présent est surgissement de l'acte. Parler d'un acte sans motif, c'est parler d'un acte auquel manquerait la structure intentionnelle de tout acte et les partisans de la liberté, en la cherchant au niveau de l'acte en train de se faire, ne sauraient aboutir qu'à la rendre absurde. Mais les déterministes à leur tour se font la partie trop belle en arrêtant leur recherche à la pure désignation du motif et du mobile. La question essentielle est en effet par delà l'organisation complexe « motif-intention-acte-fin » : nous devons, en effet, nous demander comment un motif (ou un mobile) peut être constitué comme tel. Or, nous venons de voir que, s'il n'est pas d'acte sans motif, ce n'est nullement au sens où l'on peut dire qu'il n'est pas de phénomène sans cause. Pour être motif, en effet, le motif doit être éprouvé comme tel. Certes, cela ne signifie nullement qu'il doive être thématiquement conçu et explicité comme dans le cas de la délibération. Mais du moins cela veut-il dire que le pour-soi doit lui conférer sa valeur de mobile ou de motif. Et, nous venons de le voir, cette constitution du motif comme tel ne saurait renvoyer à un autre existant réel et positif, c'est-à-dire à un motif antérieur. Sinon, la nature même de l'acte, comme engagé intentionnellement dans le non-être, s'évanouirait. Le mobile ne se comprend que par la fin, c'est-à-dire par du non-existant ; le mobile est donc en lui-même une négatité. Si j'accepte un salaire de misère, c'est sans doute par peur – et la peur est un mobile. Mais c'est peur de mourir de faim ; c'est-à-dire que cette peur n'a de sens que hors d'elle dans une fin posée idéalement qui est la conservation d'une vie que je saisis comme « en danger ». Et cette peur ne se comprend à son tour que par rapport à la valeur que je donne implicitement à cette vie, c'est-à-dire qu'elle se réfère à ce système hiérarchisé d'objets idéaux que sont les valeurs. Ainsi le mobile se fait apprendre ce qu'il est par l'ensemble des êtres qui « ne sont pas », par les existences idéales et par l'avenir. De même que le futur revient sur le présent et le passé pour l'éclairer, de même c'est l'ensemble de mes projets qui revient en arrière pour conférer au mobile sa structure de mobile. C'est seulement parce que j'échappe à l'en-soi en me néantisant vers mes possibilités que cet en-soi peut prendre valeur de motif ou de mobile. Motifs et mobiles n'ont de sens qu'à l'intérieur d'un ensemble pro-jeté qui est justement un ensemble de non-existants. Et cet ensemble, c'est finalement moi-même comme transcendance, c'est moi en tant que j'ai à être moi-même hors de moi. Si nous nous rappelons le principe que nous avons tout à l'heure établi, à savoir que c'est la saisie d'une révolution comme possible qui donne à la souffrance de l'ouvrier sa valeur de mobile, nous devons en conclure que c'est en fuyant une situation vers notre possibilité de la modifier que nous organisons cette situation en complexe de motifs et de mobiles. La néantisation par quoi nous prenons du recul par rapport à la situation ne fait qu'un avec l'ek-stase par laquelle nous nous pro-jetons vers une modification de cette situation. Il en résulte qu'il est impossible, en effet, de trouver un acte sans mobile, mais qu'il n'en faut pas conclure que le mobile est cause de l'acte : il en est partie intégrante. Car, comme le projet résolu vers un changement ne se distingue pas de l'acte, c'est en un seul surgissement que se constituent le mobile, l'acte et la fin. Chacune de ces trois structures réclame les deux autres comme sa signification. Mais la totalité organisée des trois ne s'explique plus par aucune structure singulière et son surgissement comme pure néantisation temporalisante de l'en-soi ne fait qu'un avec la liberté. C'est l'acte qui décide de ses fins et de ses mobiles, et l'acte est l'expression de la liberté.

Nous ne pouvons cependant en demeurer à ces considérations superficielles : si la condition fondamentale de l'acte est la liberté, il nous faut tenter de décrire plus précisément la liberté. Mais nous rencontrons d'abord une grosse difficulté : décrire, à l'ordinaire, est une activité d'explicitation visant les structures d'une essence singulière. Or, la liberté n'a pas d'essence. Elle n'est soumise à aucune nécessité logique ; c'est d'elle qu'il faudrait dire ce que Heidegger dit du Dasein en général : « En elle l'existence précède et commande l'essence. » La liberté se fait acte et nous l'atteignons ordinairement à travers l'acte qu'elle organise avec les motifs, les mobiles et les fins qu'il implique. Mais précisément parce que cet acte a une essence, il nous apparaît comme constitué ; si nous voulons remonter à la puissance constitutive, il faut abandonner tout espoir de lui trouver une essence. Celle-ci, en effet, exigerait une nouvelle puissance constitutive et ainsi de suite à l'infini. Comment donc décrire une existence qui se fait perpétuellement et qui refuse d'être enfermée dans une définition ? La dénomination même de « liberté » est dangereuse si l'on doit sous-entendre que le mot renvoie à un concept, comme les mots font à l'ordinaire. Indéfinissable et innommable, la liberté ne serait-elle pas indescriptible ?

Nous avons rencontré de semblables difficultés lorsque nous avons voulu décrire l'être du phénomène et le néant. Elles ne nous ont pas arrêté. C'est qu'en effet il peut y avoir des descriptions qui ne visent pas l'essence mais l'existant lui-même, dans sa singularité. Je ne saurais, certes, décrire une liberté qui serait commune à l'autre et à moi-même ; je ne saurais donc envisager une essence de la liberté. C'est au contraire la liberté qui est fondement de toutes les essences, puisque c'est en dépassant le monde vers ses possibilités propres que l'homme dévoile les essences intramondaines. Mais il s'agit en fait de ma liberté. Pareillement, d'ailleurs, lorsque j'ai décrit la conscience, il ne pouvait s'agir d'une nature commune à certains individus, mais bien de ma conscience singulière qui, comme ma liberté, est par delà l'essence ou – comme nous l'avons montré à plusieurs reprises – pour qui être c'est avoir été. Cette conscience, je disposais précisément, pour l'atteindre dans son existence même, d'une expérience particulière : le cogito. Husserl et Descartes, Gaston Berger l'a montré1, demandent au cogito de leur livrer une vérité d'essence : chez l'un nous atteindrons à la liaison de deux natures simples, chez l'autre nous saisirons la structure eidétique de la conscience. Mais, si la conscience doit précéder son essence en existence, ils ont commis l'un et l'autre une erreur. Ce qu'on peut demander au cogito, c'est seulement de nous découvrir une nécessité de fait. C'est aussi au cogito que nous nous adresserons pour déterminer la liberté comme liberté qui est nôtre, comme pure nécessité de fait, c'est-à-dire comme un existant contingent mais que je ne peux pas ne pas éprouver. Je suis, en effet, un existant qui apprend sa liberté par ses actes ; mais je suis aussi un existant dont l'existence individuelle et unique se temporalise comme liberté. Comme tel je suis nécessairement conscience (de) liberté, puisque rien n'existe dans la conscience sinon comme conscience non-thétique d'exister. Ainsi ma liberté est perpétuellement en question dans mon être ; elle n'est pas une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature ; elle est très exactement l'étoffe de mon être ; et comme mon être est en question dans mon être, je dois nécessairement posséder une certaine compréhension de la liberté. C'est cette compréhension que nous avons dessein, à présent, d'expliciter.

Ce qui pourra nous aider à atteindre la liberté en son cœur, ce sont les quelques remarques que nous devons à présent résumer ici. Nous avons, en effet, établi dès notre premier chapitre que si la négation vient au monde par la réalité-humaine, celle-ci doit être un être qui peut réaliser une rupture néantisante avec le monde et avec soi-même ; et nous avions établi que la possibilité permanente de cette rupture ne faisait qu'une avec la liberté. Mais, d'autre part, nous avions constaté que cette possibilité permanente de néantiser ce que je suis sous forme de « l'avoir-été » implique pour l'homme un type d'existence particulier. Nous avons pu alors déterminer, à partir d'analyses comme celle de la mauvaise foi, que la réalité-humaine était son propre néant. Etre, pour le pour-soi, c'est néantiser l'en-soi qu'il est. Dans ces conditions, la liberté ne saurait être rien autre que cette néantisation. C'est par elle que le pour-soi échappe à son être comme à son essence, c'est par elle qu'il est toujours autre chose que ce qu'on peut dire de lui, car au moins est-il celui qui échappe à cette dénomination même, celui qui est déjà par delà le nom qu'on lui donne, la propriété qu'on lui reconnaît. Dire que le pour-soi a à être ce qu'il est, dire qu'il est ce qu'il n'est pas en n'étant pas ce qu'il est, dire qu'en lui l'existence précède et conditionne l'essence ou inversement, selon la formule de Hegel, que pour lui « Wesen ist was gewesen ist », c'est dire une seule et même chose, à savoir que l'homme est libre. Du seul fait, en effet, que j'ai conscience des motifs qui sollicitent mon action, ces motifs sont déjà des objets transcendants pour ma conscience, ils sont dehors ; en vain chercherai-je à m'y raccrocher : j'y échappe par mon existence même. Je suis condamné à exister pour toujours par delà mon essence, par delà les mobiles et les motifs de mon acte : je suis condamné à être libre. Cela signifie qu'on ne saurait trouver à ma liberté d'autres limites qu'elle-même ou, si l'on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d'être libres. Dans la mesure où le pour-soi veut se masquer son propre néant et s'incorporer l'en-soi comme son véritable mode d'être, il tente aussi de se masquer sa liberté. Le sens profond du déterminisme, c'est d'établir en nous une continuité sans faille d'existence en soi. Le mobile conçu comme fait psychique, c'est-à-dire comme réalité pleine et donnée, s'articule, dans la vision déterministe, sans solution de continuité, à la décision et à l'acte, qui sont conçus également comme données psychiques. L'en-soi s'est emparé de tous ces « data », le mobile provoque l'acte comme la cause son effet, tout est réel, tout est plein. Ainsi, le refus de la liberté ne peut se concevoir que comme tentative pour se saisir comme être-en-soi ; l'un va de pair avec l'autre ; la réalité-humaine est un être dans lequel il y va de sa liberté dans son être parce qu'il tente perpétuellement de refuser de la reconnaître. Psychologiquement, cela revient, chez chacun de nous, à essayer de prendre les mobiles et les motifs comme des choses. On tente de leur en conférer la permanence ; on essaie de se dissimuler que leur nature et leur poids dépendent à chaque moment du sens que je leur donne, on les prend pour des constantes : cela revient à considérer le sens que je leur donnais tout à l'heure ou hier – qui, celui-là, est irrémédiable, parce qu'il est passé – et d'en extrapoler le caractère figé jusqu'au présent. J'essaie de me persuader que le motif est comme il était. Ainsi passerait-il de pied en cap de ma conscience passée à ma conscience présente : il l'habiterait. Cela revient à tenter de donner une essence au pour-soi. De la même façon on posera les fins comme des transcendances, ce qui n'est pas une erreur. Mais au lieu d'y voir des transcendances posées et maintenues dans leur être par ma propre transcendance, on supposera que je les rencontre en surgissant dans le monde : elles viennent de Dieu, de la nature, de « ma » nature, de la société. Ces fins toutes faites et préhumaines définiront donc le sens de mon acte avant même que je le conçoive, de même que les motifs, comme pures données psychiques, le provoqueront sans même que je m'en aperçoive. Motif, acte, fin constituent un « continuum », un plein. Ces tentatives avortées pour étouffer la liberté sous le poids de l'être – elles s'effondrent quand surgit tout à coup l'angoisse devant la liberté – montrent assez que la liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l'homme. C'est parce que la réalité-humaine n'est pas assez qu'elle est libre, c'est parce qu'elle est perpétuellement arrachée à elle-même et que ce qu'elle a été est séparé par un néant de ce qu'elle est et de ce qu'elle sera. C'est enfin, parce que son être présent lui-même est néantisation sous la forme du « reflet-reflétant ». L'homme est libre parce qu'il n'est pas soi mais présence à soi. L'être qui est ce qu'il est ne saurait être libre. La liberté, c'est précisément le néant qui est été au cœur de l'homme et qui contraint la réalité-humaine à se faire, au lieu d'être. Nous l'avons vu, pour la réalité-humaine, etre c'est se choisir : rien ne lui vient du dehors, ni du dedans non plus, qu'elle puisse recevoir ou accepter. Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d'aucune sorte, à l'insoutenable nécessité de se faire être jusque dans le moindre détail. Ainsi, la liberté n'est pas un être : elle est l'être de l'homme, c'est-à-dire son néant d'être. Si l'on concevait d'abord l'homme comme un plein, il serait absurde de chercher en lui, par après, des moments ou des régions psychiques où il serait libre : autant chercher du vide dans un récipient qu'on a préalablement rempli jusqu'aux bords. L'homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il n'est pas.

Ces remarques peuvent nous conduire, si nous savons les utiliser, à des découvertes nouvelles. Elles nous permettront d'abord de tirer au clair les rapports de la liberté avec ce qu'on nomme la « volonté ». Une tendance, assez commune, en effet, vise à assimiler les actes libres aux actes volontaires, et à réserver l'explication déterministe au monde des passions. C'est, en somme, le point de vue de Descartes. La volonté cartésienne est libre, mais il y a des « passions de l'âme ». Encore Descartes tentera-t-il une interprétation physiologique de ces passions. Plus tard on tentera d'instaurer un déterminisme purement psychologique. Les analyses intellectualistes qu'un Proust, par exemple, a tentées de la jalousie ou du snobisme peuvent servir d'illustrations à cette conception du « mécanisme » passionnel. Il faudrait donc concevoir l'homme comme à la fois libre et déterminé ; et le problème essentiel serait celui des rapports de cette liberté inconditionnée avec les processus déterminés de la vie psychique : comment dominera-t-elle les passions, comment les utilisera-t-elle à son profit ? Une sagesse qui vient de loin – la sagesse stoïcienne – enseignera à composer avec ses passions pour pouvoir les dominer ; bref, on conseillera de se conduire par rapport à l'affectivité comme fait l'homme vis-à-vis de la nature en général, lorsqu'il lui obéit pour mieux la commander. La réalité-humaine apparaît donc comme un libre pouvoir assiégé par un ensemble de processus déterminés. On distinguera des actes entièrement libres, des processus déterminés sur lesquels la volonté libre a pouvoir, des processus qui échappent par principe à la volonté-humaine.

On voit que nous ne saurions aucunement accepter une semblable conception. Mais tentons de mieux comprendre les raisons de notre refus. Il est une objection qui va de soi et que nous ne perdrons pas de temps à développer : c'est qu'une pareille dualité tranchée est inconcevable au sein de l'unité psychique. Comment concevoir, en effet, un être qui serait un et qui. pourtant, d'une part, se constituerait comme une série de faits déterminés les uns par les autres et, par suite, existants en extériorité et, d'autre part, comme une spontanéité se déterminant à être et ne relevant que d'elle-même ? A priori, cette spontanéité ne serait susceptible d'aucune action sur un déterminisme déjà constitué : sur quoi pourrait-elle agir ? sur l'objet lui-même (le fait psychique présent) ? Mais comment pourrait-elle modifier un en-soi qui par définition n'est et ne peut être que ce qu'il est ? Sur la loi même du processus ? Mais il revient au même d'agir sur le fait psychique présent pour le modifier en lui-même ou d'agir sur lui pour modifier ses conséquences. Et, dans les deux cas, nous rencontrons la même impossibilité que nous signalions plus haut. D'ailleurs, de quel instrument cette spontanéité disposerait-elle ? Si la main peut prendre, c'est qu'elle peut être prise. La spontanéité, étant par définition hors d'atteinte, ne peut, à son tour, atteindre : elle ne peut que se produire elle-même. Et, si elle devait disposer d'un instrument spécial, il faudrait donc le concevoir comme une nature intermédiaire entre la volonté libre et les passions déterminées, ce qui n'est pas admissible. Inversement, bien entendu, les passions ne sauraient avoir aucune prise sur la volonté. Il est en effet impossible à un processus déterminé d'agir sur une spontanéité, exactement comme il est impossible aux objets d'agir sur la conscience. Aussi toute synthèse des deux types d'existants est impossible : ils ne sont pas homogènes, ils demeureront chacun dans leur incommunicable solitude. Le seul lien que pourrait avoir une spontanéité néantisante avec les processus mécaniques, c'est de se produire elle-même par négation interne à partir de ces existants. Mais précisément alors, elle ne sera qu'en tant qu'elle niera d'elle-même qu'elle soit ces passions. Désormais l'ensemble du πάθος déterminé sera nécessairement saisi par la spontanéité comme un pur transcendant, c'est-à-dire comme ce qui est nécessairement dehors, comme ce qui n'est pas elle. Cette négation interne n'aurait donc pour effet que de fondre le πάθος dans le monde et il existerait, pour une libre spontanéité qui serait à la fois volonté et conscience, comme un objet quelconque au milieu du monde. Cette discussion montre que deux solutions et deux seulement sont possibles : ou bien l'homme est entièrement déterminé (ce qui est inadmissible, en particulier parce qu'une conscience déterminée, c'est-à-dire motivée en extériorité, devient pure extériorité elle-même et cesse d'être conscience) ou bien l'homme est entièrement libre.

Mais ces remarques ne sont pas encore ce qui nous importe particulièrement. Elles n'ont qu'une portée négative. L'étude de la volonté doit nous permettre, au contraire, d'aller plus avant dans la compréhension de la liberté. Et c'est pourquoi ce qui nous frappe d'abord c'est que, si la volonté doit être autonome, il est impossible de la considérer comme un fait psychique donné, c'est-à-dire en-soi. Elle ne saurait appartenir à la catégorie des « états de conscience » définis par le psychologue. Ici comme partout ailleurs nous constatons que l'état de conscience est une pure idole de la psychologie positive. La volonté est nécessairement négativité et puissance de néantisation si elle doit être liberté. Mais alors nous ne voyons plus pourquoi on lui réserverait l'autonomie. On conçoit mal, en effet, ces trous de néantisation qui seraient les volitions et qui surgiraient dans la trame par ailleurs dense et pleine des passions et du πάθος en général. Si la volonté est néantisation, il faut que l'ensemble du psychique soit semblablement néantisation. D'ailleurs – et nous y reviendrons bientôt – où prend-on que le « fait » de passion ou que le pur et simple désir ne soient pas néantisants ? La passion n'est-elle pas d'abord projet et entreprise, ne pose-t-elle pas justement un état de choses comme intolérable et n'est-elle pas contrainte de ce fait de prendre du recul par rapport à lui et de le néantiser en l'isolant et en le considérant à la lumière d'une fin, c'est-à-dire d'un non-être ? Et la passion n'a-t-elle pas ses fins propres qui sont précisément reconnues dans le moment même où elle les pose comme non-existantes ? Et si la néantisation est précisément l'être de la liberté, comment refuser l'autonomie aux passions pour l'accorder à la volonté ?

Mais il y a plus : loin que la volonté soit la manifestation unique ou du moins privilégiée de la liberté, elle suppose, au contraire, comme tout événement du pour-soi, le fondement d'une liberté originelle pour pouvoir se constituer comme volonté. La volonté, en effet, se pose comme décision réfléchie par rapport à certaines fins. Mais ces fins elle ne les crée pas. Elle est plutôt une manière d'être par rapport à elles : elle décrète que la poursuite de ces fins sera réfléchie et délibérée. La passion peut poser les mêmes fins. Je puis, par exemple, devant une menace, m'enfuir à toutes jambes, par peur de mourir. Ce fait passionnel n'en pose pas moins implicitement comme fin suprême la valeur de la vie. Tel autre comprendra, au contraire, qu'il faut demeurer en place, même si la résistance paraît d'abord plus dangereuse que la fuite ; il « tiendra ». Mais son but, encore que mieux compris et explicitement posé, demeure le même que dans le cas de la réaction émotionnelle. Simplement les moyens de l'atteindre sont plus clairement conçus, certains d'entre eux sont rejetés comme douteux ou inefficaces, les autres sont plus solidement organisés. La différence porte ici sur le choix des moyens et sur le degré de réflexion et d'explication, non sur la fin. Pourtant, le fuyard est dit « passionnel » et nous réservons l'épithète de « volontaire » à l'homme qui résiste. Il s'agit donc d'une différence d'attitude subjective par rapport à une fin transcendante. Mais si nous ne voulons pas tomber dans l'erreur que nous dénoncions plus haut, et considérer ces fins transcendantes comme pré-humaines et comme une limite a priori de notre transcendance, nous sommes bien obligés de reconnaître qu'elles sont la projection temporalisante de notre liberté. La réalité-humaine ne saurait recevoir ses fins, nous l'avons vu, ni du dehors, ni d'une prétendue « nature » intérieure. Elle les choisit et, par ce choix même, leur confère une existence transcendante comme la limite externe de ses projets. De ce point de vue – et si l'on entend bien que l'existence du Dasein précède et commande son essence – la réalité-humaine, dans et par son surgissement même, décide de définir son être propre par ses fins. C'est donc la position de mes fins ultimes qui caractérise mon être et qui s'identifie au jaillissement originel de la liberté qui est mienne. Et ce jaillissement est une existence, il n'a rien d'une essence ou d'une propriété d'un être qui serait engendré conjointement à une idée. Ainsi la liberté, étant assimilable à mon existence, est fondement des fins que je tenterai d'atteindre, soit par la volonté, soit par des efforts passionnels. Elle ne saurait donc se limiter aux actes volontaires. Mais les volitions sont, au contraire, comme les passions, certaines attitudes subjectives par lesquelles nous tentons d'atteindre aux fins posées par la liberté originelle. Par liberté originelle, bien entendu, il ne faut pas entendre une liberté qui serait antérieure à l'acte volontaire ou passionné, mais un fondement rigoureusement contemporain de la volonté ou de la passion et que celles-ci manifestent chacune à sa manière. Il ne faudrait pas non plus opposer la liberté à la volonté ou à la passion comme le « moi profond » de Bergson au moi superficiel : le pour-soi est tout entier ipséité et ne saurait avoir de « moi-profond », à moins que l'on n'entende par là certaines structures transcendantes de la psychè. La liberté n'est rien autre que l'existence de notre volonté ou de nos passions, en tant que cette existence est néantisation de la facticité, c'est-à-dire celle d'un être qui est son être sur le mode d'avoir à l'être. Nous y reviendrons. Retenons en tout cas que la volonté se détermine dans le cadre de mobiles et de fins déjà posées par le pour-soi dans un projet transcendant de lui-même vers ses possibles. Sinon, comment pourrait-on comprendre la délibération qui est appréciation des moyens par rapport à des fins déjà existantes ?

Si ces fins sont déjà posées, ce qui reste à décider à tout instant c'est la façon dont je me conduirai vis-à-vis d'elles, autrement dit l'attitude que je prendrai. Serai-je volontaire ou passionné ? Qui peut le décider sinon moi ? Si, en effet, nous admettions que les circonstances en décident pour moi (par exemple, je pourrais être volontaire en face d'un petit danger, mais si le péril croît, je tomberais dans la passion) nous supprimerions par là toute liberté : il serait absurde, en effet, de déclarer que la volonté est autonome lorsqu'elle apparaît, mais que les circonstances extérieures déterminent rigoureusement le moment de son apparition. Mais comment soutenir, d'autre part, qu'une volonté qui n'existe pas encore peut décider soudain de briser l'enchaînement des passions et de surgir soudain sur les débris de cet enchaînement ? Une pareille conception amènerait à considérer la volonté comme un pouvoir qui. tantot se manifesterait à la conscience, et tantôt demeurerait caché, mais qui posséderait en tout cas la permanence et l'existence « en-soi » d'une propriété. C'est précisément ce qui est inadmissible : il est certain, cependant, que l'opinion commune conçoit la vie morale comme une lutte entre une volonté-chose et des passions-substances. Il y a là comme une sorte de manichéisme psychologique absolument insoutenable. En fait, il ne suffit pas de vouloir : il faut vouloir vouloir. Soit par exemple une situation donnée : je puis y réagir émotionnellement. Nous avons montré ailleurs que l'émotion n'est pas un orage physiologique2 : c'est une réponse adaptée à la situation ; c'est une conduite dont le sens et la forme sont l'objet d'une intention de la conscience qui vise à atteindre une fin particulière par des moyens particuliers. L'évanouissement, la cataplexie, dans la peur, visent à supprimer le danger en supprimant la conscience du danger. Il y a intention de perdre conscience pour abolir le monde redoutable où la conscience est engagée et qui vient à l'être par elle. Il s'agit donc de conduites magiques provoquant des assouvissements symboliques de nos désirs et qui révèlent, du même coup, une couche magique du monde. En opposition à ces conduites, la conduite volontaire et rationnelle envisagera techniquement la situation, refusera le magique et s'appliquera à saisir les séries déterminées et les complexes instrumentaux qui permettent de résoudre les problèmes. Elle organisera un système de moyens en se basant sur le déterminisme instrumental. Du coup, elle découvrira un monde technique, c'est-à-dire un monde dans lequel chaque complexe-ustensile renvoie à un autre complexe plus large et ainsi de suite. Mais qui me décidera à choisir l'aspect magique ou l'aspect technique du monde ? Ce ne saurait être le monde lui-meme – qui, pour se manifester, attend d'être découvert. Il faut donc que le pour-soi, dans son projet, choisisse d'être celui par qui le monde se dévoile comme magique ou rationnel, c'est-à-dire qu'il doit, comme libre projet de soi, se donner l'existence magique ou l'existence rationnelle. De l'une comme de l'autre il est responsable ; car il ne peut être que s'il s'est choisi. Il apparaît donc comme le libre fondement de ses émotions comme de ses volitions. Ma peur est libre et manifeste ma liberté, j'ai mis toute ma liberté dans ma peur et je me suis choisi peureux en telle ou telle circonstance ; en telle autre j'existerai comme volontaire et courageux et j'aurai mis toute ma liberté dans mon courage. Il n'y a, par rapport à la liberté, aucun phénomène psychique privilégié. Toutes mes « manières d'être » la manifestent également puisqu'elles sont toutes des façons d'être mon propre néant.

C'est ce que marquera mieux encore la description de ce qu'on nomme les « motifs et les mobiles » de l'action. Nous avons esquissé cette description dans les pages précédentes : il convient à présent d'y revenir et de la reprendre plus précisément. Ne dit-on pas en effet que la passion est mobile de l'acte – ou encore que l'acte passionnel est celui qui a la passion pour mobile ? Et la volonté n'apparaît-elle pas comme la décision qui succède à une délibération au sujet des mobiles et des motifs ? Qu'est-ce donc qu'un motif ? Qu'est-ce qu'un mobile ?

On entend ordinairement par motif la raison d'un acte ; c'est-à-dire l'ensemble des considérations rationnelles qui le justifient. Si le gouvernement décide une conversion des rentes, il donnera ses motifs : diminution de la dette publique, assainissement de la Trésorerie. C'est également par des motifs que les historiens ont coutume d'expliquer les actes des ministres ou des monarques ; à une déclaration de guerre, on cherchera des motifs : l'occasion est propice, le pays attaqué est décomposé par les troubles intérieurs, il est temps de mettre fin à un conflit économique qui risque de s'éterniser. Si Clovis se convertit au catholicisme, alors que tant de rois barbares sont ariens, c'est qu'il voit là une occasion de se concilier les bonnes grâces de l'épiscopat, tout-puissant en Gaule, etc. On notera que le motif se caractérise, de ce fait, comme une appréciation objective de la situation. Le motif de la conversion de Clovis, c'est l'état politique et religieux de la Gaule, c'est le rapport de forces entre l'épiscopat, les grands propriétaires et le petit peuple ; ce qui motive la conversion des rentes, c'est l'état de la dette publique. Toutefois cette appréciation objective ne peut se faire qu'à la lueur d'une fin présupposée et dans les limites d'un projet du pour-soi vers cette fin. Pour que la puissance de l'épiscopat se révèle à Clovis, comme motif d'une conversion, c'est-à-dire pour qu'il puisse envisager les conséquences objectives que pourrait avoir cette conversion, il faut d'abord qu'il ait posé comme fin la conquête de la Gaule. Si nous supposons d'autres fins à Clovis, il peut trouver dans la situation de l'épiscopat des motifs de se faire arien ou de demeurer païen. Il peut même ne trouver aucun motif d'agir de telle ou telle façon dans la considération de l'état de l'Eglise : il ne découvrira donc rien à ce sujet, il laissera la situation de l'épiscopat à l'état de « non-dévoilé », dans une obscurité totale. Nous appellerons donc motif la saisie objective d'une situation déterminée en tant que cette situation se révèle, à la lumière d'une certaine fin, comme pouvant servir de moyen pour atteindre cette fin.

Le mobile, au contraire, est considéré ordinairement comme un fait subjectif. C'est l'ensemble des désirs, des émotions et des passions qui me poussent à accomplir un certain acte. L'historien ne recherche les mobiles et n'en fait état qu'en désespoir de cause, lorsque les motifs ne suffisent pas à expliquer l'acte envisagé. Lorsque Ferdinand Lot, par exemple, écrit, après avoir montré que les raisons qu'on donne ordinairement à la conversion de Constantin sont insuffisantes ou erronées : « Puisqu'il est avéré que Constantin avait tout à perdre et, en apparence, rien à gagner à embrasser le christianisme, il n'y a qu'une conclusion possible, c'est qu'il a cédé à une impulsion soudaine, d'ordre pathologique ou divin, comme on voudra3 », il abandonne l'explication par les motifs qui lui paraît irrévélante et lui préfère l'explication par les mobiles. L'explication doit être alors cherchée dans l'état psychique – même dans l'état « mental » – de l'agent historique. Il s'ensuit naturellement que l'événement devient entièrement contingent puisqu'un autre individu, avec d'autres passions et d'autres désirs, aurait agi différemment. Le psychologue, au contraire de l'historien, cherchera de préférence les mobiles : il suppose ordinairement, en effet, qu'ils sont « contenus dans » l'état de conscience qui a provoqué l'action. L'acte rationnel idéal serait donc celui pour lequel les mobiles seraient pratiquement nuls et qui serait inspiré uniquement par une appréciation objective de la situation. L'acte irrationnel ou passionnel sera caractérisé par la proportion inverse. Reste à expliquer la relation des motifs aux mobiles dans le cas banal où ils existent les uns et les autres. Par exemple, je puis adhérer au parti socialiste parce que j'estime que ce parti sert les intérêts de la justice et de l'humanité, ou parce que je crois qu'il deviendra la principale force historique dans les années qui suivront mon adhésion : ce sont là des motifs. Et, en même temps, je puis avoir des mobiles : sentiment de pitié ou de charité pour certaines catégories d'opprimés, honte d'être du « bon côté de la barricade », comme dit Gide, ou encore complexe d'infériorité, désir de scandaliser mes proches, etc. Que pourra-t-on vouloir dire lorsqu'on affirmera que j'ai adhéré au parti socialiste à cause de ces motifs et de ces mobiles ? Il s'agit évidemment de deux couches de significations radicalement distinctes. Comment les comparer, comment déterminer la part de chacune d'elles dans la décision envisagée ? Cette difficulté, qui est certes la plus grande de celles que suscite la distinction courante entre motifs et mobiles, n'a jamais été résolue ; peu de gens, même, l'ont simplement entrevue. C'est qu'elle revient, sous une autre forme, à poser l'existence d'un conflit entre la volonté et les passions. Mais si la théorie classique se révèle incapable d'assigner au motif et au mobile leur influence propre dans le cas simple où ils concourent l'un et l'autre à entraîner une même décision, il lui sera tout à fait impossible d'expliquer et même de concevoir un conflit de motifs et de mobiles dont chaque groupe solliciterait une décision particulière. Tout est donc à reprendre du début.

Certes, le motif est objectif : c'est l'état de choses contemporain, tel qu'il se dévoile à une conscience. Il est objectif que la plèbe et l'aristocratie romaines sont corrompues du temps de Constantin ou que l'Eglise catholique est prête à favoriser un monarque qui, du temps de Clovis, l'aidera à triompher de l'arianisme. Toutefois cet état de choses ne peut se révéler qu'à un pour-soi, puisque, en général, le pour-soi est l'être par lequel « il y a » un monde. Mieux encore, il ne peut se révéler qu'à un pour-soi qui se choisit de telle ou telle manière, c'est-à-dire à un pour-soi qui s'est fait son individualité. Il faut s'être projeté de telle ou telle manière pour découvrir les implications instrumentales des choses-ustensiles. Objectivement le couteau est un instrument fait d'une lame et d'un manche. Je puis le saisir objectivement comme instrument à trancher, à couper ; mais, à défaut de marteau, je puis, inversement, le saisir comme instrument à marteler : je puis me servir de son manche pour enfoncer un clou et cette saisie n'est pas moins objective. Lorsque Clovis apprécie l'aide que peut lui fournir l'Eglise, il n'est pas certain qu'un groupe de prélats ou même qu'un évêque particulier lui ait fait des ouvertures, ni même qu'un membre du clergé ait clairement pensé à une alliance avec un monarque catholique. Les seuls faits strictement objectifs, ceux qu'un pour-soi quelconque peut constater, c'est la grande puissance de l'Eglise sur les populations de Gaule et l'inquiétude de l'Eglise touchant l'hérésie arienne. Pour que ces constatations s'organisent en motif de conversion, il faut les isoler de l'ensemble – et pour cela les néantiser – et il faut les transcender vers leur potentialité propre : la potentialité de l'Eglise objectivement saisie par Clovis sera d'apporter son soutien à un roi converti. Mais cette potentialité ne peut se révéler que si on dépasse la situation vers un état de choses qui n'est pas encore, bref, vers un néant. En un mot, le monde ne donne de conseils que si on l'interroge et on ne peut l'interroger que pour une fin bien déterminée. Loin donc que le motif détermine l'action, il n'apparaît que dans et par le projet d'une action. C'est dans et par le projet d'installer sa domination sur route la Gaule que l'état de l'Eglise d'Occident apparaît objectivement à Clovis comme un motif de se convertir. Autrement dit, la conscience qui découpe le motif dans l'ensemble du monde a déjà sa structure propre, elle s'est donné ses fins, elle s'est projetée vers ses possibles et elle a sa manière propre de se suspendre à ses possibilités : cette manière propre de tenir à ses possibles est ici l'affectivité. Et cette organisation interne que la conscience s'est donnée, sous forme de conscience non-positionnelle (de) soi, est rigoureusement corrélative du découpage des motifs dans le monde. Or, si l'on y réfléchit, on doit reconnaître que la structure interne du pour-soi par quoi il fait surgir dans le monde des motifs d'agir est un fait « irrationnel » au sens historique du terme. Nous pouvons bien, en effet, comprendre rationnellement l'utilité technique de la conversion de Clovis, dans l'hypothèse où il aurait projeté de conquérir la Gaule. Mais nous ne pouvons faire de même quant à son projet de conquête. Il ne peut « s'expliquer ». Faut-il l'interpréter comme un effet de l'ambition de Clovis ? Mais précisément qu'est-ce que l'ambition, sinon le dessein de conquérir ? Comment l'ambition de Clovis se serait-elle distinguée du projet précis de conquérir la Gaule ? Il serait donc vain de concevoir ce projet originel de conquête comme « poussé » par un mobile préexistant, qui serait l'ambition. Il est bien vrai que l'ambition est un mobile, puisqu'elle est toute subjectivité. Mais comme elle ne se distingue pas du projet de conquérir, nous dirons que ce projet premier de ses possibilités, à la lueur duquel Clovis découvre un motif de se convertir, est précisément le mobile. Alors, tout s'éclaire et nous pouvons concevoir les relations de ces trois termes, motifs, mobiles, fins. Nous avons affaire ici à un cas particulier de l'être-dans-le-monde : de même que c'est le surgissement du pour-soi qui fait qu'il y ait un monde, de même c'est ici son être même, en tant que cet être est pur projet vers une fin, qui fait qu'il y ait une certaine structure objective du monde qui mérite le nom de motif à la lueur de cette fin. Le pour-soi est donc conscience de ce motif. Mais cette conscience positionnelle du motif est par principe conscience non-thétique de soi comme projet vers une fin. En ce sens elle est mobile, c'est-à-dire qu'elle s'éprouve non-thétiquement comme projet plus ou moins âpre, plus ou moins passionné vers une fin dans le moment même où elle se constitue comme conscience révélante de l'organisation du monde en motifs.

Ainsi motif et mobile sont corrélatifs, exactement comme la conscience non-thétique (de) soi est le corrélatif ontologique de la conscience thétique de l'objet. De même que la conscience de quelque chose est conscience (de) soi, de même le mobile n'est rien autre que la saisie du motif en tant que cette saisie est consciente (de) soi. Mais il s'ensuit évidemment que le motif, le mobile et la fin sont les trois termes indissolubles du jaillissement d'une conscience vivante et libre qui se projette vers ses possibilités et se fait définir par ces possibilités.

D'où vient alors que le mobile apparaît au psychologue comme contenu affectif d'un fait de conscience en tant que ce contenu détermine un autre fait de conscience ou décision ? C'est que le mobile, qui n'est rien autre que la conscience non-thétique de soi, glisse au passé avec cette conscience même et cesse d'être vivant en même temps qu'elle. Dès qu'une conscience est passéifiée, elle est ce que j'ai à être sous la forme du « étais ». Dès lors, quand je reviens sur ma conscience d'hier, elle garde sa signification intentionnelle et son sens de subjectivité, mais, nous l'avons vu, elle est figée, elle est dehors comme une chose, puisque le passé est en soi. Le mobile devient alors ce dont il y a conscience. Il peut m'apparaître sous forme de « savoir » ; nous avons vu, en effet, plus haut, que le passé mort hante le présent sous l'aspect d'un savoir ; il se peut aussi que je me retourne vers lui pour l'expliciter et le formuler en me guidant sur le savoir qu'il est présentement pour moi. En ce cas, il est objet de conscience, il est cette conscience même dont j'ai conscience. Il apparaît donc – comme mes souvenirs en général – à la fois comme mien et comme transcendant. Nous sommes, à l'ordinaire, entourés de ces mobiles où nous « n'entrons plus » parce que nous n'avons pas seulement à décider concrètement d'accomplir tel ou tel acte, mais encore à accomplir des actions que nous avons décidées la veille ou à poursuivre des entreprises où nous sommes engagés ; d'une façon générale, la conscience, à quelque moment qu'elle se saisisse, s'appréhende comme engagée et cette appréhension même implique un savoir des mobiles de l'engagement ou même une explication thématique et positionnelle de ces motifs. Il va de soi que la saisie du mobile renvoie aussitôt au motif son corrélatif, puisque le mobile, même passéifié et figé en en-soi, garde du moins pour signification d'avoir été conscience d'un motif, c'est-à-dire découverte d'une structure objective du monde. Mais, comme le mobile est en-soi et que le motif est objectif, ils se présentent comme un couple sans différence ontologique ; on a vu, en effet, que notre passé se perd au milieu du monde. Voilà pourquoi nous les traitons sur le même pied et pourquoi nous pouvons parler des motifs et des mobiles d'une action, comme s'ils pouvaient entrer en conflit ou concourir les uns et les autres dans une proportion déterminée à la décision.

Seulement, si le mobile est transcendant, s'il est seulement l'être irrémédiable que nous avons à être sur le mode du « étais », si, comme tout notre passé, il est séparé de nous par une épaisseur de néant, il ne peut agir que s'il est repris ; par lui-même il est sans force. C'est donc par le jaillissement même de la conscience engagée qu'une valeur et un poids seront conférés aux mobiles et aux motifs antérieurs. Il ne dépend pas d'elle qu'ils aient été et elle a pour mission de leur maintenir l'existence au passé. J'ai voulu ceci ou cela : voilà qui demeure irrémédiable et qui constitue même mon essence puisque mon essence est ce que j'ai été. Mais le sens que ce désir, que cette crainte, que ces considérations objectives sur le monde ont pour moi quand présentement je me projette vers mes futurs, c'est moi seul qui peux en décider. Et je n'en décide, précisément, que par l'acte même par lequel je me pro-jette vers mes fins. La reprise des mobiles anciens – ou leur rejet ou leur appréciation neuve – ne se distingue pas du projet par quoi je m'assigne des fins nouvelles et par quoi, à la lumière de ces fins, je me saisis comme découvrant un motif d'appui dans le monde. Mobiles passés, motifs passés, motifs et mobiles présents, fins futures s'organisent en une indissoluble unité par le surgissement même d'une liberté qui est par delà les motifs, les mobiles et les fins.

De cela résulte que la délibération volontaire est toujours truquée. Comment, en effet, apprécier des motifs et des mobiles auxquels précisément je confère leur valeur avant toute délibération et par le choix que je fais de moi-même ? L'illusion ici vient de ce qu'on s'efforce de prendre les motifs et les mobiles pour des choses entièrement transcendantes, que je soupèserais comme des poids et qui posséderaient un poids comme une propriété permanente, cependant que, d'autre part, on veut y voir des contenus de conscience ; ce qui est contradictoire. En fait, motifs et mobiles n'ont que le poids que mon projet, c'est-à-dire la libre production de la fin et de l'acte comme à réaliser, leur confère. Quand je délibère, les jeux sont faits. Et si je dois en venir à délibérer, c'est simplement parce qu'il entre dans mon projet originel de me rendre compte des mobiles par la délibération plutôt que par telle ou telle autre forme de découverte (par la passion, par exemple, ou tout simplement par l'action, qui révèle l'ensemble organisé des motifs et des fins comme mon langage m'apprend ma pensée). Il y a donc un choix de la délibération comme procédé qui m'annoncera ce que je projette, et par suite ce que je suis. Et le choix de la délibération est organisé avec l'ensemble mobiles-motifs et fin par la spontanéité libre. Quand la volonté intervient, la décision est prise et elle n'a d'autre valeur que celle d'une annonciatrice.

L'acte volontaire se distingue de la spontanéité non volontaire en ce que la seconde est conscience purement irréfléchie des motifs à travers le projet pur et simple de l'acte. Pour le mobile, dans l'acte irréfléchi, il n'est point objet pour lui-même mais simple conscience non-positionnelle (de) soi. La structure de l'acte volontaire, au contraire, exige l'apparition d'une conscience réflexive qui saisit le mobile comme quasi-objet, ou même qui l'intentionne comme objet psychique à travers la conscience réfléchie. Pour celle-ci, le mobile étant saisi par l'intermédiaire de la conscience réfléchie est comme séparé ; pour reprendre la formule célèbre de Husserl, la simple réflexion volontaire, par sa structure de réflexivité, pratique l'ποχή à l'égard du motif, elle le tient en suspens, elle le met entre parenthèses. Ainsi peut-il s'amorcer une semblance de délibération appréciative, du fait qu'une néantisation plus profonde sépare la conscience réflexive de la conscience réfléchie ou mobile et du fait que le mobile est en suspens. Toutefois, on le sait, si le résultat de la réflexion est d'élargir la faille qui sépare le pour-soi de lui-même, tel n'est pas, pour autant, son but. Le but de la scissiparité réflexive est, nous l'avons vu, de récupérer le réfléchi, de manière à constituer cette totalité irréalisable « en-soi-pour-soi » qui est la valeur fondamentale posée par le pour-soi dans le surgissement même de son être. Si donc la volonté est par essence réflexive, son but n'est pas tant de décider quelle fin est à atteindre puisque, de toute façon, les jeux sont faits, l'intention profonde de la volonté porte plutôt sur la manière d'atteindre cette fin déjà posée. Le pour-soi qui existe sur le mode volontaire veut se récupérer lui-même en tant qu'il décide et agit. Il ne veut pas seulement être porté vers une fin, ni être celui qui se choisit comme porté vers telle fin : il veut encore se récupérer lui-même en tant que projet spontané vers telle ou telle fin. L'idéal de la volonté, c'est d'être un « en-soi-pour-soi » en tant que projet vers une certaine fin : c'est évidemment un idéal réflexif et c'est le sens de la satisfaction qui accompagne un jugement tel que « J'ai fait ce que j'ai voulu. » Mais il est évident que la scissiparité réflexive en général a son fondement dans un projet plus profond qu'elle-même, que nous appelions faute de mieux « motivation » dans le chapitre III de notre deuxième partie. Il faut, à présent que nous avons défini le motif et le mobile, nommer ce projet qui sous-tend la réflexion, une intention. Dans la mesure donc où la volonté est un cas de réflexion, le fait de se placer pour agir sur le plan volontaire réclame pour fondement une intention plus profonde. Il ne suffit pas au psychologue de décrire tel sujet comme réalisant son projet sur le mode de la réflexion volontaire ; il faut encore qu'il soit capable de nous livrer l'intention profonde qui fait que le sujet réalise son projet sur ce mode de la volition plutôt que sur tout autre mode, étant bien entendu, d'ailleurs, que n'importe quel mode de conscience eût amené la même réalisation, une fois les fins posées par un projet original. Ainsi avons-nous atteint une liberté plus profonde que la volonté, simplement en nous montrant plus exigeants que les psychologues, c'est-à-dire en posant la question du pourquoi, là où ils se bornent à constater le mode de conscience comme volitionnel.

Cette brève étude ne vise pas à épuiser la question de la volonté : il conviendrait, au contraire, de tenter une description phénoménologique de la volonté pour elle-même. Ce n'est pas notre but : nous espérons avoir montré simplement que la volonté n'est pas une manifestation privilégiée de la liberté, mais qu'elle est un événement psychique d'une structure propre, qui se constitue sur le même plan que les autres et qui est supporté, ni plus ni moins que les autres, par une liberté originelle et ontologique.

Du même coup, la liberté apparaît comme une totalité inanalysable : les motifs, les mobiles et les fins, comme aussi bien la manière de saisir les motifs, les mobiles et les fins, sont organisés unitairement dans les cadres de cette liberté et doivent se comprendre à partir d'elle. Est-ce à dire qu'il faille se représenter la liberté comme une série d'à-coups capricieux et comparables au clinamen épicurien ? Suis-je libre de vouloir n'importe quoi à n'importe quel moment ? Et dois-je, à chaque instant, lorsque je veux expliquer tel ou tel projet, rencontrer l'irrationnel d'un choix libre et contingent ? Tant qu'il a paru que la reconnaissance de la liberté avait pour conséquence ces conceptions dangereuses et en complète contradiction avec l'expérience, de bons esprits se sont détournés de la croyance en la liberté : on a même pu affirmer que le déterminisme – si on se gardait de le confondre avec le fatalisme – était « plus humain » que la théorie du libre arbitre ; si, en effet, il met en relief le conditionnement rigoureux de nos actes, au moins donne-t-il la raison de chacun d'eux et, s'il se limite rigoureusement au psychique, s'il renonce à chercher un conditionnement dans l'ensemble de l'univers, il montre que la liaison de nos actes est en nous-mêmes : nous agissons comme nous sommes et nos actes contribuent à nous faire.

Considérons de plus près cependant les quelques résultats certains que notre analyse nous a permis d'acquérir. Nous avons montré que la liberté ne faisait qu'un avec l'être du pour-soi : la réalité-humaine est libre dans l'exacte mesure où elle a à être son propre néant. Ce néant, nous l'avons vu, elle a à l'être dans de multiples dimensions : d'abord en se temporalisant, c'est-à-dire en étant toujours à distance d'elle-même, ce qui implique qu'elle ne peut jamais se laisser déterminer par son passé à tel ou tel acte – ensuite en surgissant comme conscience de quelque chose et (de) soi-même, c'est-à-dire en étant présence à soi et non simplement soi, ce qui implique que rien n'existe dans la conscience qui ne soit conscience d'exister et que, en conséquence, rien d'extérieur à la conscience ne peut la motiver – enfin en étant transcendance, c'est-à-dire non pas quelque chose qui serait d'abord pour se mettre ensuite en relation avec telle ou telle fin, mais au contraire un être qui est originellement pro-jet, c'est-à-dire qui se définit par sa fin.

Ainsi n'entendons-nous nullement parler ici d'arbitraire ou de caprice : un existant qui, comme conscience, est nécessairement séparé de tous les autres, car ils ne sont en liaison avec lui que dans la mesure où ils sont pour lui, qui décide de son passé sous forme de tradition à la lumière de son futur, au lieu de le laisser purement et simplement déterminer son présent, et qui se fait annoncer ce qu'il est par autre chose que lui, c'est-à-dire par une fin qu'il n'est pas et qu'il projette de l'autre côté du monde, voilà ce que nous nommons un existant libre. Cela ne signifie aucunement que je sois libre de me lever ou de m'asseoir, d'entrer ou de sortir, de fuir ou de faire face au danger, si l'on entend par liberté une pure contingence capricieuse, illégale, gratuite et incompréhensible. Certes, chacun de mes actes, fût-ce le plus petit, est entièrement libre, au sens que nous venons de préciser ; mais cela ne signifie pas qu'il puisse être quelconque, ni même qu'il soit imprévisible. Pourtant, dira-t-on, si l'on ne peut le comprendre ni à partir de l'état du monde ni à partir de l'ensemble de mon passé pris comme chose irrémédiable, comment serait-il possible qu'il ne fût pas gratuit ? Regardons-y mieux.

Pour l'opinion courante, être libre ne signifie pas seulement se choisir. Le choix est dit libre s'il est tel qu'il eût pu être autre qu'il n'est. Je suis parti en excursion avec des camarades. Au bout de plusieurs heures de marche ma fatigue croît, elle finit par devenir très pénible. Je résiste d'abord et puis, tout à coup, je me laisse aller, je cède, je jette mon sac sur le bord de la route et je me laisse tomber à côté de lui. On me reprochera mon acte et l'on entendra par là que j'étais libre, c'est-à-dire non seulement que rien ni personne n'a déterminé mon acte, mais encore que j'aurais pu résister à ma fatigue, faire comme mes compagnons de route et attendre l'étape pour prendre du repos. Je me défendrai en disant que j'étais trop fatigué. Qui a raison ? Ou plutôt, le débat n'est-il pas établi sur des bases erronées ? Il ne fait pas de doute que j'eusse pu faire autrement, mais le problème n'est pas là. Il faudrait plutôt le formuler ainsi : pouvais-je faire autrement sans modifier sensiblement la totalité organique des projets que je suis, ou bien le fait de résister à ma fatigue, au lieu de demeurer une pure modification locale et accidentelle de mon comportement, ne peut-il se produire qu'à la faveur d'une transformation radicale de mon être-dans-le-monde – transformation d'ailleurs possible. Autrement dit : j'aurais pu faire autrement, soit ; mais à quel prix ?

A cette question nous allons d'abord répondre par une description théorique qui nous permettra de saisir le principe de notre thèse. Nous verrons ensuite si la réalité concrète ne se montre pas plus complexe et si, sans contredire aux résultats de notre recherche théorique, elle ne nous amènera pas à les assouplir et à les enrichir.

Notons d'abord que la fatigue en elle-même ne saurait provoquer ma décision. Elle n'est – nous l'avons vu à propos de la douleur physique – que la façon dont j'existe mon corps. Elle ne fait pas d'abord l'objet d'une conscience positionnelle, mais elle est la facticité même de ma conscience. Si donc je marche à travers la campagne, ce qui se révèle à moi c'est le monde environnant, c'est lui qui est l'objet de ma conscience, c'est lui que je transcende vers des possibilités qui me sont propres – celle, par exemple, d'arriver ce soir au lieu que je me suis fixé d'avance. Seulement, dans la mesure où je saisis ce paysage avec mes yeux qui déplient les distances, avec mes jambes qui gravissent les côtes et font, de ce fait, apparaître et disparaître de nouveaux spectacles, de nouveaux obstacles, avec mon dos qui porte le sac, j'ai une conscience non-positionnelle (de) ce corps – qui règle mes rapports avec le monde et qui signifie mon engagement dans le monde – sous forme de fatigue. Objectivement et en corrélation avec cette conscience non-thétique, les routes se révèlent comme interminables, les pentes comme plus dures, le soleil comme plus ardent, etc. Mais je ne pense pas encore ma fatigue, je ne la saisis pas comme quasi-objet de ma réflexion. Vient un moment, pourtant, où je cherche à la considérer et à la récupérer : de cette intention même il faudra fournir une interprétation. Prenons-la, cependant, pour ce qu'elle est. Elle n'est point appréhension contemplative de ma fatigue : mais – nous l'avons vu à propos de la douleur – je souffre ma fatigue. C'est-à-dire qu'une conscience réflexive se dirige sur ma fatigue pour la vivre et pour lui conférer une valeur et un rapport pratique à moi-même. C'est seulement sur ce plan que la fatigue m'apparaîtra comme supportable ou intolérable. Elle ne sera jamais rien de cela en elle-même, mais c'est le pour-soi réflexif qui, en surgissant, souffre la fatigue comme intolérable. Ici se pose la question essentielle : mes compagnons de route sont en bonne santé comme moi ; ils sont à peu de chose près aussi entraînés que moi, en sorte que, bien qu'il ne soit pas possible de comparer des événements psychiques qui se déroulent dans des subjectivités différentes, je conclus ordinairement – et les témoins concluent d'après la considération objective de nos corps-pour-autrui – qu'ils sont à peu près « aussi fatigués que moi ». D'où vient donc qu'ils souffrent différemment de leur fatigue ? On dira que la différence vient de ce que « je suis douillet » et qu'ils ne le sont pas. Mais, bien que cette appréciation ait une portée pratique indéniable et qu'on puisse tabler sur elle lorsqu'il s'agira de décider si on me convie ou non à une autre excursion, elle ne saurait nous satisfaire ici. Nous l'avons vu, en effet, être ambitieux, c'est projeter de conquérir un trône ou des honneurs ; ce n'est pas une donnée qui pousserait à la conquête, c'est cette conquête elle-même. Pareillement, « être douillet » ne saurait être une donnée de fait et n'est qu'un nom donné à la façon dont je souffre ma fatigue. Si donc je veux comprendre à quelles conditions je puis souffrir une fatigue comme intolérable, il ne convient pas de s'adresser à de prétendues données de fait, qui se révèlent n'être qu'un choix, il faut tenter d'examiner ce choix lui-même et voir s'il ne s'explique pas dans la perspective d'un choix plus large où il s'intégrerait comme une structure secondaire. Si j'interroge, en effet, l'un de ces compagnons, il m'expliquera qu'il est fatigué, certes, mais qu'il aime sa fatigue : il s'y abandonne comme à un bain, elle lui paraît en quelque sorte l'instrument privilégié pour découvrir le monde qui l'entoure, pour s'adapter à la rudesse rocailleuse des chemins, pour découvrir la valeur « montagneuse » des pentes ; de même c'est cette insolation légère de sa nuque et ce léger bourdonnement d'oreilles qui lui permettront de réaliser un contact direct avec le soleil. Enfin, le sentiment de l'effort est pour lui celui de la fatigue vaincue. Mais comme sa fatigue n'est rien d'autre que la passion qu'il endure pour que la poussière des chemins, les brûlures du soleil, la rudesse des routes existent au maximum, son effort, c'est-à-dire cette familiarité douce avec une fatigue qu'il aime, à laquelle il s'abandonne et que, pourtant, il dirige, se donne comme une manière de s'approprier la montagne, de la souffrir jusqu'au bout et d'en être vainqueur. Nous verrons dans notre prochain chapitre, en effet, le sens du mot « avoir » et dans quelle mesure faire est le moyen de s'approprier. Ainsi la fatigue de mon compagnon est vécue dans un projet plus vaste d'abandon confiant à la nature, de passion consentie pour qu'elle existe au plus fort, et, en même temps, de domination douce et d'appropriation. C'est seulement dans et par ce projet qu'elle pourra se comprendre et qu'elle aura pour lui une signification. Mais cette signification et ce projet plus vaste et plus profond sont encore par eux-mêmes « unselbstständig ». Ils ne se suffisent pas. Car ils supposent précisément un rapport particulier de mon compagnon à son corps, d'une part, et aux choses, d'autre part. Il est facilement compréhensible, en effet, qu'il y a autant de manières d'exister son corps qu'il y a de pour-soi, bien que, naturellement, certaines structures originelles soient invariables et constituent en chacun la réalité-humaine : nous nous occuperons ailleurs de ce qu'on a improprement appelé la relation de l'individu à l'espèce et des conditions d'une vérité universelle. Pour l'instant, nous pouvons concevoir, d'après mille événements signifiants, qu'il y a, par exemple, un certain type de fuite devant la facticité qui consiste précisément à s'abandonner à cette facticité, c'est-à-dire, en somme, à la reprendre en confiance et à l'aimer, pour tenter de la récupérer. Ce projet originel de récupération est donc un certain choix que le pour-soi fait de lui-même en présence du problème de l'être. Son projet demeure une néantisation, mais cette néantisation revient sur l'en-soi qu'elle néantise et se traduit par une valorisation singulière de la facticité. C'est ce qu'expriment notamment les mille conduites dites d'abandon. S'abandonner à la fatigue, à la chaleur, à la faim et à la soif, se laisser aller sur une chaise, sur un lit avec volupté, se détendre, tenter de se laisser boire par son propre corps, non plus sous les yeux de l'autre, comme dans le masochisme, mais dans la solitude originelle du pour-soi, tous ces comportements ne se laissent jamais limiter à eux-mêmes et nous le sentons bien puisque, chez un autre, ils agacent ou attirent : leur condition est un projet initial de récupération du corps, c'est-à-dire une tentative de solution du problème de l'absolu (de l'en-soi-pour-soi). Cette forme initiale peut elle-même se limiter à une tolérance profonde de la facticité : le projet de se « faire corps » signifiera alors un abandon heureux à mille petites gourmandises passagères, à mille petits désirs, à mille faiblesses. Qu'on se rappelle, dans Ulysse de Joyce, M. Bloom humant avec faveur, pendant qu'il satisfait à des besoins naturels, « l'odeur intime qui monte de dessous lui ». Mais il se peut aussi – et c'est le cas de mon compagnon – que, par le corps et par la complaisance au corps, le pour-soi cherche à récupérer la totalité du non-conscient, c'est-à-dire tout l'univers en tant qu'il est ensemble de choses matérielles. En ce cas la synthèse visée de l'en-soi avec le pour-soi sera la synthèse quasi panthéiste de la totalité de l'en-soi avec le pour-soi qui le récupère. Le corps ici est un instrument de la synthèse : il se perd dans la fatigue, par exemple, pour que cet en-soi existe au plus fort. Et comme c'est le corps que le pour-soi existe comme sien, cette passion du corps coïncide pour le pour-soi avec le projet de « faire exister » l'en-soi. L'ensemble de cette attitude – qui est celle d'un de mes compagnons de route – peut se traduire par le sentiment obscur d'une sorte de mission : il fait cette excursion parce que la montagne qu'il va gravir et les forêts qu'il va traverser existent, il a mission d'être celui par qui leur sens sera manifesté. Et, par là, il tente d'être celui qui les fonde dans leur existence même. Nous reviendrons dans notre prochain chapitre sur ce rapport appropriatif du pour-soi au monde, mais nous ne disposons pas encore des éléments nécessaires pour l'élucider pleinement. Ce qui paraît évident, en tout cas, après notre analyse, c'est que la façon dont mon compagnon souffre sa fatigue demande nécessairement pour être comprise une analyse régressive qui nous conduit jusqu'à un projet initial. Ce projet que nous avons esquissé est-il cette fois « selbstständig » ? Certes – et il est facile de s'en convaincre : en effet, nous avons atteint de régression en régression le rapport originel que le pour-soi choisit avec sa facticité et avec le monde. Mais ce rapport originel est-il rien d'autre que l'être-dans-le-monde lui-même du pour-soi en tant que cet être-dans-le-monde est choix, c'est-à-dire que nous avons atteint le type originel de néantisation par quoi le pour-soi a à être son propre néant ? A partir de là, aucune interprétation ne peut être tentée, car elle supposerait implicitement l'être-dans-le-monde du pour-soi, comme toutes les démonstrations qu'on a tentées du postulat d'Euclide supposaient implicitement l'adoption de ce postulat.

Dès lors, si j'applique la même méthode pour interpréter la façon dont je souffre ma fatigue, je saisirai d'abord en moi une défiance de mon corps – par exemple –, une manière de ne pas vouloir « faire avec lui »..., de le compter pour rien, qui est simplement un des nombreux modes possibles pour moi d'exister mon corps. Je découvrirai sans peine une méfiance analogue vis-à-vis de l'en-soi et, par exemple, un projet originel pour récupérer l'en-soi que je néantis, par l'intermédiaire des autres, ce qui me renvoie à un des projets initiaux que nous énumérions dans la partie précédente. Dès lors ma fatigue, au lieu d'être soufferte « en souplesse », sera appréhendée « en raideur », comme un phénomène importun dont je veux me débarrasser – et cela tout simplement parce qu'elle incarne mon corps et ma contingence brute au milieu du monde, alors que mon projet est de faire sauver mon corps et ma présence dans le monde par les regards de l'autre. Je suis renvoyé moi aussi à mon projet originel, c'est-à-dire à mon être-dans-le-monde, en tant que cet être est choix.

Nous ne nous dissimulons pas combien la méthode de cette analyse laisse à désirer. C'est que tout est à faire dans ce domaine : il s'agit, en effet, de dégager les significations impliquées par un acte – par tout acte – et de passer de là à des significations plus riches et plus profondes jusqu'à ce qu'on rencontre la signification qui n'implique plus aucune autre signification et qui ne renvoie qu'à elle-même. Cette dialectique remontante est pratiquée spontanément par la plupart des gens, on peut même constater que dans la connaissance de soi-même ou dans celle d'autrui, une compréhension spontanée est donnée de la hiérarchie des interprétations. Un geste renvoie à une « Weltanschauung » et nous le sentons. Mais personne n'a tenté de dégager systématiquement les significations impliquées par un acte. Une seule école est partie de la même évidence originelle que nous : c'est l'école freudienne. Pour Freud, comme pour nous, un acte ne saurait se borner à lui-même : il renvoie immédiatement à des structures plus profondes. Et la psychanalyse est la méthode qui permet d'expliciter ces structures. Freud se demande comme nous : à quelles conditions est-il possible que telle personne ait accompli telle action particulière ? Et il refuse comme nous d'interpréter l'action par le moment antécédent, c'est-à-dire de concevoir un déterminisme psychique horizontal. L'acte lui paraît symbolique, c'est-à-dire qu'il lui semble traduire un désir plus profond, qui lui-même ne saurait s'interpréter qu'à partir d'une détermination initiale de la libido du sujet. Seulement Freud vise ainsi à constituer un déterminisme vertical. En outre, sa conception va nécessairement, par ce biais, renvoyer au passé du sujet. L'affectivité, pour lui, est à la base de l'acte sous forme de tendances psychophysiologiques. Mais cette affectivité est originellement chez chacun de nous une table rase : ce sont les circonstances extérieures et, pour tout dire, l'histoire du sujet qui décidera si telle ou telle tendance se fixera sur tel ou tel objet. C'est la situation de l'enfant au milieu de sa famille qui déterminera en lui la naissance du complexe d'Œdipe : dans d'autres sociétés composées de familles d'un autre type – et, comme on l'a remarqué, par exemple, chez les primitifs des îles de Corail du Pacifique – ce complexe ne saurait se former. En outre, ce sont encore des circonstances extérieures qui décideront si, à l'âge de la puberté, ce complexe se « liquide », ou demeure, au contraire, le pôle de la vie sexuelle. De la sorte et par l'intermédiaire de l'histoire, le déterminisme vertical de Freud demeure axé sur un déterminisme horizontal. Certes, tel acte symbolique exprime un désir sous-jacent et contemporain, de même que ce désir manifeste un complexe plus profond et ceci dans l'unité d'un même processus psychique ; mais le complexe n'en préexiste pas moins à sa manifestation symbolique et c'est le passé qui l'a constitué tel qu'il est, suivant des connexions classiques : transfert, condensation, etc., que nous trouvons mentionnées non seulement dans la psychanalyse, mais dans toutes les tentatives de reconstruction déterministe de la vie psychique. En conséquence, la dimension du futur n'existe pas pour la psychanalyse. La réalité-humaine perd une de ses ek-stases et elle doit s'interpréter uniquement par une régression vers le passé à partir du présent. En même temps les structures fondamentales du sujet, qui sont signifiées par ses actes, ne sont pas signifiées pour lui, mais pour un témoin objectif qui use de méthodes discursives pour expliciter ces significations. Aucune compréhension préontologique du sens de ses actes n'est accordée au sujet. Et cela se conçoit assez bien, puisque, malgré tout, ces actes ne sont qu'un effet du passé – qui est, par principe, hors d'atteinte – au lieu de chercher à inscrire leur but dans le futur.

Aussi devons-nous nous borner à nous inspirer de la méthode psychanalytique, c'est-à-dire que nous devons tenter de dégager les significations d'un acte en partant du principe que toute action, si insignifiante soit-elle, n'est pas le simple effet de l'état psychique antérieur et ne ressortit pas à un déterminisme linéaire, mais qu'elle s'intègre, au contraire, comme une structure secondaire dans des structures globales et, finalement, dans la totalité que je suis. Sinon, en effet, je devrais me comprendre ou comme un flux horizontal de phénomènes, dont chacun est conditionné en extériorité par le précédent – ou comme une substance supportant l'écoulement dépourvu de sens de ses modes. Ces deux conceptions nous ramèneraient à confondre le pour-soi avec l'en-soi. Mais si nous acceptons la méthode de la psychanalyse – et nous y reviendrons longuement au chapitre suivant – nous devons l'appliquer en sens inverse. Nous concevons, en effet, tout acte comme phénomène compréhensible et nous n'admettons pas plus le « hasard » déterministe que Freud. Mais au lieu de comprendre le phénomène considéré à partir du passé, nous concevons l'acte compréhensif comme un retour du futur vers le présent. La façon dont je souffre ma fatigue n'est nullement dépendante du hasard de la pente que je gravis ou de la nuit plus ou moins agitée que j'ai passée : ces facteurs peuvent contribuer à constituer ma fatigue elle-même, non la façon dont je la souffre. Mais nous refusons de voir en elle, avec un disciple d'Adler, une expression du complexe d'infériorité, par exemple, au sens où ce complexe serait une formation antérieure. Qu'une certaine façon rageuse et raidie de lutter contre la fatigue puisse exprimer ce qu'on nomme complexe d'infériorité nous n'en disconvenons pas. Mais le complexe d'infériorité lui-même est un projet de mon propre pour-soi dans le monde en présence de l'autre. Comme tel, il est toujours transcendance, comme tel encore, manière de se choisir. Cette infériorité contre laquelle je lutte et que pourtant je reconnais, je l'ai choisie dès l'origine ; sans doute est-elle signifiée par mes diverses « conduites d'échec », mais précisément elle n'est rien d'autre que la totalité organisée de mes conduites d'échec, comme plan projeté, comme devis général de mon être et chaque conduite d'échec est elle-même transcendance puisque je dépasse à chaque fois le réel vers mes possibilités : céder à la fatigue par exemple, c'est transcender le chemin à faire en lui constituant le sens de « chemin trop difficile à parcourir ». Il est impossible de considérer sérieusement le sentiment d'infériorité sans le déterminer à partir du futur et de mes possibilités. Même des constatations comme « je suis laid », « je suis bête », etc., sont, par nature, des anticipations. Il ne s'agit pas de la pure constatation de ma laideur, mais de la saisie du coefficient d'adversité que présentent les femmes ou la société à mes entreprises. Et cela ne saurait se découvrir que par et dans le choix de ces entreprises. Ainsi le complexe d'infériorité est projet libre et global de moi-même, comme inférieur devant l'autre, il est la manière dont je choisis d'assumer mon être-pour-autrui, la solution libre que je donne à l'existence de l'autre, ce scandale insurmontable. Ainsi faut-il comprendre mes réactions d'infériorité et mes conduites d'échec à partir de la libre esquisse de mon infériorité comme choix de moi-même dans le monde. Nous accordons aux psychanalystes que toute réaction humaine est, a priori, compréhensible. Mais nous leur reprochons d'avoir justement méconnu cette « compréhensibilité » initiale en tentant d'expliquer la réaction considérée par une réaction antérieure, ce qui réintroduit le mécanisme causal : la compréhension doit se définir autrement. Est compréhensible toute action comme projet de soi-même vers un possible. Elle est compréhensible d'abord en tant qu'elle offre un contenu rationnel immédiatement saisissable – je pose mon sac sur le sol pour me reposer un instant – c'est-à-dire en tant que nous saisissons immédiatement le possible qu'elle projette et la fin qu'elle vise. Elle est compréhensible ensuite en ce que le possible considéré renvoie à d'autres possibles, ceux-ci à d'autres et ainsi de suite jusqu'à l'ultime possibilité que je suis. Et la compréhension se fait en deux sens inverses : par une psycho-analyse régressive, on remonte de l'acte considéré jusqu'à mon possible ultime – par une progression synthétique, de ce possible ultime on redescend jusqu'à l'acte envisagé et on saisit son intégration dans la forme totale.

Cette forme, que nous nommons notre possibilité ultime, n'est pas un possible parmi d'autres – fût-ce, comme le veut Heidegger, la possibilité de mourir ou de « ne plus réaliser de présence dans le monde ». Toute possibilité singulière, en effet, s'articule dans un ensemble. Il faut concevoir au contraire cette possibilité ultime comme la synthèse unitaire de tous nos possibles actuels ; chacun de ces possibles résidant dans la possibilité ultime à l'état indifférencié jusqu'à ce qu'une circonstance particulière vienne le mettre en relief sans supprimer pour cela son appartenance à la totalité. Nous avons marqué, en effet, dans notre seconde partie4, que l'appréhension perceptive d'un objet quelconque se faisait sur fond de monde. Nous entendions par là que ce que les psychologues ont coutume d'appeler « perception » ne pouvait pas se limiter aux objets proprement « vus » ou « entendus », etc., à un certain instant, mais que les objets considérés renvoient par des implications et des significations diverses à la totalité de l'existant en soi à partir de laquelle ils sont appréhendés. Ainsi n'est-il pas vrai que je passe de proche en proche de cette table à la chambre où je suis, puis, en sortant, de là au vestibule, à l'escalier, à la rue, pour concevoir enfin comme résultat d'un passage à la limite le monde comme la somme de tous les existants. Mais bien au contraire, je ne puis percevoir une chose-ustensile quelconque, si ce n'est à partir de la totalité absolue de tous les existants, car mon être premier est être-dans-le-monde. Ainsi trouvons-nous dans les choses, en tant « qu'il y a » des choses pour l'homme, un appel perpétuel vers l'intégration qui fait que pour les saisir nous descendons de l'intégration totale et immédiatement réalisée jusqu'à telle structure singulière qui ne s'interprète que par rapport à cette totalité. Mais si d'autre part il y a un monde, c'est parce que nous surgissons au monde d'un coup et en totalité. Nous avons marqué, en effet, dans ce même chapitre consacré à la transcendance, que l'en-soi n'était capable d'aucune unité mondaine par soi seul. Mais notre surgissement est une passion en ce sens que nous nous perdons dans la néantisation pour qu'un monde existe. Ainsi le phénomène premier de l'être-dans-le-monde est la relation originelle entre la totalité de l'en-soi ou monde et ma propre totalité détotalisée : je me choisis tout entier dans le monde tout entier. Et de même que je viens du monde à un ceci particulier, je viens de moi-même comme totalité détotalisée à l'esquisse d'une de mes possibilités singulières, puisque je ne puis saisir un ceci particulier sur fond de monde qu'à l'occasion d'un projet particulier de moi-même. Mais en ce cas, de même que je ne puis saisir tel ceci que sur fond de monde, en le dépassant vers telle ou telle possibilité, de même je ne puis me projeter par delà le ceci vers telle ou telle possibilité que sur fond de mon ultime et totale possibilité. Ainsi mon ultime et totale possibilité comme intégration originelle de tous mes possibles singuliers et le monde comme la totalité qui vient aux existants par mon surgissement à l'être sont deux notions rigoureusement corrélatives. Je ne puis percevoir le marteau (c'est-à-dire ébaucher le « marteler ») que sur fond de monde ; mais réciproquement, je ne puis ébaucher cet acte de « marteler » que sur fond de la totalité de moi-même et à partir d'elle.

Ainsi l'acte fondamental de liberté est trouvé ; et c'est lui qui donne son sens à l'action particulière que je puis être amené à considérer : cet acte constamment renouvelé ne se distingue pas de mon être ; il est choix de moi-même dans le monde et du même coup découverte du monde. Ceci nous permet d'éviter l'écueil de l'inconscient que la psychanalyse rencontrait au départ. Si rien n'est dans la conscience qui ne soit conscience d'être, pourrait-on nous objecter en effet, il faut que ce choix fondamental soit choix conscient ; or, précisément, pouvez-vous affirmer que vous êtes conscient, lorsque vous cédez à la fatigue, de toutes les implications que suppose cet acte ? Nous répondrons que nous en sommes parfaitement conscients. Seulement cette conscience elle-même doit avoir pour limite la structure de la conscience en général et du choix que nous faisons.

En ce qui concerne ce dernier, il faut insister sur le fait qu'il ne s'agit nullement d'un choix délibéré. Et cela, non parce qu'il serait moins conscient ou moins explicite qu'une délibération mais au contraire parce qu'il est le fondement de toute délibération et que, comme nous l'avons vu, une délibération requiert une interprétation à partir d'un choix originel. Il faut donc se défendre de l'illusion qui ferait de la liberté originelle une position de motifs et de mobiles comme objets, puis une décision à partir de ces motifs et de ces mobiles. Bien au contraire, dès qu'il y a motif et mobile, c'est-à-dire appréciation des choses et des structures du monde, il y a déjà position des fins, et, par conséquent, choix. Mais cela ne signifie pas que le choix profond soit pour autant inconscient. Il ne fait qu'un avec la conscience que nous avons de nous-même. Cette conscience, on le sait, ne saurait être que non-positionnelle : elle est conscience-nous puisqu'elle ne se distingue pas de notre être. Et comme notre être est précisément notre choix originel, la conscience (de) choix est identique à la conscience que nous avons (de) nous. Il faut être conscient pour choisir et il faut choisir pour être conscient. Choix et conscience sont une seule et même chose. C'est ce que beaucoup de psychologues ont senti lorsqu'ils ont déclaré que la conscience « était sélection ». Mais faute de ramener cette sélection à son fondement ontologique, ils sont restés sur un terrain où la sélection apparaissait comme une fonction gratuite d'une conscience par ailleurs substantielle. C'est, en particulier, ce qu'on pourrait reprocher à Bergson. Mais s'il est bien établi que la conscience est néantisation, on conçoit qu'avoir conscience de nous-même et nous choisir ne font qu'un. C'est ce qui explique les difficultés que des moralistes comme Gide ont rencontrées lorsqu'ils ont voulu définir la pureté des sentiments. Quelle différence y a-t-il, demandait Gide5, entre un sentiment voulu et un sentiment éprouvé ? A vrai dire, il n'y en a aucune : « vouloir aimer » et aimer ne font qu'un puisque aimer c'est se choisir aimant en prenant conscience d'aimer. Si le πάθος est libre, il est choix. Nous avons assez marqué – en particulier dans le chapitre qui concerne la Temporalité – que le cogito cartésien doit être étendu. En fait, nous l'avons vu, prendre conscience (de) soi ne signifie jamais prendre conscience de l'instant, car l'instant n'est qu'une vue de l'esprit et, si même il existait, une conscience qui se saisirait dans l'instant ne saisirait plus rien. Je ne puis prendre conscience de moi que comme un tel homme engagé dans telle ou telle entreprise, escomptant tel ou tel succès, redoutant telle ou telle issue, et, par l'ensemble de ces anticipations, esquissant tout entière sa figure. Et c'est bien ainsi que je me saisis, en ce moment où j'écris ; je ne suis pas la simple conscience perceptive de ma main qui trace des signes sur le papier, je suis bien en avant de cette main jusqu'à l'achèvement du livre et jusqu'à la signification de ce livre – et de l'activité philosophique en général – dans ma vie ; et c'est dans le cadre de ce projet, c'est-à-dire dans le cadre de ce que je suis, que s'insèrent certains projets vers des possibilités plus restreintes comme d'exposer telle idée de telle ou telle manière ou de cesser d'écrire pendant un moment ou de feuilleter un ouvrage où je cherche telle ou telle référence, etc. Seulement, l'erreur serait de croire qu'à ce choix global correspond une conscience analytique et différenciée. Mon projet ultime et initial – car il est les deux à la fois – est, nous le verrons, toujours l'esquisse d'une solution du problème de l'être. Mais cette solution n'est pas d'abord conçue puis réalisée : nous sommes cette solution, nous la faisons exister par notre engagement même et nous ne saurions donc la saisir qu'en la vivant. Ainsi sommes-nous toujours présents tout entiers à nous-mêmes, mais précisément parce que nous sommes tout entiers présents, nous ne pouvons espérer avoir une conscience analytique et détaillée de ce que nous sommes. Cette conscience, d'ailleurs, ne saurait être que non-thétique.

Mais, d'autre part, le monde nous renvoie exactement, par son articulation même, l'image de ce que nous sommes. Non que nous puissions – nous l'avons vu de reste – déchiffrer cette image c'est-à-dire la détailler et la soumettre à l'analyse – mais parce que le monde nous apparaît nécessairement comme nous sommes ; c'est en effet en le dépassant vers nous-mêmes que nous le faisons apparaître tel qu'il est. Nous choisissons le monde – non dans sa contexture en-soi, mais dans sa signification – en nous choisissant. Car la négation interne, par quoi en niant de nous que nous soyons le monde nous le faisons apparaître comme monde, ne saurait exister que si elle est en même temps projection vers un possible. C'est la façon même dont je me confie à l'inanimé, dont je m'abandonne à mon corps – ou, au contraire, dont je me raidis contre l'un et l'autre – qui fait apparaître mon corps et le monde inanimé, avec leur valeur propre. En conséquence, là aussi je jouis d'une pleine conscience de moi-même et de mes projets fondamentaux, et, cette fois. cette conscience est positionnelle. Seulement, précisément parce qu'elle est positionnelle, ce qu'elle me livre est l'image transcendante de ce que je suis. La valeur des choses, leur rôle instrumental, leur proximité et leur éloignement réels (qui sont sans rapport avec leur proximité et leur éloignement spatiaux) ne font rien d'autre qu'esquisser mon image, c'est-à-dire mon choix. Mon vêtement (uniforme ou complet-veston, chemise souple ou empesée) négligé ou soigné, recherché ou vulgaire, mes meubles, la rue où j'habite, la ville où je réside, les livres dont je m'entoure, les divertissements que je prends, tout ce qui est mien, c'est-à-dire finalement le monde dont j'ai perpétuellement conscience – au moins à titre de signification impliquée par l'objet que je regarde ou que j'emploie –, tout m'apprend à moi-même mon choix, c'est-à-dire mon être. Mais telle est la structure de la conscience positionnelle que je ne puis ramener cette connaissance à une saisie subjective de moi-même et qu'elle me renvoie à d'autres objets que je produis ou que je dispose en liaison avec l'ordre des précédents sans pouvoir m'apercevoir que je sculpte ainsi de plus en plus ma figure dans le monde. Ainsi avons-nous pleinement conscience du choix que nous sommes. Et si l'on objecte qu'il faudrait, selon ces remarques, avoir conscience non de nous être-choisis, mais de nous choisir, nous répondrons que cette conscience se traduit par le double « sentiment » de l'angoisse et de la responsabilité. Angoisse, délaissement, responsabilité, soit en sourdine, soit en pleine force, constituent en effet la qualité de notre conscience en tant que celle-ci est pure et simple liberté.

Nous posions tout à l'heure une question : j'ai cédé à la fatigue, disions-nous, et sans doute j'aurais pu faire autrement mais à quel prix ? Nous sommes à présent en mesure d'y répondre. Notre analyse, en effet, vient de nous montrer que cet acte n'était pas gratuit. Certes, il ne s'expliquait pas par un mobile ou un motif conçu comme le contenu d'un « état » de conscience antérieur ; mais il devait s'interpréter à partir d'un projet originel dont il faisait partie intégrante. Dès lors, il devient évident qu'on ne peut supposer que l'acte eût pu être modifié sans supposer en même temps une modification fondamentale de mon choix originel de moi-même. Cette façon de céder à la fatigue et de me laisser tomber sur le bord de la route exprime un certain raidissement initial contre mon corps et l'en-soi inanimé. Elle se place dans le cadre d'une certaine vision du monde où les difficultés peuvent paraître « ne pas valoir la peine d'être supportées » et où, précisément, le mobile, étant pure conscience non-thétique et, par conséquent, projet initial de soi vers une fin absolue (un certain aspect de l'en-soi-pour-soi), est saisie du monde (chaleur, éloignement de la ville, vanité des efforts, etc.) comme motif d'arrêter ma marche. Ainsi ce possible : m'arrêter, ne prend, en théorie, son sens que dans et par la hiérarchie des possibles que je suis à partir du possible ultime et initial. Cela n'implique pas que je doive nécessairement m'arrêter, mais seulement que je ne puis refuser de m'arrêter que par une conversion radicale de mon être-dans-le-monde, c'est-à-dire par une brusque métamorphose de mon projet initial, c'est-à-dire par un autre choix de moi-même et de mes fins. Cette modification est d'ailleurs toujours possible. L'angoisse qui, lorsqu'elle est dévoilée, manifeste à notre conscience notre liberté, est témoin de cette modificabilité perpétuelle de notre projet initial. Dans l'angoisse, nous ne saisissons pas simplement le fait que les possibles que nous projetons sont perpétuellement rongés par notre liberté à venir, nous appréhendons en outre notre choix, c'est-à-dire nous-même. comme injustifiable, c'est-à-dire que nous saisissons notre choix comme ne dérivant d'aucune réalité antérieure et comme devant servir de fondement, au contraire, à l'ensemble des significations qui constituent la réalité. L'injustifiabilité n'est pas seulement la reconnaissance subjective de la contingence absolue de notre être, mais encore celle de l'intériorisation et de la reprise à notre compte de cette contingence. Car le choix – nous le verrons – issu de la contingence de l'en-soi qu'il néantise, la transporte sur le plan de la détermination gratuite du pour-soi par lui-même. Ainsi sommes-nous perpétuellement engagés dans notre choix et perpétuellement conscients de ce que nous-mêmes pouvons brusquement inverser ce choix et renverser la vapeur, car nous projetons l'avenir par notre être même et nous le rongeons perpétuellement par notre liberté existentielle, nous annonçant à nous-même ce que nous sommes par l'avenir, et sans prises sur cet avenir qui demeure toujours possible sans passer jamais au rang de réel. Ainsi sommes-nous perpétuellement menacés de la néantisation de notre choix actuel, perpétuellement menacés de nous choisir – et par conséquent de devenir – autres que nous sommes. Du seul fait que notre choix est absolu, il est fragile, c'est-à-dire qu'en posant par lui notre liberté, nous posons du même coup sa possibilité perpétuelle de devenir un en-deçà passéifié pour un au-delà que je serai.

Toutefois, entendons bien que notre choix actuel est tel qu'il ne nous fournit aucun motif pour le passéifier par un choix ultérieur. En effet, c'est lui qui crée originellement tous les motifs et tous les mobiles qui peuvent nous conduire à des actions partielles, c'est lui qui dispose le monde avec ses significations, ses complexes-ustensiles et son coefficient d'adversité. Ce changement absolu qui nous menace de notre naissance à notre mort reste perpétuellement imprévisible et incompréhensible. Si même nous envisageons d'autres attitudes fondamentales comme possibles, nous ne les considérons jamais que du dehors, comme des comportements de l'autre. Et si nous tentons d'y rapporter nos conduites, elles ne perdront pas pour cela leur caractère d'extériorité et de transcendances-transcendées. Les « comprendre », en effet, ce serait déjà les avoir choisies. Nous allons y revenir.

En outre, nous ne devons pas nous représenter le choix originel comme « se produisant d'un instant à l'autre » ; ce serait revenir à la conception instantanéiste de la conscience dont un Husserl n'a pu sortir. Puisque, au contraire, c'est la conscience qui se temporalise, il faut concevoir que le choix originel déploie le temps et ne fait qu'un avec l'unité des trois ek-stases. Nous choisir, c'est nous néantiser, c'est-à-dire faire qu'un futur vienne nous annoncer ce que nous sommes en conférant un sens à notre passé. Ainsi n'y a-t-il pas une succession d'instants séparés par des néants comme chez Descartes et tels que mon choix à l'instant t ne puisse agir sur mon choix de l'instant t1. Choisir, c'est faire que surgisse avec mon engagement une certaine extension finie de durée concrète et continue, qui est précisément celle qui me sépare de la réalisation de mes possibles originels. Ainsi liberté, choix, néantisation, temporalisation, ne font qu'une seule et même chose.

Pourtant l'instant n'est pas une vaine invention des philosophes. Certes, il n'y a point d'instant subjectif lorsque je me suis engagé dans ma tâche ; en ce moment, par exemple, où j'écris, tâchant de saisir et de mettre en ordre mes idées, il n'y a pas pour moi d'instant, il n'y a qu'une perpétuelle poursuite-poursuivie de moi-même vers les fins qui me définissent (l'explicitation des idées qui doivent faire le fond de cet ouvrage) ; et pourtant nous sommes perpétuellement menacés par l'instant. C'est-à-dire que nous sommes tels, par le choix même de notre liberté, que nous pouvons toujours faire apparaître l'instant comme rupture de notre unité ek-statique. Qu'est-ce donc que l'instant ? L'instant ne saurait être découpé dans le processus de temporalisation d'un projet concret : nous venons de le montrer. Mais il ne saurait non plus être assimilé au terme initial ou au terme final (s'il doit exister) de ce processus. Car l'un comme l'autre de ces termes sont agrégés de l'intérieur à la totalité du processus et en font partie intégrante. Ils n'ont donc l'un et l'autre qu'une des caractéristiques de l'instant : le terme initial, en effet, est agrégé au processus dont il est terme initial, en ce qu'il est son commencement. Mais, d'autre part, il est limité par un néant antérieur en ce qu'il est un commencement. Le terme final est agrégé au processus qu'il termine en ce qu'il est sa fin : la dernière note appartient à la mélodie. Mais il est suivi d'un néant qui le limite en ce qu'il est une fin. L'instant, s'il doit pouvoir exister, doit être borné par un double néant. Cela n'est nullement concevable s'il doit être donné antérieurement à tous les processus de temporalisation, nous l'avons montré. Mais dans le développement même de notre temporalisation, nous pouvons produire des instants si certains processus surgissent sur l'effondrement des processus antérieurs. L'instant sera alors un commencement et une fin. En un mot, si la fin d'un projet coïncide avec le commencement d'un autre projet, une réalité temporelle ambiguë surgira qui sera limitée par un néant antérieur en ce qu'elle est commencement et par un néant postérieur en ce qu'elle est fin. Mais cette structure temporelle ne sera concrète que si le commencement se donne lui-même comme fin du processus qu'il passéifie. Un commencement qui se donne comme fin d'un projet antérieur, tel doit être l'instant. Il n'existera donc que si nous sommes à nous-même commencement et fin dans l'unité d'un même acte. Or, c'est précisément ce qui se produit dans le cas d'une modification radicale de notre projet fondamental. Par le libre choix de cette modification, en effet, nous temporalisons un projet que nous sommes et nous nous faisons annoncer par un futur l'être que nous avons choisi ; ainsi le présent pur appartient à la temporalisation nouvelle comme commencement, et il reçoit du futur qui vient de surgir sa nature propre de commencement. C'est le futur seul, en effet, qui peut revenir sur le présent pur pour le qualifier de commencement, sinon ce présent ne serait qu'un présent quelconque. Ainsi le présent du choix appartient déjà, comme structure intégrée, à la nouvelle totalité amorcée. Mais, d'autre part, il ne se peut pas que ce choix ne se détermine pas en liaison avec le passé qu'il a à être. Il est même, par principe, décision de saisir comme passé le choix auquel il se substitue. Un athée converti n'est point simplement un croyant : c'est un croyant qui a nié de lui-même l'athéisme, qui a passéifié en lui son projet d'être athée. Ainsi le nouveau choix se donne comme commencement en tant qu'il est une fin et comme fin en tant qu'il est commencement ; il est borné par un double néant et, comme tel, il réalise une cassure dans l'unité ek-statique de notre être. Cependant, l'instant n'est lui-même qu'un néant car, où que nous portions notre vue, nous ne saisirons qu'une temporalisation continue, qui sera, selon la direction de notre regard, ou bien la série achevée et close qui vient de passer, en entraînant son terme final avec elle – ou bien la temporalisation vivante qui commence et dont le terme initial est happé et entraîné par la possibilité future.

Ainsi tout choix fondamental définit la direction de la poursuite-poursuivie en même temps qu'il se temporalise. Cela ne signifie pas qu'il donne un élan initial, ni qu'il y ait quelque chose comme de l'acquis dont je puisse profiter tant que je me tiens dans les limites de ce choix. La néantisation se poursuit continûment, au contraire, et par suite la reprise libre et continue du choix est indispensable. Seulement, cette reprise ne se fait pas d'instant en instant tant que je reprends librement mon choix : c'est qu'alors il n'y a pas d'instant ; la reprise est si étroitement agrégée à l'ensemble du processus qu'elle n'a aucune signification instantanée ni n'en peut avoir. Mais précisément parce qu'il est libre et perpétuellement repris par la liberté, mon choix a pour limite la liberté même ; c'est-à-dire qu'il est hanté par le spectre de l'instant. Tant que je reprendrai mon choix, la passéification du processus se fera en parfaite continuité ontologique avec le présent. Le processus passéifié reste organisé à la néantisation présente sous forme d'un savoir, c'est-à-dire de signification vécue et intériorisée, sans jamais être objet pour la conscience qui se projette vers ses fins propres. Mais, précisément parce que je suis libre, j'ai toujours la possibilité de poser en objet mon passé immédiat. Cela signifie que, alors que ma conscience antérieure était pure conscience non-positionnelle (du) passé, en tant qu'elle se constituait elle-même comme négation interne du réel co-présent et qu'elle se faisait annoncer son sens par des fins posées comme « re-prises », lors du nouveau choix la conscience pose son propre passé comme objet, c'est-à-dire qu'elle l'apprécie et prend ses repères par rapport à lui. Cet acte d'objectivation du passé immédiat ne fait qu'un avec le choix nouveau d'autres fins : il contribue à faire jaillir l'instant comme brisure néantisante de la temporalisation.

La compréhension des résultats obtenus par cette analyse sera plus aisée pour le lecteur si nous les comparons à une autre théorie de la liberté, par exemple à celle de Leibniz. Pour Leibniz comme pour nous, lorsque Adam prend la pomme, il eût été possible qu'il ne la prit pas. Mais pour lui, comme pour nous, les implications de ce geste sont si nombreuses et si ramifiées que, finalement, déclarer qu'il eût été possible qu'Adam ne prit pas la pomme revient à dire qu'un autre Adam eût été possible. Ainsi la contingence d'Adam ne fait qu'un avec sa liberté, puisque cette contingence signifie que cet Adam réel est entouré d'une infinité d'Adams possibles dont chacun est caractérisé, par rapport à l'Adam réel, par une altération légère ou profonde de tous ses attributs, c'est-à-dire finalement de sa substance. Pour Leibniz, donc, la liberté réclamée par la réalité-humaine est comme l'organisation de trois notions différentes : est libre celui qui : 1o se détermine rationnellement à faire un acte ; 2o est tel que cet acte se comprend pleinement par la nature même de celui qui l'a commis ; 3o est contingent, c'est-à-dire existe de telle sorte que d'autres individus commettant d'autres actes à propos de la même situation eussent été possibles. Mais, à cause de la connexion nécessaire des possibles, un autre geste d'Adam n'eût été possible que pour et par un autre Adam et l'existence d'un autre Adam impliquait celle d'un autre monde. Nous reconnaissons avec Leibniz que le geste d'Adam engage la personne d'Adam entière et qu'un autre geste se fût compris à la lueur et dans les cadres d'une autre personnalité d'Adam. Mais Leibniz retombe dans un nécessitarisme tout à fait opposé a l'idée de liberté lorsqu'il place la formule même de la substance d'Adam au départ comme une prémisse qui amènera l'acte d'Adam comme une de ses conclusions partielles, c'est-à-dire lorsqu'il réduit l'ordre chronologique à n'être qu'une expression symbolique de l'ordre logique. Il en résulte d'une part, en effet, que l'acte est rigoureusement nécessité par l'essence même d'Adam, aussi la contingence, qui rend la liberté possible, selon Leibniz, se trouve tout entière contenue dans l'essence d'Adam. Et cette essence n'est point choisie par Adam lui-même, mais par Dieu. Aussi est-il vrai que l'acte commis par Adam découle nécessairement de l'essence d'Adam et qu'en cela il dépend d'Adam lui-même et de nul autre, ce qui est certes une condition de la liberté. Mais l'essence d'Adam, elle, est un donné pour Adam lui-même : Adam ne l'a pas choisie, il n'a pu choisir d'être Adam. En conséquence, il ne porte nullement la responsabilité de son être. Il importe peu, par suite, qu'on puisse lui attribuer, une fois qu'il est donné, la responsabilité relative de son acte. Pour nous, au contraire, Adam ne se définit point par une essence, car l'essence est, pour la réalité-humaine, postérieure à l'existence. Il se définit par le choix de ses fins, c'est-à-dire par le surgissement d'une temporalisation ek-statique qui n'a rien de commun avec l'ordre logique. Ainsi la contingence d'Adam exprime le choix fini qu'il a fait de lui-même. Mais dès lors ce qui lui annonce sa personne est futur et non passé : il choisit de se faire apprendre ce qu'il est par les fins vers lesquelles il se projette – c'est-à-dire par la totalité de ses goûts, de ses inclinations, de ses haines, etc., en tant qu'il y a une organisation thématique et un sens inhérent à cette totalité. Nous ne saurions ainsi tomber dans l'objection que nous faisions à Leibniz quand nous lui disions : « Certes, Adam a choisi de prendre la pomme, mais il n'a pas choisi d'être Adam. » Pour nous, en effet, c'est au niveau du choix d'Adam par lui-même, c'est-à-dire de la détermination de l'essence par l'existence, que se place le problème de la liberté. En outre, nous reconnaissons avec Leibniz qu'un autre geste d'Adam, impliquant un autre Adam, implique un autre monde, mais nous n'entendons pas par « autre monde » une telle organisation des compossibles que l'autre Adam possible y trouve sa place : simplement, à un autre être-dans-le-monde d'Adam correspondra la révélation d'une autre face du monde. Enfin, pour Leibniz, le geste possible de l'autre Adam, étant organisé dans un autre monde possible, préexiste de toute éternité, en tant que possible, à la réalisation de l'Adam contingent et réel. Ici encore l'essence précède l'existence pour Leibniz et l'ordre chronologique dépend de l'ordre éternel du logique. Pour nous, au contraire, le possible n'est que pure et informe possibilité d'être autre, tant qu'il n'est pas existé comme possible par un nouveau projet d'Adam vers des possibilités neuves. Ainsi le possible de Leibniz demeure-t-il éternellement possible abstrait, au lieu que, pour nous, le possible n'apparaît qu'en se possibilisant, c'est-à-dire en venant annoncer à Adam ce qu'il est. Par suite, l'ordre de l'explication psychologique chez Leibniz va du passé au présent, dans la mesure même où cette succession exprime l'ordre éternel des essences ; tout est finalement figé dans l'éternité logique et la seule contingence est celle du principe, ce qui signifie qu'Adam est un postulat de l'entendement divin. Pour nous, au contraire, l'ordre de l'interprétation est rigoureusement chronologique, il ne cherche nullement à réduire le temps à un enchaînement purement logique (raison) ou logico-chronologique (cause, déterminisme). Il s'interprète donc à partir du futur.

Mais, surtout, ce sur quoi il vaut la peine d'insister, c'est que toute notre analyse précédente est purement théorique. En théorie seulement un autre geste d'Adam n'est possible que dans les limites d'un bouleversement total des fins par quoi Adam se choisit comme Adam. Nous avons présenté les choses de la sorte – et nous avons pu sembler leibniziens de ce fait – pour exposer d'abord nos vues avec le maximum de simplicité. En fait, la réalité est bien autrement complexe. C'est qu'en effet l'ordre d'interprétation est purement chronologique et non logique : la compréhension d'un acte à partir des fins originelles posées par la liberté du pour-soi n'est pas une intellection. Et la hiérarchie descendante des possibles, depuis le possible ultime et initial jusqu'au possible dérivé que l'on veut comprendre, n'a rien de commun avec la série déductive qui va d'un principe à sa conséquence. Tout d'abord, la liaison du possible dérivé (se raidir contre la fatigue ou s'y abandonner) au possible fondamental n'est pas une liaison de déductibilité. C'est une liaison de totalité à structure partielle. La vue du projet total permet de « comprendre » la structure singulière considérée. Mais les gestaltistes nous ont montré que la prégnance des formes totales n'exclut pas la variabilité de certaines structures secondaires. Il est certaines lignes que je puis ajouter ou retrancher à une figure donnée sans altérer son caractère spécifique. Il en est d'autres, au contraire, dont l'adjonction entraîne la disparition immédiate de la figure et l'apparition d'une autre figure. Il en va de même quant au rapport des possibles secondaires avec le possible fondamental ou totalité formelle de mes possibles. La signification du possible secondaire considéré renvoie toujours, certes, à la signification totale que je suis. Mais d'autres possibles auraient pu remplacer celui-ci sans que la signification totale s'altérât, c'est à-dire qu'ils auraient toujours et aussi bien indiqué cette totalité comme la forme qui permettait de les comprendre – ou, dans l'ordre ontologique de la réalisation, ils eussent pu tout aussi bien être projetés comme des moyens d'atteindre à la totalité et dans la lumière de cette totalité. En un mot, la compréhension est l'interprétation d'une liaison de fait et non la saisie d'une nécessité. Ainsi l'interprétation psychologique de nos actes doit fréquemment revenir à la notion stoïcienne des « indifférents ». Pour soulager ma fatigue, il est indifférent que je m'asseye au bord de la route ou que je fasse cent pas de plus pour m'arrêter à l'auberge que j'aperçois de loin. Cela signifie que la saisie de la forme complexe et globale que j'ai choisie comme mon possible ultime ne suffit pas à rendre compte du choix de l'un des possibles plutôt que de l'autre. Il y a là non pas un acte dépourvu de mobiles et de motifs, mais une invention spontanée de mobiles et de motifs qui. tout en se plaçant dans le cadre de mon choix fondamental, l'enrichit d'autant. De même chaque ceci doit paraître sur fond de monde et dans la perspective de ma facticité, mais ni ma facticité ni le monde ne permettent de comprendre pourquoi je saisis présentement ce verre plutôt que cet encrier comme forme s'enlevant sur le fond. Par rapport à ces indifférents, notre liberté est entière et inconditionnée. Ce fait de choisir un possible indifférent, puis de l'abandonner pour un autre ne fera d'ailleurs pas surgir d'instant comme découpement de la durée : mais au contraire ces libres choix s'intègrent tous – même s'ils sont successifs et contradictoires – dans l'unité de mon projet fondamental. Cela ne signifie nullement qu'on doive les saisir comme gratuits : quels qu'ils soient, en effet, ils s'interpréteront toujours à partir du choix originel et, dans la mesure où ils l'enrichissent et le concrétisent, ils apporteront toujours avec eux leur mobile, c'est à-dire la conscience de leur motif ou, si l'on préfère, l'appréhension de la situation comme articulée de telle ou telle façon.

Ce qui rendra en outre l'appréciation rigoureuse de la liaison du possible secondaire au possible fondamental particulièrement délicate, c'est qu'il n'existe aucun barème a priori auquel on puisse se reporter pour décider de cette liaison. Mais, au contraire, c'est le pour-soi lui même qui choisit de considérer le possible secondaire comme significatif du possible fondamental. Là où nous avons l'impression que le sujet libre tourne le dos à son but fondamental, nous introduisons souvent le coefficient d'erreur de l'observateur, c'est-à-dire que nous usons de nos balances propres pour apprécier le rapport de l'acte envisagé avec les fins ultimes. Mais le pour-soi, dans sa liberté, n'invente pas seulement ses fins primaires et secondaires : il invente du même coup tout le système d'interprétation qui permet de lier les unes aux autres. Il ne saurait donc, en aucun cas, être question d'établir un système de compréhension universel des possibles secondaires à partir des possibles primaires ; mais en chaque cas, le sujet doit fournir ses pierres de touche et ses critères personnels.

Enfin le pour-soi peut prendre des décisions volontaires en opposition avec les fins fondamentales qu'il a choisies. Ces décisions ne peuvent être que volontaires, c'est-à-dire réflexives. Elles ne peuvent provenir, en effet, que d'une erreur commise de bonne ou de mauvaise foi sur les fins que je poursuis et cette erreur ne peut être commise que si l'ensemble des mobiles que je suis sont découverts à titre d'objet par la conscience réflexive. La conscience irréfléchie, étant projection spontanée de soi vers ses possibilités, ne peut jamais se tromper sur elle-même : il faut se garder, en effet, d'appeler erreur sur soi les erreurs d'appréciation touchant la situation objective – erreurs qui peuvent entraîner dans le monde des conséquences absolument opposées à celles qu'on voulait atteindre, sans cependant qu'il y ait eu méconnaissance des fins proposées. L'attitude réflexive, au contraire, entraîne mille possibilités d'erreur, non pas dans la mesure où elle saisit le pur mobile – c'est-à-dire la conscience réfléchie – comme un quasi-objet, mais en tant qu'elle vise à constituer à travers cette conscience réfléchie de véritables objets psychiques qui, eux, sont des objets seulement probables, comme nous l'avons vu dans le chapitre III de notre deuxième partie, et qui peuvent même être des objets faux. Il m'est donc possible, en fonction d'erreurs sur moi-même, de m'imposer réflexivement, c'est-à-dire sur le plan volontaire, des projets qui contredisent à mon projet initial, sans toutefois modifier fondamentalement le projet initial. C'est ainsi, par exemple, que si mon projet initial vise à me choisir comme inférieur au milieu des autres (ce qu'on nomme complexe d'infériorité) et si le bégaiement, par exemple, est un comportement qui se comprend et s'interprète à partir du projet premier, je puis, pour des raisons sociales et par une méconnaissance de mon propre choix d'infériorité, décider de me corriger de mon bégaiement. Je puis même y parvenir sans que pourtant j'aie cessé de me sentir et de me vouloir inférieur. Il me suffira, en effet, d'utiliser des moyens techniques pour obtenir un résultat. C'est ce qu'on nomme ordinairement réforme volontaire de soi. Mais ces résultats ne feront que déplacer l'infirmité dont je souffre : une autre naîtra à sa place, qui exprimera à sa manière la fin totale que je poursuis. Comme cette inefficacité profonde de l'acte volontaire dirigé sur soi peut surprendre, nous allons analyser de plus près l'exemple choisi.

Il convient de remarquer d'abord que le choix des fins totales, bien que totalement libre, n'est pas nécessairement ni même fréquemment opéré dans la joie. Il ne faut pas confondre la nécessité où nous sommes de nous choisir avec la volonté de puissance. Le choix peut être opéré dans la résignation ou le malaise, il peut être une fuite, il peut se réaliser dans la mauvaise foi. Nous pouvons nous choisir comme fuyant, insaisissable, hésitant, etc. ; nous pouvons même choisir de ne pas nous choisir : dans ces différents cas, des fins sont posées par delà une situation de fait et la responsabilité de ces fins nous incombe : quel que soit notre être, il est choix ; et il dépend de nous de nous choisir comme « grand » ou « noble » ou « bas » et « humilié ». Mais si, précisément, nous avons choisi l'humiliation comme étoffe même de notre être, nous nous réaliserons comme humilié, aigri, inférieur, etc. Il ne s'agit pas là de données dépourvues de signification. Mais celui qui se réalise comme humilié se constitue par là comme un moyen d'atteindre certaines fins : l'humiliation choisie peut être, par exemple, assimilée, comme le masochisme, à un instrument destiné à nous délivrer de l'existence pour-soi, elle peut être un projet de nous démettre de notre liberté angoissante au profit des autres ; notre projet peut être de faire entièrement absorber notre être-pour-soi par notre être-pour-autrui. De toute façon, le « complexe d'infériorité » ne peut surgir que s'il est fondé sur une libre appréhension de notre être-pour-autrui. Cet être-pour-autrui comme situation agira à titre de motif, mais il faut pour cela qu'il soit découvert par un mobile qui n'est autre que notre libre projet. Ainsi l'infériorité sentie et vécue est l'instrument choisi pour nous faire semblable à une chose, c'est-à-dire pour nous faire exister comme pur dehors au milieu du monde. Mais il va de soi qu'elle doit être vécue conformément à la nature que nous lui conférons par ce choix, c'est-à-dire dans la honte, la colère et l'amertume. Ainsi choisir l'infériorité ne veut pas dire se contenter doucement d'une aurea mediocritas, c'est produire et assumer les révoltes et le désespoir qui constituent la révélation de cette infériorité. Je puis m'obstiner, par exemple, à me manifester dans un certain ordre de travaux et d'œuvres parce que j'y suis inférieur, alors qu'en tel autre domaine, je pourrais sans difficulté m'égaler à la moyenne. C'est cet effort infructueux que j'ai choisi parce qu'il est infructueux : soit parce que je préfère être le dernier – plutôt que de me perdre dans la masse – soit parce que j'ai choisi le découragement et la honte comme meilleur moyen d'atteindre à l'être. Mais il va de soi que je ne puis choisir comme champ d'action le domaine où je suis inférieur que si ce choix implique la volonté réfléchie d'y être supérieur. Choisir d'être un artiste inférieur, c'est choisir nécessairement de vouloir être un grand artiste, sinon l'infériorité ne serait ni subie, ni reconnue : choisir, en effet, d'être un modeste artisan n'implique nullement la recherche de l'infériorité, c'est un simple exemple du choix de la finitude. Au contraire, le choix de l'infériorité implique la constante réalisation d'un écart entre la fin poursuivie par la volonté et la fin obtenue. L'artiste qui se veut grand et qui se choisit inférieur maintient intentionnellement cet écart, il est comme Pénélope et détruit la nuit ce qu'il fait le jour. En ce sens, lors de ses réalisations artistiques, il se maintient constamment sur le plan volontaire et déploie de ce fait une énergie désespérée. Mais sa volonté même est de mauvaise foi, c'est-à-dire qu'elle fuit la reconnaissance des vraies fins choisies par la conscience spontanée et qu'elle constitue des objets psychiques faux comme mobiles pour pouvoir délibérer sur ces mobiles et se décider à partir d'eux (amour de la gloire, amour du beau, etc.). La volonté ici n'est nullement opposée au choix fondamental, mais bien au contraire elle ne se comprend dans ses buts et dans sa mauvaise foi de principe que dans la perspective du choix fondamental de l'infériorité. Mieux encore, si, à titre de conscience réflexive, elle constitue de mauvaise foi des objets psychiques faux à titre de mobiles, au contraire à titre de conscience irréfléchie et non-thétique (de) soi, elle est conscience (d') être de mauvaise foi et par suite conscience (du) projet fondamental poursuivi par le pour-soi. Ainsi le divorce entre conscience spontanée et volonté n'est pas une donnée de fait purement constatée. Mais, au contraire, cette dualité est projetée et réalisée initialement par notre liberté fondamentale ; elle ne se conçoit que dans et par l'unité profonde de notre projet fondamental qui est de nous choisir comme inférieur. Mais, précisément, ce divorce implique que la délibération volontaire décide, avec mauvaise foi, de compenser ou de masquer notre infériorité par des œuvres dont le but profond est de nous permettre au contraire de mesurer cette infériorité. Ainsi, on le voit, notre analyse nous permet d'accepter les deux plans où Adler situe le complexe d'infériorité : comme lui nous admettons une reconnaissance fondamentale de cette infériorité et comme lui nous admettons un développement touffu et mal équilibré d'actes, d'œuvres et d'affirmations destinés à compenser ou à masquer ce sentiment profond. Mais : 1o Nous nous défendons de concevoir la reconnaissance fondamentale comme inconsciente : elle est si loin d'être inconsciente qu'elle constitue même la mauvaise foi de la volonté. De ce fait, nous n'établissons pas entre les deux plans considérés la différence de l'inconscient et du conscient, mais celle qui sépare la conscience irréfléchie et fondamentale de la conscience réfléchie qui en est tributaire. 2o Le concept de mauvaise foi – nous l'avons établi dans notre première partie – nous paraît devoir remplacer ceux de censure, de refoulement et d'inconscient dont Adler fait usage. 3o L'unité de la conscience, telle qu'elle se révèle au cogito, est trop profonde pour que nous admettions cette scission en deux plans sans qu'elle soit reprise par une intention synthétique plus profonde qui ramène un plan à l'autre et les unifie. En sorte que nous saisissons une signification de plus dans le complexe d'infériorité : non seulement le complexe d'infériorité est reconnu, mais cette reconnaissance est choix ; non seulement la volonté cherche à masquer cette infériorité par des affirmations instables et faibles, mais une intention plus profonde la traverse qui choisit précisément la faiblesse et l'instabilité de ces affirmations, dans l'intention de rendre plus sensible cette infériorité que nous prétendons fuir et que nous éprouverons dans la honte et dans le sentiment de l'échec. Ainsi celui qui souffre de « Minderwertigkeit » a-t-il choisi d'être le bourreau de soi-même. Il a choisi la honte et la souffrance, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu'il doive éprouver de la joie lorsqu'elles se réalisent avec le plus de violence.

Mais pour être choisis de mauvaise foi par une volonté qui se produit dans les limites de notre projet initial, ces nouveaux possibles ne s'en réalisent pas moins dans une certaine mesure contre le projet initial. Dans la mesure où nous voulons nous masquer notre infériorité, précisément pour la créer, nous pouvons vouloir supprimer notre timidité et notre bégaiement qui manifestent sur le plan spontané notre projet initial d'infériorité. Nous entreprendrons alors un effort systématique et réfléchi pour faire disparaître ces manifestations. Nous faisons cette tentative dans l'état d'esprit où sont les malades qui viennent trouver le psychanalyste. C'est-à dire que d'une part nous nous appliquons à une réalisation, que d'autre part nous refusons : ainsi le malade se décide volontairement à venir trouver le psychanalyste pour être guéri de certains troubles qu'il ne peut plus se dissimuler ; et, du seul fait qu'il se remet entre les mains du médecin, il court le risque d'être guéri. Mais d'autre part, s'il court ce risque, c'est pour se persuader à lui-même qu'il a tout fait en vain pour être guéri et, donc, qu'il est inguérissable. Il aborde donc le traitement psychanalytique avec mauvaise foi et mauvaise volonté. Tous ses efforts auront pour but de le faire échouer, cependant qu'il continue volontairement à s'y prêter. Pareillement les psychasthéniques que Janet a étudiés souffrent d'une obsession qu'ils entretiennent intentionnellement et veulent en être guéris. Mais précisément leur volonté d'en être guéris a pour but d'affirmer ces obsessions comme souffrances et par conséquent de les réaliser dans toute leur violence. On sait le reste, le malade ne peut avouer ses obsessions, il se roule par terre, sanglote, mais ne se décide pas à faire la confession requise. Il serait vain de parler ici d'une lutte de la volonté contre la maladie : ces processus se déroulent dans l'unité ek-statique de la mauvaise foi, chez un être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est. Pareillement lorsque le psychanalyste est près de saisir le projet initial du malade, celui-ci abandonne le traitement ou se met à mentir. En vain expliquerait-on ces résistances par une rébellion ou une inquiétude inconsciente : comment donc l'inconscient pourrait-il être informé des progrès de l'enquête psychanalytique, à moins d'être précisément une conscience ? Mais si le malade joue le jeu jusqu'au bout, il faut qu'il subisse une guérison partielle, c'est-à-dire il faut qu'il produise en lui la disparition des phénomènes morbides qui l'ont amené à requérir l'aide du médecin. Ainsi aura-t-il choisi le moindre mal : venu pour se persuader qu'il est inguérissable, il est contraint – pour éviter de saisir son projet en pleine lumière et, par suite, de le néantiser et de devenir librement autre – de repartir en jouant la guérison. Pareillement les méthodes que j'emploierai pour me guérir du bégaiement et de la timidité ont pu être essayées de mauvaise foi. Il n'en demeure pas moins que je puis être contraint de reconnaître leur efficace. En ce cas timidité et bégaiement disparaîtront : c'est le moindre mal. Une assurance factice et volubile viendra les remplacer. Mais il en est de ces guérisons comme de la guérison de l'hystérie par traitement électrique. On sait que cette médication peut amener la disparition d'une contracture hystérique de la jambe, mais qu'on verra, quelque temps après, la contracture reparaître au bras. C'est que la guérison de l'hystérie ne peut se produire qu'en totalité, car l'hystérie est un projet totalitaire du pour-soi. Les médications partielles ne font qu'en déplacer les manifestations. Ainsi la guérison de la timidité ou du bégaiement est consentie et choisie dans un projet qui va à la réalisation d'autres troubles, par exemple, précisément, à la réalisation d'une assurance vaine et pareillement déséquilibrée. Comme, en effet, le surgissement d'une décision votontaire trouve son mobile dans le libre choix fondamental de mes fins, elle ne peut s'attaquer à ces fins mêmes sinon en apparence ; c'est donc seulement dans le cadre de mon projet fondamental que la volonté peut avoir de l'efficace ; et je ne puis me « délivrer » de mon « complexe d'infériorité » que par une modification radicale de mon projet qui ne saurait aucunement trouver ses motifs et ses mobiles dans le projet antérieur, même pas dans les souffrances et les hontes que j'éprouve, car celles-ci ont pour destination expresse de réaliser mon projet d'infériorité. Ainsi ne puis-je même pas concevoir, tant que je suis « dans » le complexe d'infériorité, que je puisse même en sortir, car si même je rêve d'en sortir, ce rêve a sa fonction précise qui est de me mettre à même d'éprouver davantage l'abjection de mon état, il ne peut donc s'interpréter que dans et par l'intention infériorisante. Et pourtant, à chaque moment, je saisis ce choix initial comme contingent et injustifiable, à chaque moment je suis donc à pied d'œuvre pour le considérer soudain objectivement et, par suite, pour le dépasser et le passéifier en faisant surgir l'instant libérateur. De là mon angoisse, la peur que j'ai d'être soudain exorcisé, c'est-à-dire de devenir radicalement autre ; mais de là aussi le surgissement fréquent de « conversions » qui me font métamorphoser totalement mon projet originel. Ces conversions, qui n'ont pas été étudiées par les philosophes, ont souvent inspiré, au contraire, les littérateurs. Qu'on se rappelle l'instant où le Philoctète de Gide abandonne jusqu'à sa haine, son projet fondamental, sa raison d'être et son être qu'on se rappelle l'instant où Raskolnikov décide de se dénoncer. Ces instants extraordinaires et merveilleux, où le projet antérieur s'effondre dans le passé à la lumière d'un projet nouveau qui surgit sur ses ruines et qui ne fait encore que s'esquisser, où l'humiliation, l'angoisse, la joie, l'espoir se marient étroitement, où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher, ont souvent paru fournir l'image la plus claire et la plus émouvante de notre liberté. Mais ils n'en sont qu'une manifestation parmi d'autres.

Ainsi présenté, le « paradoxe » de l'inefficacité des décisions volontaires paraîtra plus inoffensif : il revient à dire que, par la volonté, nous pouvons nous construire entièrement, mais que la volonté qui préside à cette construction trouve elle-même son sens dans le projet originel qu'elle peut paraître nier ; que par suite cette construction a une fonction tout autre que celle qu'elle affiche ; et qu'enfin elle ne peut atteindre que des structures de détail et qu'elle ne modifiera jamais le projet original dont elle est issue, pas plus que les conséquences d'un théorème ne peuvent se retourner contre lui et le changer.

Au terme de cette longue discussion, il semble que nous soyons parvenu à préciser un peu notre compréhension ontologique de la liberté. Il convient à présent de reprendre en une vue d'ensemble les différents résultats obtenus.

1o Un premier regard sur la réalité-humaine nous apprend que, pour elle, être se réduit à faire. Les psychologues du XIXe siècle qui ont montré les structures motrices des tendances, de l'attention, de la perception, etc., ont eu raison. Seulement, le mouvement lui-même est acte. Ainsi ne trouvons-nous aucune donnée dans la réalité-humaine, au sens où le tempérament, le caractère, les passions, les principes de la raison seraient des data acquis ou innés, existant à la manière des choses. La seule considération empirique de l'être-humain le montre comme une unité organisée de conduites ou de « comportements ». Etre ambitieux, lâche ou irascible, c'est simplement se conduire de telle ou telle manière, en telle ou telle circonstance. Les béhaviouristes ont eu raison de considérer que la seule étude psychologique positive devait être celle des conduites dans des situations rigoureusement définies. De même que les travaux de Janet et des gestaltistes nous ont mis à même de découvrir les conduites émotionnelles, de même doit-on parler de conduites perceptives puisque la perception ne se conçoit jamais en dehors d'une attitude vis-à-vis du monde. Même l'attitude désintéressée du savant, Heidegger l'a montré, est une prise de position désintéressée vis-à-vis de l'objet et, par suite, une conduite parmi d'autres. Ainsi la réalité-humaine n'est pas d'abord pour agir, mais être pour elle, c'est agir et cesser d'agir, c'est cesser d'être.

2o Mais si la réalité-humaine est action cela signifie évidemment que sa détermination à l'action est elle-même action. Si nous refusons ce principe, et si nous admettons qu'elle peut être déterminée à l'action par un état antérieur du monde ou d'elle-même, cela revient à mettre un donné à l'origine de la série. Ces actes alors disparaissent en tant qu'actes pour faire place à une série de mouvements. C'est ainsi que la notion de conduite se détruit d'elle-même chez Janet et chez les béhaviouristes. L'existence de l'acte implique son autonomie.

3o D'ailleurs, si l'acte n'est pas pur mouvement, il doit se définir par une intention. De quelque manière que l'on considère cette intention, elle ne peut être qu'un dépassement du donné vers un résultat à obtenir. Ce donné, en effet, étant pure présence ne saurait sortir de soi. Précisément parce qu'il est, il est pleinement et uniquement ce qu'il est. Il ne saurait donc rendre raison d'un phénomène qui tire tout son sens d'un résultat à atteindre, c'est-à-dire d'un inexistant. Lorsque les psychologues, par exemple, font de la tendance un état de fait, ils ne voient pas qu'ils lui ôtent tout caractère d'appétit (adpetitio). Si, en effet, la tendance sexuelle peut se différencier du sommeil, par exemple, ce ne peut être que par sa fin et, précisément, cette fin n'est pas. Les psychologues auraient dû se demander quelle pouvait être la structure ontologique d'un phénomène tel qu'il se fait annoncer ce qu'il est par quelque chose qui n'est pas encore. L'intention, qui est la structure fondamentale de la réalité-humaine, ne peut donc, en aucun cas, s'expliquer par un donné, même si l'on prétend qu'elle en émane. Mais si l'on veut l'interpréter par sa fin, il faut prendre garde de ne pas conférer à cette fin une existence de donné. Si l'on pouvait admettre, en effet, que la fin est donnée antérieurement à l'effet pour l'atteindre, il faudrait alors concéder à cette fin une sorte d'être-en-soi au sein de son néant et une vertu attractive de type proprement magique. Nous n'arriverions pas plus, d'ailleurs, à comprendre la liaison d'une réalité-humaine donnée avec une fin donnée par ailleurs que celle de la conscience-substance avec la réalité-substance dans les thèses réalistes. Si la tendance, ou l'acte, doit s'interpréter par sa fin, c'est que l'intention a pour structure de poser sa fin hors de soi. Ainsi l'intention se fait être en choisissant la fin qui l'annonce.

4o L'intention étant choix de la fin et le monde se révélant à travers nos conduites, c'est le choix intentionnel de la fin qui révèle le monde et le monde se révèle tel ou tel (en tel ou tel ordre) selon la fin choisie. La fin, éclairant le monde, est un état du monde à obtenir et non encore existant. L'intention est conscience thétique de la fin. Mais elle ne peut l'être qu'en se faisant conscience non-thétique de sa possibilité propre. Ainsi, ma fin peut être un bon repas, si j'ai faim. Mais ce repas projeté par delà la route poussiéreuse où je chemine, comme le sens de cette route (elle va vers un hôtel où la table est mise, où les plats sont préparés, où l'on m'attend, etc.), ne peut être saisi que corrélativement à mon projet non-thétique vers ma propre possibilité de manger ce repas. Ainsi par un surgissement double mais unitaire l'intention éclaire le monde à partir d'une fin non encore existante et se définit elle-même par le choix de son possible. Ma fin est un certain état objectif du monde, mon possible est une certaine structure de ma subjectivité ; l'une se révèle à la conscience thétique, l'autre reflue sur la conscience non-thétique pour la caractériser.

5o Si le donné ne peut expliquer l'intention, il faut que celle-ci réalise par son surgissement même une rupture avec le donné quel qu'il soit. Il ne saurait en être autrement, sinon nous aurions une plénitude présente succédant, en continuité, à une plénitude présente et nous ne saurions préfigurer l'avenir. Cette rupture est d'ailleurs nécessaire à l'appréciation du donné. Jamais, en effet, le donné ne pourrait être un motif pour une action s'il n'était apprécié. Mais cette appréciation ne peut être réalisée que par un recul par rapport au donné, une mise entre parenthèses du donné, qui suppose justement une rupture de continuité. En outre, l'appréciation, si elle ne doit pas être gratuite, doit se faire à la lumière de quelque chose. Et ce quelque chose qui sert à apprécier le donné ne peut être que la fin. Ainsi, l'intention, d'un même surgissement unitaire, pose la fin, se choisit et apprécie le donné à partir de la fin. Dans ces conditions, le donné est apprécié en fonction de quelque chose qui n'existe pas encore ; c'est à la lumière du non-être que l'être-en-soi est éclairé. Il en résulte une double coloration néantisante du donné : d'une part, il est néantisé en ce que la rupture avec lui lui fait perdre tout efficace sur l'intention ; d'autre part, il subit une nouvelle néantisation du fait qu'on lui rend cet efficace à partir d'un néant, l'appréciation. La réalité-humaine étant acte ne peut se concevoir que comme rupture avec le donné, dans son être. Elle est l'être qui fait qu'il y a du donné en brisant avec lui et en l'éclairant à la lumière du non-encore-existant.

6o Cette nécessité pour le donné de n'apparaître que dans les cadres d'une néantisation qui le révèle ne fait qu'un avec la négation interne que nous décrivions dans notre deuxième partie. Il serait vain d'imaginer que la conscience puisse exister sans donné : elle serait alors conscience (d') elle-même comme conscience de rien, c'est-à-dire le néant absolu. Mais si la conscience existe à partir du donné, cela ne signifie nullement que le donné la conditionne : elle est pure et simple négation du donné, elle existe comme dégagement d'un certain donné existant et comme engagement vers une certaine fin encore non existante. Mais en outre, cette négation interne ne peut être le fait que d'un être qui est en perpétuel recul par rapport à soi-même. S'il n'était pas sa propre négation, il serait ce qu'il est, c'est-à-dire un pur et simple donné ; de ce fait, il n'aurait aucune liaison avec tout autre datum puisque le donné, par nature, n'est que ce qu'il est. Ainsi, toute possibilité d'apparition d'un monde serait exclue. Pour ne pas être un donné, il faut que le pour-soi se constitue perpétuellement comme en recul par rapport à soi, c'est-à-dire se laisse derrière lui comme un datum qu'il n'est déjà plus. Cette caractéristique du pour-soi implique qu'il est l'être qui ne trouve aucun secours, aucun point d'appui en ce qu'il était. Mais au contraire le pour-soi est libre et peut faire qu'il y ait un monde parce qu'il est l'être qui a à être ce qu'il était à la lumière de ce qu'il sera. La liberté du pour-soi apparaît donc comme son être. Mais comme cette liberté n'est pas un donné, ni une propriété, elle ne peut être qu'en se choisissant. La liberté du pour-soi est toujours engagée ; il n'est pas question ici d'une liberté qui serait pouvoir indéterminé et qui préexisterait à son choix. Nous ne nous saisissons jamais que comme choix en train de se faire. Mais la liberté est simplement le fait que ce choix est toujours inconditionné.

7o Un pareil choix, fait sans point d'appui, et qui se dicte à lui-même ses motifs, peut paraître absurde et l'est, en effet. C'est que la liberté est choix de son être, mais non pas fondement de son être. Nous reviendrons sur ce rapport de la liberté et de la facticité dans le présent chapitre. Il nous suffira de dire, pour l'instant, que la réalité-humaine peut se choisir comme elle l'entend, mais ne peut pas ne pas se choisir, elle ne peut même pas refuser d'être : le suicide, en effet, est choix et affirmation d'être. Par cet être qui lui est donné, elle participe à la contingence universelle de l'être et, par là même, à ce que nous nommions absurdité. Ce choix est absurde, non parce qu'il est sans raison, mais parce qu'il n'y a pas eu possibilité de ne pas choisir. Quel qu'il soit, le choix est fondé et ressaisi par l'être, car il est choix qui est. Mais ce qu'il faut noter ici, c'est que ce choix n'est pas absurde au sens où, dans un univers rationnel, un phénomène surgirait qui ne serait pas relié aux autres par des raisons : il est absurde en ce sens qu'il est ce par quoi tous les fondements et toutes les raisons viennent à l'être, ce par quoi la notion même d'absurde reçoit un sens. Il est absurde comme étant par delà toutes les raisons. Ainsi la liberté n'est pas purement et simplement la contingence en tant qu'elle se retourne vers son être pour l'éclairer à la lumière de sa fin, elle est perpétuel échappement à la contingence, elle est intériorisation, néantisation et subjectivisation de la contingence qui, ainsi modifiée, passe tout entière dans la gratuité du choix.

8o Le projet libre est fondamental, car il est mon être. Ni l'ambition ni la passion d'être aimé, ni le complexe d'infériorité ne peuvent être considérés comme projets fondamentaux. Il faut, au contraire, qu'ils se comprennent à partir d'un premier projet, qui se reconnaît à ce qu'il ne peut plus s'interpréter à partir d'aucun autre et qui est total. Une méthode phénoménologique spéciale sera nécessaire pour expliciter ce projet initial. C'est elle que nous appelons psychanalyse existentielle. Nous en parlerons dans notre prochain chapitre. Dès à présent, nous pouvons dire que le projet fondamental que je suis est un projet concernant non mes rapports avec tel ou tel objet particulier du monde, mais mon être-dans-le-monde en totalité et que – puisque le monde lui-même ne se révèle qu'à la lumière d'une fin – ce projet pose pour fin un certain type de rapport à l'être que le pour-soi veut entretenir. Ce projet n'est point instantané car il ne saurait être « dans » le temps. Il n'est pas non plus intemporel pour se « donner du temps » par après. C'est pourquoi nous repoussons le « choix du caractère intelligible » de Kant. La structure du choix implique nécessairement qu'il soit choix dans le monde. Un choix qui serait choix à partir de rien, choix contre rien ne serait choix de rien et s'anéantirait comme choix. Il n'y a de choix que phénoménal, si l'on entend bien toutefois que le phénomène est ici l'absolu. Mais dans son surgissement même il se temporalise puisqu'il fait qu'un futur vient éclairer le présent et le constituer comme présent en donnant aux « data » en-soi la signification de passéité. Cependant, il ne faut pas entendre par là que le projet fondamental est coextensif à la « vie » entière du pour-soi. La liberté étant être-sans-appui et sans-tremplin, le projet, pour être, doit être constamment renouvelé. Je me choisis perpétuellement et ne puis jamais être à titre d'ayant-été-choisi, sinon je retomberais dans la pure et simple existence de l'en-soi. La nécessité de me choisir perpétuellement ne fait qu'un avec la poursuite-poursuivie que je suis. Mais, précisément parce qu'il s'agit d'un choix, ce choix, dans la mesure où il s'opère, désigne en général d'autres choix comme possibles. La possibilité de ces autres choix n'est ni explicitée ni posée, mais elle est vécue dans le sentiment d injustifiabilité et c'est elle qui s'exprime par le fait de l'absurdité de mon choix et, par conséquent, de mon être. Ainsi ma liberté ronge ma liberté. Etant libre, en effet, je projette mon possible total, mais je pose par là que je suis libre et que je peux toujours néantiser ce projet premier et le passéifier. Ainsi, dans le moment où le pour-soi pense se saisir et se faire annoncer par un néant pro-jeté ce qu'il est, il s'échappe car il pose par là même qu'il peut être autre qu'il est. Il lui suffira d'expliciter son injustifiabilité pour faire surgir l'instant, c'est-à-dire l'apparition d'un nouveau projet sur l'effondrement de l'ancien. Toutefois, ce surgissement du nouveau projet ayant pour condition expresse la néantisation de l'ancien, le pour-soi ne peut se conférer une existence neuve : dès lors qu'il repousse le projet périmé dans le passé, il a à être ce projet sous la forme du « étais » – cela signifie que ce projet périmé appartient désormais à sa situation. Aucune loi d'être ne peut assigner un nombre a priori aux différents projets que je suis : l'existence du pour-soi conditionne en effet son essence. Mais il faut consulter l'histoire de chacun pour s'en faire, à propos de chaque pour-soi singulier, une idée singulière. Nos projets particuliers touchant la réalisation dans le monde d'une fin particulière s'intègrent dans le projet global que nous sommes. Mais précisément parce que nous sommes tout entiers choix et acte, ces projets partiels ne sont pas déterminés par le projet global : ils doivent être eux-mêmes des choix et une certaine marge de contingence, d'imprévisibilité et d'absurde est laissée à chacun d'eux, encore que chaque projet, en tant qu'il se projette, étant spécification du projet global à l'occasion d'éléments particuliers de la situation, se comprend toujours par rapport à la totalité de mon être-dans-le-monde.

 

Par ces quelques observations, nous pensons avoir décrit la liberté du pour-soi dans son existence originelle. Mais on aura remarqué que cette liberté requiert un donné, non comme sa condition, mais à plus d'un titre : tout d'abord, la liberté ne se conçoit que comme néantisation d'un donné (§ 5) et, dans la mesure où elle est négation interne et conscience, elle participe (§ 6) à la nécessité qui prescrit à la conscience d'être conscience de quelque chose. En outre, la liberté est liberté de choisir, mais non la liberté de ne pas choisir. Ne pas choisir, en effet, c'est choisir de ne pas choisir. Il en résulte que le choix est fondement de l'être-choisi, mais non pas fondement du choisir. D'où l'absurdité (§ 7) de la liberté. Là encore, elle nous renvoie à un donné, qui n'est autre que la facticité même du pour-soi. Enfin, le projet global, bien qu'éclairant le monde en sa totalité, peut se spécifier à l'occasion de tel ou tel élément de la situation et, par conséquent, de la contingence du monde. Toutes ces remarques nous renvoient donc à un problème difficile : celui des rapports de la liberté à la facticité. Elles rejoignent d'ailleurs les objections concrètes qu'on ne manquera pas de nous faire : puis-je choisir d'être grand si je suis petit ? d'avoir deux bras si je suis manchot ? etc., qui portent justement sur les « limites » que ma situation de fait apporterait à mon libre choix de moi-même. Il convient donc d'examiner l'autre aspect de la liberté, son « revers » : sa relation avec la facticité.

II  LIBERTÉ ET FACTICITÉ : LA SITUATION

L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-syphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne paraît « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.

Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même – il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. Encore ne peut-il se manifester de l'une ou l'autre manière qu'à l'intérieur d'un complexe-ustensile déjà établi. Sans les pics et les piolets, les sentiers déjà tracés, la technique de l'ascension, le rocher ne serait ni facile ni malaisé à gravir ; la question ne se poserait pas, il ne soutiendrait aucun rapport d'aucune sorte avec la technique de l'alpinisme. Ainsi, bien que les choses brutes (ce que Heidegger appelle les « existants bruts ») puissent dès l'origine limiter notre liberté d'action, c'est notre liberté elle-même qui doit préalablement constituer le cadre, la technique et les fins par rapport auxquels elles se manifesteront comme des limites. Si le rocher, même, se révèle comme « trop difficile à gravir », et si nous devons renoncer à l'ascension, notons qu'il ne s'est révélé tel que pour avoir été originellement saisi comme « gravissable » ; c'est donc notre liberté qui constitue les limites qu'elle rencontrera par la suite. Certes, après ces remarques, il demeure un residuum innommable et impensable qui appartient à l'en-soi considéré et qui fait que, dans un monde éclairé par notre liberté, tel rocher sera plus propice à l'escalade et tel autre non. Mais loin que ce résidu soit originellement une limite de la liberté, c'est grâce à lui – c'est à-dire à l'en-soi brut, en tant que tel – qu'elle surgit comme liberté. Le sens commun conviendra avec nous, en effet, que l'être dit libre est celui qui peut réaliser ses projets. Mais pour que l'acte puisse comporter une réalisation, il convient que la simple projection d'une fin possible se distingue a priori de la réalisation de cette fin. S'il suffit de concevoir pour réaliser, me voilà plongé dans un monde semblable à celui du rêve, où le possible ne se distingue plus aucunement du réel. Je suis condamné dès lors à voir le monde se modifier au gré des changements de ma conscience, je ne puis pas pratiquer, par rapport à ma conception, la « mise entre parenthèses » et la suspension de jugement qui distingueront une simple fiction d'un choix réel. L'objet apparaissant dès qu'il est simplement conçu ne sera plus ni choisi ni seulement souhaité. La distinction entre le simple souhait, la représentation que je pourrais choisir et le choix étant abolie, la liberté disparaît avec elle. Nous sommes libres lorsque le terme ultime par quoi nous nous faisons annoncer ce que nous sommes est une fin, c'est-à-dire non pas un existant réel, comme celui qui, dans la supposition que nous avons faite, viendrait combler notre souhait, mais un objet qui n'existe pas encore. Mais dès lors cette fin ne saurait être transcendante que si elle est séparée de nous en même temps qu'accessible. Seul un ensemble d'existants réels peut nous séparer de cette fin – de même que cette fin ne peut être conçue que comme état à-venir des existants réels qui m'en séparent. Elle n'est autre que l'esquisse d'un ordre des existants, c'est-à-dire d'une série de dispositions à faire prendre aux existants sur le fondement de leurs relations actuelles. Par la négation-interne, en effet, le pour-soi éclaire les existants dans leurs rapports mutuels par la fin qu'il pose, et projette cette fin à partir des déterminations qu'il saisit en l'existant. Il n'y a pas de cercle, nous l'avons vu, car le surgissement du pour-soi se fait d'un seul coup. Mais, s'il en est ainsi, l'ordre même des existants est indispensable à la liberté elle-même. C'est par eux qu'elle est séparée et rejointe par rapport à la fin qu'elle poursuit et qui lui annonce ce qu'elle est. En sorte que les résistances que la liberté dévoile dans l'existant, loin d'être un danger pour la liberté, ne font que lui permettre de surgir comme liberté. Il ne peut y avoir de pour-soi libre que comme engagé dans un monde résistant. En dehors de cet engagement, les notions de liberté, de déterminisme, de nécessité perdent jusqu'à leur sens.

Il faut, en outre, préciser contre le sens commun que la formule « être libre » ne signifie pas « obtenir ce qu'on a voulu », mais « se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-même ». Autrement dit, le succès n'importe aucunement à la liberté. La discussion qui oppose le sens commun aux philosophes vient ici d'un malentendu : le concept empirique et populaire de « liberté » produit de circonstances historiques, politiques et morales équivaut à « faculté d'obtenir les fins choisies ». Le concept technique et philosophique de liberté, le seul que nous considérions ici, signifie seulement : autonomie du choix. Il faut cependant noter que le choix étant identique au faire suppose, pour se distinguer du rêve et du souhait, un commencement de réalisation. Ainsi ne dirons-nous pas qu'un captif est toujours libre de sortir de prison, ce qui serait absurde, ni non plus qu'il est toujours libre de souhaiter l'élargissement, ce qui serait une lapalissade sans portée, mais qu'il est toujours libre de chercher à s'évader (ou à se faire libérer) – c'est-à-dire que quelle que soit sa condition, il peut pro-jeter son évasion et s'apprendre à lui-même la valeur de son projet par un début d'action. Notre description de la liberté, ne distinguant pas entre le choisir et le faire, nous oblige à renoncer du coup à la distinction entre l'intention et l'acte. On ne saurait pas plus séparer l'intention de l'acte que la pensée du langage qui l'exprime et, comme il arrive que notre parole nous apprend notre pensée, ainsi nos actes nous apprennent nos intentions, c'est-à-dire nous permettent de les dégager, de les schématiser, et d'en faire des objets au lieu de nous borner à les vivre, c'est-à-dire à en prendre une conscience non-thétique. Cette distinction essentielle entre la liberté du choix et la liberté d'obtenir a certainement été vue par Descartes, après le stoïcisme. Elle met un terme à toutes les discussions sur « vouloir » et « pouvoir » qui opposent aujourd'hui encore les partisans et les adversaires de la liberté.

Il n'en est pas moins vrai que la liberté rencontre ou semble rencontrer des limites, du fait du donné qu'elle dépasse ou néantit. Montrer que le coefficient d'adversité de la chose et son caractère d'obstacle (joint à son caractère d'ustensile) est indispensable à l'existence d'une liberté, c'est se servir d'un argument à double tranchant car s'il permet d'établir que la liberté n'est pas dirimée par le donné, il indique d'autre part quelque chose comme un conditionnement ontologique de la liberté. Ne serait-on pas fondé à dire, comme certains philosophes contemporains : sans obstacle, pas de liberté ? Et comme nous ne pouvons admettre que la liberté se crée à elle-même son obstacle – ce qui est absurde pour quiconque a compris ce qu'est une spontanéité –, il semble y avoir ici comme une préséance ontologique de l'en-soi sur le pour-soi. Il faut donc considérer les remarques antérieures comme de simples tentatives pour déblayer le terrain, et reprendre du début la question de la facticité.

Nous avons établi que le pour-soi était libre. Mais cela ne signifie pas qu'il soit son propre fondement. Si être libre signifiait être son propre fondement, il faudrait que la liberté décidât de l'existence de son être. Et cette nécessité peut s'entendre de deux façons. D'abord, il faudrait que la liberté décidât de son être-libre, c'est-à-dire non seulement qu'elle fût choix d'une fin, mais qu'elle fût choix d'elle-même comme liberté. Cela supposerait donc que la possibilité d'être libre et la possibilité de n'être pas libre existent également avant le libre choix de l'une d'elles, c'est-à-dire avant le libre choix de la liberté. Mais comme il faudrait alors une liberté préalable qui choisisse d'être libre, c'est-à-dire, au fond, qui choisisse d'être ce qu'elle est déjà, nous serions renvoyés à l'infini, car elle aurait besoin d'une autre liberté antérieure pour la choisir et ainsi de suite. En fait, nous sommes une liberté qui choisit mais nous ne choisissons pas d'être libres : nous sommes condamnés à la liberté, comme nous l'avons dit plus haut, jetés dans la liberté ou, comme dit Heidegger, « délaissés ». Et, comme on le voit, ce délaissement n'a d'autre origine que l'existence même de la liberté. Si donc l'on définit la liberté comme l'échappement au donné, au fait, il y a un fait de l'échappement au fait. C'est la facticité de la liberté.

Mais le fait que la liberté n'est pas son fondement peut être encore entendu d'une autre façon, qui amènera à des conclusions identiques. Si, en effet, la liberté décidait de l'existence de son être, il ne faudrait pas seulement que l'être comme non-libre soit possible, il faudrait encore que soit possible mon inexistence absolue. En d'autres termes, nous avons vu que dans le projet initial de la liberté la fin se retournait sur les motifs pour les constituer ; mais si la liberté doit être son propre fondement, la fin doit, en outre, se retourner sur l'existence elle-même pour la faire surgir. On voit ce qui en résulterait : le pour-soi se tirerait lui-même du néant pour atteindre la fin qu'il se propose. Cette existence légitimée par sa fin serait existence de droit, non de fait. Et il est vrai que, parmi les mille manières qu'a le pour-soi d'essayer de s'arracher à sa contingence originelle, il en est une qui consiste à tenter de se faire reconnaître par autrui comme existence de droit. Nous ne tenons à nos droits individuels que dans le cadre d'un vaste projet qui tendrait à nous conférer l'existence à partir de la fonction que nous remplissons. C'est la raison pour laquelle l'homme tente si souvent de s'identifier à sa fonction et cherche à ne voir en lui-même que « le président de la Cour d'appel », « le trésorier-payeur général », etc. Chacune de ces fonctions a son existence justifiée par sa fin, en effet. Etre identifié à l'une d'elles c'est prendre sa propre existence comme sauvée de la contingence. Mais ces efforts pour échapper à la contingence originelle ne font que mieux établir l'existence de celle-ci. La liberté ne saurait décider de son existence par la fin qu'elle pose. Sans doute, elle n'existe que par le choix qu'elle fait d'une fin, mais elle n'est pas maîtresse du fait qu'il y a une liberté qui se fait annoncer ce qu'elle est par sa fin. Une liberté qui se produirait elle-même à l'existence perdrait son sens même de liberté. En effet, la liberté n'est pas un simple pouvoir indéterminé. Si elle était telle, elle serait néant ou en-soi ; et c'est par une synthèse aberrante de l'en-soi et du néant qu'on a pu la concevoir comme un pouvoir nu et préexistant à ses choix. Elle se détermine par son surgissement même en un « faire ». Mais, nous l'avons vu, faire suppose la néantisation d'un donné. On fait quelque chose de quelque chose. Ainsi la liberté est manque d'être par rapport à un être donné et non pas surgissement d'un être plein. Et si elle est ce trou d'être, ce néant d'être que nous venons de dire, elle suppose tout l'être pour surgir au cœur de l'être comme un trou. Elle ne saurait donc se déterminer à l'existence à partir du néant, car toute production à partir du néant ne saurait être que de l'être-en-soi. Nous avons d'ailleurs prouvé dans la première partie de cet ouvrage que le néant ne pouvait apparaître nulle part si ce n'est au cœur de l'être. Nous rejoignons ici les exigences du sens commun : empiriquement, nous ne pouvons être libres que par rapport à un état de choses et malgré cet état de choses. On dira que je suis libre par rapport à cet état de choses lorsqu'il ne me contraint pas. Ainsi, la conception empirique et pratique de la liberté est toute négative, elle part de la considération d'une situation et constate que cette situation me laisse libre de poursuivre telle ou telle fin. Or pourrait dire, même, que cette situation conditionne ma liberté en ce sens qu'elle est là pour ne pas me contraindre. Otez la défense de circuler dans les rues après le couvre-feu – et que pourra bien signifier pour moi la liberté (qui m'est conférée, par exemple, par un sauf-conduit) de me promener la nuit ?

Ainsi la liberté est un moindre être qui suppose l'être, pour s'y soustraire. Elle n'est libre ni de ne pas exister, ni de ne pas être libre. Nous allons saisir aussitôt la liaison de ces deux structures ; en effet, comme la liberté est échappement à l'être, elle ne saurait se produire à côté de l'être, comme latéralement et dans un projet de survol : on ne s'échappe pas d'une geôle où l'on n'était pas enfermé. Une projection de soi en marge de l'être ne pourrait aucunement se constituer comme néantisation de cet être. La liberté est échappement à un engagement dans l'être, elle est néantisation d'un être qu'elle est. Cela ne signifie pas que la réalité-humaine existe d'abord pour être libre ensuite. Ensuite et d'abord sont des termes créés par la liberté elle-même. Simplement le surgissement de la liberté se fait par la double néantisation de l'être qu'elle est et de l'être au milieu duquel elle est. Naturellement, elle n'est pas cet être au sens d'être-en-soi. Mais elle fait qu'il y a cet être qui est sien derrière elle, en l'éclairant dans ses insuffisances à la lumière de la fin qu'elle choisit : elle a à être derrière elle cet être qu'elle n'a pas choisi et, précisément dans la mesure où elle se retourne sur lui pour l'éclairer, elle fait que cet être qui est sien apparaisse en rapport avec le plenum de l'être, c'est-à-dire existe au milieu du monde. Nous disions que la liberté n'est pas libre de ne pas être libre et qu'elle n'est pas libre de ne pas exister. C'est qu'en effet le fait de ne pas pouvoir ne pas être libre est la facticité de la liberté, et le fait de ne pas pouvoir ne pas exister est sa contingence. Contingence et facticité ne font qu'un : il y a un être que la liberté a à être sous forme du n'être-pas (c'est-à-dire de la néantisation). Exister comme le fait de la liberté ou avoir à être un être au milieu du monde, c'est une seule et même chose et cela signifie que la liberté est originellement rapport au donné.

Mais quel est ce rapport au donné ? Et faut-il entendre par là que le donné (l'en-soi) conditionne la liberté ? Regardons-y mieux : le donné n'est ni cause de la liberté (puisqu'il ne peut produire que du donné), ni raison (puisque toute « raison » vient au monde par la liberté). Il n'est pas non plus condition nécessaire de la liberté, puisque nous sommes sur le terrain de la pure contingence. Il n'est pas non plus une matière indispensable sur quoi la liberté doive s'exercer, car ce serait supposer que la liberté existe comme une forme aristotélicienne ou comme un pneuma stoïcien, toute faite, et qu'elle cherche une matière à ouvrer. Il n'entre en rien dans la constitution de la liberté puisque celle-ci s'intériorise comme négation interne du donné. Simplement, il est la pure contingence que la liberté s'exerce à nier en se faisant choix, il est la plénitude d'être que la liberté colore d'insuffisance et de négatité en l'éclairant à la lumière d'une fin qui n'existe pas, il est la liberté même en tant qu'elle existe – et que, quoi qu'elle fasse, elle ne peut échapper à son existence. Le lecteur a compris que ce donné n'est autre chose que l'en-soi néantisé par le pour-soi qui a à l'être, que le corps comme point de vue sur le monde, que le passé comme essence que le pour-soi était : trois désignations pour une même réalité. Par son recul néantisant, la liberté fait qu'un système de relations s'établisse, du point de vue de la fin, entre « les » en-soi, c'est-à-dire entre le plenum d'être qui se révèle alors comme monde et l'être qu'elle a à être au milieu de ce plenum et qui se révèle comme un être, comme un ceci qu'elle a à être. Ainsi, par sa projection même vers une fin, la liberté constitue comme être au milieu du monde un datum particulier qu'elle a à être. Elle ne le choisit pas, car ce serait choisir sa propre existence, mais par le choix qu'elle fait de sa fin, elle fait qu'il se révèle de telle ou telle façon, sous telle ou telle lumière, en liaison avec la découverte du monde lui-même. Ainsi, la contingence même de la liberté et le monde qui environne cette contingence de sa propre contingence ne lui apparaîtront qu'à la lumière de la fin qu'elle a choisie, c'est-à-dire non pas comme existants bruts, mais dans l'unité d'éclairage d'une même néantisation. Et la liberté ne saurait jamais ressaisir cet ensemble comme pur datum, car il faudrait que ce fût en dehors de tout choix et, donc, qu'elle cesse d'être liberté. Nous appellerons situation la contingence de la liberté dans le plenum d'être du monde en tant que ce datum, qui n'est là que pour ne pas contraindre la liberté, ne se révèle à cette liberté que comme déjà éclairé par la fin qu'elle choisit. Ainsi le datum n'apparaît jamais comme existant brut et en-soi au pour-soi ; il se découvre toujours comme motif puisqu'il ne se révèle qu'à la lueur d'une fin qui l'éclaire. Situation et motivation ne font qu'un. Le pour-soi se découvre comme engagé dans l'être, investi par l'être, menacé par l'être ; il découvre l'état de choses qui l'entoure comme motif pour une réaction de défense ou d'attaque. Mais il ne peut faire cette découverte que parce qu'il pose librement la fin par rapport à laquelle l'état de choses est menaçant ou favorable. Ces remarques doivent nous apprendre que la situation, produit commun de la contingence de l'en-soi et de la liberté, est un phénomène ambigu dans lequel il est impossible au pour-soi de discerner l'apport de la liberté et de l'existant brut. De même, en effet, que la liberté est échappement à une contingence qu'elle a à être pour lui échapper, de même la situation est libre coordination et libre qualification d'un donné brut qui ne se laisse pas qualifier n'importe comment. Me voilà au pied de ce rocher qui m'apparaît comme « non escaladable ». Cela signifie que le rocher m'apparaît à la lumière d'une escalade projetée – projet secondaire qui trouve son sens à partir d'un projet initial qui est mon être-dans-le-monde. Ainsi, le rocher se découpe sur fond de monde par l'effet du choix initial de ma liberté. Mais, d'autre part, ce dont ma liberté ne peut décider, c'est si le rocher « à escalader » se prêtera ou non à l'escalade. Cela fait partie de l'être brut du rocher. Toutefois le rocher ne peut manifester sa résistance à l'escalade que s'il est intégré par la liberté dans une « situation » dont le thème général est l'escalade. Pour le simple promeneur qui passe sur la route et dont le libre projet est pure ordination esthétique du paysage, le rocher ne se découvre ni comme escaladable, ni comme non-escaladable : il se manifeste seulement comme beau ou laid. Ainsi est-il impossible de déterminer en chaque cas particulier ce qui revient à la liberté et ce qui revient à l'être brut du pour-soi. Le donné en soi comme résistance ou comme aide ne se révèle qu'à la lumière de la liberté pro-jetante. Mais la liberté pro-jetante organise un éclairage tel que l'en-soi s'y découvre comme il est, c'est-à-dire résistant ou propice, étant bien entendu que la résistance du donné n'est pas directement recevable comme qualité en-soi du donné mais seulement comme indication, à travers un libre éclairage et une libre réfraction, d'un quid insaisissable. C'est donc seulement dans et par le libre surgissement d'une liberté que le monde développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la fin projetée irréalisable. L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté. Mieux encore : il est impossible de décréter a priori ce qui revient à l'existant brut et à la liberté dans le caractère d'obstacle de tel existant particulier. Ce qui est obstacle pour moi, en effet, ne le sera pas pour un autre. Il n'y a pas d'obstacle absolu, mais l'obstacle révèle son coefficient d'adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises ; il le révèle aussi en fonction de la valeur de la fin posée par la liberté. Ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte que coûte, parvenir au haut de la montagne ; il me découragera, au contraire, si j'ai librement fixé des limites à mon désir de faire l'ascension projetée. Ainsi le monde, par des coefficients d'adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je m'assigne ; en sorte que je ne puis jamais savoir s'il me donne un renseignement sur moi ou sur lui. En outre, le coefficient d'adversité du donné n'est jamais simple rapport à ma liberté comme pur jaillissement néantisant : il est rapport éclairé par la liberté entre le datum qu'est le rocher et le datum que ma liberté a à être, c'est-à-dire entre le contingent qu'elle n'est pas et sa pure facticité. A désir égal d'escalade, le rocher sera aisé à gravir pour tel ascensionniste athlétique, difficile pour tel autre, novice, mal entraîné et au corps malingre. Mais le corps ne se révèle à son tour comme bien ou mal entraîné que par rapport à un choix libre. C'est parce que je suis là et que j'ai fait de moi ce que je suis que le rocher développe par rapport à mon corps un coefficient d'adversité. Pour l'avocat demeuré à la ville et qui plaide, le corps dissimulé sous sa robe d'avocat, le rocher n'est ni difficile ni aisé à gravir : il est fondu dans la totalité « monde » sans en émerger aucunement. Et, en un sens, c'est moi qui choisis mon corps comme malingre, en l'affrontant aux difficultés que je fais naître (alpinisme, cyclisme, sport). Si je n'ai pas choisi de faire du sport, si je demeure dans les villes et si je m'occupe exclusivement de négoce ou de travaux intellectuels, mon corps ne sera aucunement qualifié de ce point de vue. Ainsi commençons-nous à entrevoir le paradoxe de la liberté : il n'y a de liberté qu'en situation et il n'y a de situation que par la liberté. La réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu'elle n'a pas créés ; mais ces résistances et ces obstacles n'ont de sens que dans et par le libre choix que la réalité-humaine est. Mais pour mieux saisir le sens de ces remarques et pour en tirer le profit qu'elles comportent, il convient à présent d'analyser à leur lumière quelques exemples précis. Ce que nous avons appelé facticité de la liberté, c'est le donné qu'elle a à être et qu'elle éclaire de son projet. Ce donné se manifeste de plusieurs manières, encore que dans l'unité absolue d'un même éclairement. C'est ma place, mon corps, mon passé, ma position en tant qu'elle est déjà déterminée par les indications des autres, enfin ma relation fondamentale à autrui. Nous allons examiner successivement et sur des exemples précis ces différentes structures de la situation. Mais il ne faudra jamais perdre de vue qu'aucune d'elles n'est donnée seule et que, lorsqu'on en considère une isolément, on se borne à la faire paraître sur le fond synthétique des autres.

 

A) Ma place.

 

Elle se définit par l'ordre spatial et la nature singulière des ceci qui se révèlent à moi sur fond de monde. C'est naturellement le lieu que « j'habite » (mon « pays » avec son sol, son climat, ses richesses, sa configuration hydrographique et orographique), mais c'est aussi, plus simplement, la disposition et l'ordre des objets qui présentement m'apparaissent (une table, de l'autre côté de la table une fenêtre, la rue et la mer), et qui m'indiquent comme la raison même de leur ordre. Il ne se peut pas que je n'aie pas une place, sinon je serais, par rapport au monde, en état de survol, et le monde ne se manifesterait plus d'aucune façon, nous l'avons vu antérieurement. Par ailleurs, bien que cette place actuelle puisse m'avoir été assignée par ma liberté (j'y suis « venu »), je n'ai pu l'occuper qu'en fonction de celle que j'occupais antérieurement et en suivant des chemins tracés par les objets eux-mêmes. Et cette place antérieure me renvoie à une autre, celle-ci à une autre, ainsi de suite jusqu'à la contingence pure de ma place, c'est-à-dire jusqu'à celle de mes places qui ne renvoie plus à rien de moi : la place que m'assigne la naissance. Il ne servirait à rien, en effet, d'expliquer cette dernière place par celle qu'occupait ma mère lorsqu'elle m'a mis au monde : la chaîne est rompue, les places librement choisies par mes parents ne sauraient aucunement valoir comme explication de mes places ; et si l'on considère l'une d'entre elles dans sa liaison avec ma place originelle – comme lorsqu'on dit par exemple : je suis né à Bordeaux, parce que mon père y fut nommé fonctionnaire – je suis né à Tours parce que mes grands-parents y avaient des propriétés et ma mère se réfugia près d'eux, lorsque, pendant sa grossesse, on lui apprit la mort de mon père –, c'est pour mieux faire ressortir combien pour moi la naissance et la place qu'elle m'assigne sont choses contingentes. Ainsi naître c'est, entre autres caractéristiques, prendre sa place ou plutôt, d'après ce que nous venons de dire, la recevoir. Et comme cette place originelle sera celle à partir de laquelle j'occuperai de nouvelles places selon des règles déterminées, il semble qu'il y ait là une forte restriction de ma liberté. La question s'embrouille, d'ailleurs, dès qu'on y réfléchit : les partisans du libre arbitre montrent, en effet, qu'à partir de toute place présentement occupée, une infinité d'autres places s'offrent à mon choix ; les adversaires de la liberté insistent sur le fait qu'une infinité de places me sont refusées de ce fait et qu'en outre les objets tournent vers moi une face que je n'ai pas choisie et qui est exclusive de toutes les autres ; ils ajoutent que ma place est trop profondément liée aux autres conditions de mon existence (régime alimentaire, climat, etc.) pour ne pas contribuer à me faire. Entre partisans et adversaires de la liberté, la décision semble impossible. C'est que le débat n'a pas été porté sur son véritable terrain.

En fait, si nous voulons poser la question comme il faut, il convient de partir de cette antinomie : la réalité-humaine reçoit originellement sa place au milieu des choses – la réalité-humaine est ce par quoi quelque chose comme une place vient aux choses. Sans réalité-humaine, il n'y aurait ni espace ni place – et pourtant cette réalité-humaine par qui l'emplacement vient aux choses vient recevoir sa place parmi les choses, sans en être aucunement maîtresse. A vrai dire, il n'y a pas là de mystère : mais la description doit partir de l'antinomie, c'est elle qui nous livrera l'exact rapport de liberté et de facticité.

L'espace géométrique, c'est-à-dire la pure réciprocité des relations spatiales, est un pur néant, nous l'avons vu. Le seul emplacement concret qui puisse se découvrir à moi, c'est l'étendue absolue, c'est-à-dire, justement, celle qui est définie par ma place considérée comme centre et pour laquelle les distances se comptent absolument de l'objet à moi, sans réciprocité. Et la seule étendue absolue est celle qui se déplie à partir d'un lieu que je suis absolument. Aucun autre point ne pourrait être choisi comme centre absolu de référence, à moins d'être entraîné aussitôt dans la relativité universelle. S'il y a une étendue, dans les limites de laquelle je me saisirai comme libre ou comme non-libre, qui se présentera à moi comme auxiliaire ou comme adverse (séparatrice), ce ne peut être que parce qu'avant tout j'existe ma place, sans choix, sans nécessité non plus, comme le pur fait absolu de mon être-là. Je suis là : non pas ici mais là. Voilà le fait absolu et incompréhensible qui est à l'origine de l'étendue et, par suite, de mes rapports originels avec les choses (avec celles-ci, plutôt qu'avec celles-là). Fait de pure contingence – fait absurde.

Seulement, d'autre part, cette place que je suis est un rapport. Relation univoque, sans doute, mais relation tout de même. Si je me borne à exister ma place, je ne puis être en même temps ailleurs pour établir ce rapport fondamental, je ne puis même avoir une compréhension obscure de l'objet par rapport auquel se définit ma place. Je ne puis qu'exister les déterminations intérieures que les objets insaisissables et impensables qui m'entourent sans que je le sache peuvent provoquer en moi. Du même coup, la réalité même de l'étendue absolue disparaît et je suis délivré de tout ce qui ressemble à une place. Par ailleurs, ni libre ni non-libre : pur existant, sans contrainte, sans aucun moyen non plus de nier la contrainte. Pour que quelque chose comme une étendue définie originellement comme ma place vienne au monde et du même coup me définisse rigoureusement, il ne faut pas seulement que j'existe ma place, c'est-à-dire que j'aie à être là : il faut aussi que je puisse n'y pas être tout à fait pour pouvoir être là-bas, auprès de l'objet que je situe à dix mètres de moi, et à partir duquel je me fais annoncer ma place. Le rapport univoque qui définit ma place s'énonce en effet comme rapport entre quelque chose que je suis et quelque chose que je ne suis pas. Ce rapport pour se révéler doit être établi. Il suppose donc que je sois à même de faire les opérations suivantes : 1o échapper à ce que je suis et le néantiser de telle sorte que, tout en étant cependant existé, ce que je suis puisse pourtant se révéler comme terme d'un rapport. Ce rapport est donné immédiatement, en effet, non dans la simple contemplation des objets (on pourrait nous objecter, si nous tentions de dériver l'espace de la contemplation pure, que les objets sont donnés avec des dimensions absolues, non avec des distances absolues), mais dans notre action immédiate (« il vient sur nous », « évitons-le », « je lui cours après », etc.), et il implique comme tel une compréhension de ce que je suis comme être-là. Mais en même temps, il faut bien définir ce que je suis à partir de l'être-là d'autres ceci. Je suis, comme être-là, celui sur qui on vient en courant, celui qui a encore une heure à monter avant d'être à la cime de la montagne, etc. Quand donc je regarde la cime du mont, par exemple, il s'agit d'un échappement à moi accompagné d'un reflux que j'opère à partir du sommet de la montagne vers mon être-là pour me situer. Ainsi dois-je être ce « que j'ai à être » par le fait même d'y échapper. Pour que je me définisse par ma place, il convient d'abord que je m'échappe à moi-même, pour aller poser les coordonnées à partir desquelles je me définirai plus étroitement comme centre du monde. Il convient de noter que mon être-là ne peut aucunement déterminer le dépassement qui va fixer et situer les choses, puisqu'il est pur donné, incapable de projeter et que, d'ailleurs, pour se définir étroitement comme tel ou tel être-là, il faut déjà que le dépassement suivi du reflux l'ait déterminé. 2o échapper par négation interne aux ceci-au-milieu-du-monde que je ne suis pas et par quoi je me fais annoncer ce que je suis. Les découvrir et y échapper, c'est l'effet, nous l'avons vu, d'une seule et même négation. Là encore la négation interne est première et spontanée par rapport au « datum » comme dé-couvert. On ne saurait admettre qu'il provoque notre appréhension ; mais au contraire pour qu'il y ait un ceci qui annonce ses distances à l'être-là que je suis, il faut justement que je m'en échappe par pure négation. Néantisation, négation interne, retour déterminant sur l'être-là que je suis, ces trois opérations n'en font qu'une. Elles sont seulement des moments d'une transcendance originelle qui s'élance vers une fin, en me néantisant, pour me faire annoncer par le futur ce que je suis. Ainsi c'est ma liberté qui vient me conférer ma place et la définir comme telle en me situant ; je ne puis être rigoureusement limité à cet être-là que je suis, que parce que ma structure ontologique est de n'être pas ce que je suis et d'être ce que je ne suis pas.

Par ailleurs, cette détermination de l'emplacement, qui suppose toute la transcendance, ne saurait avoir lieu que par rapport à une fin. C'est à la lumière de la fin que ma place prend sa signification. Car je ne saurais jamais être simplement là. Mais précisément ma place est saisie comme un exil ou au contraire comme ce lieu naturel, rassurant et favori, que Mauriac, par comparaison avec la place à laquelle le taureau blessé revient toujours dans l'arène, appelait querencia : c'est par rapport à ce que je projette de faire – par rapport avec le monde en totalité et, donc, avec tout mon être-dans-le-monde, que ma place m'apparaît comme un auxiliaire ou un empêchement. Etre en place c'est être d'abord loin de... ou près de... – c'est-à-dire que la place est pourvue d'un sens par rapport à un certain être non encore existant que l'on veut atteindre. C'est l'accessibilité ou l'inaccessibilité de cette fin qui définit la place. C'est donc à la lumière du non-être et du futur que ma position peut être actuellement comprise : être-là c'est n'avoir qu'un pas à faire pour atteindre la théière, pouvoir tremper la plume dans l'encre en étendant le bras, devoir tourner le dos à la fenêtre si je veux lire sans me fatiguer les yeux, devoir enfourcher ma bicyclette et supporter pendant deux heures les fatigues d'un après-midi torride, si je veux voir mon ami Pierre, prendre le train et passer une nuit blanche, si je veux voir Anny. Etre-là, pour un colonial, c'est être à vingt jours de la France – mieux encore : s'il est fonctionnaire et qu'il attend son voyage payé, c'est être à six mois et sept jours de Bordeaux ou d'Etaples. Etre-là, pour un soldat, c'est être à cent dix, à cent vingt jours de la classe ; le futur – un futur pro-jeté – intervient partout : c'est ma vie future à Bordeaux, à Etaples, la libération future du soldat, le mot futur que je tracerai avec une plume humectée d'encre, c'est tout cela qui me signifie ma place et qui me la fait exister dans l'énervement ou l'impatience ou la nostalgie. Au contraire, si je fuis un groupe d'hommes ou l'opinion publique, ma place est définie par le temps qu'il faudrait à ces gens pour me découvrir au fond du village où je gîte, pour parvenir à ce village, etc. En ce cas, cet isolement est ce qui m'annonce ma place comme favorable. Etre en place, ici, c'est être à l'abri.

Ce choix de ma fin se glisse jusque dans les rapports purement spatiaux (haut et bas, droite et gauche, etc.), pour lui donner une signification existentielle. La montagne est « écrasante », si je demeure à ses pieds ; au contraire, si je suis à son sommet, elle est reprise par le projet même de mon orgueil et symbolise la supériorité que je m'attribue sur les autres hommes. La place des fleuves, la distance à la mer, etc., entrent en jeu et sont pourvues de signification symbolique : constituée à la lumière de ma fin, ma place me rappelle symboliquement cette fin dans tous ses détails comme dans ses liaisons d'ensemble. Nous y reviendrons lorsque nous voudrons mieux définir l'objet et les méthodes de la psychanalyse existentielle. Le rapport brut de distance aux objets ne peut jamais se laisser saisir en dehors des significations et des symboles qui sont notre manière même de le constituer. D'autant que ce rapport brut n'a lui-même de sens que par rapport au choix des techniques qui permettent de mesurer les distances et de les parcourir. Telle ville sise à vingt kilomètres de mon village et reliée à lui par un tramway est beaucoup plus proche de moi qu'un sommet pierreux situé à quatre kilomètres, mais à deux mille huit cents mètres d'altitude. Heidegger a montré comment les préoccupations quotidiennes assignent des places aux ustensiles qui n'ont rien de commun avec la pure distance géométrique : mes lunettes, dit-il, une fois sur mon nez, sont beaucoup plus loin de moi que l'objet que je vois à travers elles.

Ainsi faut-il dire que la facticité de ma place ne m'est révélée que dans et par le libre choix que je fais de ma fin. La liberté est indispensable à la découverte de ma facticité. Je l'apprends, cette facticité, de tous les points du futur que je pro-jette ; c'est à partir de ce futur choisi qu'elle m'apparaît avec ses caractères d'impuissance, de contingence, de faiblesse, d'absurdité. C'est par rapport à mon rêve de voir New York, qu'il est absurde et douloureux que je vive à Mont-de-Marsan. Mais réciproquement, la facticité est la seule réalité que la liberté peut découvrir, la seule qu'elle puisse néantiser par la position d'une fin, la seule à partir de laquelle cela ait un sens de poser une fin. Car si la fin peut éclairer la situation, c'est qu'elle est constituée comme modification projetée de cette situation. La place apparaît à partir des changements que je projette. Mais changer implique justement quelque chose à changer qui est justement ma place. Ainsi, la liberté est l'appréhension de ma facticité. Il serait absolument vain de chercher à définir ou à décrire le « quid » de cette facticité « avant » que la liberté se retourne sur elle pour la saisir comme une déficience déterminée. Ma place, avant que la liberté ait circonscrit mon emplacement comme un manque d'une certaine espèce, « n'est », à proprement parler, rien du tout, puisque l'étendue même – à partir de laquelle se comprend toute place – n'existe pas. D'autre part, la question elle-même est inintelligible, car elle comporte un « avant » qui n'a pas de sens : c'est la liberté même, en effet, qui se temporalise suivant les directions de l'avant et de l'après. Il n'en demeure pas moins que ce « quid » brut et impensable est ce sans quoi la liberté ne saurait être liberté. Il est la facticité même de ma liberté.

C'est seulement dans l'acte par lequel la liberté a découvert la facticité et l'a appréhendée comme place, que cette place ainsi définie se manifeste comme entrave à mes désirs, obstacle, etc. Comment serait-il possible autrement qu'elle fût un obstacle ? Obstacle à quoi ? contrainte à quoi faire ? On prête ce mot à un émigrant qui allait quitter la France pour l'Argentine, après l'échec de son parti politique : comme on lui faisait observer que l'Argentine était « bien loin » : « Loin de quoi ? » demanda-t-il. Et il est bien certain que si l'Argentine apparaît « loin » à ceux qui demeurent en France, c'est par rapport à un projet national implicite qui valorise leur place de Français. Pour le révolutionnaire internationaliste, l'Argentine est un centre du monde, comme n'importe quel autre pays. Mais si, précisément, nous avons d'abord constitué la terre française, par un projet premier, comme notre place absolue – et si quelque catastrophe nous contraint de nous exiler –, c'est par rapport à ce projet initial que l'Argentine apparaîtra comme « bien loin », comme « terre d'exil » ; c'est par rapport à lui que nous nous sentirons expatriés. Ainsi la liberté crée elle-même les obstacles dont nous souffrons. C'est elle-même qui, en posant sa fin – et en la choisissant comme inaccessible ou difficilement accessible –, fait apparaître notre emplacement comme résistance insurmontable ou difficilement surmontable à nos projets. C'est elle encore qui, en établissant les liaisons spatiales entre les objets, comme premier type de rapport d'ustensilité, en décidant des techniques qui permettent de mesurer et de franchir les distances, constitue sa propre restriction. Mais, précisément, il ne saurait y avoir de liberté que restreinte, puisque la liberté est choix. Tout choix, nous le verrons, suppose élimination et sélection ; tout choix est choix de la finitude. Ainsi la liberté ne saurait-elle être vraiment libre qu'en constituant la facticité comme sa propre restriction. Il ne servirait donc à rien de dire que je ne suis pas libre d'aller à New York, du fait que je suis un petit fonctionnaire de Mont-de-Marsan. C'est, au contraire, par rapport à mon projet d'aller à New York que je vais me situer à Mont-de-Marsan. Mon emplacement dans le monde, le rapport de Mont-de-Marsan à New York et à la Chine seraient tout autres si, par exemple, mon projet était de devenir un cultivateur enrichi de Mont-de-Marsan. Dans le premier cas, Mont-de-Marsan paraît sur fond de monde en liaison organisée avec New York, Melbourne et Shanghaï ; dans le second, il émerge sur fond de monde indifférencié. Quant à l'importance réelle de mon projet d'aller à New York, moi seul en décide : ce peut être tout juste une manière de me choisir comme mécontent de Mont-de-Marsan ; et, en ce cas, tout est centré sur Mont-de-Marsan, simplement j'éprouve le besoin de néantiser perpétuellement ma place, de vivre en recul perpétuel par rapport à la cité que j'habite – ce peut être aussi un projet où je m'engage tout entier. Dans le premier cas, je saisirai ma place comme obstacle insurmontable et j'aurai simplement usé d'un biais pour la définir indirectement dans le monde ; dans le second cas, au contraire, les obstacles n'existeront plus, elle ne sera pas un point d'attache, mais un point de départ : car pour aller à New York, il faut bien un point de départ, quel qu'il soit. Ainsi me saisirai-je, à quelque moment que ce soit, comme engagé dans le monde, à ma place contingente. Mais c'est précisément cet engagement qui donne son sens à ma place contingente et qui est ma liberté. Certes, en naissant, je prends place, mais je suis responsable de la place que je prends. On voit plus clairement ici le lien inextricable de liberté et de facticité dans la situation, puisque sans la facticité la liberté n'existerait pas – comme pouvoir de néantisation et de choix – et que, sans la liberté, la facticité ne serait pas découverte et n'aurait même aucun sens.

 

B) Mon passé.

 

Nous avons un passé. Sans doute avons-nous pu établir que ce passé ne déterminait pas nos actes comme le phénomène antérieur détermine le phénomène conséquent, sans doute avons-nous montré que le passé était sans force pour constituer le présent et préesquisser l'avenir. Il n'en demeure pas moins que la liberté qui s'échappe vers le futur ne saurait se donner de passé au gré de ses caprices ni, à plus forte raison, se produire elle-même sans passé. Elle a à être son propre passé et ce passé est irrémédiable ; il semble même, au premier abord, qu'elle ne puisse en aucune façon le modifier : le passé est ce qui est hors d'atteinte et qui nous hante à distance, sans que nous puissions même nous retourner en face pour le considérer. S'il ne détermine pas nos actions, au moins est-il tel que nous ne pouvons prendre de décision nouvelle sinon à partir de lui. Si j'ai préparé l'Ecole navale et si je suis devenu officier de marine, à quelque moment que je me reprenne et que je me considère, je suis engagé ; à l'instant même où je me saisis, je suis de quart sur le pont du bateau que je commande en second. Je puis bien subitement m'insurger contre ce fait, donner ma démission, décider mon suicide : ces mesures extrêmes sont prises à l'occasion du passé qui est le mien ; si elles visent à le détruire, c'est qu'il existe, et mes décisions les plus radicales ne peuvent qu'aller jusqu'à prendre position négative vis-à-vis de mon passé. Mais c'est, au fond, reconnaître son importance immense de plate-forme et de point de vue ; toute action destinée à m'arracher à mon passé doit d'abord être conçue à partir de ce passé-là, c'est-à-dire doit avant tout reconnaître qu'elle naît à partir de ce passé singulier qu'elle veut détruire ; nos actes, dit le proverbe, nous suivent. Le passé est présent et se fond insensiblement dans le présent : c'est le costume que j'ai choisi il y a six mois, la maison que j'ai fait bâtir, le livre que j'ai entrepris l'hiver dernier, ma femme, les promesses que je lui ai faites, mes enfants ; tout ce que je suis, j'ai à l'être sur le mode de l'avoir-été. Ainsi l'importance du passé ne saurait être exagérée, puisque pour moi « Wesen ist was gewesen ist », être c'est avoir été. Mais nous retrouvons ici le paradoxe précédemment indiqué : je ne saurais me concevoir sans passé ; mieux, je ne saurais plus rien penser sur moi, puisque je pense sur ce que je suis et que je suis au passé ; mais d'autre part je suis l'être par qui le passé vient à soi-même et au monde.

Examinons de plus près ce paradoxe : la liberté étant choix est changement. Elle se définit par la fin qu'elle pro-jette, c'est-à-dire par le futur qu'elle a à être. Mais, précisément parce que le futur est l'état-qui-n'est-pas-encore de ce qui est, il ne peut se concevoir que dans une étroite liaison à ce qui est. Et ce ne saurait être ce qui est qui éclaire ce qui n'est pas encore : car ce qui est est manque et, par suite, ne peut être connu comme tel qu'à partir de ce dont il manque. C'est la fin qui éclaire ce qui est. Mais pour aller chercher la fin à-venir pour se faire annoncer par elle ce qu'est ce qui est, il faut être déjà au delà de ce qui est, dans un recul néantisant, qui le fait clairement paraître, à l'état de système isolé. Ce qui est ne prend donc son sens que lorsqu'il est dépassé vers l'avenir. Ce qui est est donc le passé. On voit comme, à la fois, le passé est indispensable au choix de l'avenir, à titre de « ce qui doit être changé », comme, par suite, aucun dépassement libre ne saurait se faire sinon à partir d'un passé – et comme, d'autre part, cette nature même de passé vient au passé du choix originel d'un futur. En particulier le caractère irrémédiable vient au passé de mon choix même du futur : si le passé est ce à partir de quoi je conçois et projette un état de choses nouveau dans le futur, il est lui-même ce qui est laissé sur place, ce qui, par conséquent, est lui-même hors de toute perspective de changement : ainsi pour que le futur soit réalisable, il faut que le passé soit irrémédiable.

Je puis fort bien ne pas exister : mais si j'existe, je ne puis manquer d'avoir un passé. Telle est la forme que prend ici la « nécessité de ma contingence ». Mais, d'autre part, nous l'avons vu, deux caractéristiques existentielles qualifient avant tout le pour-soi : 1o rien n'est dans la conscience qui ne soit conscience d'être ;

2o mon être est en question dans mon être – cela veut dire que rien ne me vient qui ne soit choisi.

Nous avons vu, en effet, que le passé qui ne serait que passé s'écroulerait dans une existence honoraire où il aurait perdu tout lien avec le présent. Pour que nous « ayons » un passé, il faut que nous le maintenions à l'existence par notre projet même vers le futur : nous ne recevons pas notre passé ; mais la nécessité de notre contingence implique que nous ne pouvons pas ne pas le choisir. C'est ce que signifie « avoir à être son propre passé » – on voit que cette nécessité, envisagée ici du point de vue purement temporel, ne se distingue pas, au fond, de la structure première de la liberté qui doit être néantisation de l'être qu'elle est et qui, par cette néantisation même, fait qu'il y a un être qu'elle est.

Mais si la liberté est choix d'une fin en fonction du passé, réciproquement le passé n'est ce qu'il est que par rapport à la fin choisie. Il y a dans le passé un élément immuable : j'ai eu la coqueluche à cinq ans – et un élément par excellence variable : la signification du fait brut par rapport à la totalité de mon être. Mais comme, d'autre part, la signification du fait passé le pénètre de part en part (je ne puis me « rappeler » ma coqueluche d'enfant, en dehors d'un projet précis qui en définit la signification), il m'est impossible finalement de distinguer l'existence brute immuable du sens variable qu'elle comporte. Dire « J'ai eu la coqueluche à cinq ans » suppose mille pro-jets, en particulier l'adoption du calendrier comme système de repérage de mon existence individuelle – donc une prise de position originelle vis-à-vis du social –, la croyance décidée dans les relations que les tiers font de mon enfance – et qui va certainement avec un respect ou une affection pour mes parents, qui en forme le sens, etc. Le fait brut lui-même est : mais en dehors des témoignages d'autrui, de sa date, du nom technique de la maladie – ensemble de significations qui dépendent de mes projets –, que peut-il bien être ? Ainsi, cette existence brute, quoique nécessairement existante et immuable, représente comme le but idéal et hors d'atteinte d'une explication systématique de toutes les significations incluses dans un souvenir. Il y a, sans doute, une matière « pure » du souvenir, au sens où Bergson parle de souvenir pur : mais lorsqu'elle se manifeste, ce n'est jamais que dans et par un projet qui comporte l'apparition dans sa pureté de cette matière.

Or la signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en me pro-jetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification. Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été » pur accident de puberté ou au contraire premier signe d'une conversion future ? Moi, selon que je déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir. Le projet de conversion confère d'un seul coup à une crise d'adolescence la valeur d'une prémonition que je n'avais pas prise au sérieux. Oui décidera si le séjour en prison que j'ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m'endurcis. Qui peut décider de la valeur d'enseignement d'un voyage, de la sincérité d'un serment d'amour, de la pureté d'une intention passée, etc.? C'est moi, toujours moi, selon les fins par lesquelles je les éclaire.

Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu'il me donne par le projet même de ma fin. Sans doute ces engagements pris pèsent sur moi, sans doute le lien conjugal autrefois assumé, la maison achetée et meublée l'an dernier limitent mes possibilités et me dictent ma conduite : mais c'est précisément parce que mes projets sont tels que je ré-assume le lien conjugal, c'est-à-dire précisément parce que je ne projette pas le rejet du lien conjugal, parce que je n'en fais pas un « lien conjugal passé, dépassé, mort », mais que, au contraire, mes projets, impliquant la fidélité aux engagements pris ou la décision d'avoir une « vie honorable » de mari et de père, etc., viennent nécessairement éclairer le serment conjugal passé et lui conférer sa valeur toujours actuelle. Ainsi l'urgence du passé vient du futur. Que soudain, à la manière du héros de Schlumberger6, je modifie radicalement mon projet fondamental, que je cherche, par exemple, à me délivrer de la continuité du bonheur, et mes engagements antérieurs perdront toute leur urgence. Ils ne seront plus là que comme ces tours et ces remparts du Moyen Age, que l'on ne saurait nier, mais qui n'ont d'autre sens que celui de rappeler, comme une étape antérieurement parcourue, une civilisation et un stade d'existence politique et économique aujourd'hui dépassés et parfaitement morts. C'est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le passé, en effet, est originellement projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et, dans la mesure même où il est projet, il est anticipation ; son sens lui vient de l'avenir qu'il préesquisse. Lorsque le passé glisse tout entier au passé, sa valeur absolue dépend de la confirmation ou de l'infirmation des anticipations qu'il était. Mais c'est précisément de ma liberté actuelle qu'il dépend de confirmer le sens de ces anticipations en les reprenant à son compte, c'est-à-dire en anticipant, à leur suite, l'avenir qu'elles anticipaient ou de les infirmer en anticipant simplement un autre avenir. En ce cas, le passé retombe comme attente désarmée et dupée ; il est « sans forces ». C'est que la seule force du passé lui vient du futur : de quelque manière que je vive ou que j'apprécie mon passé, je ne puis le faire qu'à la lumière d'un pro-jet de moi sur le futur. Ainsi l'ordre de mes choix d'avenir va déterminer un ordre de mon passé et cet ordre n'aura rien de chronologique. Il y aura d'abord le passé toujours vivant et toujours confirmé : mon engagement d'amour, tels contrats d'affaires, telle image de moi-même à quoi je suis fidèle. Puis le passé ambigu qui a cessé de me plaire et que je retiens par un biais : par exemple, ce costume que je porte – et que j'achetai à une certaine époque où j'avais le goût d'être à la mode – me déplaît souverainement à présent et, de ce fait, le passé où je l'ai « choisi » est véritablement mort. Mais d'autre part mon projet actuel d'économie est tel que je dois continuer à porter ce costume plutôt que d'en acquérir un autre. Dès lors il appartient à un passé mort et vivant à la fois, comme ces institutions sociales qui ont été créées pour une fin déterminée et qui ont survécu au régime qui les avait établies, parce qu'on les a fait servir à des fins toutes différentes, parfois même opposées. Passé vivant, passé demi-mort, survivances, ambiguïtés, antinomies : l'ensemble de ces couches de passéité est organisé par l'unité de mon projet. C'est par ce projet que s'installe le système complexe de renvois qui fait entrer un fragment quelconque de mon passé dans une organisation hiérarchisée et plurivalente où, comme dans l'œuvre d'art, chaque structure partielle indique, de diverses manières, diverses autres structures partielles et la structure totale.

Cette décision touchant la valeur, l'ordre et la nature de notre passé, est d'ailleurs tout simplement le choix historique en général. Si les sociétés humaines sont historiques, cela ne provient pas simplement de ce qu'elles ont un passé, mais de ce qu'elles le reprennent à titre de monument. Lorsque le capitalisme américain décide d'entrer dans la guerre européenne de 1914-1918 parce qu'il y voit l'occasion de fructueuses opérations, il n'est pas historique : il est seulement utilitaire. Mais lorsque, à la lumière de ses projets utilitaires, il reprend les relations antérieures des Etats-Unis avec la France et leur donne le sens d'une dette d'honneur à payer par les Américains aux Français, il devient historique et, en particulier, il s'historialisera par le mot célèbre : « La Fayette, nous voici ! » Il va sans dire que si une vision différente de leurs intérêts actuels avait amené les Etats-Unis à se ranger aux côtés de l'Allemagne, ils n'eussent pas manqué d'éléments passés à reprendre sur le plan monumental : on eût pu imaginer par exemple une propagande basée sur la « fraternité de sang » et qui eût essentiellement tenu compte de la proportion des Allemands dans l'émigration en Amérique du XIXe siècle. Il serait vain de considérer ces renvois au passé comme de pures entreprises publicitaires : en effet, le fait essentiel c'est qu'elles sont nécessaires pour entraîner l'adhésion des masses et donc que les masses exigent un pro-jet politique qui éclaire et justifie leur passé ; en outre, il va de soi que le passé est ainsi créé : il y a eu ainsi constitution d'un passé commun France-Amérique qui signifiait d'une part les grands intérêts économiques des Américains et d'autre part les affinités actuelles de deux capitalismes démocratiques. On a vu pareillement les générations nouvelles, vers 1938, soucieuses des événements internationaux qui se préparaient, éclairer brusquement la période 1918-1938 d'un jour nouveau et la nommer, avant même que la guerre de 1939 eût éclaté, « l'Entre-deux-guerres ». Du coup, la période considérée était constituée en forme limitée, dépassée et reniée, au lieu que ceux qui l'avaient vécue, se pro-jetant vers un avenir en continuité avec leur présent et leur passé immédiat, l'avaient éprouvée comme le début d'une progression continue et illimitée. Le projet actuel décide donc si une période définie du passé est en continuité avec le présent ou si elle est un fragment discontinu d'où l'on émerge et qui s'éloigne. Ainsi faudrait-il une histoire humaine finie pour que tel événement, par exemple la prise de la Bastille, reçût un sens définitif. Personne ne nie, en effet, que la Bastille a été prise en 1789 : voilà le fait immuable. Mais doit-on voir dans cet événement une émeute sans conséquence, un déchaînement du populaire contre une forteresse à demi démantelée, que la Convention, soucieuse de se créer un passé publicitaire, sut transformer en action d'éclat ? Ou faut-il le considérer comme la première manifestation de la force populaire, par quoi elle s'affermit, se donna confiance et se mit à même d'opérer la marche sur Versailles des « Journées d'Octobre » ? Celui qui voudrait en décider aujourd'hui oublierait que l'historien est lui-même historique, c'est-à-dire qu'il s'historialise en éclairant « l'Histoire » à la lumière de ses projets et de ceux de sa société. Ainsi faut-il dire que le sens du passé social est perpétuellement « en sursis ».

Or, exactement comme les sociétés, la personne humaine a un passé monumental et en sursis. C'est cette perpétuelle remise en question du passé que les sages ont sentie de bonne heure et que les tragiques grecs exprimèrent, par exemple, par ce proverbe qui revient dans toutes leurs pièces : « Nul ne peut être dit heureux avant sa mort. » Et l'historialisation perpétuelle du pour-soi est affirmation perpétuelle de sa liberté.

Cela dit, il ne faudrait pas croire que le caractère « en sursis » du passé apparaisse au pour-soi sous forme d'un aspect vague ou inachevé de son histoire antérieure. Au contraire, tout autant que le choix du pour-soi, qu'il exprime à sa manière, le passé est saisi par le pour-soi à chaque moment comme rigoureusement déterminé. Pareillement, l'arc de Titus ou la colonne Trajane, quelle que soit par ailleurs l'évolution historique de leur sens, apparaissent au Romain ou au touriste qui les considère, comme des réalités parfaitement individualisées. Et, à la lumière du projet qui l'éclaire, il se révèle comme parfaitement contraignant. Le caractère sursitaire du passé n'est, en effet, aucunement un miracle, il ne fait qu'exprimer, sur le plan de la passéification et de l'en-soi, l'aspect pro-jectif et « en attente » qu'avait la réalité-humaine avant de tourner au passé. C'est parce que cette réalité-humaine était un libre pro-jet rongé par une imprévisible liberté qu'elle devient « au passé » tributaire des projets ultérieurs du pour-soi. Cette homologation qu'elle attendait d'une liberté future, elle se condamne, en se passéifiant, à l'attendre perpétuellement. Ainsi, le passé est indéfiniment en sursis parce que la réalité-humaine « était » et « sera » perpétuellement en attente. Et l'attente comme le sursis ne font qu'affirmer plus nettement encore la liberté comme leur constituante originelle. Dire que le passé du pour-soi est en sursis, dire que son présent est une attente, dire que son futur est un libre projet ou qu'il ne peut rien être sans avoir à l'être ou qu'il est une totalité-détotalisée, c'est une seule et même chose. Mais précisément cela n'implique aucune indétermination dans mon passé tel qu'il se révèle à moi présentement : cela veut simplement mettre en question les droits de ma découverte actuelle de mon passé à être définitive. Mais de même que mon présent est attente d'une confirmation ou d'une infirmation que rien ne permet de prévoir, de même le passé, emporté dans cette attente, est précis dans la mesure même où elle est précise. Mais son sens, bien que rigoureusement individualisé, est totalement dépendant de cette attente qui, elle-même, se met sous la dépendance d'un néant absolu, c'est-à-dire d'un libre projet qui n'est pas encore. Mon passé est donc une proposition concrète et précise qui, en tant que telle, attend ratification. C'est certainement une des significations que Le Procès de Kafka tente de mettre au jour, ce caractère perpétuellement processif de la réalité-humaine. Etre libre, c'est être perpétuellement en instance de liberté. Reste que le passé – à s'en tenir à mon libre choix actuel – est, une fois que ce choix l'a déterminé, partie intégrante et condition nécessaire de mon projet. Un exemple le fera mieux comprendre. Le passé d'un « demi-solde », sous la Restauration, c'est d'avoir été un héros de la retraite de Russie. Et ce que nous avons expliqué jusqu'ici permet de comprendre que ce passé même est un libre choix de futur. C'est en choisissant de ne pas se rallier au gouvernement de Louis XVIII et aux nouvelles mœurs, en choisissant de souhaiter jusqu'à la fin le retour triomphal de l'Empereur, en choisissant de conspirer même pour hâter ce retour et de préférer une demi-solde à une solde entière, que le vieux soldat de Napoléon se choisit un passé de héros de la Bérésina. Celui qui aurait fait le pro-jet de se rallier au nouveau gouvernement n'aurait certes pas choisi le même passé. Mais, réciproquement, s'il n'a qu'une demi-solde, s'il vit dans une misère à peine décente, s'il s'aigrit et s'il souhaite le retour de l'Empereur, c'est qu'il fut un héros de la retraite de Russie. Entendons-nous : ce passé n'agit pas avant toute reprise constituante et il ne s'agit aucunement de déterminisme ; mais une fois choisi le passé « soldat de l'Empire », les conduites du pour-soi réalisent ce passé. Il n'y a même aucune différence entre choisir ce passé et le réaliser par ses conduites. Ainsi, le pour-soi, en s'efforçant de faire de son passé de gloire une réalité intersubjective, la constitue aux yeux des autres à titre d'objectivité-pour-autrui (rapports des préfets, par exemple, sur le danger que représentent ces vieux soldats). Traité par les autres comme tel, il agit désormais pour se rendre digne d'un passé qu'il a choisi pour compenser sa misère et sa déchéance présentes. Il se montre intransigeant, il perd toute chance de pension : c'est qu'il ne « peut pas » démériter de son passé. Ainsi nous choisissons notre passé à la lumière d'une certaine fin, mais dès lors il s'impose et nous dévore : non point qu'il ait une existence de soi et différente de celle que nous avons à être, mais simplement parce que : 1o il est la matérialisation actuellement révélée de la fin que nous sommes ; 2o il apparaît au milieu du monde, pour nous et pour autrui ; il n'est jamais seul, mais il plonge dans le passé universel et, par là, il se propose à l'appréciation d'autrui. De même que le géomètre est libre d'engendrer telle figure qui lui plaît, mais qu'il ne peut en concevoir une qu'elle n'entretienne aussitôt une infinité de rapports avec l'infinité des autres figures possibles, de même notre libre choix de nous-même, en faisant surgir un certain ordre appréciatif de notre passé, fait apparaître une infinité de rapports de ce passé au monde et à autrui et cette infinité de rapports se présente à nous comme une infinité de conduites à tenir, puisque notre passé même, c'est au futur que nous l'apprécions. Et nous sommes contraints de tenir ces conduites dans la mesure où notre passé paraît dans le cadre de notre projet essentiel. Vouloir ce projet, en effet, c'est vouloir ce passé et vouloir ce passé, c'est vouloir le réaliser par mille conduites secondaires. Logiquement, les exigences du passé sont des impératifs hypothétiques : « Si tu veux avoir tel passé, agis de telle ou telle sorte. » Mais comme le premier terme est choix concret et catégorique, l'impératif, lui aussi, se transforme en impératif catégorique.

Mais la force de contrainte de mon passé étant empruntée à mon choix libre et réfléchissant et à la puissance même que s'est donnée ce choix, il est impossible de déterminer a priori le pouvoir contraignant d'un passé. Ce n'est pas seulement de son contenu et de l'ordre de ce contenu que mon choix libre décide, c'est aussi de l'adhérence de mon passé à mon actualité. Si. dans une perspective fondamentale que nous n'avons pas à déterminer encore, un de mes principaux projets est de progresser, c'est-à-dire d'être toujours et coûte que coûte plus avancé dans une certaine voie que je ne l'étais la veille ou l'heure d'auparavant, ce projet progressif entraîne une série de décollements par rapport à mon passé. Le passé, c'est alors ce que je regarde du haut de mes progrès, avec une sorte de pitié un peu méprisante, c'est ce qui est strictement objet passif d'appréciation morale et de jugement – « comme j'étais sot, alors ! » ou « comme j'étais méchant ! » –, ce qui n'existe que pour que je m'en puisse désolidariser. Je n'y entre plus ni ne veux plus y entrer. Ce n'est pas, certes, qu'il cesse d'exister, mais il existe seulement comme ce moi que je ne suis plus, c'est-à-dire cet être que j'ai à être comme moi que je ne suis plus. Sa fonction est d'être ce que j'ai choisi de moi pour m'y opposer, ce qui me permet de me mesurer. Un pareil pour-soi se choisit donc sans solidarité avec soi, ce qui veut dire, non qu'il abolit son passé, mais qu'il le pose pour ne pas être solidaire avec lui, pour affirmer justement sa totale liberté (ce qui est passé est un certain genre d'engagement vis-à-vis du passé et une certaine espèce de tradition). Au contraire, il est des pour-soi dont le projet implique le refus du temps et l'étroite solidarité avec le passé. Dans leur désir de trouver un terrain solide, ceux-ci ont, au contraire, élu le passé comme ce qu'ils sont, le reste n'étant que fuite indéfinie et indigne de tradition. Ils ont choisi d'abord le refus de la fuite, c'est-à-dire le refus de refuser ; le passé, par suite, a pour fonction d'exiger d'eux la fidélité. Ainsi verra-t-on les premiers confesser dédaigneusement et légèrement une faute qu'ils ont commise, au lieu que la même confession sera impossible aux autres, à moins qu'ils ne changent délibérément leur projet fondamental ; ils useront alors de toute la mauvaise foi du monde et de toutes les échappatoires qu'ils pourront inventer, pour éviter d'entamer cette foi dans ce qui est, qui constitue une structure essentielle de leur projet.

Ainsi, comme l'emplacement, le passé s'intègre à la situation lorsque le pour-soi, par son choix du futur, confère à sa facticité passée une valeur, un ordre hiérarchique et une urgence à partir desquels elle motive ses actes et ses conduites.


1 Gaston Berger : Le Cogito chez Husserl et chez Descartes, 1940

2 J.-P. Sartre : Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions, Hermann, 1939.

3 Ferdinand Lot : La fin du monde antique et le début du moyen âge, p. 35. Renaissance du Livre, 1927.

4 Ibid., chap. III, 2e partie.

5 Journal des Faux-monnayeurs.

6 Schlumberger : Un homme heureux, N.R.F.