C) Mes entours.

 

Il ne faut pas confondre mes « entours » avec la place que j'occupe et dont nous avons parlé précédemment. Les entours sont les choses-ustensiles qui m'entourent, avec leurs coefficients propres d'adversité et d'ustensilité. Certes, en occupant ma place, je fonde la découverte des entours et. en changeant de place – opération que je réalise librement, comme nous l'avons vu –, je fonde l'apparition de nouveaux entours. Mais, réciproquement, les entours peuvent changer ou être changés par d'autres sans que je sois pour rien dans leur changement. Certes, Bergson a bien marqué, dans Matière et mémoire, qu'une modification de ma place entraîne le changement total de mes entours, alors qu'il faudrait envisager une modification totale et simultanée de mes entours pour qu'on puisse parler d'une modification de ma place ; or, ce changement global des entours est inconcevable. Mais il n'en demeure pas moins que mon champ d'action est perpétuellement traversé d'apparitions et de disparitions d'objets, dans lesquelles je n'entre pour rien. D'une façon générale, le coefficient d'adversité et d'ustensilité des complexes ne dépend pas uniquement de ma place, mais de la potentialité propre des ustensiles. Ainsi suis-je jeté, dès lors que j'existe, au milieu d'existences différentes de moi, qui développent autour de moi, pour et contre moi, leurs potentialités ; je veux arriver au plus vite, sur ma bicyclette, à la ville voisine. Ce projet implique mes fins personnelles, l'appréciation de ma place et de la distance de la ville à ma place et la libre adaptation des moyens (efforts) à la fin poursuivie. Mais un pneu crève, le soleil est trop ardent, le vent souffle de front, etc., tous phénomènes que je n'avais pas prévus : ce sont les entours. Certes, ils se manifestent dans et par mon projet principal ; c'est par lui que le vent peut apparaître comme vent debout ou comme « bon » vent, par lui que le soleil se révèle comme chaleur propice ou incommode. L'organisation synthétique de ces perpétuels « accidents » constitue l'unité de ce que les Allemands appellent mon Umwelt, et cet « Umwelt » ne peut se découvrir que dans les limites d'un libre projet, c'est-à-dire du choix des fins que je suis. Il serait cependant beaucoup trop simple de nous en tenir là dans notre description. S'il est vrai que chaque objet de mon entourage s'annonce dans une situation déjà révélée et que la somme de ces objets ne peut constituer à elle seule une situation ; s'il est vrai que chaque ustensile s'enlève sur fond de situation dans le monde, il n'en demeure pas moins que la transformation brusque ou l'apparition brusque d'un ustensile peut contribuer à un changement radical de la situation : que mon pneu crève et ma distance du village voisin change tout à coup ; c'est une distance à compter en pas, à présent, et non en tours de roue. Je puis acquérir de ce fait la certitude que la personne que je veux voir aura déjà pris le train quand j'arriverai chez elle, et cette certitude peut entraîner d'autres décisions de ma part (retour à mon point de départ, envoi d'un télégramme, etc.). Je puis même, sûr de ne pas pouvoir, par exemple, conclure avec cette personne le marché projeté, me retourner vers quelqu'un d'autre et signer un autre contrat. Peut-être même abandonnerai-je entièrement ma tentative et devrai-je enregistrer un échec total de mon projet ? En ce cas, je dirai que je n'ai pas pu prévenir Pierre à temps, m'entendre avec lui, etc. Cette reconnaissance explicite de mon impuissance n'est-elle pas l'aveu le plus net des limites de ma liberté ? Sans doute, ma liberté de choisir, nous l'avons vu, n'est pas à confondre avec ma liberté d'obtenir. Mais n'est-ce pas mon choix même qui est ici en jeu, puisque l'adversité des entours est précisément, dans beaucoup de cas, l'occasion du changement de mon projet ?

Il convient, avant d'aborder le fond du débat, de le préciser et de le limiter. Si les changements qui surviennent aux entours peuvent entraîner des modifications à mes projets, ce ne peut être que sous deux réserves. La première, c'est qu'ils ne peuvent entraîner l'abandon de mon projet principal, qui sert, au contraire, à mesurer leur importance. Si, en effet, ils sont saisis comme motifs d'abandonner tel ou tel projet, ce ne peut être qu'à la lumière d'un projet plus fondamental ; sinon, ils ne sauraient être aucunement des motifs, puisque le motif est appréhendé par la conscience-mobile qui est elle-même libre-choix d'une fin. Si les nuages qui couvrent le ciel peuvent m'inciter à renoncer à mon projet d'excursion, c'est qu'ils sont saisis dans une libre projection où la valeur de l'excursion est liée à un certain état du ciel, ce qui renvoie de proche en proche à la valeur d'une excursion en général, à ma relation à la nature et à la place qu'occupe cette relation dans l'ensemble des relations que je soutiens avec le monde. En second lieu, en aucun cas, l'objet apparu ou disparu ne peut provoquer une renonciation à un projet, même partielle. Il faut que cet objet, en effet, soit appréhendé comme un manque dans la situation originelle ; il faut donc que le donné de son apparition ou de sa disparition soit néantisé, que je prenne du recul « par rapport à lui » et, par conséquent, que je me décide de moi-même en présence de lui. Nous l'avons déjà montré, même les tenailles du bourreau ne nous dispensent pas d'être libres. Cela ne signifie pas qu'il soit toujours possible de tourner la difficulté, de réparer le dégât, mais simplement que l'impossibilité même de continuer dans une certaine direction doit être librement constituée ; elle vient aux choses par notre libre renonciation, au lieu que notre renonciation soit provoquée par l'impossibilité de la conduite à tenir.

Ceci dit, il faut reconnaître que la présence du donné, ici encore, loin d'être un obstacle à notre liberté, est réclamée par son existence même. Cette liberté est une certaine liberté que je suis. Mais qui suis-je, sinon une certaine négation interne de l'en-soi ? Sans cet en-soi que je nie, je m'évanouirais en néant. Nous avions indiqué, dans notre introduction, que la conscience pouvait servir de « preuve ontologique » de l'existence d'un en-soi. S'il y a, en effet, conscience de quelque chose, il faut originellement que ce « quelque chose » ait un être réel, c'est-à-dire non relatif à la conscience. Mais nous voyons à présent que cette preuve a une portée plus large : si je dois pouvoir faire quelque chose en général, il faut que j'exerce mon action sur des êtres dont l'existence est indépendante de mon existence en général et singulièrement de mon action. Mon action peut me révéler cette existence ; elle ne la conditionne pas. Etre libre, c'est être-libre-pour-changer. La liberté implique donc l'existence des entours à changer : obstacles à franchir, outils à utiliser. Certes, c'est elle qui les révèle comme obstacles, mais elle ne peut qu'interpréter par son libre choix le sens de leur être. Il faut qu'ils soient simplement là, tout bruts, pour qu'il y ait liberté. Etre libre, c'est être-libre-pour-faire et c'est être-libre-dans-le-monde. Mais s'il en est ainsi, la liberté, en se reconnaissant comme liberté de changer, reconnaît et prévoit implicitement dans son projet originel l'existence indépendante du donné sur quoi elle s'exerce. C'est la négation interne qui révèle l'en-soi comme indépendant et c'est cette indépendance qui constitue à l'en-soi son caractère de chose. Mais dès lors ce que pose la liberté par le simple surgissement de son être, c'est qu'elle est comme ayant affaire à autre chose que soi. Faire, c'est précisément changer ce qui n'a pas besoin d'autre chose que soi pour exister, c'est agir sur ce qui, par principe est indifférent à l'action, peut poursuivre son existence ou son devenir sans elle. Sans cette indifférence d'extériorité de l'en-soi, la notion même de faire perdrait son sens (nous l'avons montré plus haut à propos du souhait et de la décision) et, par suite, la liberté elle-même s'effondrerait. Ainsi, le projet même d'une liberté en général est un choix qui implique la prévision et l'acceptation de résistances par ailleurs quelconques. Non seulement c'est la liberté qui constitue le cadre où des en-soi par ailleurs indifférents se révéleront comme des résistances, mais encore son projet même, en général, est projet de faire dans un monde résistant, par victoire sur ses résistances. Tout projet libre prévoit, en se pro-jetant, la marge d'imprévisibilité due à l'indépendance des choses, précisément parce que cette indépendance est ce à partir de quoi une liberté se constitue. Dès que je projette d'aller au village voisin pour retrouver Pierre, les crevaisons, le « vent debout », mille accidents prévisibles et imprévisibles sont donnés dans mon projet même et en constituent le sens. Aussi la crevaison inopinée qui dérange mes projets vient prendre sa place dans un monde préesquissé par mon choix, car je n'ai jamais cessé, si je puis dire, de l'attendre comme inopinée. Et même si ma route a été interrompue par quelque chose à quoi j'étais à cent lieues de penser, comme une inondation ou un éboulis, en un certain sens, cet imprévisible était prévu : dans mon pro-jet une certaine marge d'indétermination était faite « pour l'imprévisible » comme les Romains réservaient, dans leur temple, une place aux dieux inconnus, et cela, non par expérience des « coups durs » ou prudence empirique, mais par la nature même de mon projet. Ainsi, d'une certaine manière, peut-on dire que la réalité-humaine n'est surprise par rien. Ces remarques nous permettent de mettre au jour une nouvelle caractéristique d'un libre choix : tout projet de la liberté est projet ouvert, et non projet fermé. Bien qu'entièrement individualisé, il contient en lui la possibilité de ses modifications ultérieures. Tout projet implique en sa structure la compréhension de la « Selbstständigkeit » des choses du monde. C'est cette perpétuelle prévision de l'imprévisible, comme marge d'indétermination du projet que je suis, qui permet de comprendre que l'accident ou la catastrophe, au lieu de me surprendre par son inédit et son extraordinaire, m'accable toujours par un certain aspect de « déjà vu – déjà prévu », par son évidence même et une sorte de nécessité fataliste que nous exprimons par un « ça devait arriver ». Il n'est jamais rien qui étonne, dans le monde, rien qui surprenne, à moins que nous ne nous déterminions nous-mêmes à l'étonnement. Et le thème originel de l'étonnement n'est pas que telle ou telle chose particulière existe dans les limites du monde, mais plutôt qu'il y ait un monde en général, c'est-à-dire que je sois jeté parmi une totalité d'existants foncièrement indifférents à moi. C'est que, en choisissant une fin, je choisis d'avoir des rapports avec ces existants et que ces existants aient des rapports entre eux ; je choisis qu'ils entrent en combinaison pour m'annoncer ce que je suis. Ainsi l'adversité que les choses me témoignent est préesquissée par ma liberté comme une de ses conditions et c'est sur une signification librement projetée de l'adversité en général que tel ou tel complexe peut manifester son coefficient individuel d'adversité.

Mais, comme chaque fois qu'il est question de la situation, il faut insister sur le fait que l'état de choses décrit a un envers : si la liberté préesquisse l'adversité en général, c'est comme une façon de sanctionner l'extériorité d'indifférence de l'en-soi. Sans doute, l'adversité vient aux choses par la liberté, mais c'est en tant que la liberté éclaire sa facticité comme « être-au-milieu-d'un-en-soi-d'indifférence ». La liberté se donne les choses comme adverses, c'est-à-dire leur confère une signification qui les fait choses ; mais c'est en assumant le donné même qu'il sera signifiant, c'est-à-dire en assumant pour le dépasser son exil au milieu d'un en-soi indifférent. Réciproquement d'ailleurs le donné contingent assumé ne saurait supporter même cette signification première et support de toutes les autres, « exil au milieu de l'indifférence ». que dans et par une assomption libre du pour-soi. Telle est, en effet, la structure primitive de la situation ; elle apparaît ici dans toute sa clarté : c'est par son dépassement même du donné vers ses fins que la liberté fait exister le donné comme ce donné-ci – auparavant, il n'y avait ni ceci, ni cela, ni ici – et le donné ainsi désigné n'est pas formé de manière quelconque, il est existant brut, assumé pour être dépassé. Mais, en même temps que la liberté est dépassement de ce donné-ci, elle se choisit comme ce dépassement-ci du donné. La liberté n'est pas un dépassement quelconque d'un donné quelconque ; mais en assumant le donné brut et en lui conférant son sens, elle s'est choisie du coup : sa fin est justement de changer ce donné-ci, tout de même que le donné apparaît comme ce donné-ci à la lueur de la fin choisie. Ainsi le surgissement de la liberté est cristallisation d'une fin à travers un donné et découverte d'un donné à la lumière d'une fin ; ces deux structures sont simultanées et inséparables. Nous verrons, en effet, plus loin que les valeurs universelles des fins choisies ne se dégagent que par l'analyse ; tout choix est choix d'un changement concret à apporter à un donné concret. Toute situation est concrète.

Ainsi l'adversité des choses et leurs potentialités en général sont éclairées par la fin choisie. Mais il n'y a de fin que pour un pour-soi qui s'assume comme délaissé au milieu de l'indifférence. Par cette assomption, il n'apporte rien de neuf à ce délaissement contingent et brut, sauf une signification ; il fait qu'il y a désormais un délaissement, il fait que ce délaissement est découvert comme situation.

Nous avons vu, au chapitre IV de notre deuxième partie, que le pour-soi, par son surgissement, faisait que l'en-soi venait au monde ; d'une façon plus générale encore, il était le néant par quoi « il y avait » de l'en-soi, c'est-à-dire des choses. Nous avons vu aussi que la réalité en-soi était là, sous la main, avec ses qualités, sans aucune déformation ni adjonction. Simplement, nous sommes séparés d'elle par les diverses rubriques de néantisation que nous instaurons par notre surgissement même : monde, espace et temps, potentialités. Nous avons vu, en particulier, que, bien que nous soyons entourés de présences (ce verre, cet encrier, cette table, etc.), ces présences étaient insaisissables comme telles car elles ne livraient quoi que ce soit d'elles qu'au bout d'un geste ou d'un acte pro-jeté par nous, c'est-à-dire au futur. A présent, nous pouvons comprendre le sens de cet état de choses : nous ne sommes séparés des choses par rien, sinon par notre liberté ; c'est elle qui fait qu'il y a des choses, avec toute leur indifférence, leur imprévisibilité et leur adversité, et que nous sommes inéluctablement séparés d'elles, car c'est sur fond de néantisation qu'elles apparaissent et qu'elles se révèlent comme liées les unes aux autres. Ainsi, le projet de ma liberté n'ajoute rien aux choses : il fait qu'il y ait des choses, c'est-à-dire précisément des réalités pourvues d'un coefficient d'adversité et d'utilisabilité ; il fait que ces choses se découvrent dans l'expérience, c'est-à-dire s'enlèvent successivement sur fond de monde au cours d'un processus de temporalisation ; il fait enfin que ces choses se manifestent comme hors d'atteinte, indépendantes, séparées de moi par le néant même que je sécrète et que je suis. C'est parce que la liberté est condamnée à être libre, c'est-à-dire ne peut se choisir comme liberté, qu'il y a des choses, c'est-à-dire une plénitude de contingence au sein de laquelle elle est elle-même contingence ; c'est par l'assomption de cette contingence et par son dépassement qu'il peut y avoir à la fois un choix et une organisation de choses en situation ; et c'est la contingence de la liberté et la contingence de l'en-soi qui s'expriment en situation par l'imprévisibilité et l'adversité des entours. Ainsi suis-je absolument libre et responsable de ma situation. Mais aussi ne suis-je jamais libre qu'en situation.

 

D) Mon prochain.

 

Vivre dans un monde hanté par mon prochain, ce n'est pas seulement pouvoir rencontrer l'autre à tous les détours du chemin, c'est aussi se trouver engagé dans un monde dont les complexes-ustensiles peuvent avoir une signification que mon libre projet ne leur a pas d'abord donnée. Et c'est aussi, au milieu de ce monde pourvu déjà de sens, avoir affaire à une signification qui est mienne et que je ne me suis pas donnée non plus, que je me découvre comme « possédant déjà ». Lors donc que nous nous demandons ce que peut signifier pour notre « situation » le fait originel et contingent d'exister dans un monde où « il y a » aussi l'autre, le problème ainsi formulé exige que nous étudiions successivement trois couches de réalité qui entrent en jeu pour constituer ma situation concrète : les ustensiles déjà signifiants (la gare, l'indicateur de chemin de fer, l'œuvre d'art, l'affiche de mobilisation), la signification que je découvre comme déjà mienne (ma nationalité, ma race, mon aspect physique) et enfin l'autre comme centre de référence auquel renvoient ces significations.

Tout serait fort simple, en effet, si j'appartenais à un monde dont les significations se découvriraient simplement à la lumière de mes fins propres. Je disposerais, en effet, les choses en ustensiles ou en complexes d'ustensilité dans les limites de mon propre choix de moi-même ; c'est ce choix qui ferait de la montagne un obstacle difficile à surmonter ou un point de vue sur la campagne, etc. ; le problème ne se poserait pas de savoir quelle signification cette montagne peut avoir en soi, puisque je suis celui par qui les significations viennent à la réalité en soi. Ce problème serait encore très simplifié si j'étais une monade sans portes ni fenêtres et si je savais seulement, de quelque façon que ce soit, que d'autres monades existaient ou étaient possibles, chacune d'elles conférant aux choses que je vois des significations nouvelles. Dans ce cas, qui est celui que les philosophes se sont bornés trop souvent à examiner, il me suffirait de tenir d'autres significations comme possibles et, finalement, la pluralité des significations correspondant à la pluralité des consciences coïnciderait tout simplement pour moi avec la possibilité toujours ouverte de faire de moi-même un autre choix. Mais nous avons vu que cette conception monadique recélait un solipsisme caché précisément parce qu'elle va à confondre la pluralité des significations que je peux attacher au réel et la pluralité des systèmes signifiants dont chacun renvoie à une conscience que je ne suis pas. Et, d'ailleurs, sur le terrain de l'expérience concrète, cette description monadique se révèle insuffisante ; il existe, en effet, autre chose dans « mon » monde qu'une pluralité de significations possibles ; il existe des significations objectives qui se donnent à moi comme n'ayant pas été mises au jour par moi. Moi par qui les significations viennent aux choses, je me trouve engagé dans un monde déjà signifiant et qui me réfléchit des significations que je n'y ai pas mises. Qu'on songe, par exemple, à la quantité innombrable de significations indépendantes de mon choix, que je découvre si je vis dans une ville : rues, maisons, magasins, tramways et autobus, plaques indicatrices, bruits d'avertisseurs, musique de T.S.F., etc. Dans la solitude, certes, je découvrais l'existant brut et imprévisible : ce rocher, par exemple, et je me bornais, en somme, à faire qu'il y eût un rocher, c'est-à-dire cet existant-ci et en dehors de lui rien. Mais je lui conférais, à tout le moins, sa signification « à gravir », « à éviter », « à contempler », etc. Lorsque, au détour d'une rue, je découvre une maison, ce n'est pas seulement un existant brut que je révèle dans le monde, je ne fais pas seulement qu'il y ait un « ceci » qualifié de telle ou telle façon ; mais la signification de l'objet qui se révèle alors me résiste et demeure indépendante de moi : je découvre que l'immeuble est maison de rapport ou ensemble des bureaux de la Compagnie du gaz, ou prison, etc., la signification est ici contingente, indépendante de mon choix, elle se présente avec la même indifférence que la réalité même de l'en-soi : elle s'est faite chose et ne se distingue pas de la qualité de l'en-soi. Pareillement, le coefficient d'adversité des choses m'est découvert avant d'être éprouvé par moi ; des foules d'indications me mettent en garde : « Ralentir, tournant dangereux », « Attention, école », « Danger de mort », « Cassis à cent mètres », etc. Mais ces significations, tout en étant profondément imprimées dans les choses et tout en participant à leur extériorité d'indifférence – au moins en apparence – n'en sont pas moins des indications de conduite à tenir qui me concernent directement. Je traverserai dans les clous, je pénétrerai dans tel magasin pour y acheter tel ustensile, dont le mode d'emploi est très précisément indiqué dans une notice qu'on délivre aux acheteurs, j'userai ensuite de cet ustensile, un stylo, par exemple, pour remplir tel ou tel formulaire dans des conditions déterminées. Ne vais-je pas trouver là d'étroites limites à ma liberté ? Si je ne suis pas point par point les indications fournies par les autres, je ne m'y reconnaîtrai plus, je me tromperai de rue, je manquerai mon train, etc. D'ailleurs ces indications sont le plus souvent impératives : « Entrez par là », « Sortez par là », voilà ce que signifient les mots d'Entrée et de Sortie, peints au-dessus des portes. Je m'y soumets ; elles viennent ajouter au coefficient d'adversité, que je fais naître sur les choses, un coefficient proprement humain d'adversité. En outre, si je me soumets à cette organisation, je dépends d'elle : les bénéfices dont elle me pourvoit peuvent tarir ; un trouble intérieur, une guerre et voilà les produits de première nécessité qui se raréfient, sans que j'y sois pour rien. Je suis dépossédé, arrêté dans mes projets, privé du nécessaire pour accomplir mes fins. Et surtout nous avons noté que les modes d'emploi, désignations, ordres, défenses, plaques indicatrices s'adressent à moi en tant que je suis quelconque ; dans la mesure où j'obéis, où je m'insère dans la filière, je me soumets aux buts d'une réalité-humaine quelconque et je les réalise par des techniques quelconques : je suis donc modifié dans mon être propre, puisque je suis les fins que j'ai choisies et les techniques qui les réalisent ; à fins quelconques, à techniques quelconques, réalité-humaine quelconque. En même temps, puisque le monde ne m'apparaît jamais qu'à travers les techniques que j'utilise, le monde, lui aussi, est modifié. Ce monde vu à travers l'usage que je fais de la bicyclette, de l'auto, du train, pour le parcourir, me découvre un visage rigoureusement corrélatif aux moyens que j'utilise, donc le visage qu'il offre à tout le monde. Il doit évidemment s'ensuivre, dira-t-on, que ma liberté m'échappe de toute part : il n'y a plus de situation comme organisation d'un monde signifiant autour du libre choix de ma spontanéité, il y a un état qu'on m'impose. C'est ce qu'il convient d'examiner à présent.

Il est hors de doute que mon appartenance à un monde habité a la valeur d'un fait. Elle renvoie, en effet, au fait originel de la présence d'autrui dans le monde, fait qui, nous l'avons vu, ne peut être déduit de la structure ontologique du pour-soi. Et, bien que ce fait ne fasse que rendre plus profond l'enracinement de notre facticité, il ne découle pas non plus de notre facticité, en tant que celle-ci exprime la nécessité de la contingence du pour-soi ; mais plutôt, il faut dire : le pour-soi existe de fait, c'est-à-dire que son existence ne peut être assimilable ni à une réalité engendrée conformément à une loi, ni à un libre choix ; et, parmi les caractéristiques de fait de cette « facticité », c'est-à-dire parmi celles qui ne peuvent ni se déduire ni se prouver, mais qui se « laissent voir » simplement, il en est une que nous nommons l'existence-dans-le-monde-en-présence-d'autres. Si cette caractéristique de fait doit ou non être reprise par ma liberté pour être efficace d'une manière quelconque, c'est ce que nous discuterons un peu plus loin. Il n'en demeure pas moins qu'au niveau des techniques d'appropriation du monde, du fait même de l'existence de l'autre résulte le fait de la propriété collective des techniques. La facticité s'exprime donc à ce niveau par le fait de mon apparition dans un monde qui ne se révèle à moi que par des techniques collectives et déjà constituées, qui visent à me le faire saisir sous un aspect dont le sens a été défini en dehors de moi. Ces techniques vont déterminer mon appartenance aux collectivités : à l'espèce humaine, à la collectivité nationale, au groupe professionnel et familial. Il faut même le souligner : en dehors de mon être-pour-autrui – dont nous parlerons plus loin – la seule façon positive que j'ai d'exister mon appartenance de fait à ces collectivités, c'est l'usage que je fais constamment des techniques qui relèvent d'elles. L'appartenance à l'espèce humaine se définit, en effet, par l'usage de techniques très élémentaires et très générales : savoir marcher, savoir prendre, savoir juger du relief et de la grandeur relative des objets perçus, savoir parler, savoir distinguer, en général, le vrai du faux, etc. Mais ces techniques, nous ne les possédons pas sous cette forme abstraite et universelle : savoir parler, ce n'est pas savoir nommer et comprendre les mots en général, c'est savoir parler une certaine langue, et par là manifester son appartenance à l'humanité au niveau de la collectivité nationale. D'ailleurs, savoir parler une langue ce n'est pas avoir une connaissance abstraite et pure de la langue telle que la définissent les dictionnaires et les grammaires académiques : c'est la faire sienne à travers les déformations et les sélections provinciales, professionnelles, familiales. Ainsi peut-on dire que la réalité de notre appartenance à l'humain est notre nationalité et que la réalité de notre nationalité est notre appartenance à la famille, à la région, à la profession, etc., au sens où la réalité du langage est la langue et la réalité de la langue le dialecte, l'argot, le patois, etc. Et, réciproquement, la vérité du dialecte est la langue, la vérité de la langue est le langage ; cela signifie que les techniques concrètes par quoi se manifeste notre appartenance à la famille, à la localité renvoient à des structures plus abstraites et plus générales qui en constituent comme la signification et l'essence, celles-ci à d'autres, plus générales encore, jusqu'à ce qu'on arrive à l'essence universelle et parfaitement simple d'une technique quelconque par quoi un être quelconque s'approprie le monde.

Ainsi, être Français, par exemple, n'est que la vérité d'être Savoyard. Mais être Savoyard, cela n'est pas simplement habiter les hautes vallées de Savoie : c'est, entre mille autres choses, faire du ski l'hiver, utiliser le ski comme mode de transport. Et, précisément, c'est faire du ski selon la méthode française, non selon celle de l'Arlberg ou des Norvégiens1. Mais puisque la montagne et les pentes neigeuses ne s'appréhendent qu'à travers une technique, c'est précisément découvrir le sens français des pentes de ski ; selon, en effet, qu'on utilisera la méthode norvégienne, plus propice aux pentes douces, ou la méthode française, plus propice aux pentes rudes, une même pente apparaîtra comme plus rude ou plus douce, exactement comme une montée apparaîtra comme plus ou moins rude au cycliste, selon qu'il se « sera mis en moyenne ou en petite vitesse ». Ainsi le skieur français dispose d'une « vitesse » française pour descendre les terrains de ski, et cette vitesse lui découvre un type particulier de pentes, où qu'il soit, c'est-à-dire que les Alpes suisses ou bavaroises, le Telemark ou le Jura lui offriront toujours un sens, des difficultés, un complexe d'ustensilité ou d'adversité purement français. Il serait aisé de montrer pareillement que la plupart des tentatives pour définir la classe ouvrière reviennent à prendre comme critère la production, la consommation ou un certain type de « Weltanschauung » ressortissant au complexe d'infériorité (Marx-Halbwachs-de Man), c'est-à-dire, dans tous les cas, certaines techniques d'élaboration ou d'appropriation du monde, à travers lesquelles il offre ce que nous pourrions appeler son « visage prolétaire », avec ses oppositions violentes, ses grandes masses uniformes et désertiques, ses zones de ténèbres et ses plages de lumière, les fins simples et urgentes qui l'éclairent.

Or, il est évident – bien que mon appartenance à telle classe, à telle nation ne découle pas de ma facticité comme structure ontologique de mon pour-soi – que mon existence de fait, c'est-à-dire ma naissance et ma place, entraîne mon appréhension du monde et de moi-même à travers certaines techniques. Or, ces techniques que je n'ai pas choisies, elles confèrent au monde ses significations. Ce n'est plus moi, semble-t-il, qui décide à partir de mes fins si le monde m'apparaît avec les oppositions simples et tranchées de l'univers « prolétarien », ou avec les nuances innombrables et retorses du monde « bourgeois ». Je ne suis pas seulement jeté en face de l'existant brut, je suis jeté dans un monde ouvrier, français, lorrain ou méridional qui m'offre ses significations sans que j'aie rien fait pour les déceler.

Regardons-y mieux. Nous avons montré tout à l'heure que ma nationalité n'était que la vérité de mon appartenance à une province, à une famille, à un groupement professionnel. Mais faut-il s'arrêter là ? Si la langue n'est que la vérité du dialecte, le dialecte est-il la réalité absolument concrète ? L'argot professionnel comme « on » le parle, le patois alsacien tel qu'une étude linguistique et statistique permet d'en déterminer les lois est-il le phénomène premier, celui qui trouve son fondement dans le fait pur, dans la contingence originelle ? Les recherches des linguistes peuvent ici tromper : leurs statistiques mettent au jour des constantes, des déformations phonétiques ou sémantiques d'un type donné, elles permettent de reconstituer l'évolution d'un phonème ou d'un morphème dans une période donnée, en sorte qu'il semble que le mot ou la règle syntaxique soit une réalité individuelle, avec sa signification et son histoire. Et, de fait, les individus semblent avoir peu d'influence sur l'évolution de la langue. Des faits sociaux comme les invasions, les grandes voies de communication, les relations commerciales semblent être les causes essentielles des changements linguistiques. Mais c'est qu'on ne se place pas sur le véritable terrain du concret : aussi n'est-on payé que selon ses propres exigences. Depuis longtemps les psychologues ont fait remarquer que le mot n'était pas l'élément concret du langage – même le mot du dialecte, même le mot familial avec ses déformations particulières ; la structure élémentaire du langage, c'est la phrase. C'est à l'intérieur de la phrase, en effet, que le mot peut recevoir une fonction réelle de désignation ; en dehors d'elle, il est tout juste une fonction propositionnelle, quand ce n'est pas une pure et simple rubrique destinée à grouper des significations absolument disparates. Là où il paraît seul dans le discours, il prend un caractère « holophrastique », sur lequel on a souvent insisté ; cela ne signifie pas qu'il ne puisse se limiter de lui-même à un sens précis, mais qu'il est intégré à un contexte comme une forme secondaire à une forme principale. Le mot n'a donc qu'une existence purement virtuelle en dehors des organisations complexes et actives qui l'intègrent. Il ne saurait donc exister « dans » une conscience ou un inconscient avant l'usage qui en est fait : la phrase n'est pas faite de mots. Il ne faut pas s'en tenir là : Paulhan a montré dans Les Fleurs de Tarbes que des phrases entières, les « lieux communs », exactement comme les mots, ne préexistent pas à l'emploi qu'on en fait. Lieux communs si elles sont envisagées du dehors, par le lecteur, qui recompose le sens du paragraphe en passant d'une phrase à l'autre, ces phrases perdent leur caractère banal et conventionnel si on se place au point de vue de l'auteur, qui, lui, voyait la chose à exprimer et allait au plus pressé, en produisant un acte de désignation ou de recréation sans s'attarder à considérer les éléments mêmes de cet acte. S'il en est ainsi, ni les mots, ni la syntaxe, ni les « phrases toutes faites » ne préexistent à l'usage qu'on en fait. L'unité verbale étant la phrase signifiante, celle-ci est un acte constructif qui ne se conçoit que par une transcendance qui dépasse et néantise le donné vers une fin. Comprendre le mot à la lueur de la phrase, c'est très exactement comprendre n'importe quel donné à partir de la situation, et comprendre la situation à la lumière des fins originelles. Comprendre une phrase de mon interlocuteur, c'est, en effet, comprendre ce qu'il « veut dire », c'est-à-dire épouser son mouvement de transcendance, me jeter avec lui vers des possibles, vers des fins et revenir ensuite sur l'ensemble des moyens organisés pour les comprendre par leur fonction et leur but. Le langage parlé, d'ailleurs, est toujours déchiffré à partir de la situation. Les références au temps, à l'heure, à la place, aux entours, à la situation de la ville, de la province, du pays sont données avant la parole. Il suffit que j'aie lu les journaux et que je voie la bonne mine et l'air soucieux de Pierre pour comprendre le « Ça ne va pas » avec lequel il m'aborde ce matin. Ce n'est pas sa santé qui « ne va pas » puisqu'il a le teint fleuri, ni ses affaires, ni son ménage : c'est la situation de notre ville ou de notre pays. Je le savais déjà ; en lui demandant « Ça va ? » j'esquissais déjà une interprétation de sa réponse, je me portais déjà aux quatre coins de l'horizon, prêt à revenir de là sur Pierre pour le comprendre. Ecouter le discours, c'est « parler avec » non pas simplement parce qu'on mime pour déchiffrer, mais parce qu'on se projette originellement vers les possibles et qu'on doit comprendre à partir du monde.

Mais si la phrase préexiste au mot, nous sommes renvoyés au discoureur comme fondement concret du discours. Ce mot peut bien sembler « vivre » par lui-même, si on le pêche dans des phrases d'époques diverses ; cette vie empruntée ressemble à celle du couteau des films fantastiques qui se plante de lui-même dans la poire ; elle est faite de la juxtaposition d'instantanés, elle est cinématographique et se constitue dans le temps universel. Mais si les mots paraissent vivre lorsqu'on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu'à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes. La phrase est un projet qui ne peut s'interpréter qu'à partir de la néantisation d'un donné (celui-là même qu'on veut désigner) à partir d'une fin posée (sa désignation, qui elle-même suppose d'autres fins par rapport auxquelles elle n'est qu'un moyen). Si le donné, pas plus que le mot, ne peuvent déterminer la phrase, mais si, au contraire, la phrase est nécessaire pour éclairer le donné et comprendre le mot, la phrase est un moment du libre choix de moi-même, et c'est comme telle qu'elle est comprise par mon interlocuteur. Si la langue est la réalité du langage, si le dialecte ou l'argot sont la réalité de la langue, la réalité du dialecte est l'acte libre de désignation par lequel je me choisis désignant. Et cet acte libre ne saurait être assemblage de mots. Certes, s'il était pur assemblage de mots conformément à des recettes techniques (les lois grammaticales), nous pourrions parler de limites de fait imposées à la liberté du parleur ; ces limites seraient marquées par la nature matérielle et phonétique des mots, le vocabulaire de la langue utilisée, le vocabulaire personnel du parleur (les n mots dont il dispose), le « génie de la langue », etc. Mais nous venons de montrer qu'il n'en était pas ainsi. On a pu soutenir récemment2 qu'il y avait comme un ordre vivant des mots, des lois dynamiques du langage, une vie impersonnelle du logos, bref que le langage était une nature et que l'homme devait le servir pour pouvoir l'utiliser sur quelques points, comme il fait de la Nature. Mais c'est qu'on a considéré le langage une fois qu'il est mort, c'est-à-dire une fois qu'il a été parlé, en lui insufflant une vie impersonnelle et une force, des affinités et des répulsions qu'on a empruntées en fait à la liberté personnelle du pour-soi qui parle. On a fait du langage une langue qui se parle toute seule. Voilà bien l'erreur à ne pas commettre, pour le langage comme pour toutes les autres techniques. Si l'on fait surgir l'homme au milieu de techniques qui s'appliquent toutes seules, d'une langue qui se parle, d'une science qui se fait, d'une vilie qui se bâtit selon ses lois propres, si l'on fige les significations en en-soi tout en leur conservant une transcendance humaine, on réduira le rôle de l'homme à celui d'un pilote, utilisant les forces déterminées des vents, des vagues, des marées, pour diriger un navire. Mais de proche en proche, chaque technique, pour être dirigée vers des fins humaines, exigera une autre technique : par exemple, pour diriger un bateau, il faut parler. Ainsi arriverons-nous peut-être à la technique des techniques – qui s'appliquera toute seule à son tour – mais nous avons perdu pour toujours la possibilité de rencontrer le technicien.

Si, tout au contraire, c'est en parlant que nous faisons qu'il y ait des mots, nous ne supprimons pas pour cela les liaisons nécessaires et techniques ou les liaisons de fait qui s'articulent à l'intérieur de la phrase. Bien mieux : nous fondons cette nécessité. Mais pour qu'elle apparaisse, précisément, pour que les mots entretiennent des rapports entre eux, pour qu'ils s'accrochent – ou se repoussent – les uns les autres, il faut qu'ils soient unis dans une synthèse qui ne vient pas d'eux ; supprimez cette unité synthétique et le bloc « langage » s'effrite ; chaque mot retourne à sa solitude et perd en même temps son unité en s'écartelant entre diverses significations incommunicables. Ainsi est-ce à l'intérieur du projet libre de la phrase que s'organisent les lois du langage ; c'est en parlant que je fais la grammaire ; la liberté est le seul fondement possible des lois de la langue. Pour qui, d'ailleurs, y a-t-il des lois de la langue ? Paulhan a donné les éléments d'une réponse : ce n'est pas pour celui qui parle, c'est pour celui qui écoute. Celui qui parle n'est que le choix d'une signification et ne saisit l'ordre des mots qu'en tant qu'il le fait3. Les seuls rapports qu'il saisira à l'intérieur de ce complexe organisé, ce sont spécifiquement ceux qu'il a établis. Si, par la suite, on découvre que deux ou plusieurs mots entretiennent entre eux, non pas un mais plusieurs rapports définis et qu'il en résulte une multiplicité de significations qui se hiérarchisent ou s'opposent pour une même phrase, bref, si l'on découvre la « part du diable », ce ne peut être qu'aux deux conditions suivantes : 1o il faut que les mots aient été rassemblés et présentés par un libre rapprochement signifiant ; 2o il faut que cette synthèse soit vue du dehors, c'est-à-dire par autrui et au cours d'un déchiffrement hypothétique des sens possibles de ce rapprochement. En ce cas, en effet, chaque mot saisi d'abord comme carrefour de significations est lié à un autre mot saisi également comme tel. Et le rapprochement sera multivoque. La saisie de sens vrai, c'est-à-dire expressément voulu par le parleur, pourra rejeter dans l'ombre ou se subordonner les autres sens, elle ne les supprimera pas. Ainsi, le langage, libre projet pour moi, a des lois spécifiques pour l'autre. Et ces lois elles-mêmes ne peuvent jouer qu'à l'intérieur d'une synthèse originelle. On saisit donc toute la différence qui sépare l'événement « phrase » d'un événement naturel. Le fait de nature se produit conformément à une loi qu'il manifeste, mais qui est pure règle extérieure de production, dont le fait envisagé n'est qu'un exemple. La « phrase » comme événement contient en elle-même la loi de son organisation et c'est à l'intérieur du libre projet de désigner que des relations légales entre les mots peuvent surgir. Il ne saurait, en effet, y avoir de lois de la parole avant qu'on parle. Et toute parole est libre projet de désignation ressortissant au choix d'un pour-soi personnel et devant s'interpréter à partir de la situation globale de ce pour-soi. Ce qui est premier, c'est la situation, à partir de laquelle je comprends le sens de la phrase, ce sens n'étant pas en lui-même à considérer comme une donnée, mais comme une fin choisie dans un libre dépassement des moyens. Telle est la seule réalité que les travaux du linguiste puissent rencontrer. A partir de cette réalité, un travail d'analyse régressive pourra mettre au jour certaines structures plus générales, plus simples, qui sont comme des schémas légaux. Mais ces schémas qui vaudront, par exemple, comme lois du dialecte, sont en eux-mêmes des abstraits. Loin qu'ils président à la constitution de la phrase et qu'ils soient le moule dans lequel elle se coule, ils n'existent que dans et par cette phrase. En ce sens, la phrase apparaît comme libre invention de ses lois. Nous retrouvons ici tout simplement la caractéristique originelle de toute situation : c'est par son dépassement même du donné comme tel (l'appareil linguistique) que le libre projet de la phrase fait apparaître le donné comme ce donné (ces lois d'arrangement et de prononciation dialectales). Mais le libre projet de la phrase est précisément dessein d'assumer ce donné-ci, il n'est pas assomption quelconque, mais visée d'une fin non encore existante à travers des moyens existants auxquels il confère justement leur sens de moyen. Ainsi, la phrase est arrangement de mots qui ne deviennent ces mots que par leur arrangement même. C'est bien ce qu'ont senti linguistes et psychologues et leur embarras peut nous servir ici de contre-épreuve : ils ont cru découvrir, en effet, un cercle dans l'élaboration de la parole, car, pour parler, il faut connaître sa pensée. Mais comment connaître cette pensée, à titre de réalité explicitée et fixée en concepts, si ce n'est justement en la parlant ? Ainsi, le langage renvoie à la pensée et la pensée au langage. Mais nous comprenons à présent qu'il n'y a pas cercle ou, plutôt, que ce cercle – dont on a cru sortir par l'invention de pures idoles psychologiques, comme l'image verbale ou la pensée sans images et sans mots – n'est pas spécial au langage : il est la caractéristique de la situation en général. Il ne signifie pas autre chose que la liaison ekstatique du présent, du futur et du passé, c'est-à-dire la libre détermination de l'existant par le non-encore-existant et du non-encore-existant par l'existant. Après cela, il sera loisible de découvrir des schèmes opératoires abstraits qui représenteront comme la vérité légale de la phrase : le schème dialectal – le schème de la langue nationale – le schème linguistique en général. Mais ces schèmes, loin de préexister à la phrase concrète, sont affectés par eux-mêmes d'Unselbstständigkeit et n'existent jamais qu'incarnés et soutenus dans leur incarnation même par une liberté. Bien entendu, le langage n'est ici que l'exemple d'une technique sociale et universelle. Il en irait de même pour toute autre technique : c'est le coup de hache qui révèle la hache, c'est le marteler qui révèle le marteau. Il sera loisible de déceler dans une course particulière la méthode française du ski et, dans cette méthode, l'art général de skier comme possibilité humaine. Mais cet art humain n'est jamais rien par soi seul, il n'existe pas en puissance, il s'incarne et se manifeste dans l'art actuel et concret du skieur. Ceci nous permet d'ébaucher une solution des rapports de l'individu à l'espèce. Sans espèce humaine, pas de vérité, cela est certain ; il ne demeurerait qu'un pullulement irrationnel et contingent de choix individuels, auxquels nulle loi ne saurait être assignée. Si quelque chose comme une vérité existe, susceptible d'unifier les choix individuels, c'est l'espèce humaine qui peut nous la fournir. Mais si l'espèce est la vérité de l'individu, elle ne saurait être un donné dans l'individu sans contradiction profonde. Comme les lois du langage sont soutenues et incarnées par le libre projet concret de la phrase, ainsi l'espèce humaine – comme ensemble de techniques propres à définir l'activité des hommes –, loin de préexister à un individu qui la manifesterait, comme telle chute particulière exemplifie la loi de la chute des corps, est l'ensemble de relations abstraites soutenues par le libre choix individuel. Le pour-soi, pour se choisir personne, fait qu'existe une organisation interne qu'il dépasse vers lui-même et cette organisation technique interne est en lui le national ou l'humain.

Soit, nous dira-t-on. Mais vous avez éludé le problème. Car ces organisations linguistiques ou techniques, le pour-soi ne les a pas créées pour s'atteindre : il les a reprises d'autrui. La règle de l'accord des participes n'existe pas, je le veux bien, en dehors du libre rapprochement de participes concrets en vue d'une fin de désignation particulière. Mais lorsque j'utilise cette règle, je l'ai apprise des autres, c'est parce que les autres, dans leurs projets personnels, la font être que je m'en sers moi-même. Mon langage est donc subordonné au langage d'autrui et finalement au langage national.

Nous ne songeons pas à le nier. Aussi bien ne s'agit-il pas pour nous de montrer le pour-soi comme libre fondement de son être : le pour-soi est libre mais en condition, et c'est ce rapport de la condition à la liberté que nous cherchons à préciser sous le nom de situation. Ce que nous venons d'établir, en effet, n'est qu'une partie de la réalité. Nous avons montré que l'existence de significations qui n'émanent pas du pour-soi ne saurait constituer une limite externe de sa liberté. Le pour-soi n'est pas homme d'abord pour être soi-même ensuite et il ne se constitue pas comme soi-même à partir d'une essence d'homme donnée a priori ; mais, tout au contraire, c'est dans son effort pour se choisir comme soi personnel que le pour-soi soutient à l'existence certaines caractéristiques sociales et abstraites qui font de lui un homme ; et les liaisons nécessaires qui suivent les éléments de l'essence d'homme ne paraissent que sur le fondement d'un libre choix ; en ce sens, chaque pour-soi est responsable dans son être de l'existence d'une espèce humaine. Mais il nous faut encore éclaircir le fait indéniable que le pour-soi ne peut se choisir qu'au delà de certaines significations dont il n'est pas l'origine. Chaque pour-soi, en effet, n'est pour-soi qu'en se choisissant au delà de la nationalité et de l'espèce, de même qu'il ne parle qu'en choisissant la désignation au delà de la syntaxe et des morphèmes. Cet « au-delà » suffit à assurer sa totale indépendance par rapport aux structures qu'il dépasse ; mais il n'en demeure pas moins qu'il se constitue en au-delà par rapport à ces structures-ci. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est que le pour-soi surgit dans un monde qui est monde pour d'autres pour-soi. Tel est le donné. Et, par là même, nous l'avons vu, le sens du monde lui est aliéné. Cela signifie justement qu'il se trouve en présence de sens qui ne viennent pas au monde par lui. Il surgit dans un monde qui se donne à lui comme déjà regardé, sillonné, exploré, labouré dans tous les sens et dont la contexture même est déjà définie par ces investigations ; et dans l'acte même par quoi il déploie son temps, il se temporalise dans un monde dont le sens temporel est déjà défini par d'autres temporalisations : c'est le fait de la simultanéité. Il ne s'agit pas ici d'une limite de la liberté, mais plutôt c'est dans ce monde-là que le pour-soi doit être libre, c'est en tenant compte de ces circonstances – et non pas ad libitum – qu'il doit se choisir. Mais, d'autre part, le pour-soi, en surgissant, ne subit pas l'existence de l'autre, il est contraint de se la manifester sous forme d'un choix. Car c'est par un choix qu'il saisira l'autre comme autre-sujet ou comme autre-objet4. Tant que l'autre est pour lui autre-regard il ne saurait être question de techniques ou de significations étrangères ; le pour-soi s'éprouve comme objet dans l'Univers sous le regard de l'autre. Mais dès que le pour-soi, dépassant l'autre vers ses fins, en fait une transcendance-transcendée, ce qui était libre dépassement du donné vers des fins lui apparaît comme conduite signifiante et donnée dans le monde (figée en en-soi). L'autre-objet devient un indicateur de fins et, par son libre projet, le pour-soi se jette dans un monde où des conduites-objets désignent des fins. Ainsi, la présence de l'autre comme transcendance transcendée est révélante de complexes donnés de moyens à fins. Et, comme la fin décide des moyens et les moyens de la fin, par son surgissement en face d'autrui-objet, le pour-soi se fait indiquer des fins dans le monde ; il vient à un monde peuplé de fins. Mais si, de la sorte, les techniques et leurs fins surgissent au regard du pour-soi, il faut bien voir que c'est par la libre prise de position du pour-soi en face de l'autre qu'elles deviennent des techniques. L'autre à lui seul ne peut faire que ses projets se révèlent au pour-soi comme techniques ; et, par le fait, pour l'autre en tant qu'il se transcende vers ses possibles, il n'existe pas de technique mais un faire concret qui se définit à partir de sa fin individuelle. Le cordonnier qui ressemelle une chaussure ne se sent pas « en train d'appliquer une technique », il saisit la situation comme exigeant telle ou telle action, ce bout de cuir, là, comme réclamant un clou, etc. Le pour-soi fait surgir les techniques dans le monde comme conduites de l'autre en tant que transcendance-transcendée, dès qu'il prend position vis-à-vis de l'autre. C'est à ce moment et à ce moment seulement qu'apparaissent dans le monde bourgeois et ouvriers, Français et Allemands, hommes enfin. Ainsi le pour-soi est-il responsable de ce que les conduites de l'autre se révèlent dans le monde comme techniques. Il ne peut faire que le monde où il surgit soit sillonné par telle ou telle technique (il ne peut faire qu'il apparaisse dans un monde « capitaliste » ou « régi par l'économie naturelle » ou dans une « civilisation parasitaire ») mais il fait que ce qui est vécu par l'autre comme projet libre existe dehors comme technique, précisément en se faisant celui par qui un dehors vient à l'autre. Ainsi, c'est en se choisissant et en s'historialisant dans le monde que le pour-soi historialise le monde lui-même et fait qu'il soit daté par ses techniques. A partir de là, précisément parce que les techniques apparaissent comme des objets, le pour-soi peut choisir de se les approprier. En surgissant dans un monde où Pierre et Paul parlent d'une certaine façon, prennent leur droite en roulant à bicyclette ou en auto, etc., et en constituant en objets signifiants ces libres conduites, le pour-soi fait qu'il y a un monde où on prend sa droite, où on parle français, etc. ; il fait que les lois internes de l'acte d'autrui qui étaient fondées et soutenues par une liberté engagée dans un projet deviennent règles objectives de la conduite-objet et ces règles deviennent universellement valables pour toute conduite analogue, le support des conduites ou agent-objet devenant d'ailleurs quelconque. Cette historialisation qui est l'effet de son libre choix ne restreint nullement sa liberté ; mais bien au contraire, c'est dans ce monde-là et dans nul autre que sa liberté est en jeu ; c'est à propos de son existence dans ce monde-là qu'il se met en question. Car être libre n'est pas choisir le monde historique où l'on surgit – ce qui n'aurait point de sens – mais se choisir dans le monde, quel qu'il soit. En ce sens, il serait absurde de supposer qu'un certain état des techniques soit restrictif des possibilités humaines. Sans doute un contemporain de Duns Scot ignore l'usage de l'automobile ou de l'avion ; mais il n'apparaît comme ignorant que de notre point de vue à nous qui le saisissons privativement à partir d'un monde où l'auto et l'avion existent. Pour lui qui n'a aucun rapport d'aucune sorte avec ces objets et les techniques qui s'y réfèrent, il y a là comme un néant absolu, impensable et indécelable. Un semblable néant ne saurait aucunement limiter le pour-soi qui se choisit : il ne saurait être saisi comme un manque, de quelque façon qu'on le considère. Le pour-soi qui s'historialise du temps de Duns Scot se néantise donc au cœur d'un plein d'être, c'est-à-dire d'un monde qui, comme le nôtre, est tout ce qu'il peut être. Il serait absurde de déclarer que l'artillerie lourde fit défaut aux Albigeois pour résister à Simon de Montfort : car le seigneur de Trencavel ou le comte de Toulouse se sont choisis tels qu'ils furent dans un monde où l'artillerie n'avait aucune place, ils ont envisagé leur politique dans ce monde-là, ils ont fait des plans de résistance militaire dans ce monde ; ils se sont choisis sympathisants aux Cathares dans ce monde ; et comme ils ne furent que ce qu'ils choisirent d'être, ils ont été absolument dans un monde aussi absolument plein que celui des Panzerdivisionen ou de la R.A.F. Ce qui vaut pour des techniques aussi matérielles vaut pour des techniques plus subtiles : le fait d'exister comme petit seigneur de Languedoc au temps de Raymond VI n'est pas déterminant si l'on se place dans le monde féodal où ce seigneur existe et où il se choisit. Il n'apparaît comme privatif que si l'on commet l'erreur de considérer cette division de la Francia et du Midi, du point de vue actuel de l'unité française. Le monde féodal offrait au seigneur vassal de Raymond VI d'infinies possibilités de choix ; nous n'en possédons pas davantage. Une question aussi absurde est souvent posée dans une manière de rêve utopique : qu'aurait été Descartes, s'il eût connu la physique contemporaine ? C'est supposer que Descartes possède une nature a priori plus ou moins limitée et altérée par l'état de la science de son temps et que l'on pourrait transporter cette nature brute à l'époque contemporaine où elle réagirait à des connaissances plus amples et plus précises. Mais c'est oublier que Descartes est ce qu'il a choisi d'être, qu'il est un choix absolu de soi à partir d'un monde de connaissances et de techniques que ce choix assume et éclaire à la fois. Descartes est un absolu jouissant d'une date absolue et parfaitement impensable à une autre date, car il a fait sa date en se faisant lui-même. C'est lui et non un autre qui a déterminé l'état exact des connaissances mathématiques immédiatement avant lui, non pas par un vain recensement qui ne pourrait être fait d'aucun point de vue et par rapport à aucun axe de coordonnées, mais en établissant les principes de la géométrie analytique, c'est-à-dire en inventant précisément l'axe de coordonnées qui permettrait de définir l'état de ces connaissances. Ici encore, c'est la libre invention et le futur qui permettent d'éclairer le présent, c'est le perfectionnement de la technique en vue d'une fin qui permet d'apprécier l'état de la technique.

Ainsi lorsque le pour-soi s'affirme en face de l'autre-objet, il découvre du même coup les techniques. Dès lors il peut se les approprier, c'est-à-dire les intérioriser. Mais du coup : 1o en utilisant une technique il la dépasse vers sa fin, il est toujours par delà la technique qu'il utilise ; 2o du fait qu'elle est intériorisée, la technique, qui était pure conduite signifiante et figée d'un quelconque autre-objet, perd son caractère de technique, elle s'intègre purement et simplement au libre dépassement du donné vers les fins ; elle est reprise et soutenue par la liberté qui la fonde, tout juste comme le dialecte ou le langage est soutenu par le libre projet de la phrase. La féodalité comme rapport technique d'homme à homme n'existe pas, elle n'est qu'un pur abstrait, soutenu et dépassé par les mille projets individuels de tel homme lige par rapport à son seigneur. Par là nous n'entendons nullement parvenir à une sorte de nominalisme historique. Nous ne voulons pas dire que la féodalité est la somme des relations de vassaux à suzerains. Nous pensons au contraire qu'elle est la structure abstraite de ces relations ; tout projet d'un homme de ce temps doit se réaliser comme dépassement vers le concret de ce moment abstrait. Il n'est donc pas nécessaire de généraliser à partir de nombreuses expériences de détail pour établir les principes de la technique féodale : cette technique existe nécessairement et complètement dans chaque conduite individuelle et on peut la mettre au jour en chaque cas. Mais elle n'y est que pour être dépassée. De la même façon, le pour-soi ne saurait être une personne, c'est-à-dire choisir les fins qu'il est, sans être homme, membre d'une collectivité nationale, d'une classe, d'une famille, etc. Mais ce sont des structures abstraites qu'il soutient et dépasse par son projet. Il se fait Français, méridional, ouvrier, pour être soi à l'horizon de ces déterminations. Et, pareillement, le monde qui se révèle à lui apparaît comme pourvu de certaines significations corrélatives des techniques adoptées. Il apparaît comme monde-pour-le-Français, monde-pour-l'ouvrier, etc., avec toutes les caractéristiques que l'on peut deviner. Mais ces caractéristiques n'ont pas de « Selbstständigkeit » : c'est avant tout son monde, c'est-à-dire le monde illuminé par ses fins, qui se laisse découvrir comme Français, prolétarien, etc.

Pourtant, l'existence de l'autre apporte une limite de fait à ma liberté. C'est qu'en effet, par le surgissement de l'autre apparaissent certaines déterminations que je suis sans les avoir choisies. Me voici, en effet, Juif ou Aryen, beau ou laid, manchot, etc. Tout cela, je le suis pour l'autre, sans espoir d'appréhender ce sens que j'ai dehors ni à plus forte raison de le modifier. Le langage seul m'apprendra ce que je suis ; encore ne sera-ce jamais que comme objet d'intention vide : l'intuition m'en est à jamais refusée. Si ma race ou mon aspect physique n'était qu'une image en autrui ou l'opinion d'autrui sur moi nous en aurions tôt fini : mais nous avons vu qu'il s'agit de caractères objectifs qui me définissent dans mon être-pour-autrui ; dès qu'une liberté autre que la mienne surgit en face de moi, je me mets à exister dans une nouvelle dimension d'être et, cette fois, il ne s'agit pas pour moi de conférer un sens à des existants bruts, ni de reprendre à mon compte le sens que d'autres ont conféré à certains objets : c'est moi-même qui me vois conférer un sens et je n'ai pas la ressource de reprendre à mon compte ce sens que j'ai puisqu'il ne saurait m'être donné sinon à titre d'indication vide. Ainsi, quelque chose de moi – selon cette nouvelle dimension – existe à la façon du donné, du moins pour moi, puisque cet être que je suis est subi, il est sans être existé. Je l'apprends et le subis dans et par les relations que j'entretiens avec les autres ; dans et par leurs conduites à mon égard ; je rencontre cet être à l'origine de mille défenses et de mille résistances que je heurte à chaque instant : parce que je suis un mineur, je n'aurai pas tel et tel droit – parce que je suis un Juif, dans certaines sociétés, je serai privé de certaines possibilités, etc. Pourtant, je ne puis en aucune façon me sentir Juif ou me sentir mineur ou paria ; c'est a tel point que je puis réagir contre ces interdictions en déclarant que la race, par exemple, est une pure et simple imagination collective ; que seuls existent des individus. Ainsi je rencontre ici tout à coup l'aliénation totale de ma personne : je suis quelque chose que je n'ai pas choisi d'être ; qu'en va-t-il résulter pour la situation ?

Nous venons, il faut le reconnaître, de rencontrer une limite réelle à notre liberté, c'est-à-dire une manière d'être qui s'impose à nous sans que notre liberté en soit le fondement. Encore faut-il s'entendre : la limite imposée ne vient pas de l'action des autres. Nous avons noté, dans un précédent chapitre, que la torture même ne nous dépossède pas de notre liberté : c'est librement que nous y cédons. De manière plus générale, la rencontre d'une défense sur ma route : « Défense aux Juifs de pénétrer ici », « Restaurant juif, défense aux Aryens d'entrer », etc., nous renvoie au cas envisagé plus haut (les techniques collectives) et cette défense ne peut avoir de sens que sur et par le fondement de mon libre choix. Suivant, en effet, les libres possibilités choisies, je puis enfreindre la défense, la tenir pour nulle, ou lui conférer au contraire une valeur coercitive qu'elle ne peut tenir que du poids que je lui accorde. Sans doute conserve-t-elle entièrement son caractère « émanation d'une volonté étrangère », sans doute a-t-elle pour structure spécifique de me prendre pour objet et de manifester par là une transcendance qui me transcende. Il n'en demeure pas moins qu'elle ne s'incarne dans mon univers et ne prend sa force propre de contrainte que dans les limites de mon propre choix et selon que je préfère en toute circonstance la vie à la mort ou au contraire que j'estime, dans certains cas particuliers, la mort comme préférable à certains types de vie, etc. La véritable limite de ma liberté est purement et simplement dans le fait même qu'un autre me saisit comme autre-objet et dans cet autre fait corollaire que ma situation cesse pour l'autre d'être situation et devient forme objective dans laquelle j'existe à titre de structure objective. C'est cette objectivation aliénante de ma situation qui est la limite constante et spécifique de ma situation, tout comme l'objectivation de mon être-pour-soi en être-pour-autrui est la limite de mon être. Et c'est précisément ces deux limites caractéristiques qui représentent les bornes de ma liberté. En un mot, du fait de l'existence d'autrui, j'existe dans une situation qui a un dehors et qui, de ce fait même, a une dimension d'aliénation que je ne puis aucunement lui ôter, pas plus que je ne puis agir directement sur elle. Cette limite à ma liberté est, on le voit, posée par la pure et simple existence d'autrui, c'est-à-dire par le fait que ma transcendance existe pour une transcendance. Ainsi, saisissons-nous une vérité de grande importance : nous avons vu tout à l'heure, en nous tenant dans le cadre de l'existence-pour-soi, que seule ma liberté pouvait limiter ma liberté ; nous voyons à présent, en faisant rentrer l'existence de l'autre dans nos considérations, que ma liberté sur ce nouveau plan trouve aussi ses limites dans l'existence de la liberté d'autrui. Ainsi, sur quelque plan que nous nous placions, les seules limites qu'une liberté rencontre, elle les trouve dans la liberté. De même que la pensée, selon Spinoza, ne peut être limitée que par de la pensée, de même la liberté ne peut être limitée que par la liberté et sa limitation vient, comme finitude interne, du fait qu'elle ne peut pas ne pas être liberté, c'est-à-dire qu'elle se condamne à être libre ; et, comme finitude externe, du fait qu'étant liberté, elle est pour d'autres libertés qui l'appréhendent librement, à la lumière de leurs propres fins.

Ceci posé, il faut d'abord noter que cette aliénation de la situation ne représente pas une faille interne ni l'introduction du donné comme résistance brute dans la situation telle que je la vis. Bien au contraire, l'aliénation n'est ni une modification interne ni un changement partiel de la situation ; elle n'apparaît pas au cours de la temporalisation ; je ne la rencontre jamais dans la situation et elle n'est, par conséquent, jamais livrée à mon intuition. Mais, par principe, elle m'échappe, elle est l'extériorité même de la situation, c'est-à-dire son être-dehors-pour-l'autre. Il s'agit donc d'un caractère essentiel de toute situation en général ; ce caractère ne saurait agir sur son contenu, mais il est accepté et repris par celui même qui se met en situation. Ainsi, le sens même de notre libre choix est de faire surgir une situation qui l'exprime et dont une caractéristique essentielle est d'être aliénée, c'est-à-dire d'exister comme forme en soi pour l'autre. Nous ne pouvons échapper à cette aliénation, puisqu'il serait absurde de songer même à exister autrement qu'en situation. Cette caractéristique ne se manifeste pas par une résistance interne mais, au contraire, elle s'éprouve dans et par son insaisissabilité même. C'est donc, finalement, non un obstacle de front que rencontre la liberté, mais une sorte de force centrifuge dans sa nature même, une faiblesse dans sa pâte qui fait que tout ce qu'elle entreprend aura toujours une face qu'elle n'aura pas choisie, qui lui échappe et qui, pour l'autre, sera pure existence. Une liberté qui se voudrait liberté ne pourrait que vouloir du même coup ce caractère. Pourtant, il n'appartient pas à la nature de la liberté, car il n'y a pas ici de nature ; d'ailleurs, y en eût-il une, on ne pourrait l'en déduire puisque l'existence des autres est un fait entièrement contingent ; mais venir au monde comme liberté en face des autres, c'est venir au monde comme aliénable. Si se vouloir libre, c'est choisir d'être dans ce monde-ci en face des autres, celui qui se veut tel voudra aussi la passion de sa liberté.

La situation aliénée, d'autre part, et mon propre être-aliéné ne sont pas objectivement décelés et constatés par moi ; en premier lieu, en effet, nous venons de voir que, par principe, tout ce qui est aliéné n'existe que pour l'autre. Mais, en outre, une pure constatation, si même elle était possible, serait insuffisante. Je ne puis, en effet, éprouver cette aliénation sans, du même coup, reconnaître l'autre comme transcendance. Et cette reconnaissance, nous l'avons vu, n'aurait aucun sens, si elle n'était libre reconnaissance de la liberté d'autrui. Par cette reconnaissance libre d'autrui à travers l'épreuve que je fais de mon aliénation, j'assume mon être-pour-autrui, quel qu'il puisse être, et je l'assume précisément parce qu'il est mon trait d'union avec autrui. Ainsi, je ne puis saisir autrui comme liberté que dans le libre projet de le saisir comme tel (il reste, en effet, toujours possible que je saisisse librement autrui comme objet) et le libre projet de reconnaissance d'autrui ne se distingue pas de la libre assomption de mon être-pour-autrui. Voici donc que ma liberté, en quelque sorte, récupère ses propres limites car je ne puis me saisir comme limité par autrui qu'en tant qu'autrui existe pour moi et je ne puis faire qu'autrui existe pour moi comme subjectivité reconnue qu'en assumant mon être-pour-autrui. Il n'y a pas de cercle : mais par la libre assomption de cet être-aliéné que j'éprouve, je fais soudain que la transcendance d'autrui existe pour moi en tant que telle. C'est seulement en reconnaissant la liberté (quel que soit l'usage qu'ils en font) des antisémites et en assumant cet être-juif que je suis pour eux, c'est seulement ainsi que l'être-juif apparaîtra comme limite objective externe de la situation : s'il me plaît, au contraire, de les considérer comme purs objets, mon être-juif disparaît aussitôt pour faire place à la simple conscience (d') être libre transcendance inqualifiable. Reconnaître les autres et, si je suis Juif, assumer mon être-juif ne font qu'un. Ainsi, la liberté de l'autre confère des limites à ma situation, mais je ne puis éprouver ces limites que si je reprends cet être pour l'autre que je suis et si je lui donne un sens à la lumière des fins que j'ai choisies. Et, certes, cette assomption même est aliénée, elle a son dehors, mais c'est par elle que je peux éprouver mon être-dehors comme dehors.

Dès lors, comment éprouverai-je les limites objectives de mon être : Juif, Aryen, laid, beau, roi, fonctionnaire, intouchable, etc. lorsque le langage m'aura renseigné sur celles qui sont mes limites ? Ce ne saurait être de la façon dont je saisis intuitivement la beauté, la laideur, la race de l'autre, ni non plus à la façon dont j'ai conscience non-thétique (de) me projeter vers telle ou telle possibilité. Ce n'est pas que ces caractères objectifs doivent être nécessairement abstraits : les uns sont abstraits, les autres non. Ma beauté ou ma laideur ou l'insignifiance de mes traits sont saisies par l'autre dans leur pleine concrétion et c'est cette concrétion que son langage m'indiquera ; c'est vers elle que je me tendrai à vide. Il ne s'agit donc nullement d'une abstraction, mais d'un ensemble de structures dont certaines sont abstraites, mais dont la totalité est un concret absolu, ensemble qui, simplement, m'est indiqué comme m'échappant par principe. C'est, en effet, ce que je suis ; or, nous l'avons noté au début de notre deuxième partie, le pour-soi ne peut rien être. Pour-moi, je ne suis pas plus professeur ou garçon de café que beau ou laid, Juif ou Aryen, spirituel, vulgaire ou distingué. Nous appellerons ces caractéristiques des irréalisables. Il faut se défendre de les confondre avec des imaginaires. Il s'agit d'existences parfaitement réelles, mais ceux pour qui ces caractères sont réellement donnés ne sont pas ces caractères ; et moi qui les suis, je ne puis les réaliser : si l'on me dit que je suis vulgaire, par exemple, j'ai souvent saisi par intuition sur d'autres la nature de la vulgarité ; ainsi puis-je appliquer le mot de « vulgaire » à ma personne. Mais je ne puis lier la signification de ce mot à ma personne. Il y a là tout juste l'indication d'une liaison à opérer (mais qui ne pourrait se faire que par intériorisation et subjectivation de la vulgarité, ou par objectivation de la personne, deux opérations qui entraînent l'effondrement immédiat de la réalité traitée). Ainsi sommes-nous entourés à l'infini d'irréalisables. Certains d'entre ces irréalisables, nous les sentons vivement comme d'irritantes absences. Qui n'a senti une profonde déception de ne pouvoir, après un long exil, réaliser à son retour qu'il « est à Paris ». Les objets sont là et s'offrent familièrement, mais moi je ne suis qu'une absence, que le pur néant qui est nécessaire pour qu'il y ait Paris. Mes amis, mes proches m'offrent l'image d'une terre promise lorsqu'ils me disent : « Enfin ! te voilà, tu es rentré, tu es à Paris ! » Mais l'accès de cette terre promise m'est entièrement refusé. Et si la plupart des gens méritent le reproche de « faire deux poids, deux mesures », selon qu'il s'agit des autres ou d'eux-mêmes, s'ils ont tendance à répondre, lorsqu'ils se sentent coupables d'une faute qu'ils ont blâmée la veille chez autrui : « Ça n'est pas la même chose », c'est que, en effet, « ce n'est pas la même chose ». L'une des actions, en effet, est objet donné d'appréciation morale, l'autre est pure transcendance qui porte sa justification dans son existence même, puisque son être est choix. Nous pourrons convaincre son auteur, par une comparaison des résultats, que les deux actes ont des « dehors » rigoureusement identiques, mais sa bonne volonté la plus éperdue ne lui permettra pas de réaliser cette identité ; de là, une bonne partie des troubles de la conscience morale, en particulier le désespoir de ne pouvoir vraiment se mépriser, de ne pouvoir se réaliser comme coupable, de sentir perpétuellement un écart entre les significations exprimées : « Je suis coupable, j'ai péché », etc., et l'appréhension réelle de la situation. Bref, de là, toutes les angoisses de la « mauvaise conscience », c'est-à-dire de la conscience de mauvaise foi qui a pour idéal de se juger, c'est-à-dire de prendre sur soi le point de vue de l'autre.

Mais si quelques espèces particulières d'irréalisables ont frappé plus que d'autres, si elles ont fait l'objet de descriptions psychologiques, elles ne doivent pas nous aveugler sur le fait que les irréalisables sont en nombre infini, puisqu'ils représentent l'envers de la situation.

Cependant, ces irréalisables ne nous sont pas seulement apprésentés comme irréalisables : pour qu'ils aient, en effet, le caractère d'irréalisables, il faut qu'ils se dévoilent à la lumière de quelque projet visant à les réaliser. Et c'est bien, en effet, ce que nous notions tout à l'heure, lorsque nous montrions le pour-soi assumant son être-pour-l'autre dans et par l'acte même qui reconnaît l'existence de l'autre. Corrélativement, donc, à ce projet assomptif, les irréalisables se dévoilent comme « à réaliser ». D'abord, en effet, l'assomption se fait dans la perspective de mon projet fondamental : je ne me borne pas à recevoir passivement la signification « laideur », « infirmité », « race », etc., mais, au contraire, je ne puis saisir ces caractères – à simple titre de signification – qu'à la lumière de mes fins propres. C'est ce qu'on exprime – mais en renversant complètement les termes – quand on dit que le fait d'être d'une certaine race peut déterminer une réaction d'orgueil ou un complexe d'infériorité. En fait la race, l'infirmité, la laideur ne peuvent apparaître que dans les limites de mon propre choix d'infériorité ou d'orgueil5 ; autrement dit, elles ne peuvent apparaître qu'avec une signification que ma liberté leur confère ; cela signifie, une fois de plus, qu'elles sont pour l'autre, mais qu'elles ne peuvent être, pour moi, que si je les choisis. La loi de ma liberté, qui fait que je ne puis être sans me choisir, s'applique ici même : je ne choisis pas d'être pour l'autre ce que je suis mais je ne puis tenter d'être pour moi ce que je suis pour l'autre qu'en me choisissant tel que j'apparais à l'autre, c'est-à-dire par une assomption élective. Un Juif n'est pas Juif d'abord, pour être ensuite, honteux ou fier ; mais, c'est son orgueil d'être Juif, sa honte ou son indifférence qui lui révélera son être-juif ; et cet être-juif n'est rien en dehors de la libre manière de le prendre. Simplement, bien que je dispose d'une infinité de manières d'assumer mon être-pour-autrui, je ne puis pas ne pas l'assumer : nous retrouvons ici cette condamnation à la liberté que nous définissions plus haut comme facticité ; je ne puis ni m'abstenir totalement par rapport à ce que je suis (pour l'autre) – car refuser n'est pas s'abstenir, c'est assumer encore – ni le subir passivement (ce qui, en un sens, revient au même) ; dans la fureur, la haine, l'orgueil, la honte, le refus écœuré ou la revendication joyeuse il faut que je choisisse d'être ce que je suis.

Ainsi, les irréalisables se découvrent au pour-soi comme « irréalisables-à-réaliser ». Ils ne perdent pas pour cela leur caractère de limites ; bien au contraire, c'est comme limites objectives et externes qu'ils se présentent au pour-soi comme à intérioriser. Ils ont donc un caractère nettement obligatoire. Il ne s'agit pas, en effet, d'un instrument se découvrant comme « à utiliser » dans le mouvement du libre projet que je suis. Mais ici l'irréalisable apparaît à la fois comme limite donnée a priori à ma situation (puisque je suis tel pour l'autre) et, par conséquent, comme existant, sans attendre que je lui donne l'existence ; et, à la fois, comme ne pouvant exister que dans et par le libre projet par quoi je l'assumerai – l'assomption étant évidemment identique à l'organisation synthétique de toutes les conduites visant à réaliser pour moi l'irréalisable. En même temps, comme il se donne à titre d'irréalisable, il se manifeste comme au delà de toutes les tentatives que je puis faire pour le réaliser. Un a priori qui requiert mon engagement pour être, tout en ne dépendant que de cet engagement et en se plaçant d'emblée au delà de toute tentative pour le réaliser, qu'est-ce donc, sinon précisément un impératif ? Il est, en effet, à intérioriser, c'est-à-dire qu'il vient du dehors, comme tout fait ; mais précisément l'ordre, quel qu'il soit, se définit toujours comme une extériorité reprise en intériorité. Pour qu'un ordre soit ordre – et non flatus vocis ou pure donnée de fait qu'on cherche simplement à tourner –, il faut que je le reprenne avec ma liberté, que j'en fasse une structure de mes libres projets. Mais pour qu'il soit ordre et non libre mouvement vers mes propres fins, il faut qu'il garde au sein même de mon libre choix le caractère d'extériorité. C'est l'extériorité qui demeure extériorité jusque dans et par la tentative du pour-soi pour l'intérioriser. C'est précisément la définition de l'irréalisable à réaliser, c'est pourquoi il se donne comme un impératif. Mais on peut aller plus loin dans la description de cet irréalisable : il est, en effet, ma limite. Mais, précisément parce qu'il est ma limite, il ne peut exister comme limite d'un être donné, mais comme limite de ma liberté. Cela signifie que ma liberté, en choisissant librement, se choisit ses limites ; ou, si l'on préfère, le libre choix de mes fins, c'est-à-dire de ce que je suis pour moi, comporte l'assomption des limites de ce choix, quelles qu'elles puissent être. Ici encore le choix est choix de finitude comme nous le marquions plus haut, mais au lieu que la finitude choisie soit finitude interne, c'est-à-dire détermination de la liberté par elle-même, la finitude assumée par la reprise des irréalisables est finitude externe ; je choisis d'avoir un être à distance, qui limite tous mes choix et constitue leur envers, c'est-à-dire que je choisis que mon choix soit borné par autre chose que lui-même. Dussé-je m'en irriter et tenter par tous les moyens – comme nous l'avons vu dans la partie précédente de cet ouvrage – de récupérer ces limites, la plus énergique des tentatives de récupération nécessite d'être fondée dans la reprise libre comme limites des limites qu'on veut intérioriser. Ainsi la liberté reprend à son compte et fait rentrer dans la situation les limites irréalisables, en choisissant d'être liberté limitée par la liberté de l'autre. En conséquence, les limites externes de la situation deviennent situation-limite, c'est-à-dire qu'elles sont incorporées à la situation de l'intérieur, avec la caractéristique « irréalisable », comme « irréalisables à réaliser », comme envers choisi et fuyant de mon choix, elles deviennent un sens de mon effort désespéré pour être, bien qu'elles soient situées a priori par delà cet effort, exactement comme la mort – autre type d'irréalisable, que nous n'avons pas à considérer pour l'instant – devient situation-limite, à la condition qu'elle soit prise pour un événement de la vie, encore qu'elle indique vers un monde où ma présence et ma vie ne se réalisent plus, c'est-à-dire vers un au-delà de la vie. Le fait qu'il y ait un au-delà de la vie, en tant qu'il ne prend son sens que par et dans ma vie et que pourtant il demeure pour moi irréalisable ; le fait qu'il y ait une liberté au delà de ma liberté, une situation par delà ma situation et pour laquelle ce que je vis comme situation est donné comme forme objective au milieu du monde : voilà deux types de situation-limite qui ont le caractère paradoxal de limiter ma liberté de toute part et cependant de n'avoir d'autre sens que celui que leur confère ma liberté. Pour la classe, pour la race, pour le corps, pour autrui, pour la fonction, etc., il y a un « être-libre-pour... ». Par lui le pour-soi se projette vers un de ses possibles, qui est toujours son possible ultime : parce que la possibilité envisagée est possibilité de se voir, c'est à-dire d'être un autre que soi pour se voir du dehors. Dans un cas comme dans l'autre il y a projection de soi vers un « ultime », qui, intériorisé par là même, devient sens thématique et hors de portée de possibles hiérarchisés. On peut « être-pour-être-Français », « être-pour-être-ouvrier », un fils de roi peut « être-pour-régner ». Il s'agit là de limites et d'états négateurs de notre être, que nous avons à assumer, au sens, par exemple, où le Juif sioniste s'assume résolument dans sa race, c'est-à-dire assume concrètement et une fois pour toutes l'aliénation permanente de son être ; de même l'ouvrier révolutionnaire, par son projet révolutionnaire même, assume un « être-pour-être-ouvrier ». Et nous pourrons faire remarquer, comme Heidegger – bien que les expressions « authentique » et « inauthentique » qu'il emploie soient douteuses et peu sincères à cause de leur contenu moral implicite –, que l'attitude de refus et de fuite qui demeure toujours possible est, en dépit d'elle-même, libre assomption de ce qu'elle fuit. Ainsi, le bourgeois se fait bourgeois en niant qu'il y ait des classes, comme l'ouvrier se fait ouvrier en affirmant qu'elles existent et en réalisant son « être-dans-la-classe » par son activité révolutionnaire. Mais ces limites externes de la liberté, précisément parce qu'elles sont externes et qu'elles ne s'intériorisent que comme irréalisables, ne seront jamais un obstacle réel pour elle, ni une limite subie. La liberté est totale et infinie, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas de limites mais qu'elle ne les rencontre jamais. Les seules limites que la liberté heurte à chaque instant, ce sont celles qu'elle s'impose à elle-même et dont nous avons parlé, à propos du passé, des entours et des techniques.

 

E) Ma mort.

 

Après que la mort ait paru l'inhumain par excellence puisque c'était ce qu'il y a de l'autre côté du « mur », on s'est avisé tout à coup de la considérer d'un tout autre point de vue, c'est-à-dire comme un événement de la vie humaine. Ce changement s'explique fort bien : la mort est un terme et tout terme (qu'il soit final ou initial) est un Janus bifrons, soit qu'on l'envisage comme adhérant au néant d'être qui limite le processus considéré, soit, au contraire, qu'on le découvre comme agglutiné à la série qu'il termine, être appartenant à un processus existant et d'une certaine façon constituant sa signification. Ainsi l'accord final d'une mélodie regarde par tout un côté vers le silence, c'est-à-dire vers le néant de son qui suivra la mélodie ; en un sens il est fait avec du silence, puisque le silence qui suivra est déjà présent dans l'accord de résolution comme sa signification. Mais par tout un autre côté il adhère à ce plenum d'être qu'est la mélodie envisagée : sans lui cette mélodie resterait en l'air et cette indécision finale remonterait à contre-courant de note en note pour conférer à chacune d'elles un caractère inachevé. La mort a toujours été – à tort ou à raison, c'est ce que nous ne pouvons encore déterminer – considérée comme le terme final de la vie humaine. En tant que telle, il était naturel qu'une philosophie surtout préoccupée de préciser la position humaine par rapport à l'inhumain absolu qui l'entoure, considérât d'abord la mort comme une porte ouverte sur le néant de réalité-humaine, que ce néant fût d'ailleurs la cessation absolue d'être ou l'existence sous une forme non-humaine. Ainsi, pourrons-nous dire qu'il y a eu – en corrélation avec les grandes théories réalistes – une conception réaliste de la mort, dans la mesure où celle-ci apparaissait comme un contact immédiat avec le non-humain ; par là elle échappait à l'homme, en même temps qu'elle le façonnait avec de l'absolu non-humain. Il ne se pouvait pas, bien entendu, qu'une conception idéaliste et humaniste du réel tolérât que l'homme rencontrât l'inhumain, fût-ce comme sa limite. Il eût suffi alors, en effet, de se placer du point de vue de cette limite pour éclairer l'homme d'un jour non-humain6. La tentative idéaliste pour récupérer la mort n'a pas été primitivement le fait de philosophes, mais celui de poètes comme Rilke ou de romanciers comme Malraux. Il suffisait de considérer la mort comme terme ultime appartenant à la série. Si la série récupère ainsi son « terminus ad quem » précisément à cause de cet « ad » qui en marque l'intériorité, la mort comme fin de la vie s'intériorise et s'humanise ; l'homme ne peut plus rencontrer que de l'humain ; il n'y a plus d'autre côté de la vie, et la mort est un phénomène humain, c'est le phénomène ultime de la vie, vie encore. Comme telle, elle influence à contre-courant la vie entière ; la vie se limite avec de la vie, elle devient comme le monde einsteinien « finie mais illimitée » ; la mort devient le sens de la vie comme l'accord de résolution est le sens de la mélodie ; il n'y a rien là de miraculeux : elle est un terme de la série considérée et, on le sait, chaque terme d'une série est toujours présent à tous les termes de la série. Mais la mort ainsi récupérée ne demeure pas simplement humaine, elle devient mienne ; en s'intériorisant, elle s'individualise ; ce n'est plus le grand inconnaissable qui limite l'humain mais c'est le phénomène de ma vie personnelle qui fait de cette vie une vie unique, c'est-à-dire une vie qui ne recommence pas, où l'on ne reprend jamais son coup. Par là je deviens responsable de ma mort comme de ma vie. Non pas du phénomène empirique et contingent de mon trépas, mais de ce caractère de finitude qui fait que ma vie, comme ma mort, est ma vie. C'est en ce sens que Rilke s'efforce de montrer que la fin de chaque homme ressemble à sa vie, parce que toute la vie individuelle a été préparation de cette fin ; en ce sens que Malraux, dans Les Conquérants, montre que la culture européenne, en donnant à certains Asiatiques le sens de leur mort, les pénètre soudain de cette vérité désespérante et enivrante que « la vie est unique ». Il était réservé à Heidegger de donner une forme philosophique à cette humanisation de la mort : si, en effet, le Dasein ne subit rien, précisément parce qu'il est projet et anticipation, il doit être anticipation et projet de sa propre mort comme possibilité de ne plus réaliser de présence dans le monde. Ainsi la mort est devenue la possibilité propre du Dasein, l'être de la réalité-humaine se définit comme « Sein zum Tode ». En tant que le Dasein décide de son projet vers la mort, il réalise la liberté-pour-mourir et se constitue lui-même comme totalité par le libre choix de la finitude.

Une semblable théorie, à ce qu'il paraît d'abord, ne peut que nous séduire : en intériorisant la mort, elle sert nos propres desseins ; cette limite apparente de notre liberté, en s'intériorisant, est récupérée par la liberté. Pourtant ni la commodité de ces vues, ni la part incontestable de vérité qu'elles renferment ne doivent nous égarer. Il faut reprendre du début l'examen de la question.

Il est certain que la réalité-humaine, par qui la mondanité vient au réel, ne saurait rencontrer l'inhumain ; le concept d'inhumain lui-même est un concept d'homme. Il faut donc abandonner tout espoir, même si en soi la mort était un passage à un absolu non-humain, de la considérer comme une lucarne sur cet absolu. La mort ne nous révèle rien que sur nous-même et d'un point de vue humain. Cela signifie-t-il qu'elle appartient a priori à la réalité-humaine ?

Ce qu'il faut noter tout d'abord c'est le caractère absurde de la mort. En ce sens, toute tentation de la considérer comme un accord de résolution au terme d'une mélodie doit être rigoureusement écartée. On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui, entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole. C'est ce que la sagesse chrétienne a compris, qui recommande de se préparer à la mort comme si elle pouvait survenir à toute heure. Ainsi espère-t-on la récupérer en la métamorphosant en « mort attendue ». Si le sens de notre vie devient l'attente de la mort, en effet, celle-ci ne peut, en survenant, que poser son sceau sur la vie. C'est au fond ce qu'il y a de plus positif dans la « décision résolue » (Entschlossenheit) de Heidegger. Malheureusement ce sont là des conseils plus faciles à donner qu'à suivre, non pas à cause d'une faiblesse naturelle à la réalité-humaine ou d'un pro-jet originel d'inauthenticité, mais de la mort elle-même. On peut, en effet, attendre une mort particulière, mais non pas la mort. Le tour de passe-passe réalisé par Heidegger est assez facile à déceler : il commence par individualiser la mort de chacun de nous, en nous indiquant qu'elle est la mort d'une personne, d'un individu ; la « seule chose que personne ne puisse faire pour moi » ; ensuite de quoi il utilise cette individualité incomparable qu'il a conférée à la mort à partir du Dasein pour individualiser le Dasein lui-même : c'est en se projetant librement vers sa possibilité ultime que le Dasein accédera à l'existence authentique et s'arrachera à la banalité quotidienne pour atteindre à l'unicité irremplaçable de la personne. Mais il y a là un cercle : comment, en effet, prouver que la mort a cette individualité et le pouvoir de la conférer ? Certes, si la mort est décrite comme ma mort, je puis l'attendre : c'est une possibilité caractérisée et distincte. Mais la mort qui me frappera est-elle ma mort ? Tout d'abord il est parfaitement gratuit de dire que « mourir est la seule chose que personne ne puisse faire pour moi ». Ou plutôt il y a là une mauvaise foi évidente dans le raisonnement : si l'on considère, en effet, la mort comme possibilité ultime et subjective, événement qui ne concerne que le pour-soi, il est évident que nul ne peut mourir pour moi. Mais alors il suit de là qu'aucune de mes possibilités, prise de ce point de vue – qui est celui du cogito –, qu'elle soit prise dans une existence authentique ou inauthentique, ne peut être projetée par un autre que moi. Nul ne peut aimer pour moi, si l'on entend par là faire ces serments qui sont mes serments, éprouver ces émotions (si banales soient-elles), qui sont mes émotions. Et le « mes » ne concerne nullement ici une personnalité conquise sur la banalité quotidienne (ce qui permettrait à Heidegger de nous rétorquer qu'il faut justement que je sois « libre pour mourir » pour qu'un amour que j'éprouve soit mon amour et non l'amour en moi de « On ») mais tout simplement cette ipséité que Heidegger reconnaît expressément à tout Dasein – qu'il existe sur le mode authentique ou inauthentique – lorsqu'il déclare que « Dasein ist je meines ». Ainsi, de ce point de vue, l'amour le plus banal est, comme la mort, irremplaçable et unique : nul ne peut aimer pour moi. Que si, au contraire, on considère mes actes dans le monde, du point de vue de leur fonction, de leur efficience et de leur résultat, il est certain que l'autre peut toujours faire ce que je fais : s'il s'agit de rendre cette femme heureuse, de sauvegarder sa vie ou sa liberté, de lui donner les moyens de faire son salut, ou simplement de réaliser avec elle un foyer, de lui « faire des enfants », si c'est ce qu'on appelle aimer, alors un autre pourra aimer à ma place, il pourra même aimer pour moi : c'est le sens même de ces sacrifices, contés mille fois dans les romans sentimentaux qui nous montrent le héros amoureux, souhaitant le bonheur de la femme qu'il aime et s'effaçant devant son rival parce que celui-ci « saura l'aimer mieux que lui ». Ici le rival est nommément chargé d'aimer pour, car aimer se définit simplement comme « rendre heureux par l'amour qu'on lui porte ». Et il en sera ainsi de toutes mes conduites. Seulement, ma mort rentrera aussi dans cette catégorie : si mourir c'est mourir pour édifier, pour témoigner, pour la patrie, etc., n'importe qui peut mourir à ma place – comme dans la chanson, où l'on tire à la courte paille celui qui est mangé. En un mot il n'y a aucune vertu personnalisante qui soit particulière à ma mort. Bien au contraire, elle ne devient ma mort que si je me place déjà dans la perspective de la subjectivité ; c'est ma subjectivité, définie par le cogito préréflexif, qui fait de ma mort un irremplaçable subjectif et non la mort qui donnerait l'ipséité irremplaçable à mon pour-soi. En ce cas la mort ne saurait se caractériser parce qu'elle est mort comme ma mort et, par suite, sa structure essentielle de mort ne suffit pas à faire d'elle cet événement personnalisé et qualifié qu'on peut attendre.

Mais, en outre, la mort ne saurait aucunement être attendue, si elle n'est pas très précisément désignée comme ma condamnation à mort (l'exécution qui aura lieu dans huit jours, l'issue de ma maladie que je sais prochaine et brutale, etc.), car elle n'est autre que la révélation de l'absurdité de toute attente, fût-ce justement de son attente. En premier lieu, en effet, il faudrait distinguer soigneusement deux sens du verbe « attendre » qu'on a continué de confondre ici : s'attendre à la mort n'est pas attendre la mort. Nous ne pouvons attendre qu'un événement déterminé que des processus également déterminés sont en train de réaliser. Je peux attendre l'arrivée du train de Chartres, parce que je sais qu'il a quitté la gare de Chartres et que chaque tour de roue le rapproche de la gare de Paris. Certes, il peut prendre du retard, un accident peut même se produire : mais il n'en demeure pas moins que le processus lui-même, par lequel l'entrée en gare se réalisera, est « en cours » et les phénomènes qui peuvent retarder ou supprimer cette entrée en gare signifient seulement ici que le processus n'est qu'un système relativement clos, relativement isolé et qu'il est en fait plongé dans un univers à « structure fibreuse », comme dit Meyerson. Aussi puis-je dire que j'attends Pierre et que « je m'attends à ce que son train ait du retard ». Mais précisément la possibilité de ma mort signifie seulement que je ne suis biologiquement qu'un système relativement clos, relativement isolé, elle marque seulement l'appartenance de mon corps à la totalité des existants. Elle est du type du retard probable des trains, non du type de l'arrivée de Pierre. Elle est du côté de l'empêchement imprévu, inattendu, dont il faut toujours tenir compte, en lui conservant son caractère spécifique d'inattendu, mais qu'on ne peut attendre, car il se perd de lui-même dans l'indéterminé. En admettant, en effet, que les facteurs se conditionnent rigoureusement, ce qui n'est même pas prouvé et requiert donc une option métaphysique, leur nombre est infini et leurs implications infiniment infinies ; leur ensemble ne constitue pas un système, au moins du point de vue considéré, l'effet envisagé – ma mort – ne saurait être prévu pour aucune date ni par conséquent attendu. Peut-être, pendant que j'écris paisiblement en cette chambre, l'état de l'univers est-il tel que ma mort s'est considérablement rapprochée ; mais peut-être, au contraire, vient-elle de s'éloigner considérablement. Si j'attends, par exemple, un ordre de mobilisation, je puis considérer que ma mort est prochaine, c'est-à-dire que les chances d'une mort prochaine ont considérablement augmenté ; mais il se peut justement qu'au même moment une conférence internationale se soit réunie en secret et qu'elle ait trouvé le moyen de prolonger la paix. Ainsi ne puis-je dire que la minute qui passe me rapproche de la mort. Il est vrai qu'elle m'en rapproche si je considère tout à fait en gros que ma vie est limitée. Mais, à l'intérieur de ces limites, très élastiques (je puis mourir centenaire ou à trente-sept ans, demain), je ne puis savoir si elle me rapproche ou m'éloigne de ce terme, en effet. C'est qu'il y a une différence considérable de qualité entre la mort à la limite de la vieillesse ou la mort soudaine qui nous anéantit dans l'âge mûr ou dans la jeunesse. Attendre la première, c'est accepter que la vie soit une entreprise limitée, une manière entre autres de choisir la finitude et élire nos fins sur le fondement de la finitude. Attendre la seconde, ce serait attendre que ma vie soit une entreprise manquée. S'il n'existait que des morts de vieillesse (ou par condamnation explicite), je pourrais attendre ma mort. Mais précisément le propre de la mort, c'est qu'elle peut toujours surprendre avant terme ceux qui l'attendent à telle ou telle date. Et si la mort de vieillesse peut se confondre avec la finitude de notre choix et, par suite, se vivre comme l'accord de résolution de notre vie (on nous donne une tâche et on nous donne du temps pour la remplir), la mort brusque, au contraire, est telle qu'elle ne saurait aucunement s'attendre, car elle est indéterminée et on ne peut l'attendre à aucune date, par définition : elle comporte toujours, en effet, la possibilité que nous mourions par surprise avant la date attendue et, par conséquent, que notre attente soit comme attente une duperie, ou que nous survivions à cette date et, comme nous n'étions que cette attente, que nous nous survivions à nous-même. Comme, d'ailleurs, la mort brusquée n'est qualitativement différente de l'autre que dans la mesure où nous vivons l'une ou l'autre, comme, biologiquement, c'est-à-dire du point de vue de l'univers, elles ne diffèrent aucunement quant à leurs causes et aux facteurs qui les déterminent, l'indétermination de l'une rejaillit en fait sur l'autre ; cela signifie qu'on ne peut que par aveuglement ou mauvaise foi attendre une mort de vieillesse. Nous avons, en effet, toutes les chances de mourir avant d'avoir rempli notre tâche ou, au contraire, de lui survivre. Il y a donc un nombre de chances très faible pour que notre mort se présente, comme celle de Sophocle, par exemple, à la manière d'un accord de résolution. Mais si c'est seulement la chance qui décide du caractère de notre mort, et, donc, de notre vie, même la mort qui ressemblera le plus à une fin de mélodie ne peut être attendue comme telle ; le hasard, en en décidant, lui ôte tout caractère de fin harmonieuse. Une fin de mélodie, en effet, pour conférer son sens à la mélodie, doit émaner de la mélodie elle-même. Une mort comme celle de Sophocle ressemblera donc à un accord de résolution mais n'en sera point une, tout juste comme l'assemblage de lettres formé par la chute de quelques cubes ressemblera peut-être à un mot, mais n'en sera point un. Ainsi, cette perpétuelle apparition du hasard au sein de mes projets ne peut être saisie comme ma possibilité, mais, au contraire, comme la néantisation de toutes mes possibilités, néantisation qui elle-même ne fait plus partie de mes possibilités. Ainsi, la mort n'est pas ma possibilité de ne plus réaliser de présence dans le monde, mais une néantisation toujours possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités.

C'est d'ailleurs ce qui peut s'exprimer d'une façon un peu différente, en partant de la considération des significations. La réalité-humaine est signifiante, nous le savons. Cela veut dire qu'elle se fait annoncer ce qu'elle est par ce qui n'est pas ou, si l'on préfère, qu'elle est à venir à soi-même. Si donc elle est perpétuellement engagée dans son propre futur, cela nous entraîne à dire qu'elle attend confirmation de ce futur. En tant que futur, en effet, l'avenir est préesquisse d'un présent qui sera ; on se remet dans les mains de ce présent qui, seul, à titre de présent, doit pouvoir confirmer ou infirmer la signification préesquissée que je suis. Comme ce présent sera lui-même libre reprise du passé à la lumière d'un nouveau futur, nous ne saurions le déterminer, mais seulement le pro-jeter et l'attendre. Le sens de ma conduite actuelle, c'est l'admonestation que je veux faire subir à telle personne qui m'a gravement offensé. Mais que sais-je si cette admonestation ne se transformera pas en balbutiements irrités et timides et si la signification de ma conduite présente ne se transformera pas au passé ? La liberté limite la liberté, le passé tire son sens du présent. Ainsi, comme nous l'avons montré, s'explique ce paradoxe que notre conduite actuelle nous est à la fois totalement translucide (cogito préréflexif) et, à la fois, totalement masquée par une libre détermination que nous devons attendre : l'adolescent est à la fois parfaitement conscient du sens mystique de ses conduites, et, à la fois, doit s'en remettre à tout son futur pour décider s'il est en train de « passer par une crise de puberté » ou de s'engager pour de bon dans la voie de la dévotion. Ainsi notre liberté ultérieure, en tant qu'elle est non pas notre actuelle possibilité, mais le fondement de possibilités que nous ne sommes pas encore, constitue comme une opacité en pleine translucidité, quelque chose comme ce que Barrès appelait « le mystère en pleine lumière ». De là cette nécessité pour nous de nous attendre. Notre vie n'est qu'une longue attente : attente de la réalisation de nos fins, d'abord (être engagé dans une entreprise, c'est en attendre l'issue), attente de nous-même surtout (même si cette entreprise est réalisée, même si j'ai su me faire aimer, obtenir telle distinction, telle faveur, reste à déterminer la place, le sens et la valeur de cette entreprise même dans ma vie). Cela ne provient pas d'un défaut contingent de la « nature » humaine, d'une nervosité qui nous empêcherait de nous limiter au présent et qui pourrait être corrigée par l'exercice, mais de la nature même du pour-soi qui « est » dans la mesure où il se temporalise. Aussi faut-il considérer notre vie comme étant faite non seulement d'attentes, mais d'attentes d'attentes qui attendent elles-mêmes des attentes. C'est là la structure même de l'ipséité : être soi, c'est venir à soi. Ces attentes évidemment comportent toutes une référence à un terme ultime qui serait attendu sans plus rien attendre. Un repos qui serait être et non plus attente d'être. Toute la série est suspendue à ce terme ultime qui n'est jamais donné par principe et qui est la valeur de notre être, c'est-à-dire, évidemment, une plénitude du type « en-soi, pour-soi ». Par ce terme ultime, la reprise de notre passé serait faite une fois pour toutes ; nous saurions pour toujours si telle épreuve de jeunesse a été fructueuse ou néfaste, si telle crise de puberté était caprice ou réelle préformation de mes engagements ultérieurs, la courbe de notre vie serait fixée pour toujours. En un mot, le compte serait arrêté. Les chrétiens ont essayé de donner la mort comme ce terme ultime. Le R.P. Boisselot, dans une conversation privée qu'il eut avec moi, me donnait à entendre que le « Jugement dernier », c'était précisément cet arrêt du compte, qui fait qu'on ne peut plus reprendre son coup et qu'on est enfin ce qu'on a été, irrémédiablement.

Mais il y a là une erreur analogue à celle que nous signalions plus haut chez Leibniz, encore qu'elle se place à l'autre bout de l'existence. Pour Leibniz, nous sommes libres, puisque tous nos actes découlent de notre essence. Il suffit cependant que notre essence n'ait point été choisie par nous pour que toute cette liberté de détail recouvre une totale servitude : Dieu a choisi l'essence d'Adam. Inversement, si c'est l'arrêt du compte qui donne son sens et sa valeur à notre vie, peu importe que tous les actes dont est faite la trame de notre vie aient été libres : le sens même nous en échappe si nous ne choisissons pas nous-même le moment où le compte s'arrêtera. C'est ce qu'a bien senti l'auteur libertin d'une anecdote dont Diderot s'est fait l'écho. Deux frères comparaissent au tribunal divin, le jour du jugement. Le premier dit à Dieu : « Pourquoi m'as-tu fait mourir si jeune ? » et Dieu répond : « Pour te sauver. Si tu avais vécu plus longtemps, tu aurais commis un crime, comme ton frère. » Alors, le frère demande à son tour : « Pourquoi m'as-tu fait mourir si vieux ? » Si la mort n'est pas libre détermination de notre être, elle ne saurait terminer notre vie : une minute de plus ou de moins et tout change peut-être ; si cette minute est ajoutée ou ôtée à mon compte, même en admettant que je l'emploie librement, le sens de ma vie m'échappe. Or, la mort chrétienne vient de Dieu : il choisit notre heure ; et, d'une façon générale, je sais clairement que, même si c'est moi qui fais, en me temporalisant, qu'il y ait en général des minutes et des heures, la minute de ma mort n'est pas fixée par moi : les séquences de l'univers en décident.

S'il en est ainsi, nous ne pouvons même plus dire que la mort confère un sens du dehors à la vie : un sens ne peut venir que de la subjectivité même. Puisque la mort ne paraît pas sur le fondement de notre liberté, elle ne peut qu'ôter à la vie toute signification. Si je suis attente d'attentes d'attente et si, d'un coup, l'objet de mon attente dernière et celui qui attend sont supprimés, l'attente en reçoit rétrospectivement le caractère d'absurdité. Trente ans ce jeune homme a vécu dans l'attente d'être un grand écrivain ; mais cette attente elle-même ne se suffisait pas : elle serait obstination vaniteuse et insensée, ou compréhension profonde de sa valeur selon les livres qu'il écrirait. Son premier livre est paru, mais, à lui seul, que signifie-t-il ? C'est un livre de début. Admettons qu'il soit bon : il ne prend son sens que par l'avenir. S'il est unique, il est à la fois inauguration et testament. Il n'avait qu'un livre à écrire, il est limité et cerné par son œuvre ; il ne sera pas « un grand écrivain ». Si le roman prend sa place dans une série médiocre, c'est un « accident ». S'il est suivi d'autres livres meilleurs il peut classer son auteur au premier rang. Mais voici justement que la mort frappe l'écrivain, au moment même où il s'éprouve anxieusement pour savoir « s'il aura l'étoffe » d'écrire un autre ouvrage, au moment où il s'attend. Cela suffit pour que tout tombe dans l'indéterminé : je ne puis dire que l'écrivain mort est l'auteur d'un seul livre (au sens où il n'aurait eu qu'un seul livre à écrire) ni non plus qu'il en a écrit plusieurs (puisque, en fait, un seul est paru). Je ne puis rien dire : supposons Balzac mort avant Les Chouans, il resterait l'auteur de quelques exécrables romans d'aventures. Mais, du coup, l'attente même que ce jeune mort fut, cette attente d'être un grand homme, perd toute espèce de signification ; elle n'est ni aveuglement têtu et vaniteux, ni véritable sens de sa propre valeur, puisque rien, jamais, n'en décidera. Il ne servirait à rien, en effet, de tenter d'en décider en considérant les sacrifices qu'il a consentis à son art, la vie obscure et rude qu'il a consenti à mener : tant de médiocres ont eu la force de faire de semblables sacrifices. Au contraire, la valeur finale de ces conduites reste définitivement en suspens ; ou, si l'on préfère, l'ensemble – conduites particulières, attentes, valeurs – tombe d'un coup dans l'absurde. Ainsi, la mort n'est jamais ce qui donne son sens à la vie : c'est au contraire ce qui lui ôte par principe toute signification. Si nous devons mourir, notre vie n'a pas de sens parce que ses problèmes ne reçoivent aucune solution et parce que la signification même des problèmes demeure indéterminée.

Il serait vain de recourir au suicide pour échapper à cette nécessité. Le suicide ne saurait être considéré comme une fin de vie dont je serais le propre fondement. Etant acte de ma vie, en effet, il requiert lui-même une signification que seul l'avenir peut lui donner ; mais comme il est le dernier acte de ma vie, il se refuse cet avenir ; ainsi demeure-t-il totalement indéterminé. Si j'échappe à la mort, en effet, ou si je « me manque », ne jugerai-je pas plus tard mon suicide comme une lâcheté ? L'événement ne pourra-t-il pas me montrer que d'autres solutions étaient possibles ? Mais comme ces solutions ne peuvent être que mes propres projets, elles ne peuvent apparaître que si je vis. Le suicide est une absurdité qui fait sombrer ma vie dans l'absurde.

Ces remarques, on le notera, ne sont pas tirées de la considération de la mort, mais, au contraire, de celle de la vie ; c'est parce que le pour-soi est l'être pour qui l'être est en question dans son être, c'est parce que le pour-soi est l'être qui réclame toujours un après, qu'il n'y a aucune place pour la mort dans l'être qu'il est pour-soi. Que pourrait donc signifier une attente de la mort, si ce n'est l'attente d'un événement indéterminé qui réduirait toute attente à l'absurde, y compris celle même de la mort ? L'attente de la mort se détruirait elle-même, car elle serait négation de toute attente. Mon pro-jet vers une mort est compréhensible (suicide, martyre, héroïsme), mais non le projet vers ma mort comme possibilité indéterminée de ne plus réaliser de présence dans le monde, car ce projet serait destruction de tous les projets. Ainsi, la mort ne saurait être ma possibilité propre ; elle ne saurait même pas être une de mes possibilités.

D'ailleurs, la mort, en tant qu'elle peut se révéler à moi, n'est pas seulement la néantisation toujours possible de mes possibles – néantisation hors de mes possibilités –, elle n'est pas seulement le projet qui détruit tous les projets et qui se détruit lui-même, l'impossible destruction de mes attentes : elle est le triomphe du point de vue d'autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. C'est sans doute ce que Malraux entend, lorsqu'il écrit de la mort, dans L'Espoir, qu'elle « transforme la vie en destin ». La mort, en effet, n'est que par son côté négatif néantisation de mes possibilités : comme, en effet, je ne suis mes possibilités que par néantisation de l'être-en-soi que j'ai à être, la mort comme néantisation d'une néantisation est position de mon être comme en-soi, au sens où, pour Hegel, la négation d'une négation est affirmation. Tant que le pour-soi est « en vie », il dépasse son passé vers son avenir et le passé est ce que le pour-soi a à être. Lorsque le pour-soi « cesse de vivre », ce passé ne s'abolit pas pour autant : la disparition de l'être néantisant ne le touche pas dans son être qui est du type de l'en-soi ; il s'abîme dans l'en-soi. Ma vie tout entière est, cela signifie non point qu'elle est une totalité harmonieuse, mais qu'elle a cessé d'être son propre sursis et qu'elle ne peut plus se changer par la simple conscience qu'elle a d'elle-même. Mais, tout au contraire, le sens d'un phénomène quelconque de cette vie est fixé désormais, non par lui-même, mais par cette totalité ouverte qu'est la vie arrêtée. Ce sens, à titre primaire et fondamental, est absence de sens, nous l'avons vu. Mais, à titre secondaire et dérivé, mille chatoiements, mille irisations de sens relatifs peuvent se jouer sur cette absurdité fondamentale d'une vie « morte ». Par exemple, quelle qu'en ait été la vanité ultime, il reste que la vie de Sophocle a été heureuse, que la vie de Balzac a été prodigieusement laborieuse, etc. Naturellement, ces qualifications générales peuvent être serrées de plus près ; nous pouvons risquer une description, une analyse, en même temps qu'une narration de cette vie. Nous obtiendrons des caractères plus distincts ; par exemple, nous pourrons dire de telle morte, comme Mauriac d'une de ses héroïnes, qu'elle a vécu en « désespérée prudente » ; nous pourrions saisir le sens de « l'âme » de Pascal (c'est-à-dire de sa « vie » intérieure) comme « somptueux et amer », ainsi que l'écrivait Nietzsche. Nous pouvons aller jusqu'à qualifier tel épisode de « lâcheté » ou d'« indélicatesse », sans perdre de vue, toutefois, que l'arrêt contingent de cet « être-en-perpétuel-sursis » qu'est le pour-soi vivant permet seul et sur le fondement d'une absurdité radicale de conférer le sens relatif à l'épisode considéré et que ce sens est une signification essentiellement provisoire dont le provisoire est accidentellement passé au définitif. Mais ces différentes explications du sens de la vie de Pierre avaient pour effet, lorsque c'était Pierre lui-même qui les opérait sur sa propre vie, d'en changer la signification et l'orientation, car toute description de sa propre vie, lorsqu'elle est tentée par le pour-soi, est projet de soi par delà cette vie et, comme le projet altérant est, du même coup, aggloméré à la vie qu'il altère, c'est la propre vie de Pierre qui métamorphosait son sens en se temporalisant continûment. Or, à présent que sa vie est morte, seule la mémoire de l'autre peut empêcher qu'elle se recroqueville dans sa plénitude en soi en coupant toutes ses amarres avec le présent. La caractéristique d'une vie morte, c'est que c'est une vie dont l'autre se fait le gardien. Cela ne signifie pas simplement que l'autre retient la vie du « disparu » en en effectuant une reconstitution explicite et cognitive. Bien au contraire, une semblable reconstitution n'est qu'une des attitudes possibles de l'autre par rapport à la vie morte et, par suite, le caractère « vie reconstituée » (dans le milieu familial par les souvenirs des proches, dans le milieu historique) est un destin particulier qui vient marquer certaines vies à l'exclusion d'autres. Il en résulte nécessairement que la qualité opposée « vie tombée dans l'oubli » représente aussi un destin spécifique et descriptible qui vient à de certaines vies à partir de l'autre. Etre oublié, c'est faire l'objet d'une attitude de l'autre et d'une décision implicite d'autrui. Etre oublié, c'est, en fait, être appréhendé résolument et pour toujours comme élément fondu dans une masse (les « grands féodaux du XIIIe siècle », les « bourgeois whigs » du XVIIIe, les « fonctionnaires soviétiques », etc.), ce n'est nullement s'anéantir, mais c'est perdre son existence personnelle pour être constitué avec d'autres en existence collective. Ceci nous montre bien ce que nous désirions prouver, c'est que l'autre ne saurait être d'abord sans contact avec les morts pour décider ensuite (ou pour que les circonstances décident) qu'il aurait telle ou telle relation avec certains morts particuliers (ceux qu'il a connus de leur vivant, les « grands morts », etc.). En réalité, la relation aux morts – à tous les morts – est une structure essentielle de la relation fondamentale que nous avons nommée « être-pour-autrui ». Dans son surgissement à l'être, le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts ; son projet initial les organise en larges masses anonymes ou en individualités distinctes ; et ces masses collectives, comme ces individualités, il détermine leur recul ou leur proximité absolue, il déplie les distances temporelles d'elles à lui en se temporalisant, tout comme il déplie les distances spatiales à partir de ses entours ; en se faisant annoncer par sa fin ce qu'il est, il décide de l'importance propre des collectivités ou des individualités disparues ; tel groupe qui sera strictement anonyme et amorphe pour Pierre, sera spécifié et structuré pour moi ; tel autre, purement uniforme pour moi, laissera paraître pour Jean certaines de ses composantes individuelles. Byzance, Rome, Athènes, la deuxième Croisade, la Convention, autant d'immenses nécropoles que je puis voir de loin ou de près, d'une vue cavalière ou détaillée, suivant la position que je prends, que je « suis », au point qu'il n'est pas impossible – pour peu qu'on l'entende comme il faut – de définir une « personne » par ses morts, c'est-à-dire par les secteurs d'individualisation ou de collectivisation qu'elle a déterminés dans la nécropole, par les routes et les sentiers qu'elle a tracés, par les enseignements qu'elle a décidé de se faire donner, par les « racines » qu'elle y a poussées. Certes, les morts nous choisissent, mais il faut d'abord que nous les ayons choisis. Nous retrouvons ici le rapport originel qui unit la facticité à la liberté ; nous choisissons notre attitude envers les morts, mais il ne se peut pas que nous n'en choisissions pas une. L'indifférence à l'égard des morts est une attitude parfaitement possible (on en trouverait des exemples chez les « Heimatlos », chez certains révolutionnaires ou chez des individualistes). Mais cette indifférence – qui consiste à faire « remourir » les morts – est une conduite parmi d'autres vis à-vis d'eux. Ainsi, de par sa facticité même, le pour-soi est jeté dans une entière « responsabilité » vis-à-vis des morts ; il est obligé de décider librement de leur sort. En particulier, lorsqu'il s'agit des morts qui nous entourent, il ne se peut pas que nous ne décidions pas – explicitement ou implicitement – du sort de leurs entreprises ; cela est manifeste lorsqu'il s'agit du fils qui reprend l'entreprise de son père ou du disciple qui reprend l'école et les doctrines de son maître. Mais, bien que le lien soit moins clairement visible dans bon nombre de circonstances, cela est vrai aussi dans tous les cas où le mort et le vivant considérés appartiennent à la même collectivité historique et concrète. C'est moi, ce sont les hommes de ma génération qui décident du sens des efforts et des entreprises de la génération antérieure, soit qu'ils reprennent et continuent leurs tentatives sociales et politiques, soit qu'ils réalisent décidément une cassure et rejettent les morts dans l'inefficience. Nous l'avons vu, c'est l'Amérique de 1917 qui décide de la valeur et du sens des entreprises de La Fayette. Ainsi, de ce point de vue, apparaît clairement la différence entre la vie et la mort : la vie décide de son propre sens, parce qu'elle est toujours en sursis, elle possède par essence un pouvoir d'autocritique et d'auto-métamorphose qui fait qu'elle se définit comme un « pas-encore » ou qu'elle est, si l'on veut, comme changement de ce qu'elle est. La vie morte ne cesse pas pour cela de changer et, pourtant, elle est faite. Cela signifie que, pour elle, les jeux sont faits et qu'elle subira désormais ses changements sans en être aucunement responsable. Il ne s'agit pas seulement pour elle d'une totalisation arbitraire et définitive ; il s'agit, en outre, d'une transformation radicale ; rien ne peut plus lui arriver de l'intérieur, elle est entièrement close, on n'y peut plus rien faire entrer ; mais son sens ne cesse point d'être modifié du dehors. Jusqu'à la mort de cet apôtre de la paix, le sens de ses entreprises (folie ou sens profond du réel, réussite ou échec) était entre ses mains ; « tant que je serai là, il n'y aura pas de guerre ». Mais dans la mesure où ce sens dépasse les bornes d'une simple individualité, dans la mesure où la personne se fait annoncer ce qu'elle est par une situation objective à réaliser (la paix en Europe), la mort représente une totale dépossession : c'est l'autre qui dépossède l'apôtre de la paix du sens même de ses efforts et, donc, de son être, en se chargeant, en dépit de lui-même et par son surgissement même, de transformer en échec ou en réussite, en folie ou en intuition de génie, l'entreprise même par quoi la personne se faisait annoncer ce qu'elle était en son être. Ainsi l'existence même de la mort nous aliène tout entier, dans notre propre vie, au profit d'autrui. Etre mort, c'est être en proie aux vivants. Cela signifie donc que celui qui tente de saisir le sens de sa mort future doit se découvrir comme proie future des autres. Il y a donc un cas d'aliénation que nous n'avons pas envisagé, dans la section de cet ouvrage que nous consacrions au Pour-Autrui : les aliénations que nous avions étudiées, en effet, étaient de celles que nous pouvions néantiser en transformant l'autre en transcendance-transcendée, de même que nous pouvions néantiser notre dehors par la position absolue et subjective de notre liberté ; tant que je vis, je peux échapper à ce que je suis pour l'autre en me faisant révéler, par mes fins librement posées, que je ne suis rien et que je me fais être ce que je suis ; tant que je vis, je peux démentir ce que l'autre découvre de moi en me pro-jetant déjà vers d'autres fins et, en tout cas, en découvrant que ma dimension d'être-pour-moi est incommensurable avec ma dimension d'être-pour-l'autre. Ainsi échappé-je sans cesse à mon dehors et suis-je sans cesse ressaisi par lui sans que, « en ce combat douteux », la victoire définitive appartienne à l'un ou l'autre de ces modes d'être. Mais le fait de la mort, sans s'allier précisément à l'un ou l'autre des adversaires dans ce combat même, donne la victoire finale au point de vue de l'autre, en transportant le combat et l'enjeu sur un autre terrain, c'est-à-dire en supprimant soudain un des combattants. En ce sens, mourir, c'est être condamné, quelle que soit la victoire éphémère qu'on a remportée sur l'autre et même si l'on s'est servi de l'autre pour « sculpter sa propre statue », à ne plus exister que par l'autre et à tenir de lui son sens et le sens même de sa victoire. Si l'on partage, en effet, les vues réalistes que nous avons exposées dans notre troisième partie, on devra reconnaître que mon existence d'après la mort n'est pas la simple survie spectrale, « dans la conscience de l'autre », de simples représentations (images, souvenirs, etc.) qui me concerneraient. Mon être-pour-autrui est un être réel et, s'il demeure entre les mains d'autrui comme un manteau que je lui abandonne après ma disparition, c'est à titre de dimension réelle de mon être – dimension devenue mon unique dimension – et non de spectre inconsistant. Richelieu, Louis XV, mon grand-père ne sont aucunement la somme de mes souvenirs, ni même la somme des souvenirs ou des connaissances de tous ceux qui en ont entendu parler ; ce sont des êtres objectifs et opaques, mais qui, simplement, sont réduits à la seule dimension d'extériorité. A ce titre, ils poursuivront leur histoire dans le monde humain, mais ils ne seront plus jamais que des transcendances-transcendées au milieu du monde ; ainsi, non seulement la mort désarme mes attentes en ôtant définitivement l'attente et en laissant dans l'indéterminé la réalisation des fins qui m'annoncent ce que je suis – mais encore elle confère un sens du dehors à tout ce que je vis en subjectivité ; elle ressaisit tout ce subjectif qui se défendait, tant qu'il « vivait », contre l'extériorisation et elle le prive de tout sens subjectif pour le livrer, au contraire, à toute signification objective qu'il plaira à l'autre de lui donner. Il convient toutefois de faire remarquer que ce « destin » ainsi conféré à ma vie demeure lui aussi en suspens, en sursis, car la réponse à cette question : « Quel sera, en définitive, le destin historique de Robespierre ? » dépend de la réponse à cette question préalable : « L'Histoire a-t-elle un sens ? », c'est-à-dire « doit-elle s'achever ou seulement se terminer ? » Cette question n'est pas résolue – elle est peut-être insoluble, puisque toutes les réponses qu'on y fait (y compris la réponse de l'idéalisme : « l'histoire de l'Egypte est l'histoire de l'Egyptologie ») sont elles-mêmes historiques.

Ainsi, en admettant que ma mort peut se découvrir dans ma vie, nous voyons qu'elle ne saurait être un pur arrêt de ma subjectivité qui, étant événement intérieur de cette subjectivité, ne concernerait finalement qu'elle. S'il est vrai que le réalisme dogmatique a eu tort de voir dans la mort l'état de mort, c'est-à-dire un transcendant à la vie, il n'en demeure pas moins que la mort telle que je peux la découvrir comme mienne engage nécessairement autre chose que moi. En tant, en effet, qu'elle est néantisation toujours possible de mes possibles, elle est hors de mes possibilités et je ne saurais donc l'attendre, c'est-à-dire me jeter vers elle comme vers une de mes possibilités. Elle ne saurait donc appartenir à la structure ontologique du pour-soi. En tant qu'elle est le triomphe de l'autre sur moi, elle renvoie à un fait, fondamental, certes, mais totalement contingent, comme nous l'avons vu, qui est l'existence de l'autre. Nous ne connaîtrions pas cette mort, si l'autre n'existait pas ; elle ne saurait ni se découvrir à nous, ni surtout se constituer comme la métamorphose de notre être en destin ; elle serait, en effet, la disparition simultanée du pour-soi et du monde, du subjectif et de l'objectif, du signifiant et de toutes les significations. Si la mort, dans une certaine mesure, peut se révéler à nous comme la métamorphose de ces significations particulières qui sont mes significations, c'est par suite du fait de l'existence d'un autre signifiant qui assure la relève des significations et des signes. C'est à cause de l'autre que ma mort est ma chute hors du monde, à titre de subjectivité, au lieu d'être l'anéantissement de la conscience et du monde. Il y a donc un indéniable et fondamental caractère de fait, c'est-à-dire une contingence radicale dans la mort comme dans l'existence d'autrui. Cette contingence la soustrait par avance à toutes les conjectures ontologiques. Et méditer sur ma vie en la considérant à partir de la mort, ce serait méditer sur ma subjectivité en prenant sur elle le point de vue de l'autre ; nous avons vu que cela n'est pas possible.

Ainsi, nous devons conclure, contre Heidegger, que loin que la mort soit ma possibilité propre, elle est un fait contingent qui, en tant que tel, m'échappe par principe et ressortit originellement à ma facticité. Je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l'attendre ni prendre une attitude envers elle, car elle est ce qui se révèle comme l'indécouvrable, ce qui désarme toutes les attentes, ce qui se glisse dans toutes les attitudes et particulièrement dans celles qu'on prendrait vis-à-vis d'elle, pour les transformer en conduites extériorisées et figées dont le sens est pour toujours confié à d'autres qu'à nous-même. La mort est un pur fait, comme la naissance ; elle vient à nous du dehors et elle nous transforme en dehors. Au fond, elle ne se distingue aucunement de la naissance, et c'est l'identité de la naissance et de la mort que nous nommons facticité.

Est-ce à dire que la mort trace les limites de notre liberté ? En renonçant à l'être-pour-mourir de Heidegger, avons-nous renoncé pour toujours à la possibilité de donner librement à notre être une signification dont nous soyons responsables ?

Bien au contraire, il nous semble que la mort, en se découvrant à nous comme elle est, nous libère entièrement de sa prétendue contrainte. C'est ce qui apparaîtra plus clairement pour peu qu'on y réfléchisse.

Mais tout d'abord il convient de séparer radicalement les deux idées ordinairement unies de mort et de finitude. On semble croire d'ordinaire que c'est la mort qui constitue et qui nous révèle notre finitude. De cette contamination résulte que la mort prend figure de nécessité ontologique et que la finitude, au contraire, emprunte à la mort son caractère de contingence. Un Heidegger, en particulier, semble avoir bâti toute sa théorie du « Sein-zum-Tode » sur l'identification rigoureuse de la mort en la finitude ; de la même façon, Malraux, lorsqu'il nous dit que la mort nous révèle l'unicité de la vie, semble considérer justement que c'est parce que nous mourons que nous sommes impuissants à reprendre notre coup et, donc, finis. Mais, à considérer les choses d'un peu près, on s'aperçoit de leur erreur : la mort est un fait contingent qui ressortit à la facticité ; la finitude est une structure ontologique du pour-soi qui détermine la liberté et n'existe que dans et par le libre projet de la fin qui m'annonce mon être. Autrement dit, la réalité-humaine demeurerait finie, même si elle était immortelle, parce qu'elle se fait finie en se choisissant humaine. Etre fini, en effet, c'est se choisir, c'est-à-dire se faire annoncer ce qu'on est en se projetant vers un possible, à l'exclusion des autres. L'acte même de liberté est donc assomption et création de la finitude. Si je me fais, je me fais fini et, de ce fait, ma vie est unique. Dès lors, fussé-je immortel, il m'est interdit de « reprendre mon coup » ; c'est l'irréversibilité de la temporalité qui me l'interdit, et cette irréversibilité n'est autre que le caractère propre d'une liberté qui se temporalise. Certes, si je suis immortel et que j'aie dû écarter le possible B pour réaliser le possible A, l'occasion se représentera pour moi de réaliser ce possible refusé. Mais, du seul fait que cette occasion se présentera après l'occasion refusée, elle ne sera point la même et, dès lors, c'est pour l'éternité que je me serai fait fini en écartant irrémédiablement la première occasion. De ce point de vue, l'immortel comme le mortel naît plusieurs et se fait un seul. Pour être temporellement indéfinie, c'est-à-dire sans bornes, sa « vie » n'en sera pas moins finie dans son être même parce qu'il se fait unique. La mort n'a rien à y voir ; elle survient « entre-temps », et la réalité-humaine, en se révélant sa propre finitude, ne découvre pas, pour autant, sa mortalité.

Ainsi, la mort n'est aucunement structure ontologique de mon être, du moins en tant qu'il est pour-soi ; c'est l'autre qui est mortel dans son être. Il n'y a aucune place pour la mort dans l'être-pour-soi ; il ne peut ni l'attendre, ni la réaliser, ni se projeter vers elle ; elle n'est aucunement le fondement de sa finitude et, d'une façon générale, elle ne peut ni être fondée du dedans comme pro-jet de la liberté originelle, ni être reçue du dehors comme une qualité par le pour-soi. Qu'est-elle donc ? Rien d'autre qu'un certain aspect de la facticité et de l'être-pour-autrui, c'est-à-dire rien d'autre que du donné. Il est absurde que nous soyons nés, il est absurde que nous mourions ; d'autre part, cette absurdité se présente comme l'aliénation permanente de mon être – possibilité qui n'est plus ma possibilité, mais celle de l'autre. C'est donc une limite externe et de fait de ma subjectivité. Mais ne reconnaît-on pas ici la description que nous avons tentée au paragraphe précédent ? Cette limite de fait que nous devons assurer, en un sens, puisque rien ne nous pénètre du dehors et qu'il faut bien en un sens que nous éprouvions la mort si nous devons pouvoir simplement la nommer, mais qui, d'autre part, n'est jamais rencontrée par le pour-soi, puisqu'elle n'est rien de lui, sinon la permanence indéfinie de son être-pour-l'autre, qu'est-ce sinon, précisément, un des irréalisables ? Qu'est-ce, sinon un aspect synthétique de nos envers ? Mortel représente l'être présent que je suis pour-autrui ; mort représente le sens futur de mon pour-soi actuel pour l'autre. Il s'agit donc bien d'une limite permanente de mes projets ; et, comme telle, cette limite est à assumer. C'est donc une extériorité qui demeure extériorité jusque dans et par la tentative du pour-soi pour la réaliser : ce que nous avons défini plus haut comme l'irréalisable à réaliser. Il n'y a pas de différence au fond entre le choix par lequel la liberté assume sa mort comme limite insaisissable et inconcevable de sa subjectivité et celui par quoi elle choisit d'être liberté limitée par le fait de la liberté de l'autre. Ainsi, la mort n'est pas ma possibilité, au sens précédemment défini ; elle est situation-limite, comme envers choisi et fuyant de mon choix. Elle n'est pas mon possible, au sens où elle serait ma fin propre qui m'annoncerait mon être ; mais du fait qu'elle est inéluctable nécessité d'exister ailleurs comme un dehors et un en-soi, elle est intériorisée comme « ultime », c'est-à-dire comme sens thématique et hors de portée des possibles hiérarchisés. Ainsi, me hante-t-elle au cœur même de chacun de mes projets comme leur inéluctable envers. Mais, précisément, comme cet « envers » est à assumer non comme ma possibilité, mais comme la possibilité qu'il n'y ait plus pour moi de possibilités, elle ne m'entame pas. La liberté qui est ma liberté demeure totale et infinie ; non que la mort ne la limite pas, mais parce que la liberté ne rencontre jamais cette limite, la mort n'est aucunement un obstacle à mes projets ; elle est seulement un destin ailleurs de ces projets. Je ne suis pas « libre pour mourir », mais je suis un libre mortel. La mort échappant à mes projets parce qu'elle est irréalisable, j'échappe moi-même à la mort dans mon projet même. Etant ce qui est toujours au delà de ma subjectivité, il n'y a aucune place pour elle dans ma subjectivité. Et cette subjectivité ne s'affirme pas contre elle, mais indépendamment d'elle, bien que cette affirmation soit immédiatement aliénée. Nous ne saurions donc ni penser la mort, ni l'attendre, ni nous armer contre elle ; mais aussi nos projets sont-ils, en tant que projets – non par suite de notre aveuglement, comme dit le chrétien, mais par principe –, indépendants d'elle. Et, bien qu'il y ait d'innombrables attitudes possibles en face de cet irréalisable « à réaliser par-dessus le marché », il n'y a pas lieu de les classer en authentiques et inauthentiques, puisque, justement, nous mourons toujours par-dessus le marché.

Ces différentes descriptions, portant sur ma place, mon passé, mes entours, ma mort et mon prochain, n'ont pas la prétention d'être exhaustives, ni même détaillées. Leur but est simplement de nous permettre une conception plus claire de ce qu'est une « situation ». Grâce à elles, il va nous être possible de définir plus précisément cet « être-en-situation » qui caractérise le pour-soi en tant qu'il est responsable de sa manière d'être sans être fondement de son être.

1o Je suis un existant au milieu d'autres existants. Mais je ne puis « réaliser » cette existence au milieu d'autres, je ne puis saisir les existants qui m'entourent comme objets ni me saisir moi-même comme existant entouré ni même donner un sens à cette notion d'« au milieu » que si je me choisis moi-même, non dans mon être mais dans ma manière d'être. Le choix de cette fin est choix d'un non-encore-existant. Ma position au milieu du monde, définie par le rapport d'ustensilité ou d'adversité des réalités qui m'entourent à ma propre facticité, c'est-à-dire la découverte des dangers que je cours dans le monde, des obstacles que je peux y rencontrer, des aides qui peuvent m'être offertes, à la lueur d'une néantisation radicale de moi-même et d'une négation radicale et interne de l'en-soi, opérées du point de vue d'une fin librement posée, voilà ce que nous nommons la situation.

2o La situation n'existe qu'en corrélation avec le dépassement du donné vers une fin. Elle est la façon dont le donné que je suis et le donné que je ne suis pas se découvrent au pour-soi que je suis sur le mode de ne l'être-pas. Qui dit situation dit donc « position appréhendée par le pour-soi qui est en situation ». Il est impossible de considérer une situation du dehors : elle se fige en forme en soi. En conséquence, la situation ne saurait être dite ni objective ni subjective, encore que les structures partielles de cette situation (la tasse dont je me sers, la table sur laquelle je m'appuie, etc.) puissent et doivent être rigoureusement objectives.

La situation ne saurait être subjective, car elle n'est ni la somme ni l'unité des impressions que nous font les choses : elle est les choses elles-mêmes et moi-même parmi les choses ; car mon surgissement dans le monde comme pure néantisation d'être n'a d'autre effet que de faire qu'il y ait des choses et n'y ajoute rien. Sous cet aspect, la situation trahit ma facticité, c'est-à-dire le fait que les choses sont là simplement comme elles sont, sans nécessité ni possibilité d'être autrement, et que je suis là parmi elles.

Mais elle ne saurait non plus être objective, au sens où elle serait un pur donné que le sujet constaterait sans être nullement engagé dans le système ainsi constitué. En fait, la situation, de par la signification même du donné (signification sans quoi il n'y aurait même pas de donné), reflète au pour-soi sa liberté. Si la situation n'est ni subjective ni objective, c'est qu'elle ne constitue pas une connaissance ni même une compréhension affective de l'état du monde par un sujet ; mais c'est une relation d'être entre un pour-soi et l'en-soi qu'il néantise. La situation, c'est le sujet tout entier (il n'est rien d'autre que sa situation) et c'est aussi la « chose » tout entière (il n'y a jamais rien de plus que les choses). C'est le sujet éclairant les choses par son dépassement même, si l'on veut ; ou c'est les choses renvoyant au sujet son image. C'est la totale facticité, la contingence absolue du monde, de ma naissance, de ma place, de mon passé, de mes entours, du fait de mon prochain – et c'est ma liberté sans limites comme ce qui fait qu'il y a pour moi une facticité. C'est cette route poussiéreuse et montante, cette soif ardente que j'ai, ce refus des gens de me donner à boire, parce que je n'ai pas d'argent ou que je ne suis pas de leur pays ou de leur race ; c'est mon délaissement au milieu de ces populations hostiles, avec cette fatigue de mon corps qui m'empêchera peut-être d'atteindre le but que je m'étais fixé. Mais c'est précisément aussi ce but, non en tant que je le formule clairement et explicitement, mais en tant qu'il est là, partout autour de moi, comme ce qui unifie et explique tous ces faits, ce qui les organise en une totalité descriptible au lieu d'en faire un cauchemar en désordre.

3o Si le pour-soi n'est rien d'autre que sa situation, il suit de là que l'être-en-situation définit la réalité-humaine, en rendant compte à la fois de son être-là et de son être-par-delà. La réalité-humaine est, en effet, l'être qui est toujours par delà son être-là. Et la situation est la totalité organisée de l'être-là interprétée et vécue dans et par l'être-par-delà. Il n'y a donc pas de situation privilégiée ; nous entendons par là qu'il n'est pas de situation où le donné étoufferait sous son poids la liberté qui le constitue comme tel – ni, réciproquement, de situation où le pour-soi serait plus libre que dans d'autres. Ceci ne doit pas s'entendre au sens de cette « liberté intérieure » bergsonienne que Politzer raillait dans La fin d'une parade philosophique et qui aboutissait tout simplement à reconnaître à l'esclave l'indépendance de la vie intime et du cœur dans les chaînes. Lorsque nous déclarons que l'esclave est aussi libre dans les chaînes que son maître, nous ne voulons pas parler d'une liberté qui demeurerait indéterminée. L'esclave dans les chaînes est libre pour les briser ; cela signifie que le sens même de ses chaînes lui apparaîtra à la lumière de la fin qu'il aura choisie : rester esclave ou risquer le pis pour s'affranchir de la servitude. Sans doute, l'esclave ne pourra pas obtenir les richesses et le niveau de vie du maître ; mais aussi ne sont-ce point là les objets de ses projets, il ne peut que rêver la possession de ces trésors ; sa facticité est telle que le monde lui apparaît avec un autre visage et qu'il a à poser, à résoudre d'autres problèmes ; en particulier, il lui faut fondamentalement se choisir sur le terrain de l'esclavage et, par là même, donner un sens à cette obscure contrainte. S'il choisit, par exemple, la révolte, l'esclavage, loin d'être d'abord un obstacle à cette révolte, ne prend son sens et son cœfficient d'adversité que par elle. Précisément parce que la vie de l'esclave qui se révolte et meurt au cours de la révolte est une vie libre, précisément parce que la situation éclairée par un libre projet est pleine et concrète, précisément parce que le problème urgent et capital de cette vie est : « atteindrai-je mon but ? », précisément pour tout cela, la situation de l'esclave est incomparable avec celle du maître. Chacune d'elles ne prend, en effet, son sens que pour le pour-soi en situation et à partir du libre choix de ses fins. La comparaison ne saurait être opérée que par un tiers et, par conséquent, elle n'aurait lieu qu'entre deux formes objectives au milieu du monde ; elle serait établie d'ailleurs à la lumière du pro-jet librement choisi par ce tiers : il n'y a aucun point de vue absolu duquel on puisse se placer pour comparer des situations différentes, chaque personne ne réalise qu'une situation : la sienne.

4o La situation, étant éclairée par des fins qui ne sont elles-mêmes pro-jetées qu'à partir de l'être-là qu'elles éclairent, se présente comme éminemment concrète. Certes, elle contient et soutient des structures abstraites et universelles, mais elle doit se comprendre comme le visage singulier que le monde tourne vers nous, comme notre chance unique et personnelle. On se souvient de cet apologue de Kafka : un marchand vient plaider son procès au château ; un garde terrible lui barre l'entrée. Il n'ose passer outre, attend et meurt en attente. A l'heure de mourir, il demande au gardien : « D'ou vient que j'étais seul à attendre ? » Et le gardien lui répond : « Cette porte n'était faite que pour toi. » Tel est bien le cas du pour-soi, si l'on veut bien ajouter qu'en outre, chacun se fait sa propre porte. La concrétion de la situation se traduit en particulier par le fait que le pour-soi ne vise jamais des fins fondamentales abstraites et universelles. Sans doute verrons-nous au prochain chapitre que le sens profond du choix est universel et que, par là, le pour-soi fait qu'existe une réalité-humaine comme espèce. Encore faut-il dégager le sens, qui est implicite ; et c'est à cela que nous servira la psychanalyse existentielle. Et, une fois dégagé, le sens terminal et initial du pour-soi apparaîtra comme un « unselbstständig » qui a besoin, pour se manifester, d'une concrétion particulière7. Mais la fin du pour-soi telle qu'elle est vécue et poursuivie dans le projet par quoi il dépasse et fonde le réel se révèle dans sa concrétion au pour-soi, comme un changement particulier de la situation qu'il vit (briser ses chaînes, être roi des Francs, libérer la Pologne, lutter pour le prolétariat). Encore ne sera-ce même point d'abord pour le prolétariat en général qu'on pro-jettera de lutter, mais le prolétariat sera visé à travers tel groupement ouvrier concret auquel la personne appartient. C'est qu'en effet la fin n'éclaire le donné que parce qu'elle est choisie comme dépassement de ce donné. Le pour-soi ne surgit pas avec une fin toute donnée. Mais en « faisant » la situation, il « se fait », et inversement.

5o La situation, pas plus qu'elle n'est objective ou subjective, ne saurait être considérée comme le libre effet d'une liberté ou comme l'ensemble des contraintes que je subis ; elle provient de l'éclairement de la contrainte par la liberté qui lui donne son sens de contrainte. Entre les existants bruts, il ne saurait y avoir de liaison, c'est la liberté qui fonde les liaisons en groupant les existants en complexes-ustensiles et c'est elle qui projette la raison des liaisons, c'est-à-dire sa fin. Mais, précisément parce que, dès lors, je me projette vers une fin à travers un monde de liaisons, je rencontre à présent des séquences, des séries liées, des complexes et je dois me déterminer à agir selon des lois. Ces lois et la façon dont j'en use décident de l'échec ou de la réussite de mes tentatives. Mais c'est par la liberté que les relations légales viennent au monde. Ainsi la liberté s'enchaîne-t-elle dans le monde comme libre projet vers des fins.

6o Le pour-soi est temporalisation ; cela signifie qu'il n'est pas ; il « se fait ». C'est la situation qui doit rendre compte de cette permanence substantielle qu'on reconnaît volontiers aux personnes (« il n'a pas changé », « il est toujours le même ») et que la personne éprouve empiriquement, dans bien des cas, comme étant la sienne. La libre persévérance dans un même projet, en effet, n'implique aucune permanence, bien au contraire, c'est un perpétuel renouvellement de mon engagement, nous l'avons vu. Mais les réalités enveloppées et éclairées par un projet qui se développe et se confirme présentent au contraire la permanence de l'en-soi et, dans la mesure où elles nous renvoient notre image, elles nous étayent de leur pérennité ; il est fréquent même que nous prenions leur permanence pour la nôtre. En particulier, la permanence de la place et des entours, des jugements sur nous du prochain, de notre passé figure une image dégradée de notre persévérance. Durant que je me temporalise, je suis toujours Français, fonctionnaire ou prolétaire pour autrui. Cet irréalisable a le caractère d'une limite invariable de ma situation. Semblablement, ce qu'on appelle tempérament ou caractère d'une personne et qui n'est autre que son libre projet en tant qu'il est-pour-autrui apparaît aussi, pour le pour-soi, comme un irréalisable invariant. Alain a fort bien vu que le caractère est serment. Celui qui dit « je ne suis pas commode », c'est un libre engagement à la colère qu'il contracte et, du même coup, une libre interprétation de certains détails ambigus de son passé. En ce sens il n'y a point de caractère – il n'y a qu'un pro-jet de soi-même. Mais il ne faut pas méconnaître cependant l'aspect « donné » du caractère. Il est vrai que pour l'autre, qui me saisit comme autre-objet, je suis colérique, hypocrite ou franc, lâche ou courageux. Cet aspect m'est renvoyé par le regard d'autrui : par l'épreuve de ce regard, le caractère, qui était libre projet vécu et conscient (de) soi, devient un irréalisable « ne varietur » à assumer. Il dépend alors non seulement de l'autre mais de la position que j'ai prise vis-à-vis de l'autre et de ma persévérance à maintenir cette position : tant que je me laisserai fasciner par le regard d'autrui, mon caractère figurera à mes propres yeux, comme irréalisable « ne varietur », la permanence substantielle de mon être – comme le donnent à entendre des phrases banales et quotidiennement prononcées, telles que : « J'ai quarante-cinq ans et ce n'est pas aujourd'hui que je vais me mettre à changer. » Le caractère est même souvent ce que le pour-soi tente de récupérer pour devenir l'en-soi-pour-soi qu'il projette d'être. Il faut noter toutefois que cette permanence du passé, des entours et du caractère ne sont pas des qualités données ; elles ne se révèlent sur les choses qu'en corrélation avec la continuité de mon projet. Il serait vain d'espérer, par exemple, qu'on retrouvera, après une guerre, après un long exil, tel paysage montagneux comme inaltéré et de fonder sur l'inertie et la permanence apparente de ces pierres l'espoir d'une renaissance du passé. Ce paysage ne découvre sa permanence qu'à travers un projet persévérant : ces montagnes ont un sens à l'intérieur de ma situation – elles figurent d'une façon ou d'une autre mon appartenance à une nation en paix, maîtresse d'elle-même et qui occupe un certain rang dans la hiérarchie internationale. Que je les retrouve après une défaite et pendant l'occupation d'une partie du territoire, elles ne sauraient du tout m'offrir le même visage : c'est que moi-même j'ai d'autres pro-jets, je me suis engagé différemment dans le monde.

Enfin, nous avons vu que des bouleversements intérieurs de la situation par changements autonomes des entours sont toujours à prévoir. Ces changements ne peuvent jamais provoquer un changement de mon projet, mais ils peuvent amener, sur le fondement de ma liberté, une simplification ou une complication de la situation. Par là même, mon projet initial se révélera à moi avec plus ou moins de simplicité. Car une personne n'est jamais ni simple ni complexe : c'est sa situation qui peut être l'un ou l'autre. Je ne suis rien en effet que le projet de moi-même par delà une situation déterminée et ce projet me pré-esquisse à partir de la situation concrète comme il illumine d'ailleurs la situation à partir de mon choix. Si donc la situation dans son ensemble s'est simplifiée, si des éboulis, des effondrements, des érosions lui ont imprimé un aspect tranché, des traits grossiers, avec de violentes oppositions, je serai moi-même simple, car mon choix – le choix que je suis – étant appréhension de cette situation-là ne saurait être que simple. Des complications nouvelles en renaissant auront pour effet de me présenter une situation compliquée par delà laquelle je me retrouverai compliqué. C'est ce que chacun a pu constater s'il a remarqué à quelle simplicité presque animale revenaient les prisonniers de guerre par suite de l'extrême simplification de leur situation ; cette simplification ne pouvait modifier leur projet lui-même dans sa signification ; mais sur le fondement même de la liberté, elle entraînait une condensation et une uniformisation des entours qui se constituaient dans et par une appréhension plus nette, plus brutale et plus condensée des fins fondamentales de la personne captive. Il s'agit, en somme, d'un métabolisme interne, non d'une métamorphose globale qui intéresserait aussi la forme de la situation. Ce sont pourtant des changements que je découvre comme changements « dans ma vie », c'est-à-dire dans les cadres unitaires d'un même projet.

III  LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ

Bien que les considérations qui vont suivre intéressent plutôt le moraliste, on a jugé qu'il ne serait pas inutile, après ces descriptions et ces argumentations, de revenir sur la liberté du pour-soi et d'essayer de comprendre ce que représente pour la destinée humaine le fait de cette liberté.

La conséquence essentielle de nos remarques antérieures, c'est que l'homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d'être. Nous prenons le mot de « responsabilité » en son sens banal de « conscience (d') être l'auteur incontestable d'un événement ou d'un objet ». En ce sens, la responsabilité du pour-soi est accablante, puisqu'il est celui par qui il se fait qu'il y ait un monde ; et, puisqu'il est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la situation où il se trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation avec son coefficient d'adversité propre, fût-il insoutenable ; il doit l'assumer avec la conscience orgueilleuse d'en être l'auteur, car les pires inconvénients ou les pires menaces qui risquent d'atteindre ma personne n'ont de sens que par mon projet ; et c'est sur le fond de l'engagement que je suis qu'ils paraissent. Il est donc insensé de songer à se plaindre, puisque rien d'étranger n'a décidé de ce que nous ressentons, de ce que nous vivons ou de ce que nous sommes. Cette responsabilité absolue n'est pas acceptation d'ailleurs : elle est simple revendication logique des conséquences de notre liberté. Ce qui m'arrive m'arrive par moi et je ne saurais ni m'en affecter ni me révolter ni m'y résigner. D'ailleurs, tout ce qui m'arrive est mien ; il faut entendre par là, tout d'abord, que je suis toujours à la hauteur de ce qui m'arrive, en tant qu'homme, car ce qui arrive à un homme par d'autres hommes et par lui-même ne saurait être qu'humain. Les plus atroces situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d'état de choses inhumain : il n'y a pas de situation inhumaine ; c'est seulement par la peur, la fuite et le recours aux conduites magiques que je déciderai de l'inhumain ; mais cette décision est humaine et j'en porterai l'entière responsabilité. Mais la situation est mienne en outre parce qu'elle est l'image de mon libre choix de moi-même et tout ce qu'elle me présente est mien en ce que cela me représente et me symbolise. N'est-ce pas moi qui décide du coefficient d'adversité des choses et jusque de leur imprévisibilité en décidant de moi-même ? Ainsi n'y a-t-il pas d'accidents dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m'entraîne ne vient pas du dehors ; si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d'abord parce que je pouvais toujours m'y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu'il s'agit d'envisager une situation. Faute de m'y être soustrait, je l'ai choisie ; ce peut être par veulerie, par lâcheté devant l'opinion publique, parce que je préfère certaines valeurs à celle du refus même de faire la guerre (l'estime de mes proches, l'honneur de ma famille, etc.). De toute façon, il s'agit d'un choix. Ce choix sera réitéré par la suite d'une façon continue jusqu'à la fin de la guerre ; il faut donc souscrire au mot de J. Romains8 : « A la guerre, il n'y a pas de victimes innocentes. » Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière responsabilité de cette guerre. Sans doute, d'autres l'ont déclarée et l'on serait tenté, peut-être, de me considérer comme simple complice. Mais cette notion de complicité n'a qu'un sens juridique ; ici, elle ne tient pas ; car il a dépendu de moi que pour moi et par moi cette guerre n'existe pas et j'ai décidé qu'elle existe. Il n'y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune prise sur une liberté ; je n'ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l'avons dit et répété dans ce livre, le propre de la réalité-humaine, c'est qu'elle est sans excuse. Il ne me reste donc qu'à revendiquer cette guerre. Mais, en outre, elle est mienne parce que, du seul fait qu'elle surgit dans une situation que je fais être et que je ne puis l'y découvrir qu'en m'engageant pour ou contre elle, je ne puis plus distinguer à présent le choix que je fais de moi du choix que je fais d'elle : vivre cette guerre, c'est me choisir par elle et la choisir par mon choix de moi-même. Il ne saurait être question de l'envisager comme « quatre ans de vacances » ou de « sursis », comme une « suspension de séance », l'essentiel de mes responsabilités étant ailleurs, dans ma vie conjugale, familiale, professionnelle. Mais dans cette guerre que j'ai choisie, je me choisis au jour le jour et je la fais mienne en me faisant. Si elle doit être quatre années vides, c'est moi qui en porte la responsabilité. Enfin, comme nous l'avons marqué au paragraphe précédent, chaque personne est un choix absolu de soi à partir d'un monde de connaissances et de techniques que ce choix assume et éclaire à la fois ; chaque personne est un absolu jouissant d'une date absolue et parfaitement impensable à une autre date. Il est donc oiseux de se demander ce que j'aurais été si cette guerre n'avait pas éclaté, car je me suis choisi comme un des sens possibles de l'époque qui menait insensiblement à la guerre ; je ne me distingue pas de cette époque même, je ne pourrais être transporté à une autre époque sans contradiction. Ainsi suis-je cette guerre qui borne et limite et fait comprendre la période qui l'a précédée. En ce sens, à la formule que nous citions tout à l'heure : « il n'y a pas de victimes innocentes », il faut, pour définir plus nettement la responsabilité du pour-soi, ajouter celle-ci : « On a la guerre qu'on mérite. » Ainsi, totalement libre, indiscernable de la période dont j'ai choisi d'être le sens, aussi profondément responsable de la guerre que si je l'avais moi-même déclarée, ne pouvant rien vivre sans l'intégrer à ma situation, m'y engager tout entier et la marquer de mon sceau, je dois être sans remords ni regrets comme je suis sans excuse, car, dès l'instant de mon surgissement à l'être, je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que rien ni personne ne puisse l'alléger.

Pourtant cette responsabilité est d'un type très particulier. On me répondra, en effet, que « je n'ai pas demandé à naître », ce qui est une façon naïve de mettre l'accent sur notre facticité. Je suis responsable de tout, en effet, sauf de ma responsabilité même car je ne suis pas le fondement de mon être. Tout se passe donc comme si j'étais contraint d'être responsable. Je suis délaissé dans le monde, non au sens où je demeurerais abandonné et passif dans un univers hostile, comme la planche qui flotte sur l'eau, mais, au contraire, au sens où je me trouve soudain seul et sans aide, engagé dans un monde dont je porte l'entière responsabilité, sans pouvoir, quoi que je fasse, m'arracher, fût-ce un instant, à cette responsabilité, car de mon désir même de fuir les responsabilités, je suis responsable ; me faire passif dans le monde, refuser d'agir sur les choses et sur les autres, c'est encore me choisir, et le suicide est un mode parmi d'autres d'être-dans-le-monde. Cependant je retrouve une responsabilité absolue du fait que ma facticité, c'est-à-dire ici le fait de ma naissance, est insaisissable directement et même inconcevable, car ce fait de ma naissance ne m'apparaît jamais brut, mais toujours à travers une reconstruction pro-jective de mon pour-soi ; j'ai honte d'être né ou je m'en étonne, ou je m'en réjouis, ou, en tentant de m'ôter la vie, j'affirme que je vis et j'assume cette vie comme mauvaise. Ainsi, en un certain sens, je choisis d'être né. Ce choix lui-même est affecté intégralement de facticité, puisque je ne peux pas ne pas choisir ; mais cette facticité à son tour n'apparaîtra qu'en tant que je la dépasse vers mes fins. Ainsi, la facticité est partout, mais insaisissable ; je ne rencontre jamais que ma responsabilité, c'est pourquoi je ne puis demander « Pourquoi suis-je né ? », maudire le jour de ma naissance ou déclarer que je n'ai pas demandé à naître, car ces différentes attitudes envers ma naissance, c'est-à-dire envers le fait que je réalise une présence dans le monde, ne sont pas autre chose, précisément, que des manières d'assumer en pleine responsabilité cette naissance et de la faire mienne ; ici encore, je ne rencontre que moi et mes projets, en sorte que finalement mon délaissement, c'est-à-dire ma facticité, consiste simplement en ce que je suis condamné à être intégralement responsable de moi-même. Je suis l'être qui est comme être dont l'être est en question dans son être. Et cet « est » de mon être est comme présent et insaisissable.

En ces conditions, puisque tout événement du monde ne peut se découvrir à moi que comme occasion (occasion mise à profit, manquée, négligée, etc.), ou, mieux encore, puisque tout ce qui nous arrive peut être considéré comme une chance, c'est-à-dire ne peut nous apparaître que comme moyen de réaliser cet être qui est en question dans notre être, et puisque les autres, comme transcendances-transcendées, ne sont, eux aussi, que des occasions et des chances, la responsabilité du pour-soi s'étend au monde entier comme monde-peuplé. C'est ainsi, précisément, que le pour-soi se saisit dans l'angoisse, c'est-à-dire comme un être qui n'est fondement ni de son être, ni de l'être de l'autre, ni des en-soi qui forment le monde, mais qui est contraint de décider du sens de l'être, en lui et partout hors de lui. Celui qui réalise dans l'angoisse sa condition d'être jeté dans une responsabilité qui se retourne jusque sur son délaissement n'a plus ni remords, ni regret, ni excuse ; il n'est plus qu'une liberté qui se découvre parfaitement elle-même et dont l'être réside en cette découverte même. Mais, on l'a marqué au début de cet ouvrage, la plupart du temps, nous fuyons l'angoisse dans la mauvaise foi.


1 Nous simplifions : il y a des influences, des interférences de technique ; la méthode de l'Arlberg a longtemps prévalu chez nous. Le lecteur pourra facilement rétablir les faits dans leur complexité.

2 Brice Parain : Essai sur le logos platonicien.

3 Je simplifie : on peut aussi apprendre sa pensée par sa phrase. Mais c'est parce qu'il est possible de prendre sur elle, dans une certaine mesure, le point de vue d'autrui, exactement comme sur notre propre corps.

4 Nous verrons plus loin que le problème est plus complexe. Mais ces remarques suffisent pour l'instant.

5 Ou de tout autre choix de mes fins.

6 Voir, par exemple, le platonisme réaliste de Morgan, dans Sparkenbroke.

7 Cf. le chapitre suivant.

8 J. Romains : Les Hommes de bonne volonté ; « Prélude à Verdun ».