S'il est vrai que la réalité-humaine, comme nous avons tenté de l'établir, s'annonce et se définit par les fins qu'elle poursuit, une étude et une classification de ces fins devient indispensable. Nous n'avons, en effet, dans le chapitre précédent, considéré le pour-soi que sous l'angle de son libre projet, c'est-à-dire de l'élan par lequel il se jette vers sa fin. Il convient à présent d'interroger cette fin elle-même, car elle fait partie de la subjectivité absolue, comme sa limite transcendante et objective. C'est ce qu'a pressenti la psychologie empirique qui admet qu'un homme particulier se définit par ses désirs. Mais nous devons ici nous mettre en garde contre deux erreurs tout d'abord le psychologue empirique, en définissant l'homme par ses désirs, reste victime de l'illusion substantialiste. Il voit le désir comme étant dans l'homme à titre de « contenu » de sa conscience et il croit que le sens du désir se trouve inhérent au désir lui-même. Ainsi évite-t-il tout ce qui pourrait évoquer l'idée d'une transcendance. Mais si je désire une maison, un verre d'eau, un corps de femme, comment ce corps, ce verre, cet immeuble pourraient-ils résider en mon désir et comment mon désir peut-il être autre chose que la conscience de ces objets comme désirables ? Gardons-nous donc de considérer les désirs comme de petites entités psychiques habitant la conscience : ils sont la conscience elle-même dans sa structure originelle pro-jective et transcendante, en tant qu'elle est par principe conscience de quelque chose.
L'autre erreur, qui entretient des liaisons profondes avec la première, consiste à considérer la recherche psychologique comme terminée dès qu'on a atteint l'ensemble concret des désirs empiriques. Ainsi, un homme se définirait par le faisceau de tendances que l'observation empirique aura pu établir. Naturellement, le psychologue ne se bornera pas toujours à faire la somme de ces tendances : il se plaira à mettre au jour leurs parentés, leurs convenances et harmonies, il cherchera à présenter l'ensemble des désirs comme une organisation synthétique, dans laquelle chaque désir agit sur les autres et les influence. Un critique, par exemple, voulant tenter la « psychologie » de Flaubert, écrira qu'il « paraît avoir connu comme état normal, dans sa première jeunesse, une exaltation continuelle faite du double sentiment de son ambition grandiose et de sa force invincible... L'effervescence de son jeune sang se tourna donc en passion littéraire, ainsi qu'il arrive vers la dix-huitième année aux âmes précoces qui trouvent dans l'énergie du style ou les intensités d'une fiction de quoi tromper le besoin d'agir beaucoup ou de trop sentir, qui les tourmente1 ».
Il y a, dans ce passage, un effort pour réduire la personnalité complexe d'un adolescent à quelques désirs premiers, comme le chimiste réduit les corps composés à n'être qu'une combinaison de corps simples. Ces données premières seront l'ambition grandiose, le besoin d'agir beaucoup et de trop sentir ; ces éléments, lorsqu'ils entrent en combinaison, produisent une exaltation permanente. Celle-ci, se nourrissant – comme Bourget le fait remarquer en quelques mots que nous n'avons pas cités – de lectures nombreuses et bien choisies, va chercher à se tromper en s'exprimant dans des fictions qui l'assouviront symboliquement et la canaliseront. Et voilà, esquissée, la genèse d'un « tempérament » littéraire.
Mais tout d'abord une semblable analyse psychologique part du postulat qu'un fait individuel est produit par l'intersection de lois abstraites et universelles. Le fait à expliquer – qui est ici les dispositions littéraires du jeune Flaubert – se résout en une combinaison de désirs typiques et abstraits tels qu'on les rencontre chez « l'adolescent en général ». Ce qui est concret ici, c'est seulement leur combinaison ; en eux-mêmes ils ne sont que des schèmes. L'abstrait est donc, par hypothèse, antérieur au concret et le concret n'est qu'une organisation de qualités abstraites ; l'individuel n'est que l'intersection de schèmes universels. Mais – outre l'absurdité logique d'un pareil postulat – nous voyons clairement, dans l'exemple choisi, qu'il échoue à expliquer ce qui fait précisément l'individualité du pro-jet considéré. Que « le besoin de trop sentir » – schème universel – se trompe et se canalise en devenant besoin d'écrire, ce n'est pas l'explication de la « vocation » de Flaubert, c'est ce qu'il faudrait expliquer au contraire. Sans doute on pourra invoquer mille circonstances ténues et inconnues de nous qui ont façonné ce besoin de sentir en besoin d'agir. Mais d'abord c'est renoncer à expliquer et s'en remettre précisément à l'indécelable2. En outre, c'est rejeter l'individuel pur, qu'on a banni de la subjectivité de Flaubert, dans les circonstances extérieures de sa vie. Enfin, la correspondance de Flaubert prouve que, bien avant la « crise de l'adolescence », dès sa plus petite enfance, Flaubert était tourmenté du besoin d'écrire.
A chaque étage de la description précitée, nous rencontrons un hiatus. Pourquoi l'ambition et le sentiment de sa force produisent-ils chez Flaubert de l'exaltation plutôt qu'une attente tranquille ou qu'une impatience sombre ? Pourquoi cette exaltation se spécifie-t-elle en besoin de trop agir et de trop sentir ? Ou plutôt que vient faire ce besoin apparu soudain, par une génération spontanée, à la fin du paragraphe ? Et pourquoi, au lieu de chercher à s'assouvir dans des actes de violence, dans des fugues, des aventures amoureuses ou dans la débauche, choisit-il précisément de se satisfaire symboliquement ? Et pourquoi cette satisfaction symbolique, qui pourrait d'ailleurs ne pas ressortir à l'ordre artistique (il y a aussi le mysticisme, par exemple), se trouve-t-elle dans l'écriture, plutôt que dans la peinture ou la musique ? « J'aurais pu, écrit quelque part Flaubert, être un grand acteur. » Pourquoi n'a-t-il pas tenté de l'être ? En un mot, nous n'avons rien compris, nous avons vu une succession de hasards, des désirs sortant tout armés les uns des autres, sans qu'il soit possible d'en saisir la genèse. Les passages, les devenirs, les transformations nous ont été soigneusement voilés et l'on s'est borné à mettre de l'ordre dans cette succession en invoquant des séquences empiriquement constatées (besoin d'agir précédant chez l'adolescent le besoin d'écrire), mais, à la lettre, inintelligibles. Voilà pourtant ce qu'on nomme de la psychologie. Ouvrez une biographie au hasard, et c'est le genre de description que vous y trouverez, plus ou moins coupée par des récits d'événements extérieurs et des allusions aux grandes idoles explicatives de notre époque, hérédité, éducation, milieu, constitution physiologique. Il arrive cependant, dans les meilleurs ouvrages, que la liaison, établie entre l'antécédent et le conséquent ou entre deux désirs concomitants et en rapport d'action réciproque, ne soit pas seulement conçue sur le type des séquences régulières ; parfois elle est « compréhensible », au sens où Jaspers l'entend dans son traité général de Psychopathologie. Mais cette compréhension demeure une saisie de liaisons générales. Par exemple on saisira le lien entre chasteté et mysticisme, entre faiblesse et hypocrisie. Mais nous ignorons toujours la relation concrète entre cette chasteté (cette abstinence par rapport à telle ou telle femme, cette lutte contre telle tentation précise) et le contenu individuel du mysticisme ; exactement d'ailleurs comme la psychiatrie se satisfait lorsqu'elle a mis en lumière les structures générales des délires et ne cherche pas à comprendre le contenu individuel et concret des psychoses (pourquoi cet homme se croit-il telle personnalité historique plutôt que n'importe quelle autre ; pourquoi son délire de compensation se satisfait-il avec telles idées de grandeur plutôt qu'avec telles autres, etc.).
Mais surtout ces explications « psychologiques » nous renvoient finalement à des données premières inexplicables. Ce sont les corps simples de la psychologie. On nous dit, par exemple, que Flaubert avait une « ambition grandiose », et toute la description précitée s'appuie sur cette ambition originelle. Soit. Mais cette ambition est un fait irréductible qui ne satisfait aucunement l'esprit. C'est que l'irréductibilité, ici, n'a d'autre raison qu'un refus de pousser plus loin l'analyse. Là où le psychologue s'arrête, le fait envisagé se donne comme premier. C'est ce qui explique cet état trouble de résignation et d'insatisfaction où nous laisse la lecture de ces essais psychologiques : « Voilà, se dit-on, Flaubert était ambitieux. Il était comme ça. » Il serait aussi vain de se demander pourquoi il était tel que de chercher à savoir pourquoi il était grand et blond : il faut bien s'arrêter quelque part, c'est la contingence même de toute existence réelle. Ce rocher est couvert de mousse, le rocher voisin ne l'est point. Gustave Flaubert avait de l'ambition littéraire et son frère Achille en était dépourvu. C'est ainsi. Ainsi désirons-nous connaître les propriétés du phosphore et tentons-nous de les réduire à la structure des molécules chimiques qui le composent. Mais pourquoi y a-t-il des molécules de ce type ? C'est ainsi, voilà tout. La psychologie de Flaubert consistera à ramener, si c'est possible, la complexité de ses conduites, de ses sentiments et de ses goûts à quelques propriétés, assez comparables à celles des corps chimiques, et au delà desquelles ce serait une niaiserie que de vouloir remonter. Et pourtant nous sentons obscurément que Flaubert n'avait pas « reçu » son ambition. Elle est signifiante, donc elle est libre. Ni l'hérédité, ni la condition bourgeoise, ni l'éducation ne peuvent en rendre compte ; bien moins encore les considérations physiologiques sur le « tempérament nerveux » qui ont été de mode pendant quelque temps : le nerf n'est pas signifiant, c'est une substance colloïdale qui doit se décrire en elle-même et qui ne se transcende pas pour se faire annoncer par d'autres réalités ce qu'elle est. Il ne saurait donc aucunement fonder une signification. En un sens l'ambition de Flaubert est un fait avec toute sa contingence – et il est vrai qu'il est impossible de remonter au delà du fait – mais en un autre, elle se fait et notre insatisfaction nous est un garant de ce que nous pourrions saisir par delà cette ambition quelque chose de plus, quelque chose comme une décision radicale qui, sans cesser d'être contingente, serait le véritable irréductible psychique. Ce que nous exigeons – et qu'on ne tente jamais de nous donner – c'est donc un véritable irréductible, c'est-à-dire un irréductible dont l'irréductibilité serait évidente pour nous, ne serait pas présentée comme le postulat du psychologue et le résultat de son refus ou de son incapacité d'aller plus loin, mais dont la constatation s'accompagnerait chez nous d'un sentiment de satisfaction. Et cette exigence ne vient pas chez nous de cette poursuite incessante de la cause, de cette régression à l'infini qu'on a souvent décrite comme constitutive de la recherche rationnelle et qui, par conséquent, loin d'être spécifique de l'enquête psychologique, se retrouverait dans toutes les disciplines et dans tous les problèmes. Ce n'est pas la quête enfantine d'un « parce que » qui ne donnerait lieu à aucun « pourquoi ? » – mais c'est, au contraire, une exigence fondée sur une compréhension préontologique de la réalité-humaine et sur le refus connexe de considérer l'homme comme analysable et comme réductible à des données premières, à des désirs (ou « tendances ») déterminés, supportés par le sujet comme des propriétés par un objet. Si nous devions, en effet, le considérer comme tel, il faudrait choisir : Flaubert, l'homme, que nous pouvons aimer ou détester, blâmer ou louer, qui est pour nous l'autre, qui attaque directement notre être propre du seul fait qu'il a existé, serait originellement un substrat non qualifié de ces désirs, c'est-à-dire une sorte de glaise indéterminée qui aurait à les recevoir passivement – ou bien il se réduirait au simple faisceau de ces tendances irréductibles. Dans les deux cas, l'homme disparaît ; nous ne retrouvons plus « celui » auquel telle ou telle aventure est arrivée : ou bien, en cherchant la personne, nous rencontrons une substance métaphysique, inutile et contradictoire – ou bien l'être que nous cherchons s'évanouit en une poussière de phénomènes liés entre eux par des rapports externes. Or, ce que chacun de nous exige dans son effort même pour comprendre autrui, c'est d'abord qu'on n'ait jamais à recourir à cette idée de substance, inhumaine parce qu'elle est en deçà de l'humain. C'est ensuite que, pourtant, l'être considéré ne s'effrite pas en poussière et qu'on puisse découvrir en lui cette unité – dont la substance n'était qu'une caricature – et qui doit être unité de responsabilité, unité aimable ou haïssable, blâmable ou louable, bref personnelle. Cette unité qui est l'être de l'homme considéré est libre unification. Et l'unification ne saurait venir après une diversité qu'elle unifie. Mais être, pour Flaubert comme pour tout sujet de « biographie », c'est s'unifier dans le monde. L'unification irréductible que nous devons rencontrer, qui est Flaubert et que nous demandons aux biographes de nous révéler, c'est donc l'unification d'un projet originel, unification qui doit se révéler à nous comme un absolu non substantiel. Ainsi devons-nous renoncer aux irréductibles de détail et, en prenant pour critère l'évidence même, ne pas nous arrêter dans notre recherche avant qu'il soit évident que nous ne pouvons ni ne devons pas aller plus loin. En particulier nous ne devons pas plus essayer de reconstituer une personne par ses inclinations qu'on ne doit tenter, selon Spinoza, de reconstituer la substance ou ses attributs par la sommation des modes. Tout désir présenté comme irréductible est d'une contingence absurde et entraîne dans l'absurdité la réalité-humaine prise dans son ensemble. Si, par exemple, je déclare d'un de mes amis qu'il « aime canoter », je propose délibérément d'arrêter là la recherche. Mais, d'autre part, je constitue ainsi un fait contingent que rien ne peut expliquer et qui, s'il a la gratuité de la décision libre, n'en a aucunement l'autonomie. Je ne puis, en effet, considérer cette inclination au canotage comme le projet fondamental de Pierre, elle a en soi quelque chose de secondaire et de dérivé. Pour un peu, ceux qui décrivent ainsi un caractère par touches successives donneraient à entendre que chacune de ces touches – chacun des désirs envisagés – est reliée aux autres par des rapports de pure contingence et de simple extériorité. Ceux qui, au contraire, tenteront d'expliquer cette affection entreront dans la voie de ce que Comte appelait le matérialisme, c'est-à-dire de l'explication du supérieur par l'inférieur. On dira, par exemple, que le sujet considéré est un sportif, qui aime les efforts violents et, en outre, un campagnard qui aime particulièrement les sports de plein air. Ainsi placera-t-on au-dessous du désir à expliquer des tendances plus générales et moins différenciées, qui sont à celui-ci tout uniment comme les genres zoologiques à l'espèce. Ainsi l'explication psychologique, lorsqu'elle ne décide pas tout à coup de s'arrêter, est tantôt la mise en relief de purs rapports de concomitance ou de succession constante et, tantôt, une simple classification. Expliquer l'inclination de Pierre pour le canotage, c'est en faire un membre de la famille des inclinations pour les sports en plein air et c'est rattacher cette famille à celle des tendances au sport en général. Nous pourrons d'ailleurs trouver des rubriques encore plus générales et plus pauvres si nous classons le goût du sport comme un des aspects de l'amour du risque qui sera donné lui-même comme une spécification de la tendance fondamentale au jeu. Il est évident que cette classification soi-disant explicative n'a pas plus de valeur ni d'intérêt que les classifications de l'ancienne botanique : elle revient à supposer comme celles-ci l'antériorité d'être de l'abstrait sur le concret – comme si la tendance au jeu existait d'abord en général pour se spécifier ensuite sous l'action des circonstances en amour du sport, celui-ci en inclination pour le canotage et cette dernière, enfin, en désir de canoter sur telle rivière particulière, dans telles conditions et en telle saison – et, comme elles, elle échoue à expliquer l'enrichissement concret que subit, à chaque étage, la tendance abstraite qu'elle considère. Et comment croire cependant à un désir de canoter qui ne serait que désir de canoter ? Peut-on vraiment admettre qu'il va se réduire si simplement à ce qu'il est ? Les plus perspicaces parmi les moralistes ont montré comme un dépassement du désir par lui-même ; Pascal a cru découvrir par exemple dans la chasse, le jeu de paume, cent autres occupations, le besoin de divertissement – c'est-à-dire qu'il mettait au jour, dans une activité qui serait absurde si on la réduisait à elle-même, une signification qui la transcende – c'est-à-dire une indication qui renvoie à la réalité de l'homme en général et à sa condition. Pareillement Stendhal, malgré ses attaches avec les idéologues, Proust, malgré ses tendances intellectualistes et analytiques, n'ont-ils pas montré que l'amour, la jalousie ne sauraient se réduire au strict désir de posséder une femme, mais qu'ils visent à s'emparer, à travers la femme, du monde tout entier : c'est le sens de la cristallisation stendhalienne et c'est précisément à cause de cela que l'amour, tel que le décrit Stendhal, apparaît comme un mode de l'être-dans-le-monde, c'est-à-dire comme un rapport fondamental du pour-soi au monde et à soi-même (ipséité) à travers telle femme particulière : la femme ne représente qu'un corps conducteur qui est placé dans le circuit. Ces analyses peuvent être inexactes ou incomplètement vraies : elles ne nous en font pas moins soupçonner une autre méthode que la pure description analytique. Et semblablement, les remarques des romanciers catholiques qui, dans l'amour charnel, voient aussitôt son dépassement vers Dieu, dans Don Juan « l'éternel insatisfait », dans le péché « la place vide de Dieu ». Il ne s'agit pas ici de retrouver un abstrait derrière le concret : l'élan vers Dieu n'est pas moins concret que l'élan vers telle femme particulière. Il s'agit au contraire de retrouver, sous des aspects partiels et incomplets du sujet, la véritable concrétion qui ne peut être que la totalité de son élan vers l'être, son rapport originel à soi, au monde et à l'autre, dans l'unité de relations internes et d'un projet fondamental. Cet élan ne saurait être que purement individuel et unique ; loin de nous éloigner de la personne, comme le fait, par exemple, l'analyse de Bourget qui constitue l'individuel par sommation de maximes générales, il ne nous fera pas trouver sous le besoin d'écrire – et d'écrire de tels livres – le besoin d'activité en général : mais, au contraire, repoussant également la théorie de la glaise docile et celle du faisceau de tendances, nous découvrirons la personne dans le projet initial qui la constitue. C'est pour cette raison que se dévoilera avec évidence l'irréductibilité du résultat atteint : non parce qu'il est le plus pauvre et le plus abstrait, mais parce qu'il est le plus riche ; l'intuition ici sera saisie d'une plénitude individuelle.
La question se pose donc à peu près en ces termes : si nous admettons que la personne est une totalité, nous ne pouvons espérer la recomposer par une addition ou une organisation des diverses tendances que nous avons empiriquement découvertes en elle. Mais, au contraire, en chaque inclination, en chaque tendance, elle s'exprime tout entière, quoique sous un angle différent, un peu comme la substance spinoziste s'exprime tout entière dans chacun de ses attributs. S'il en est ainsi, nous devons découvrir en chaque tendance, en chaque conduite du sujet, une signification qui la transcende. Telle jalousie datée et singulière dans laquelle le sujet s'historialise par rapport à une certaine femme signifie, pour qui sait la lire, le rapport global au monde par quoi le sujet se constitue comme un soi-même. Autrement dit, cette attitude empirique est par elle-même l'expression du « choix d'un caractère intelligible ». Et ce n'est pas mystère s'il en est ainsi – et il n'y a pas non plus un plan intelligible que nous puissions seulement penser, tandis que nous saisirions et conceptualiserions uniquement le plan d'existence empirique du sujet : si l'attitude empirique signifie le choix du caractère intelligible, c'est qu'elle est elle-même ce choix. Le caractère singulier, en effet, du choix intelligible, nous y reviendrons, c'est qu'il ne saurait exister que comme la signification transcendante de chaque choix concret et empirique : il n'est point effectué d'abord en quelque inconscient ou sur le plan nouménal pour s'exprimer ensuite dans telle attitude observable, il n'a même pas de prééminence ontologique sur le choix empirique, mais il est, par principe, ce qui doit toujours se dégager du choix empirique comme son au-delà et l'infinité de sa transcendance. Ainsi, si je rame sur la rivière, je ne suis rien d'autre – ni ici ni dans un autre monde – que ce pro-jet concret de canotage. Mais ce projet lui-même, en tant que totalité de mon être, exprime mon choix originel dans des circonstances particulières, il n'est rien d'autre que le choix de moi-même comme totalité en ces circonstances. C'est pourquoi une méthode spéciale doit viser à dégager cette signification fondamentale qu'il comporte et qui ne saurait être que le secret individuel de son être-dans-le-monde. C'est donc plutôt par une comparaison des diverses tendances empiriques d'un sujet que nous tenterons de découvrir et de dégager le projet fondamental qui leur est commun à toutes – et non par une simple sommation ou recomposition de ces tendances : en chacune la personne est tout entière.
Il y a naturellement une infinité de projets possibles comme il y a une infinité d'hommes possibles. Si toutefois nous devons reconnaître certains caractères communs entre eux et tenter de les classer en catégories plus larges, il convient d'abord d'instituer des enquêtes individuelles sur les cas que nous pouvons étudier plus aisément. Dans ces enquêtes nous serons conduits par ce principe : ne s'arrêter que devant l'irréductibilité évidente, c'est-à-dire ne jamais croire qu'on a atteint le projet initial tant que la fin projetée n'apparaît pas comme l'être même du sujet considéré. C'est pourquoi nous ne saurions nous arrêter à des classifications en « projet authentique » et « projet inauthentique de soi-même » comme celle que veut établir Heidegger. Outre qu'une pareille classification est entachée d'un souci éthique, en dépit de son auteur et par sa terminologie même, elle est basée, en somme, sur l'attitude du sujet envers sa propre mort. Mais si la mort est angoissante et si, par suite, nous pouvons fuir l'angoisse ou nous y jeter résolument, c'est un truisme de dire que c'est parce que nous tenons à la vie. Par suite, l'angoisse devant la mort, la décision résolue ou la fuite dans l'inauthenticité ne sauraient être considérées comme des projets fondamentaux de notre être. Ils ne sauraient être compris, au contraire, que sur le fondement d'un projet premier de vivre, c'est-à-dire sur un choix originel de notre être. Il convient donc en chaque cas de dépasser les résultats de l'herméneutique heideggerienne vers un projet plus fondamental encore. Ce projet fondamental ne doit renvoyer, en effet, à aucun autre et doit être conçu par soi. Il ne saurait donc concerner ni la mort, ni la vie, ni aucun caractère particulier de la condition humaine : le projet originel d'un pour-soi ne peut viser que son être ; le projet d'être ou désir d'être ou tendance à être ne provient pas en effet d'une différenciation physiologique ou d'une contingence empirique ; il ne se distingue pas, en effet, de l'être du pour-soi. Le pour-soi, en effet, est un être dont l'être est en question dans son être sous forme de projet d'être. Etre pour-soi c'est se faire annoncer ce qu'on est par un possible sous le signe d'une valeur. Possible et valeur appartiennent à l'être du pour-soi. Car le pour-soi se décrit ontologiquement comme manque d'être, et le possible appartient au pour-soi comme ce qui lui manque, de même que la valeur hante le pour-soi comme la totalité d'être manquée. Ce que nous avons exprimé, dans notre deuxième partie, en termes de manque peut aussi bien s'exprimer en termes de liberté. Le pour-soi choisit parce qu'il est manque, la liberté ne fait qu'un avec le manque, elle est le mode d'être concret du manque d'être. Ontologiquement, il revient donc au même de dire que la valeur et le possible existent comme limites internes d'un manque d'être qui ne saurait exister qu'en tant que manque d'être – ou que la liberté en surgissant détermine son possible et par là même circonscrit sa valeur. Aussi ne peut-on remonter plus haut et rencontre-t-on l'irréductible évident lorsqu'on atteint le projet d'être, car on ne peut évidemment remonter plus haut que l'être, et entre projet d'être, possible, valeur et, d'autre part, l'être, il n'y a aucune différence. L'homme est fondamentalement désir d'être et l'existence de ce désir ne doit pas être établie par une induction empirique ; elle ressort d'une description a priori de l'être du pour-soi, puisque le désir est manque et que le pour-soi est l'être qui est à soi-même son propre manque d'être. Le projet originel qui s'exprime dans chacune de nos tendances empiriquement observables est donc le projet d'être ; ou, si l'on préfère, chaque tendance empirique est avec le projet originel d'être dans un rapport d'expression et d'assouvissement symbolique, comme les tendances conscientes, chez Freud, par rapport aux complexes et à la libido originelle. Ce n'est point d'ailleurs que le désir d'être soit d'abord pour se faire exprimer ensuite par les désirs a posteriori ; mais il n'est rien en dehors de l'expression symbolique qu'il trouve dans les désirs concrets. Il n'y a pas d'abord un désir d'être, puis mille sentiments particuliers, mais le désir d'être n'existe et ne se manifeste que dans et par la jalousie, l'avarice, l'amour de l'art, la lâcheté, le courage, les mille expressions contingentes et empiriques qui font que la réalité-humaine ne nous apparaît jamais que manifestée par un tel homme par une personne singulière.
Quant à l'être qui est l'objet de ce désir, nous savons a priori ce qu'il est. Le pour-soi est l'être qui est à soi-même son propre manque d'être. Et l'être dont manque le pour-soi, c'est l'en-soi. Le pour-soi surgit comme néantisation de l'en-soi et cette néantisation se définit comme pro-jet vers l'en-soi : entre l'en-soi néanti et l'en-soi projeté, le pour-soi est néant. Ainsi le but et la fin de la néantisation que je suis, c'est l'en-soi. Ainsi la réalité-humaine est désir d'être-en-soi. Mais l'en-soi qu'elle désire ne saurait être pur en-soi contingent et absurde, comparable en tout point à celui qu'elle rencontre et qu'elle néantit. La néantisation, nous l'avons vu, est en effet assimilable à une révolte de l'en-soi qui se néantit contre sa contingence. Dire que le pour-soi existe sa facticité, comme nous l'avons vu au chapitre concernant le corps, cela revient à dire que la néantisation est vain effort d'un être pour fonder son propre être et que c'est le recul fondateur qui provoque l'infime décalage par où le néant entre dans l'être. L'être qui fait l'objet du désir du pour-soi est donc un en-soi qui serait à lui-même son propre fondement, c'est-à-dire qui serait à sa facticité comme le pour-soi est à ses motivations. En outre le pour-soi, étant négation de l'en-soi, ne saurait désirer le retour pur et simple à l'en-soi. Ici comme chez Hegel, la négation de la négation ne saurait nous ramener à notre point de départ. Mais tout au contraire, ce pourquoi le pour-soi réclame l'en-soi, c'est précisément la totalité détotalisée « En-soi néantisé en pour-soi » ; en d'autres termes le pour-soi projette d'être en tant que pour-soi, un être qui soit ce qu'il est ; c'est en tant qu'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est que le pour-soi projette d'être ce qu'il est ; c'est en tant que conscience qu'il veut avoir l'imperméabilité et la densité infinie de l'en-soi ; c'est en tant que néantisation de l'en-soi et perpétuelle évasion de la contingence et de la facticité qu'il veut être son propre fondement. C'est pourquoi le possible est pro-jeté en général comme ce qui manque au pour-soi pour devenir en-soi-pour-soi ; et la valeur fondamentale qui préside à ce projet est justement l'en-soi-pour-soi, c'est-à-dire l'idéal d'une conscience qui serait fondement de son propre être-en-soi par la pure conscience qu'elle prendrait d'elle-même. C'est cet idéal qu'on peut nommer Dieu. Ainsi peut-on dire que ce qui rend le mieux concevable le projet fondamental de la réalité-humaine, c'est que l'homme est l'être qui projette d'être Dieu. Quels que puissent être ensuite les mythes et les rites de la religion considérée, Dieu est d'abord « sensible au cœur » de l'homme comme ce qui l'annonce et le définit dans son projet ultime et fondamental. Et si l'homme possède une compréhension préontologique de l'être de Dieu, ce ne sont ni les grands spectacles de la nature, ni la puissance de la société qui la lui ont conférée : mais Dieu, valeur et but suprême de la transcendance, représente la limite permanente à partir de laquelle l'homme se fait annoncer ce qu'il est. Etre homme, c'est tendre à être Dieu ; ou, si l'on préfère, l'homme est fondamentalement désir d'être Dieu.
Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, si l'homme dans son surgissement même est porté vers Dieu comme vers sa limite, s'il ne peut choisir d'être que Dieu, que peut devenir la liberté ? Car la liberté n'est rien d'autre qu'un choix qui se crée ses propres possibilités, tandis qu'il semble ici que ce projet initial d'être Dieu qui « définit » l'homme s'apparente d'assez près à une « nature » humaine ou à une « essence ». Nous répondrons à cela, précisément, que si le sens du désir est en dernier recours le projet d'être Dieu, le désir n'est jamais constitué par ce sens, mais au contraire il représente toujours une invention particulière de ses fins. Ces fins, en effet, sont poursuivies à partir d'une situation empirique particulière ; et c'est même cette poursuite qui constitue les entours en situation. Le désir d'être se réalise toujours comme désir de manière d'être. Et ce désir de manière d'être s'exprime à son tour comme le sens des myriades de désirs concrets qui constituent la trame de notre vie consciente. Ainsi nous trouvons-nous devant des architectures symboliques très complexes et qui sont au moins à trois degrés. Dans le désir empirique, je puis discerner une symbolisation d'un désir fondamental et concret qui est la personne et qui représente la manière dont elle a décidé que l'être serait en question dans son être ; et ce désir fondamental, à son tour, exprime concrètement et dans le monde, dans la situation singulière qui investit la personne, une structure abstraite et signifiante qui est le désir d'être en général et qui doit être considéré comme la réalité-humaine dans la personne, ce qui fait sa communauté avec autrui, ce qui permet d'affirmer qu'il y a une vérité de l'homme et non pas seulement des individualités incomparables. La concrétion absolue et la complétude, l'existence comme totalité appartiennent donc au désir libre et fondamental ou personne. Le désir empirique n'en est qu'une symbolisation. Il y renvoie et en tire son sens tout en demeurant partiel et réductible, car il est le désir qui ne peut être conçu par soi. D'autre part, le désir d'être, dans sa pureté abstraite, est la vérité du désir concret fondamental, mais n'existe pas à titre de réalité. Ainsi le projet fondamental ou personne ou libre réalisation de la vérité humaine est partout, dans tous les désirs (avec les restrictions exprimées au chapitre précédent et touchant par exemple les « indifférents ») ; il ne se saisit jamais qu'à travers les désirs – comme nous ne pouvons saisir l'espace qu'à travers les corps qui l'informent, encore que l'espace soit une réalité singulière et non un concept – ou, si l'on veut, il est comme l'objet de Husserl, qui ne se livre que par des « Abschattungen », et qui pourtant ne se laisse absorber par aucune Abschattung. Nous pouvons comprendre, d'après ces remarques, que la structure abstraite et ontologique « désir d'être » a beau représenter la structure fondamentale et humaine de la personne, elle ne saurait être une entrave à sa liberté. La liberté, en effet, nous l'avons démontré au chapitre précédent, est rigoureusement assimilable à la néantisation : le seul être qui peut être dit libre, c'est l'être qui néantit son être. Nous savons d'ailleurs que la néantisation est manque d'être et ne saurait être autrement. La liberté est précisément l'être qui se fait manque d'être. Mais comme le désir, nous l'avons établi, est identique au manque d'être, la liberté ne saurait surgir que comme être qui se fait désir d'être, c'est à-dire comme projet-pour-soi d'être en-soi-pour-soi. Nous avons atteint ici une structure abstraite qui ne saurait être aucunement considérée comme la nature ou l'essence de la liberté, car la liberté est existence et l'existence, en elle, précède l'essence ; la liberté est surgissement immédiatement concret et ne se distingue pas de son choix, c'est-à-dire de la personne. Mais la structure considérée peut être dite la vérité de la liberté, c'est-à-dire qu'elle est la signification humaine de la liberté.
La vérité humaine de la personne doit pouvoir être établie, comme nous l'avons tenté, par une phénoménologie ontologique – la nomenclature des désirs empiriques doit faire l'objet de recherches proprement psychologiques ; l'observation et l'induction, au besoin l'expérience pourront servir à dresser cette liste et à indiquer au philosophe les relations compréhensibles qui peuvent unir entre eux différents désirs, différents comportements, à mettre en lumière certaines liaisons concrètes entre des « situations » expérimentalement définies (et qui ne naissent, au fond, que des restrictions apportées, au nom de la positivité, à la situation fondamentale du sujet dans le monde) et le sujet d'expérience. Mais, à l'établissement et à la classification des désirs fondamentaux ou personnes, aucune de ces deux méthodes ne saurait convenir. Il ne saurait être question, en effet, de déterminer a priori et ontologiquement ce qui apparaît dans toute l'imprévisibilité d'un acte libre. Et c'est pourquoi nous nous bornerons ici à indiquer très sommairement les possibilités d'une telle enquête et ses perspectives : que l'on puisse soumettre un homme quelconque à une semblable enquête, voilà qui appartient à la réalité-humaine en général ou, si l'on préfère, voilà ce qui peut être établi par une ontologie. Mais l'enquête elle-même et ses résultats sont, par principe, tout à fait en dehors des possibilités d'une ontologie.
D'autre part, la pure et simple description empirique ne peut nous donner que des nomenclatures et nous mettre en présence de pseudo-irréductibles (désir d'écrire, de nager, goût du risque, jalousie, etc.). Il ne convient pas seulement, en effet, de dresser la liste des conduites, des tendances et des inclinations, il faut encore les déchiffrer, c'est-à-dire il faut savoir les interroger. Cette enquête ne peut être menée que selon les règles d'une méthode spécifique. C'est cette méthode que nous appelons la psychanalyse existentielle.
Le principe de cette psychanalyse est que l'homme est une totalité et non une collection ; qu'en conséquence, il s'exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites – autrement dit, qu'il n'est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur.
Le but de la psychanalyse est de déchiffrer les comportements empiriques de l'homme, c'est-à-dire de mettre en pleine lumière les révélations que chacun d'eux contient et de les fixer conceptuellement.
Son point de départ est l'expérience ; son point d'appui est la compréhension préontologique et fondamentale que l'homme a de la personne humaine. Bien que la plupart des gens, en effet, puissent négliger les indications contenues dans un geste, une parole, une mimique et se méprendre sur la révélation qu'ils apportent, chaque personne humaine n'en possède pas moins a priori le sens de la valeur révélatrice de ces manifestations, n'en est pas moins capable de les déchiffrer, si du moins elle est aidée et conduite par la main. Ici comme ailleurs, la vérité n'est pas rencontrée par hasard, elle n'appartient pas à un domaine où il faudrait la chercher sans en avoir jamais eu de prescience, comme on peut aller chercher les sources du Nil ou du Niger. Elle appartient a priori à la compréhension humaine et le travail essentiel est une herméneutique, c'est-à-dire un déchiffrage, une fixation et une conceptualisation.
Sa méthode est comparative : puisque, en effet, chaque conduite humaine symbolise à sa manière le choix fondamental qu'il faut mettre au jour, et puisque, en même temps, chacune d'elles masque ce choix sous ses caractères occasionnels et son opportunité historique, c'est par la comparaison de ces conduites que nous ferons jaillir la révélation unique qu'elles expriment toutes de manière différente. L'esquisse première de cette méthode nous est fournie par la psychanalyse de Freud et de ses disciples. C'est pourquoi il convient ici de marquer plus précisément en quoi la psychanalyse existentielle s'inspirera de la psychanalyse proprement dite et en quoi elle en différera radicalement.
L'une comme l'autre considèrent toutes les manifestations objectivement décelables de la « vie psychique » comme entretenant des rapports de symbolisation à symbole avec des structures fondamentales et globales qui constituent proprement la personne. L'une comme l'autre considèrent qu'il n'y a pas de données premières – inclinations héritées, caractère, etc. La psychanalyse existentielle ne connaît rien avant le surgissement originel de la liberté humaine ; la psychanalyse empirique pose que l'affectivité première de l'individu est une cire vierge avant son histoire. La libido n'est rien en dehors de ses fixations concrètes, sinon une possibilité permanente de se fixer n'importe comment sur n'importe quoi. L'une comme l'autre considèrent l'être humain comme une historialisation perpétuelle et cherchent, plus qu'à découvrir des données statiques et constantes, à déceler le sens, l'orientation et les avatars de cette histoire. De ce fait, l'une comme l'autre considèrent l'homme dans le monde et ne conçoivent pas qu'on puisse interroger un homme sur ce qu'il est sans tenir compte avant tout de sa situation. Les enquêtes psychanalytiques visent à reconstituer la vie du sujet de la naissance à l'instant de la cure ; elles utilisent tous les documents objectifs qu'elles pourront trouver : lettres, témoignages, journaux intimes, renseignements « sociaux » de toute espèce. Et ce qu'elles visent à restituer est moins un pur événement psychique qu'un couple : l'événement crucial de l'enfance et la cristallisation psychique autour de cet événement. Ici encore il s'agit d'une situation. Chaque fait « historique », de ce point de vue, sera considéré à la fois comme facteur de l'évolution psychique et comme symbole de cette évolution. Car il n'est rien en lui-même, il n'agit que selon la façon dont il est pris et cette manière même de le prendre traduit symboliquement la disposition interne de l'individu.
Psychanalyse empirique et psychanalyse existentielle recherchent l'une et l'autre une attitude fondamentale en situation qui ne saurait s'exprimer par des définitions simples et logiques, parce qu'elle est antérieure à toute logique, et qui demande à être reconstruite selon des lois de synthèse spécifiques. La psychanalyse empirique cherche à déterminer le complexe, dont le nom même indique la polyvalence de toutes les significations qui s'y rapportent. La psychanalyse existentielle cherche à déterminer le choix originel. Ce choix originel s'opérant face au monde et étant choix de la position dans le monde est totalitaire comme le complexe ; il est antérieur à la logique comme le complexe ; c'est lui qui choisit l'attitude de la personne en face de la logique et des principes ; il n'est donc pas question de l'interroger conformément à la logique. Il ramasse en une synthèse prélogique la totalité de l'existant et, comme tel, il est le centre de références d'une infinité de significations polyvalentes.
L'une comme l'autre, nos deux psychanalyses n'estiment pas que le sujet soit en position privilégiée pour procéder à ces enquêtes sur lui-même. Elles se veulent, l'une et l'autre, une méthode strictement objective, traitant comme des documents les données de la réflexion aussi bien que les témoignages d'autrui. Sans doute le sujet peut effectuer sur lui-même une enquête psychanalytique. Mais il faudra qu'il renonce d'un coup à tout le bénéfice de sa position particulière et qu'il s'interroge exactement comme s'il était autrui. La psychanalyse empirique part, en effet, du postulat de l'existence d'un psychisme inconscient qui se dérobe par principe à l'intuition du sujet. La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l'inconscient : le fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience. Mais si le projet fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne signifie nullement qu'il doive être du même coup connu par lui, tout au contraire ; nos lecteurs se souviendront peut-être du soin que nous avons mis dans notre Introduction à distinguer conscience et connaissance. Certes, nous l'avons vu aussi, la réflexion peut être considérée comme une quasi-connaissance. Mais ce qu'elle saisit à chaque instant, ce n'est pas le pur projet du pour-soi tel qu'il est symboliquement exprimé – et souvent de plusieurs façons à la fois – par le comportement concret qu'elle appréhende : c'est le comportement concret lui-même, c'est-à-dire le désir singulier et daté dans l'enchevêtrement touffu de sa caractéristique. Elle saisit à la fois symbole et symbolisation ; elle est, certes, entièrement constituée par une compréhension préontologique du projet fondamental ; mieux encore, en tant que la réflexion est aussi conscience non-thétique de soi comme réflexion, elle est ce même projet, aussi bien que la conscience non-réflexive. Mais il ne s'ensuit pas qu'elle dispose des instruments et des techniques nécessaires pour isoler le choix symbolisé, pour le fixer par des concepts et pour le mettre tout seul en pleine lumière. Elle est pénétrée d'une grande lumière sans pouvoir exprimer ce que cette lumière éclaire. Il ne s'agit point d'une énigme indevinée, comme le croient les freudiens : tout est là, lumineux, la réflexion jouit de tout, saisit tout. Mais ce « mystère en pleine lumière » vient plutôt de ce que cette jouissance est privée des moyens qui permettent ordinairement l'analyse et la conceptualisation. Elle saisit tout, tout à la fois, sans ombre, sans relief, sans rapport de grandeur, non point que ces ombres, ces valeurs, ces reliefs, existent quelque part et lui soient cachés, mais plutôt parce qu'il appartient à une autre attitude humaine de les établir et qu'ils ne sauraient exister que par et pour la connaissance. La réflexion, ne pouvant servir de base à la psychanalyse existentielle, lui fournira donc simplement des matériaux bruts sur lesquels le psychanalyste devra prendre l'attitude objective. Ainsi seulement pourra-t-il connaître ce qu'il comprend déjà. Il résulte de là que les complexes extirpés des profondeurs inconscientes, comme les projets décelés par la psychanalyse existentielle, seront appréhendés du point de vue d'autrui. Par suite, l'objet ainsi mis au jour sera articulé selon les structures de la transcendance-transcendée, c'est-à-dire que son être sera l'être-pour-autrui ; même si d'ailleurs le psychanalyste et le sujet de la psychanalyse ne font qu'un. Ainsi le projet mis au jour par l'une et l'autre psychanalyse ne pourra être que la totalité de la personne, l'irréductible de la transcendance tels qu'ils sont dans leur être-pour-l'autre. Ce qui échappe pour toujours à ces méthodes d'investigation, c'est le projet tel qu'il est pour soi, le complexe dans son être propre. Ce projet-pour-soi ne peut être que joui ; il y a incompatibilité entre l'existence pour soi et l'existence objective. Mais l'objet des psychanalyses n'en a pas moins la réalité d'un être ; sa connaissance par le sujet peut, en outre, contribuer à éclairer la réflexion et celle-ci peut devenir alors une jouissance qui sera quasi-savoir.
Là s'arrêtent les ressemblances entre les deux psychanalyses. Elles diffèrent en effet dans la mesure où la psychanalyse empirique a décidé de son irréductible au lieu de le laisser s'annoncer lui-même dans une intuition évidente. La libido ou la volonté de puissance constituent, en effet, un résidu psychobiologique qui n'est pas clair par lui-même, et qui ne nous apparaît pas comme devant être le terme irréductible de la recherche. C'est finalement l'expérience qui établit que le fondement des complexes est cette libido ou cette volonté de puissance et les résultats de l'enquête empirique sont parfaitement contingents, ils ne convainquent pas : rien n'empêche de concevoir a priori une « réalité-humaine » qui ne s'exprimerait pas par la volonté de puissance, dont la libido ne constituerait pas le projet originel et indifférencié. Le choix, au contraire, auquel remontera la psychanalyse existentielle, précisément parce qu'il est choix, rend compte de sa contingence originelle, car la contingence du choix est l'envers de sa liberté. En outre, en tant qu'il se fonde sur le manque d'être, conçu comme caractère fondamental de l'être, il reçoit la légitimation comme choix et nous savons que nous n'avons pas à pousser plus loin. Chaque résultat sera donc à la fois pleinement contingent et légitimement irréductible. Il demeurera d'ailleurs toujours singulier, c'est-à-dire que nous n'atteindrons pas comme but ultime de la recherche et fondement de tous les comportements un terme abstrait et général, la libido par exemple, qui serait différenciée et concrétisée en complexes puis en conduites de détail sous l'action des faits extérieurs et de l'histoire du sujet, mais au contraire un choix qui reste unique et qui est, dès l'origine, la concrétion absolue ; les conduites de détail peuvent exprimer ou particulariser ce choix, mais elles ne sauraient le concrétiser plus qu'il ne l'est déjà. C'est que ce choix n'est rien autre que l'être de chaque réalité-humaine, et qu'il revient au même de dire que telle conduite partielle est ou qu'elle exprime le choix originel de cette réalité-humaine, puisque, pour la réalité-humaine, il n'y a pas de différence entre exister et se choisir. De ce fait, nous comprenons que la psychanalyse existentielle n'a pas à remonter du « complexe » fondamental, qui est justement le choix d'être, jusqu'à une abstraction comme la libido qui l'expliquerait. Le complexe est choix ultime, il est choix d'être et se fait tel. Sa mise au jour le révélera chaque fois comme évidemment irréductible. Il s'ensuit nécessairement que la libido et la volonté de puissance n'apparaîtront à la psychanalyse existentielle ni comme des caractères généraux et communs à tous les hommes, ni comme des irréductibles. Tout au plus se pourra-t-il que l'on constate, après enquête, qu'elles expriment, à titre d'ensembles particuliers, chez certains sujets, un choix fondamental qui ne saurait se réduire à l'une ou à l'autre. Nous avons vu, en effet, que le désir et la sexualité en général expriment un effort originel du pour-soi pour récupérer son être aliéné par autrui. La volonté de puissance suppose aussi, originellement, l'être-pour-autrui, la compréhension de l'autre et le choix de faire son salut par l'autre. Le fondement de cette attitude doit être dans un choix premier qui fasse comprendre l'assimilation radicale de l'être-en-soi-pour-soi à l'être-pour-l'autre.
Le fait que le terme ultime de cette enquête existentielle doit être un choix différencie mieux encore la psychanalyse dont nous esquissons la méthode et les traits principaux : elle renonce par là même à supposer une action mécanique du milieu sur le sujet considéré. Le milieu ne saurait agir sur le sujet que dans la mesure exacte où il le comprend, c'est-à-dire où il le transforme en situation. Aucune description objective de ce milieu ne saurait donc nous servir. Dès l'origine, le milieu conçu comme situation renvoie au pour-soi choisissant, tout juste comme le pour-soi renvoie au milieu de par son être dans le monde. En renonçant à toutes les causations mécaniques, nous renonçons du même coup à toutes les interprétations générales du symbolisme envisagé. Comme notre but ne saurait être d'établir des lois empiriques de succession, nous ne saurions constituer une symbolique universelle. Mais le psychanalyste devra à chaque coup réinventer une symbolique en fonction du cas particulier qu'il envisage. Si l'être est une totalité, il n'est pas concevable en effet qu'il puisse exister des rapports élémentaires de symbolisation (fèces = or, pelote à épingles = sein, etc.), qui gardent une signification constante en chaque cas, c'est-à-dire qui demeurent inaltérés lorsqu'on passe d'un ensemble signifiant à un autre ensemble. En outre, le psychanalyste ne perdra jamais de vue que le choix est vivant et, par suite, peut toujours être révoqué par le sujet étudié. Nous avons montré, dans le chapitre précédent, l'importance de l'instant qui représente les brusques changements d'orientation et la prise d'une position neuve en face d'un passé immuable. Dès ce moment, on doit toujours être prêt à considérer que les symboles changent de signification et à abandonner la symbolique utilisée jusqu'alors. Ainsi la psychanalyse existentielle se devra d'être entièrement souple et de se calquer sur les moindres changemements observables chez le sujet : il s'agit ici de comprendre l'individuel et souvent même l'instantané. La méthode qui a servi pour un sujet ne pourra, de ce fait même, être employée pour un autre sujet ou pour le même sujet à une époque ultérieure.
Et, précisément parce que le but de l'enquête doit être de découvrir un choix, non un état, cette enquête devra se rappeler en toute occasion que son objet n'est pas une donnée enfouie dans les ténèbres de l'inconscient, mais une détermination libre et consciente – qui n'est pas même un habitant de la conscience, mais qui ne fait qu'un avec cette conscience elle-même. La psychanalyse empirique, dans la mesure où sa méthode vaut mieux que ses principes, est souvent sur la voie d'une découverte existentielle, encore qu'elle s'arrête toujours en chemin. Lorsqu'elle approche ainsi du choix fondamental, les résistances du sujet s'effondrent tout à coup et il reconnaît soudain l'image de lui qu'on lui présente, comme s'il se voyait dans une glace. Ce témoignage involontaire du sujet est précieux pour le psychanalyste ; il y voit le signe qu'il a touché son but ; il peut passer des investigations proprement dites à la cure. Mais rien dans ses principes ni dans ses postulats initiaux ne lui permet de comprendre ni d'utiliser ce témoignage. D'ou lui en viendrait le droit ? Si vraiment le complexe est inconscient, c'est-à-dire si le signe est séparé du signifié par un barrage, comment le sujet pourrait-il le reconnaître ? Est-ce le complexus inconscient qui se reconnaît ? Mais n'est-il pas privé de compréhension ? Et s'il fallait lui concéder la faculté de comprendre les signes, ne faudrait-il pas du même coup en faire un inconscient conscient ? Qu'est-ce que comprendre, en effet, sinon avoir conscience qu'on a compris ? Dirons-nous, au contraire, que c'est le sujet en tant que conscient qui reconnaît l'image offerte ? Mais comment la comparerait-il à sa véritable affection puisqu'elle est hors de portée et qu'il n'en a jamais eu connaissance ? Tout au plus pourra-t-il juger que l'explication psychanalytique de son cas est une hypothèse probable, qui tire sa probabilité du nombre de conduites qu'elle explique. Il se trouve donc, par rapport à cette interprétation, dans la position d'un tiers, du psychanalyste lui-même, il n'a pas de position privilégiée. Et s'il croit à la probabilité de l'hypothèse psychanalytique, cette simple croyance qui demeure dans les limites de sa conscience peut-elle entraîner la rupture des barrages qui endiguent les tendances inconscientes ? Le psychanalyste a sans doute l'image obscure d'une brusque coïncidence du conscient et de l'inconscient. Mais il s'est ôté les moyens de concevoir positivement cette coïncidence.
Pourtant l'illumination du sujet est un fait. Il y a bien là une intuition qui s'accompagne d'évidence. Le sujet, guidé par le psychanalyste, fait plus et mieux que de donner son assentiment à une hypothèse : il touche, il voit ce qu'il est. Cela n'est vraiment compréhensible que si le sujet n'a jamais cessé d'être conscient de ses tendances profondes, mieux, que si ces tendances ne se distinguent pas de sa conscience elle-même. En ce cas, comme nous l'avons vu plus haut, l'interprétation psychanalytique ne lui fait pas prendre conscience de ce qu'il est : elle lui en fait prendre connaissance. C'est donc à la psychanalyse existentielle qu'il revient de revendiquer comme décisoire l'intuition finale du sujet.
Cette comparaison nous permet de mieux comprendre ce que doit être une psychanalyse existentielle, si elle doit pouvoir exister. C'est une méthode destinée à mettre en lumière, sous une forme rigoureusement objective, le choix subjectif par lequel chaque personne se fait personne, c'est-à-dire se fait annoncer à elle-même ce qu'elle est. Ce qu'elle cherche étant un choix d'être en même temps qu'un être, elle doit réduire les comportements singuliers aux relations fondamentales, non de sexualité ou de volonté de puissance, mais d'être qui s'expriment dans ces comportements. Elle est donc guidée dès l'origine vers une compréhension de l'être et ne doit s'assigner d'autre but que de trouver l'être et la manière d'être de l'être en face de cet être. Avant d'atteindre ce but, il lui est interdit de s'arrêter. Elle utilisera la compréhension de l'être qui caractérise l'enquêteur en tant qu'il est lui-même réalité-humaine ; et comme elle cherche à dégager l'être de ses expressions symboliques, elle devra réinventer à chaque fois, sur les bases d'une étude comparative des conduites, une symbolique destinée à les déchiffrer. Le critère de la réussite sera pour elle le nombre de faits que son hypothèse permet d'expliquer et d'unifier, comme aussi l'intuition évidente de l'irréductibilité du terme atteint. A ce critère s'ajoutera, dans tous les cas où cela sera possible, le témoignage décisoire du sujet. Les résultats ainsi atteints – c'est-à-dire les fins dernières de l'individu – pourront alors faire l'objet d'une classification et c'est sur la comparaison de ces résultats que nous pourrons établir des considérations générales sur la réalité-humaine en tant que choix empirique de ses propres fins. Les conduites étudiées par cette psychanalyse ne seront pas seulement les rêves, les actes manqués, les obsessions et les névroses mais aussi et surtout les pensées de la veille, les actes réussis et adaptés, le style, etc. Cette psychanalyse n'a pas encore trouvé son Freud ; tout au plus peut-on en trouver le pressentiment dans certaines biographies particulièrement réussies. Nous espérons pouvoir tenter d'en donner ailleurs deux exemples, à propos de Flaubert et de Dostoïevsky. Mais il nous importe peu, ici, qu'elle existe : l'important pour nous c'est qu'elle soit possible.
Les renseignements que l'ontologie peut acquérir sur les conduites et sur le désir doivent servir de principes à la psychanalyse existentielle. Cela signifie, non qu'il existe avant toute spécification des désirs abstraits et communs à tous les hommes, mais que les désirs concrets ont des structures qui ressortissent à l'étude de l'ontologie parce que chaque désir, aussi bien le désir de manger ou de dormir que le désir de créer une œuvre d'art, exprime toute la réalité-humaine. Comme nous l'avons montré ailleurs3, en effet, la connaissance de l'homme doit être totalitaire ; des connaissances empiriques et partielles sont, sur ce terrain, dépourvues de signification. Nous aurons donc achevé notre tâche si nous utilisons les connaissances que nous avons acquises jusqu'ici à jeter les bases de la psychanalyse existentielle. C'est là, en effet, que doit s'arrêter l'ontologie : ses dernières découvertes sont les premiers principes de la psychanalyse. A partir de là, il est nécessaire d'avoir une autre méthode puisque l'objet est différent. Qu'est-ce donc que l'ontologie nous apprend sur le désir, en tant que le désir est l'être de la réalité-humaine ?
Le désir est manque d'être, nous l'avons vu. En tant que tel, il est directement porté sur l'être dont il est manque. Cet être, nous l'avons vu, c'est l'en-soi-pour-soi, la conscience devenue substance, la substance devenue cause de soi, l'Homme-Dieu. Ainsi l'être de la réalité-humaine est originellement non une substance mais un rapport vécu : les termes de ce rapport sont l'en-soi originel, figé dans sa contingence et sa facticité et dont la caractéristique essentielle est qu'il est, qu'il existe, et, d'autre part, l'en-soi-pour-soi ou valeur, qui est comme l'idéal de l'en-soi contingent et qui se caractérise comme par delà toute contingence et toute existence. L'homme n'est ni l'un ni l'autre de ces êtres, car il n'est point : il est ce qu'il n'est pas et il n'est pas ce qu'il est, il est la néantisation de l'en-soi contingent en tant que le soi de cette néantisation est sa fuite en avant vers l'en-soi cause de soi. La réalité-humaine est pur effort pour devenir Dieu, sans qu'il y ait aucun substrat donné de cet effort, sans qu'il y ait rien qui s'efforce ainsi. Le désir exprime cet effort.
Toutefois, le désir n'est pas seulement défini par rapport à l'en-soi-cause-de-soi. Il est aussi relatif à un existant brut et concret que l'on nomme couramment l'objet du désir. Cet objet sera tantôt un morceau de pain, tantôt une automobile, tantôt une femme, tantôt un objet non encore réalisé et pourtant défini : comme lorsque l'artiste désire créer une œuvre d'art. Ainsi le désir exprime par sa structure même le rapport de l'homme avec un ou plusieurs objets dans le monde, il est un des aspects de l'être-dans-le-monde. De ce point de vue, il semble d'abord que ce rapport ne soit pas d'un type unique. Ce n'est que par abréviation que nous parlons du « désir de quelque chose ». En fait mille exemples empiriques montrent que nous désirons posséder tel objet ou faire telle chose ou être quelqu'un. Si je désire ce tableau, cela signifie que je désire l'acheter, pour me l'approprier. Si je désire écrire un livre, me promener, cela signifie que je désire faire ce livre, faire cette promenade. Si je me pare, c'est que je désire être beau ; je me cultive pour être savant, etc. Ainsi, du premier coup, les trois grandes catégories de l'existence humaine concrète nous apparaissent dans leur relation originelle : faire, avoir, être.
Il est facile de voir, cependant, que le désir de faire n'est pas irréductible. On fait l'objet pour entretenir un certain rapport avec lui. Ce rapport neuf peut être immédiatement réductible à « l'avoir ». Par exemple, je taille une canne dans une branche d'arbre (je « fais » une canne avec une branche) pour avoir cette canne. Le « faire » se réduit à un moyen d'avoir. C'est le cas le plus fréquent. Mais il peut aussi se faire que mon activité n'apparaisse pas sur-le-champ comme réductible. Elle peut sembler gratuite comme dans le cas de la recherche scientifique, du sport, de la création esthétique. Pourtant, dans ces différents cas, le faire n'est pas non plus irréductible. Si je crée un tableau, un drame, une mélodie, c'est pour être à l'origine d'une existence concrète. Et cette existence ne m'intéresse que dans la mesure où le lien de création que j'établis entre elle et moi me donne sur elle un droit de propriété particulier. Il ne s'agit pas seulement que tel tableau, dont j'ai l'idée, existe ; il faut encore qu'il existe par moi. L'idéal serait évidemment, en un sens, que je le soutienne à l'être par une sorte de création continuée et que, de la sorte, il soit mien comme une émanation perpétuellement renouvelée. Mais, en un autre sens, il faut qu'il se distingue radicalement de moi-même, pour être mien et non pas moi ; le danger serait ici, comme dans la théorie cartésienne des substances, que son être se résorbe en mon être par défaut d'indépendance et d'objectivité ; et ainsi faut-il aussi qu'il existe en soi, c'est-à-dire qu'il renouvelle perpétuellement son existence de lui-même. Dès lors mon œuvre m'apparaît comme une création continuée mais figée dans l'en-soi ; elle porte indéfiniment ma « marque », c'est-à-dire qu'elle est indéfiniment « ma » pensée. Toute œuvre d'art est une pensée, une « idée » ; ses caractères sont nettement spirituels dans la mesure où elle n'est rien qu'une signification. Mais, d'autre part, cette signification, cette pensée, qui, en un sens, est perpétuellement en acte, comme si je la formais perpétuellement, comme si un esprit la concevait sans relâche – un esprit qui serait mon esprit –, cette pensée se soutient seule à l'être, elle ne cesse point d'être en acte quand je ne la pense pas actuellement. Je suis donc avec elle dans le double rapport de la conscience qui la conçoit et de la conscience qui la rencontre. C'est précisément ce double rapport que j'exprime en disant qu'elle est mienne. Nous en verrons le sens, lorsque nous aurons précisé la signification de la catégorie « avoir ». Et c'est pour entretenir ce double rapport dans la synthèse d'appropriation que je crée mon œuvre. C'est, en effet, cette synthèse de moi et de non-moi (intimité, translucidité de la pensée ; opacité, indifférence de l'en-soi) que je vise et qui fera précisément de l'œuvre ma propriété. En ce sens, ce ne sont pas seulement les œuvres proprement artistiques que je m'approprierai de cette façon, mais cette canne que j'ai taillée dans une branche, elle va, elle aussi, m'appartenir doublement : en premier lieu, comme un objet d'usage qui est à ma disposition et que je possède comme je possède mes vêtements ou mes livres, en second lieu comme mon œuvre. Ainsi ceux qui préfèrent s'entourer d'objets usuels qu'ils ont fabriqués eux-mêmes raffinent sur l'appropriation. Ils réunissent sur un seul objet et dans un même syncrétisme l'appropriation par jouissance et l'appropriation par création. Nous retrouvons l'unité d'un même projet depuis le cas de la création artistique jusqu'à celui de la cigarette qui « est meilleure quand on la roule soi-même ». Nous retrouverons tout à l'heure ce projet à propos d'un type de propriété spéciale qui en est comme la dégradation et que l'on appelle le luxe, car, nous le verrons, le luxe ne désigne pas une qualité de l'objet possédé mais une qualité de la possession.
C'est encore s'approprier – nous l'avons montré dans le préambule de cette quatrième partie – que connaître. Et c'est pourquoi la recherche scientifique n'est rien d'autre qu'un effort d'appropriation. La vérité découverte, comme l'œuvre d'art, est ma connaissance ; c'est le noème d'une pensée qui ne se découvre que lorsque je forme la pensée et qui, de ce fait, apparaît d'une certaine manière comme maintenu par moi à l'existence. C'est par moi qu'une face du monde se révèle, c'est à moi qu'elle se révèle. En ce sens, je suis créateur et possesseur. Non que je considère comme pure représentation l'aspect de l'être que je découvre, mais, tout au contraire, parce que cet aspect qui ne se découvre que par moi est profondément et réellement. Je puis dire que je le manifeste, au sens où Gide nous dit que « nous devons toujours manifester ». Mais je retrouve une indépendance analogue à celle de l'œuvre d'art dans le caractère de vérité de ma pensée, c'est-à-dire dans son objectivité. Cette pensée que je forme et qui tire de moi son existence, elle poursuit en même temps par elle seule son existence dans la mesure où elle est pensée de tous. Elle est doublement moi puisqu'elle est le monde se découvrant à moi et moi chez les autres, moi formant ma pensée avec l'esprit de l'autre, et doublement refermée contre moi puisqu'elle est l'être que je ne suis pas (en tant qu'il se révèle à moi) et puisqu'elle est pensée de tous, dès son apparition, pensée vouée à l'anonymat. Cette synthèse de moi et de non-moi peut s'exprimer ici encore par le terme de mien. Mais, en outre, dans l'idée même de découverte, de révélation, une idée de jouissance appropriative est incluse. La vue est jouissance, voir c'est déflorer. Si l'on examine les comparaisons ordinairement utilisées pour exprimer le rapport du connaissant au connu, on voit que beaucoup d'entre elles se présentent comme un certain viol par la vue. L'objet non connu est donné comme immaculé, comme vierge, comparable à une blancheur. Il n'a pas encore « livré » son secret, l'homme ne le lui a pas encore « arraché ». Toutes les images insistent sur l'ignorance où est l'objet des recherches et des instruments qui le visent : il est inconscient d'être connu, il vaque à ses affaires sans s'apercevoir du regard qui l'épie comme une femme qu'un passant surprend à son bain. Des images plus sourdes et plus précises, comme celle des « profondeurs inviolées » de la nature, évoquent plus nettement le coït. On arrache les voiles de la nature, on la dévoile (cf. Le Voile de Sais, de Schiller) ; toute recherche comprend toujours l'idée d'une nudité qu'on met à l'air en écartant les obstacles qui la couvrent, comme Actéon écarte les branches pour mieux voir Diane au bain. Et d'ailleurs la connaissance est une chasse. Bacon la nomme chasse de Pan. Le savant est le chasseur qui surprend une nudité blanche et qui la viole de son regard. Aussi l'ensemble de ces images nous révèle-t-il quelque chose que nous nommerons le complexe d'Actéon. En prenant d'ailleurs cette idée de chasse pour fil conducteur, nous découvrons un autre symbole d'appropriation, peut-être plus primitif encore : car on chasse pour manger. La curiosité chez l'animal est toujours sexuelle ou alimentaire. Connaître c'est manger des yeux4. Nous pouvons noter ici, en effet, en ce qui concerne la connaissance par les sens, un processus inverse de celui qui se révélait à propos de l'œuvre d'art. Pour celle-ci, nous marquions en effet son rapport d'émanation figée à l'esprit. L'esprit la produit continuellement et cependant elle se tient toute seule et comme dans l'indifférence par rapport à cette production. Cette relation existe telle quelle dans l'acte de connaissance. Mais elle n'exclut pas son inverse : dans le connaître, la conscience attire à soi son objet et se l'incorpore ; la connaissance est assimilation ; les ouvrages de l'épistémologie française grouillent de métaphores alimentaires (absorption, digestion assimilation). Ainsi y a-t-il un mouvement de dissolution qui va de l'objet au sujet connaissant. Le connu se transforme en moi, devient ma pensée et par là même accepte de recevoir son existence de moi seul. Mais ce mouvement de dissolution se fige du fait que le connu demeure à la même place, indéfiniment absorbé, mangé et indéfiniment intact, tout entier digéré et cependant tout entier dehors, indigeste comme un caillou. On remarquera l'importance dans les imaginations naïves du symbole du « digéré indigeste », le caillou dans l'estomac de l'autruche, Jonas dans l'estomac de la baleine. Il marque un rêve d'assimilation non destructrice. Le malheur est que – comme le notait Hegel – le désir détruit son objet. (En ce sens, disait-il, le désir est désir de manger.) En réaction contre cette nécessité dialectique, le pour-soi rêve d'un objet qui serait entièrement assimilé par moi, qui serait moi, sans se dissoudre en moi, en gardant sa structure d'en-soi car, justement, ce que je désire, c'est cet objet et, si je le mange, je ne l'ai plus, je ne rencontre plus que moi. Cette synthèse impossible de l'assimilation et de l'intégrité conservée de l'assimilé se rejoint, dans ses racines les plus profondes, avec les tendances fondamentales de la sexualité. La « possession » charnelle en effet nous offre l'image irritante et séduisante d'un corps perpétuellement possédé et perpétuellement neuf, sur lequel la possession ne laisse aucune trace. C'est ce que symbolise profondément la qualité de « lisse », de « poli ». Ce qui est lisse peut se prendre, se tâter, et n'en demeure pas moins impénétrable, n'en fuit pas moins sous la caresse appropriative, comme l'eau. C'est pourquoi l'on insiste tant, dans les descriptions érotiques, sur la blancheur lisse du corps de la femme. Lisse : qui se reforme sous la caresse, comme l'eau se reforme sur le passage de la pierre qui l'a trouée. Et, en même temps, nous l'avons vu, le rêve de l'amant est bien de s'identifier avec l'objet aimé tout en lui gardant son individualité : que l'autre soit moi, sans cesser d'être autre. C'est précisément là ce que nous rencontrons dans la quête scientifique : l'objet connu, comme le caillou dans l'estomac de l'autruche, est tout entier en moi, assimilé, transformé en moi-même, et il est tout entier moi ; mais en même temps il est impénétrable, intransformable, entièrement lisse, dans une nudité indifférente de corps aimé et vainement caressé. Il reste dehors, connaître c'est manger au dehors sans consommer. On voit les courants sexuels et alimentaires qui se fondent et s'interpénètrent, pour constituer le complexe d'Actéon et le complexe de Jonas, on voit les racines digestives et sensuelles qui se réunissent pour donner naissance au désir de connaître. La connaissance est à la fois pénétration et caresse de surface, digestion et contemplation à distance d'un objet indéformable, production d'une pensée par création continuée et constatation de la totale indépendance objective de cette pensée. L'objet connu, c'est ma pensée comme chose. Et c'est précisément ce que je désire profondément lorsque je me mets en quête : saisir ma pensée comme chose et la chose comme ma pensée. Le rapport syncrétique qui fond ensemble des tendances si diverses ne saurait être qu'un rapport d'appropriation. C'est pourquoi le désir de connaître est, si désintéressé qu'il puisse paraître, un rapport d'appropriation. Le connaître est une des formes que peut prendre l'avoir.
Reste un type d'activité qu'on présente volontiers comme entièrement gratuit : l'activité de jeu et les « tendances » qui s'y rapportent. Peut-on déceler dans le sport une tendance appropriative ? Certes il faut remarquer d'abord que le jeu, en s'opposant à l'esprit de sérieux, semble l'attitude la moins possessive, il enlève au réel sa réalité. Il y a sérieux quand on part du monde et qu'on attribue plus de réalité au monde qu'à soi-même, à tout le moins quand on se confère une réalité dans la mesure où on appartient au monde. Ce n'est pas par hasard que le matérialisme est sérieux, ce n'est pas par hasard non plus qu'il se retrouve toujours et partout comme la doctrine d'élection du révolutionnaire. C'est que les révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent d'abord à partir du monde qui les écrase et ils veulent changer ce monde qui les écrase. En cela ils se retrouvent d'accord avec leurs vieux adversaires les possédants, qui se connaissent eux aussi et s'apprécient à partir de leur position dans le monde. Ainsi toute pensée sérieuse est épaissie par le monde, elle coagule ; elle est une démission de la réalité-humaine en faveur du monde. L'homme sérieux est « du monde » et n'a plus aucun recours en soi ; il n'envisage même plus la possibilité de sortir du monde, car il s'est donné à lui-même le type d'existence du rocher, la consistance, l'inertie, l'opacité de l'être-au-milieu-du-monde. Il va de soi que l'homme sérieux enfouit au fond de lui-même la conscience de sa liberté, il est de mauvaise foi et sa mauvaise foi vise à le présenter à ses propres yeux comme une conséquence : tout est conséquence, pour lui, et jamais il n'y a de principe ; c'est pourquoi il est si attentif aux conséquences de ses actes. Marx a posé le dogme premier du sérieux lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le sujet et l'homme est sérieux quand il se prend pour un objet.
Le jeu, en effet, comme l'ironie kierkegaardienne, délivre la subjectivité. Qu'est-ce qu'un jeu, en effet, sinon une activité dont l'homme est l'origine première, dont l'homme pose lui-même les principes et qui ne peut avoir de conséquences que selon les principes posés ? Dès qu'un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d'ailleurs son angoisse, son activité est de jeu : il en est, en effet, le premier principe, il échappe à la nature naturée, il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu'il a lui-même posées et définies. D'où, en un sens, le « peu de réalité » du monde. Il semble donc que l'homme qui joue, appliqué à se découvrir comme libre dans son action elle-même, ne saurait aucunement se soucier de posséder un être du monde. Son but, qu'il le vise à travers les sports ou le mime ou les jeux proprement dits, est de s'atteindre lui-même comme un certain être, précisément l'être qui est en question dans son être. Toutefois ces remarques n'ont pas pour effet de nous montrer que le désir de faire est, dans le jeu, irréductible. Elles nous apprennent, au contraire, que le désir de faire s'y réduit à un certain désir d'être. L'acte n'est pas à lui-même son propre but ; ce n'est pas non plus sa fin explicite qui représente son but et son sens profond ; mais l'acte a pour fonction de manifester et de présentifier à elle-même la liberté absolue qui est l'être même de la personne. Ce type particulier de projet qui a la liberté pour fondement et pour but mériterait une étude spéciale. Il se différencie radicalement, en effet, de tous les autres en ce qu'il vise un type d'être radicalement différent. Il faudrait expliquer tout au long en effet ses rapports avec le projet d'être-Dieu qui nous a paru la structure profonde de la réalité-humaine. Mais cette étude ne peut être faite ici : elle ressortit en effet à une éthique et elle suppose qu'on ait préalablement défini la nature et le rôle de la réflexion purifiante (nos descriptions n'ont visé jusqu'ici que la réflexion « complice ») ; elle suppose en outre une prise de position qui ne peut être que morale en face des valeurs qui hantent le pour-soi. Il n'en demeure pas moins que le désir de jeu est fondamentalement désir d'être. Ainsi les trois catégories « être », « faire », « avoir » se réduisent, ici comme partout, à deux : le « faire » est purement transitif. Un désir ne peut être, en son fond, que désir d'être ou désir d'avoir. D'autre part il est rare que le jeu soit pur de toute tendance appropriative. Je laisse de côté le désir de réaliser une performance, de battre un record, qui peut agir comme stimulant du sportif ; je ne parle même pas de celui « d'avoir » un beau corps, des muscles harmonieux qui ressortit au désir de s'approprier objectivement son propre être-pour-autrui. Ces désirs n'interviennent pas toujours et d'ailleurs ne sont pas fondamentaux. Mais dans l'acte sportif même il y a une composante appropriative. Le sport est en effet libre transformation d'un milieu du monde en élément de soutien de l'action. De ce fait, comme l'art, il est créateur. Soit un champ de neige, un alpage. Le voir, c'est déjà le posséder. En lui-même, il est déjà saisi par la vue comme symbole de l'être5. Il représente l'extériorité pure, la spatialité radicale ; son indifférenciation, sa monotonie et sa blancheur manifestent l'absolue nudité de la substance ; il est l'en-soi qui n'est qu'en-soi, l'être du phénomène qui se manifeste tout à coup en dehors de tout phénomène. En même temps son immobilité solide exprime la permanence et la résistance objective de l'en-soi, son opacité et son impénétrabilité. Cette première jouissance Intuitive ne saurait pourtant me suffire. Cet en-soi pur, semblable au plenum absolu et intelligible de l'étendue cartésienne, me fascine comme la pure apparition du non-moi ; ce que je veux alors, c'est précisément que cet en-soi soit par rapport à moi dans un rapport d'émanation tout en demeurant en soi. C'est déjà le sens des bonshommes de neige, des boules de neige que font les gamins : le but est de « faire quelque chose avec cette neige », c'est-à-dire de lui imposer une forme qui adhère si profondément à la matière que celle-ci paraisse exister en vue de celle-là. Mais si je m'approche, si je veux établir un contact appropriatif avec le champ de neige, tout change : son échelle d'être se modifie, il existe pouce par pouce au lieu d'exister par grands espaces ; et des taches, des brindilles, des crevasses viennent individualiser chaque centimètre carré. En même temps sa solidité fond en eau : j'enfonce dans la neige jusqu'aux genoux ; si je prends de la neige dans mes mains, elle se liquéfie entre mes doigts, elle coule, il n'en reste plus rien : l'en-soi se transforme en néant. Mon rêve de m'approprier la neige s'évanouit en même temps. D'ailleurs je ne sais que faire de cette neige que je suis venu voir de près : je ne puis m'emparer du champ, je ne puis même le reconstituer comme cette totalité substantielle qui s'offrait à mes regards et qui s'est brusquement et doublement effondrée. Le sens du ski n'est pas seulement de me permettre des déplacements rapides et d'acquérir une habileté technique, ni non plus de jouer en augmentant à mon gré ma vitesse ou les difficultés de la course ; c'est aussi de me permettre de posséder ce champ de neige. A présent, j'en fais quelque chose. Cela signifie que, par mon activité même de skieur, j'en modifie la matière et le sens. Du fait qu'il m'apparaît à présent, dans ma course même, comme pente à descendre, il retrouve une continuité et une unité qu'il avait perdues. Il est à présent tissu conjonctif. Il est compris entre deux termes, il unit le point de départ au point d'arrivée ; et, comme, dans la descente, je ne le considère pas en lui-même, pouce par pouce, mais que je fixe toujours un point à atteindre, par delà la position que j'occupe, il ne s'effondre pas en une infinité de détails individuels, il est parcouru vers le point que je m'assigne. Ce parcours n'est pas seulement une activité de déplacement, c'est aussi et surtout une activité synthétique d'organisation et de liaison : j'étends devant moi le champ de ski de la même façon que le géomètre, selon Kant, ne peut appréhender une ligne droite qu'en la tirant. Par ailleurs cette organisation est marginale et non focale ce n'est pas pour lui-même et en lui-même que le champ de neige est unifié ; le but posé et clairement saisi, l'objet de mon attention, c'est le terme d'arrivée. L'espace neigeux se masse par en dessous, implicitement ; sa cohésion est celle de l'espace blanc compris à l'intérieur d'une circonférence, par exemple, lorsque je regarde la ligne noire du cercle sans prendre garde explicitement à sa surface. Et, précisément parce que je le maintiens marginal, implicite et sous-entendu, il s'adapte à moi, je l'ai bien en main, je le dépasse vers sa fin, comme le tapissier dépasse le marteau dont il se sert vers sa fin qui est de clouer une tenture au mur. Aucune appropriation ne peut être plus complète que cette appropriation instrumentale ; l'activité synthétique d'appropriation est ici une activité technique d'utilisation. La neige surgit comme la matière de mon acte, à la manière dont le surgissement du marteau est pur remplissement du marteler. En même temps, j'ai choisi un certain point de vue pour appréhender cette pente neigeuse : ce point de vue est une vitesse déterminée, qui émane de moi, que je peux augmenter ou diminuer à mon gré, et qui constitue le champ parcouru en un objet défini, entièrement distinct de ce qu'il serait à une autre vitesse. La vitesse organise les ensembles à son gré ; tel objet fait ou non partie d'un groupe particulier, selon que j'ai pris ou non telle ou telle vitesse (qu'on songe, par exemple, à la Provence vue « à pied », « en auto », « en chemin de fer », « à bicyclette » ; elle offre autant de visages différents selon que Béziers est à une heure, à une matinée, à deux jours de Narbonne, c'est-à-dire selon que Narbonne s'isole et se pose pour soi avec ses environs ou qu'elle constitue un groupe cohérent avec Béziers et Sète, par exemple. Dans ce dernier cas, le rapport à la mer de Narbonne est directement accessible à l'intuition ; dans l'autre, il est nié, il ne peut faire l'objet que d'un pur concept). Je suis donc celui qui informe le champ de neige par la libre vitesse que je me donne. Mais, du même coup, j'agis sur ma matière. La vitesse ne se borne pas à imposer une forme à une matière donnée par ailleurs ; elle crée une matière. La neige, qui s'enfonçait sous mon poids lorsque je marchais, qui fondait en eau quand je tentais de la prendre, se solidifie tout à coup sous l'action de ma vitesse ; elle me porte. Ce n'est pas que j'aie perdu de vue sa légèreté, sa non-substantialité, sa perpétuelle évanescence. Bien au contraire : c'est précisément cette légèreté, cette évanescence, cette secrète liquidité qui me portent, c'est-à-dire qui se condensent et se fondent pour me porter. C'est que j'ai avec la neige un rapport d'appropriation spécial : le glissement. Ce rapport sera étudié plus loin avec détail. Dès à présent, nous pouvons en saisir le sens. En glissant, je demeure, dit-on, superficiel. Cela n'est pas exact ; certes, j'effleure seulement la surface, et cet effleurement, en lui-même, vaut toute une étude. Mais je n'en réalise pas moins une synthèse en profondeur ; je sens la couche de neige s'organiser jusqu'au plus profond d'elle-même pour me supporter ; le glissement est action à distance, il assure ma maîtrise sur la matière sans que j'aie besoin de m'enfoncer dans cette matière et de m'engluer en elle pour la dompter. Glisser, c'est le contraire de s'enraciner. La racine est déjà à moitié assimilée à la terre qui la nourrit, elle est une concrétion vivante de la terre ; elle ne peut utiliser la terre qu'en se faisant terre, c'est-à-dire, en un sens, en se soumettant à la matière qu'elle veut utiliser. Le glissement, au contraire, réalise une unité matérielle en profondeur sans pénétrer plus loin que la surface : il est comme un maître redouté qui n'a pas besoin d'insister ni d'élever le ton pour être obéi. Admirable image de la puissance. De là le fameux conseil : « Glissez, mortels, n'appuyez pas », qui ne signifie pas : « Demeurez superficiels, n'approfondissez pas », mais, au contraire : « Réalisez des synthèses en profondeur, mais sans vous compromettre. » Et précisément le glissement est appropriation car la synthèse de soutènement réalisée par la vitesse n'est valable que pour le glisseur et dans le temps même qu'il glisse. La solidité de la neige n'est valable que pour moi, n'est sensible qu'à moi ; c'est un secret qu'elle livre à moi seul et qui déjà n'est plus vrai, derrière moi. Ce glissement réalise donc une relation strictement individuelle avec la matière, une relation historique ; elle se rassemble et se solidifie pour me porter et retombe, pâmée, en son éparpillement, derrière moi. Ainsi ai-je réalisé pour moi l'unique par mon passage. L'idéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de trace : c'est le glissement sur l'eau (barque, canot automobile, surtout ski nautique qui, quoique tard venu, représente comme la limite vers laquelle tendaient, de c point de vue, les sports nautiques). Le glissement sur la neige est déjà moins parfait ; il y a une trace derrière moi, je me suis compromis, si légèrement que ce soit. Le glissement sur la glace, qui raye la glace et trouve une matière déjà tout organisée, est de qualité très inférieure, et s'il se sauve malgré tout, c'est pour d'autres raisons. De là, la déception légère qui nous prend toujours lorsque nous regardons derrière nous les empreintes que nos skis ont laissées sur la neige : comme ce serait mieux si elle se reformait sur notre passage ! Lorsque, d'ailleurs, nous nous laissons glisser sur la pente, nous sommes habités par l'illusion de ne pas marquer, nous demandons à la neige de se comporter comme cette eau qu'elle est secrètement. Ainsi le glissement apparaît comme assimilable à une création continuée : la vitesse, comparable à la conscience et symbolisant ici la conscience6, fait naître, tant qu'elle dure, en la matière, une qualité profonde qui ne demeure qu'autant que la vitesse existe, une sorte de rassemblement qui vainc son extériorité d'indifférence et qui se défait comme une gerbe derrière le mobile glissant. Unification informatrice et condensation synthétique du champ de neige qui se ramasse en une organisation instrumentale, qui est utilisé, comme le marteau ou l'enclume, et qui s'adapte docilement à l'action, qui la sous-entend et la remplit, action continuée et créatrice sur la matière même de la neige, solidification de la masse neigeuse par le glissement, assimilation de la neige à l'eau qui porte, docile et sans mémoire, au corps nu de la femme, que la caresse laisse intact et trouble jusqu'en son tréfonds ; telle est l'action du skieur sur le réel. Mais en même temps la neige demeure impénétrable et hors d'atteinte ; en un sens, l'action du skieur ne fait que développer ses puissances. Il lui fait rendre ce qu'elle peut rendre ; la matière homogène et solide ne lui livre solidité et homogénéité que par l'acte sportif, mais cette solidité et cette homogénéité demeurent des propriétés écloses en la matière. Cette synthèse du moi et du non-moi que réalise ici l'action sportive s'exprime, comme dans le cas de la connaissance spéculative et de l'œuvre d'art, par l'affirmation du droit du skieur sur la neige. C'est mon champ de neige : je l'ai cent fois parcouru, cent fois j'ai fait naître en lui par ma vitesse cette force de condensation et de soutien, il est à moi.
A cet aspect de l'appropriation sportive, il faudrait ajouter cet autre : la difficulté vaincue. Il est plus généralement compris et nous y insisterons à peine. Avant de la descendre, cette pente neigeuse, il a fallu que je la gravisse. Et cette ascension m'a offert une autre face de la neige : la résistance. J'ai senti cette résistance avec ma fatigue et j'ai pu mesurer à chaque instant les progrès de ma victoire. Ici la neige est assimilée à l'autre et les expressions courantes « dompter », « vaincre », « dominer », etc., marquent assez qu'il s'agit d'établir, entre moi et la neige, le rapport du maître à l'esclave. Nous retrouverons cet aspect de l'appropriation dans l'ascension, dans la nage, dans la course d'obstacles, etc. Le pic sur lequel on a planté un drapeau est un pic qu'on s'est approprié. Ainsi, un aspect capital de l'activité sportive – et en particulier des sports de plein air – c'est la conquête de ces masses énormes d'eau, de terre et d'air qui semblent a priori indomptables et inutilisables ; et, en chaque cas, il s'agit de posséder non pas l'élément pour lui-même, mais le type d'existence en-soi qui s'exprime par le moyen de cet élément : c'est l'homogénéité de la substance qu'on veut posséder sous les espèces de la neige ; c'est l'impénétrabilité de l'en-soi et sa permanence intemporelle qu'on veut s'approprier sous les espèces de la terre ou du roc, etc. L'art, la science, le jeu sont des activités d'appropriation, soit totalement, soit partiellement et, ce qu'elles veulent s'approprier, par delà l'objet concret de leur quête, c'est l'être lui-même, l'être absolu de l'en soi.
Ainsi, l'ontologie nous apprend que le désir est originellement désir d'être et qu'il se caractérise comme libre manque d'être. Mais elle nous apprend aussi que le désir est rapport avec un existant concret au milieu du monde et que cet existant est conçu sur le type de l'en-soi ; elle nous apprend que la relation du pour-soi à cet en-soi désiré est l'appropriation. Nous sommes donc en présence d'une double détermination du désir : d'une part le désir se détermine comme désir d'être un certain être qui est l'en-soi pour-soi et dont l'existence est idéale ; d'autre part, le désir se détermine, dans l'immense majorité des cas7, comme relation avec un en-soi contingent et concret dont il projette l'appropriation, Y a-t-il surdétermination ? Ces deux caractéristiques sont-elles compatibles ? La psychanalyse existentielle ne saurait être assurée de ses principes que si l'ontologie a défini préalablement le rapport de ces deux êtres . l'en-soi concret et contingent ou objet du désir et l'en-soi-pour-soi ou idéal du désir, et que si elle a explicité la relation qui unit l'appropriation, comme type de rapport à l'en-soi, à l'être même, comme type de rapport à l'en-soi-pour-soi. C'est ce qu'il nous faut tenter à présent.
Qu'est-ce que s'approprier ou, si l'on préfère, qu'entend-on par posséder un objet en général ? Nous avons vu la réductibilité de la catégorie du faire, qui laisse entrevoir tantôt l'être, tantôt l'avoir ; en est-il de même de la catégorie de l'avoir ?
Je vois que, dans un grand nombre de cas, posséder un objet, c'est pouvoir en user. Pourtant, je ne me satisfais pas de cette définition : j'use, en ce café, de cette soucoupe et de ce verre ; pourtant, ils ne sont pas à moi ; je ne saurais « user » de ce tableau qui pend à mon mur, et cependant il est à moi. Et il n'importe pas non plus que, dans certains cas, j'aie le droit de détruire ce que je possède ; il serait bien abstrait de définir la propriété par ce droit-là ; et, d'ailleurs, dans une société dont l'économie est « dirigée », un patron peut posséder son usine sans avoir le droit de la fermer ; dans la Rome impériale, le maître possédait son esclave et n'avait pas le droit de le mettre à mort. D'ailleurs que signifie ici droit de détruire, droit d'user ? Je vois que ce droit me renvoie au social et que la propriété semble se définir dans les cadres de la vie en société. Mais je vois aussi que le droit est purement négatif et se borne à empêcher autrui de détruire ce qui m'appartient ou d'en user. Sans doute, tentera-t-on de définir la propriété comme une fonction sociale. Mais, d'abord, de ce que la société confère en effet le droit de posséder, selon certains principes, il ne s'ensuit pas qu'elle crée le rapport d'appropriation. C'est tout au plus si elle le légitime. Bien au contraire, pour que la propriété puisse être élevée au rang de sacrée, il faut tout d'abord qu'elle existe comme relation spontanément établie entre le pour-soi et l'en-soi concret. Et si nous pouvons envisager pour l'avenir une organisation collective plus juste où la possession individuelle cessera – au moins dans certaines limites – d'être protégée et sanctifiée, cela ne signifie pas pour autant que le lien appropriatif cessera d'exister ; il se peut qu'il demeure, en effet, au moins à titre de relation privée de l'homme à la chose. Ainsi, dans les sociétés primitives où le lien conjugal n'est pas encore légitimé et où la transmission des qualités est encore matronymique, ce lien sexuel existe à tout le moins comme une sorte de concubinage. Donc il faut distinguer possession et droit de possession. Pour la même raison, je dois repousser toute définition du type de la définition proudhonienne : « La propriété, c'est le vol », car elle est à côté de la question. Il se peut, en effet, que la propriété privée soit le produit du vol et que le maintien de cette propriété ait pour effet la spoliation d'autrui. Mais, quels que soient ses origines et ses effets, la propriété n'en demeure pas moins descriptible et définissable en elle-même. Le voleur s'estime propriétaire de l'argent qu'il a volé. Il s'agit donc de décrire la relation précise du voleur au bien dérobé, aussi bien que celle du propriétaire légitime à la propriété « honnêtement acquise »,
Si je considère l'objet que je possède, je vois que la qualité de possédé ne le désigne pas comme une pure dénomination externe marquant son rapport d'extériorité avec moi ; bien au contraire, cette qualité le définit profondément, elle m'apparaît et apparaît aux autres comme faisant partie de son être. C'est au point qu'on peut définir certains hommes, dans les sociétés primitives, en disant que ce sont des possédés ; en eux-mêmes, ils sont donnés comme appartenant à... C'est ce que marquent aussi les cérémonies funèbres primitives, où l'on enterre les morts avec les objets qui leur appartiennent. L'explication rationnelle : « pour qu'ils puissent s'en servir », est évidemment venue après coup. Il semble plutôt qu'à l'époque où ce genre de coutumes est apparu spontanément, il ne semblait pas nécessaire de s'interroger à ce sujet. Les objets avaient cette qualité singulière d'être aux morts. Ils formaient un tout avec lui, il n'était pas plus question d'enterrer le défunt sans ses objets usuels que de l'enterrer, par exemple, sans une de ses jambes. Le cadavre, la coupe dans laquelle il buvait, le couteau dont il se servait font un seul mort. La coutume de brûler les veuves malabaraises s'entend fort bien quant à son principe : la femme a été possédée ; le mort l'entraîne donc dans sa mort, elle est morte en droit ; il n'y a plus qu'à l'aider à passer de cette mort en droit à une mort de fait. Ceux des objets qui ne sont pas susceptibles d'être ensevelis sont hantés. Le spectre n'est rien que la matérialisation concrète de l'« être-possédé », de la maison et des meubles. Dire qu'une maison est hantée, c'est dire que ni l'argent ni la peine n'effaceront le fait métaphysique et absolu de sa possession par un premier occupant. Il est vrai que les spectres qui hantent les manoirs sont des dieux lares dégradés. Mais les dieux lares eux-mêmes, que sont-ils, sinon des couches de possession qui se sont déposées une à une sur les murs et les meubles de la maison ? L'expression même qui désigne le rapport de l'objet à son propriétaire marque assez la pénétration profonde de l'appropriation : être possédé, c'est être à... Cela signifie que c'est dans son être que l'objet possédé est atteint. Nous l'avons vu, d'ailleurs, la destruction du possédant entraîne la destruction de droit du possédé et, inversement, la survie du possédé entraîne la survie de droit du possédant. Le lien de possession est un lien interne d'être. Je rencontre le possédant dans et par l'objet qu'il possède. C'est évidemment l'explication de l'importance des reliques ; et nous n'entendons pas seulement par là les reliques religieuses, mais aussi et surtout l'ensemble des propriétés d'un homme illustre (Musée Victor-Hugo, « objets ayant appartenu » à Balzac, à Flaubert, etc.), dans lesquelles nous essayons de les retrouver ; les « souvenirs » d'un mort aimé qui semblent « perpétuer » sa mémoire.
Ce lien interne et ontologique du possédé avec le possédant (que des coutumes comme celle de la marque au fer rouge ont souvent tenté de matérialiser) ne saurait s'expliquer par une théorie « réaliste » de l'appropriation. S'il est vrai que le réalisme se définit comme une doctrine qui fait du sujet et de l'objet deux substances indépendantes et possédant l'existence pour soi et par soi, on ne saurait pas plus concevoir l'appropriation que la connaissance, qui en est une des formes ; l'une comme l'autre, elles demeureront des rapports externes unissant pour un temps le sujet à l'objet. Mais nous avons vu que l'existence substantielle doit être attribuée à l'objet connu. Il en est de même pour la propriété en général : c'est l'objet possédé qui existe en soi, qui se définit par la permanence, l'atemporalité en général, la suffisance d'être, en un mot, la substantialité. C'est donc du côté du sujet possédant qu'il faut mettre l'Unselbstständigkeit. Une substance ne saurait s'approprier une autre substance et si nous saisissons sur les choses une certaine qualité de « possédées », c'est que, originellement, le rapport interne du pour-soi à l'en-soi qui est sa propriété tire son origine de l'insuffisance d'être du pour-soi. Il va de soi que l'objet possédé n'est pas réellement affecté par l'acte d'appropriation, pas plus que l'objet connu n'est affecté par la connaissance : il demeure intouché (sauf dans le cas où le possédé est un être humain, un esclave, une prostituée, etc.). Mais cette qualité de possédé ne l'en affecte pas moins idéalement dans sa signification : en un mot, son sens est de refléter au pour-soi cette possession.
Si le possédant et le possédé sont unis par une relation interne basée sur l'insuffisance d'être du pour-soi, la question qui se pose est de déterminer la nature et le sens du couple qu'ils forment. La relation interne étant synthétique, en effet, opère l'unification du possédant et du possédé. Cela signifie que le possédant et le possédé constituent idéalement une réalité unique. Posséder, c'est s'unir à un objet possédé sous le signe de l'appropriation ; vouloir posséder, c'est vouloir s'unir à un objet par ce rapport. Ainsi, le désir d'un objet particulier n'est pas simple désir de cet objet, c'est le désir de s'unir à l'objet par un rapport interne, de manière à constituer avec lui l'unité « possédant-possédé ». Le désir d'avoir est au fond réductible au désir d'être par rapport à un certain objet dans une certaine relation d'être.
Pour déterminer cette relation, les remarques précédentes sur les conduites du savant, de l'artiste et du sportif nous seront très utiles. Nous avons découvert, en chacune de ces conduites, une certaine attitude appropriative. Et l'appropriation en chaque cas s'est marquée par le fait que l'objet nous apparaissait à la fois comme émanation subjective de nous-même et, à la fois, comme dans un rapport d'extériorité indifférente avec nous. Le mien nous est donc apparu comme une relation d'être intermédiaire entre l'intériorité absolue du moi et l'extériorité absolue du non-moi. C'est, dans un même syncrétisme, le moi devenant non-moi et le non-moi devenant moi. Mais il faut mieux décrire ce rapport. Dans le projet de possession, nous rencontrons un pour-soi « unselbstständig » séparé par un néant de la possibilité qu'il est. Cette possibilité est possibilité de s'approprier l'objet. Nous rencontrons en outre une valeur qui hante le pour-soi et qui est comme l'indication idéale de l'être total qui se réaliserait par l'union dans l'identité du possible et du pour-soi qui est son possible, c'est-à-dire ici l'être qui se réaliserait si j'étais dans l'unité indissoluble de l'identique, moi-même et ma propriété. Ainsi l'appropriation serait un rapport d'être entre un pour-soi et un en-soi concret, et ce rapport serait hanté par l'indication idéale d'une identification entre ce pour-soi et l'en-soi possédé.
Posséder, c'est avoir à moi, c'est-à-dire être la fin propre de l'existence de l'objet. Si la possession est entièrement et concrètement donnée, le possédant est la raison d'être de l'objet possédé. Je possède ce stylo, cela veut dire : ce stylo existe pour moi, a été fait pour moi. Originellement d'ailleurs, c'est moi qui fais pour moi l'objet que je veux posséder. Mon arc, mes flèches, cela signifie les objets que j'ai faits pour moi. La division du travail fait pâlir ce rapport premier sans le faire disparaître. Le luxe en est une dégradation ; je possède, dans la forme primitive du luxe, un objet que j'ai fait faire pour moi, par des gens à moi (esclaves, domestiques nés dans la maison). Le luxe est donc la forme de propriété la plus voisine de la propriété primitive, c'est lui qui met, après elle, le mieux en lumière le rapport de création qui constitue originellement l'appropriation. Ce rapport, dans une société où la division du travail est poussée à la limite, est masqué mais non supprimé : l'objet que je possède a été acheté par moi. L'argent représente ma force ; il est moins une possession par lui-même qu'un instrument à posséder. C'est pourquoi, sauf dans le cas très particulier de l'avarice, l'argent s'efface devant sa possibilité d'achat ; il est évanescent, il est fait pour dévoiler l'objet, la chose concrète ; il n'a qu'un être transitif. Mais à moi, il apparaît comme une force créatrice : acheter un objet, c'est un acte symbolique qui vaut pour créer l'objet. C'est pourquoi l'argent est synonyme de puissance : non seulement parce qu'il est, en effet, susceptible de nous procurer ce que nous désirons, mais surtout parce qu'il représente l'efficacité de mon désir en tant que tel. Précisément parce qu'il est transcendé vers la chose, dépassé et simplement impliqué, il représente mon lien magique à l'objet. L'argent supprime la liaison technique du sujet à l'objet et rend le désir immédiatement opérant comme les souhaits de la légende. Arrêtez-vous à une vitrine, avec de l'argent en poche : les objets exposés sont déjà plus qu'à moitié à vous. Ainsi un lien d'appropriation s'établit par l'argent entre le pour-soi et la collection totale des objets du monde. Par lui, le désir, en tant que tel, est déjà informateur et créateur. Ainsi, à travers une dégradation continue, le lien de création est maintenu entre le sujet et l'objet. Avoir, c'est d'abord créer. Et le lien de propriété qui s'établit alors est un lien de création continuée : l'objet possédé est inséré par moi dans la forme de mes entours, son existence est déterminée par ma situation et par son intégration dans cette situation même. Ma lampe, ce n'est pas seulement cette ampoule électrique, cet abat-jour, ce support de fer forgé : c'est une certaine puissance d'éclairer ce bureau, ces livres, cette table ; c'est une certaine nuance lumineuse de mon travail nocturne, en liaison avec mes habitudes de lire ou d'écrire tard ; elle est animée, colorée, définie par l'usage que j'en fais ; elle est cet usage et n'existe que par là. Isolée de mon bureau, de mon travail, posée dans un lot d'objets sur le sol de la salle des ventes, elle s'est radicalement « éteinte », elle n'est plus ma lampe ; même plus une lampe en général, elle est revenue à la matérialité originelle. Ainsi suis-je responsable de l'existence dans l'ordre humain de mes possessions. Par la propriété, je les élève jusqu'à un certain type d'être fonctionnel ; et ma simple vie m'apparaît comme créatrice, justement parce que, par sa continuité, elle perpétue la qualité de possédé en chacun des objets de ma possession : j'entraîne à l'être, avec moi, la collection de mes entours. Si on me les arrache, ils meurent, comme mon bras mourrait si on l'arrachait de moi.
Mais le rapport originel et radical de création est un rapport d'émanation. Les difficultés rencontrées par la théorie cartésienne de la substance sont là pour nous découvrir ce rapport. Ce que je crée – si j'entends par créer : faire venir matière et forme à l'existence – c'est moi. Le drame du créateur absolu, s'il existait, serait l'impossibilité de sortir de soi, car sa créature ne saurait être que lui-même : d'où tirerait-elle, en effet, son objectivité et son indépendance, puisque sa forme et sa matière sont de moi. Seule une sorte d'inertie pourrait la reformer en face de moi ; mais pour que cette inertie même puisse jouer, il faut que je la soutienne à l'existence par une création continuée. Ainsi, dans la mesure où je m'apparais comme créant les objets par le seul rapport d'appropriation, ces objets sont moi. Le stylo et la pipe, le vêtement, le bureau, la maison, c'est moi. La totalité de mes possessions réfléchit la totalité de mon être. Je suis ce que j'ai. C'est moi que je touche sur cette tasse, sur ce bibelot. Cette montagne que je gravis, c'est moi dans la mesure où je la vaincs ; et lorsque je suis à son sommet, que j'ai « acquis », au prix de mes efforts, ce large point de vue sur la vallée et sur les cimes environnantes, je suis le point de vue ; le panorama, c'est moi dilaté jusqu'à l'horizon, car il n'existe que par moi, que pour moi.
Mais la création est un concept évanescent qui ne peut exister que par son mouvement. Si on l'arrête, il disparaît. Aux limites extrêmes de son acception, il s'anéantit ; ou bien je ne retrouve que ma pure subjectivité ou bien je rencontre une matérialité nue et indifférente qui n'a plus aucun rapport avec moi. La création ne saurait se concevoir et se maintenir que comme passage continu d'un terme à l'autre. Il faut que, dans le même surgissement, l'objet soit totalement moi et totalement indépendant de moi. C'est bien ce que nous croyons réaliser dans la possession. L'objet possédé, en tant que possédé, est création continuée ; mais pourtant il demeure là, il existe par soi, il est en-soi ; si je m'en détourne, il ne cesse pas d'exister pour cela ; si je m'en vais, il me représente dans mon bureau, dans ma chambre, à cette place du monde. Dès l'origine, il est impénétrable. Ce stylo est tout entier moi, au point même que je ne le distingue même plus de l'acte d'écrire, qui est mon acte. Et pourtant, d'autre part, il est intact, ma propriété ne le modifie pas ; ce n'est qu'une relation idéale de moi à lui. En un sens, je jouis de ma propriété si je la dépasse vers l'usage, mais si je veux la contempler, le lien de possession s'efface, je ne comprends plus ce que signifie posséder. La pipe est là, sur la table, indépendante, indifférente. Je la prends dans mes mains, je la palpe, je la contemple, pour réaliser cette appropriation ; mais justement parce que ces gestes sont destinés à me donner la jouissance de cette appropriation, ils manquent leur but, je n'ai qu'un bout de bois inerte entre les doigts. C'est seulement lorsque je dépasse mes objets vers un but, lorsque je les utilise, que je puis jouir de leur possession. Ainsi, le rapport de création continuée enveloppe en lui comme sa contradiction implicite l'indépendance absolue et en soi des objets créés. La possession est un rapport magique ; je suis ces objets que je possède, mais dehors, face à moi : je les crée comme indépendants de moi ; ce que je possède, c'est moi hors de moi, hors de toute subjectivité, comme un en-soi qui m'échappe à chaque instant et dont je perpétue à chaque instant la création. Mais précisément parce que je suis toujours hors de moi ailleurs, comme un incomplet qui se fait annoncer son être par ce qu'il n'est pas, lorsque je possède, je m'aliène au profit de l'objet possédé. Dans le rapport de possession, le terme fort c'est la chose possédée, je ne suis rien en dehors d'elle qu'un néant qui possède, rien d'autre que pure et simple possession, un incomplet, un insuffisant, dont la suffisance et la complétude sont dans cet objet là-bas. Dans la possession, je suis mon propre fondement en tant que j'existe en soi : en tant, en effet, que la possession est création continuée, je saisis l'objet possédé comme fondé par moi dans son être ; mais en tant, d'une part, que la création est émanation, cet objet se résorbe en moi, il n'est que moi, et en tant, d'autre part, qu'il est originellement en-soi, il est non-moi, il est moi en face de moi, objectif, en soi, permanent, impénétrable, existant par rapport à moi dans le rapport d'extériorité, d'indifférence. Ainsi, je suis fondement de moi en tant que j'existe comme indifférent et en-soi par rapport à moi. Or, c'est précisément le projet même de l'en-soi-pour-soi. Car cet être idéal est défini comme un en-soi qui, en tant que pour-soi, serait son propre fondement, ou comme un pour-soi dont le projet originel ne serait pas une manière d'être, mais un être, précisément l'être-en-soi qu'il est. On voit que l'appropriation n'est pas autre chose que le symbole de l'idéal du pour-soi ou valeur. Le couple pour-soi possédant et en-soi possédé vaut pour l'être qui est pour se posséder lui-même et dont la possession est sa propre création, c'est-à-dire Dieu. Ainsi, le possédant vise à jouir de son être en-soi, de son être-dehors. Par la possession je récupère un être-objet assimilable à mon être-pour-autrui. Par là même, autrui ne saurait me surprendre : l'être qu'il veut faire surgir et qui est moi-pour-l'autre, je le possède déjà, j'en jouis. Ainsi, la possession est, en outre, une défense contre l'autre. Le mien, c'est moi comme non-subjectif, en tant que j'en suis le libre fondement.
Toutefois, on ne saurait trop insister sur le fait que cette relation est symbolique et idéale. Je ne satisfais pas plus mon désir originel d'être à moi-même mon propre fondement par l'appropriation que le malade de Freud ne satisfait son complexe d'Œdipe lorsqu'il rêve qu'un soldat tue le Tsar (c'est-à-dire son père). C'est pourquoi la propriété apparaît à la fois au propriétaire comme donnée d'un coup, dans l'éternel, et comme exigeant l'infinité du temps pour se réaliser. Aucun geste d'utilisation ne réalise vraiment la jouissance appropriative ; mais il renvoie à d'autres gestes appropriatifs dont chacun n'a qu'une valeur incantatoire. Posséder une bicyclette, c'est pouvoir d'abord la regarder, puis la toucher. Mais toucher se révèle de soi-même comme insuffisant ; ce qu'il faut, c'est pouvoir monter dessus pour faire une promenade. Mais cette promenade gratuite est elle-même insuffisante ; il faudrait utiliser la bicyclette pour faire des courses. Et cela nous renvoie à des utilisations plus longues, plus complètes, à de longs voyages à travers la France. Mais ces voyages eux-mêmes se décomposent en mille comportements appropriatifs dont chacun renvoie aux autres. Finalement, comme on pouvait le prévoir, il a suffi de tendre un billet de banque pour que la bicyclette m'appartienne mais il faudra ma vie entière pour réaliser cette possession ; c'est bien ce que je sens en acquérant l'objet : la possession est une entreprise que la mort rend toujours inachevée. Nous en saisissons le sens, à présent : c'est qu'il est impossible de réaliser la relation symbolisée par l'appropriation. En soi, l'appropriation n'a rien de concret. Ce n'est pas une activité réelle (comme manger, boire, dormir, etc.) qui servirait, par surcroît, de symbole à un désir particulier. Elle n'existe, au contraire, qu'à titre de symbole, c'est son symbolisme qui lui donne sa signification, sa cohésion, son existence. On ne saurait donc trouver en elle une jouissance positive en dehors de sa valeur symbolique ; elle n'est que l'indication d'une jouissance suprême (celle de l'être qui serait fondement de soi-même), qui est toujours par delà tous les comportements appropriatifs destinés à la réaliser. C'est précisément la reconnaissance de l'impossibilité qu'il y a à posséder un objet, qui entraîne pour le pour-soi une violente envie de le détruire. Détruire, c'est résorber en moi, c'est entretenir avec l'être-en-soi de l'objet détruit un rapport aussi profond que dans la création. Les flammes qui brûlent la ferme à laquelle j'ai mis le feu réalisent peu à peu la fusion de la ferme avec moi-même : en s'anéantissant, elle se change en moi. Du coup, je retrouve la relation d'être de la création, mais inversée : je suis le fondement de la grange qui brûle ; je suis cette grange, puisque je détruis son être. La destruction réalise – peut-être plus finement que la création – l'appropriation, car l'objet détruit n'est plus là pour se montrer impénétrable. Il a l'impénétrabilité et la suffisance d'être de l'en-soi qu'il a été ; mais, en même temps, il a l'invisibilité et la translucidité du néant que je suis, puisqu'il n'est plus. Ce verre que j'ai brisé et qui « était » sur cette table, y est encore, mais comme une transparence absolue ; je vois tous les êtres au travers ; c'est ce que les cinéastes ont tenté de rendre par la surimpression : il ressemble à une conscience quoiqu'il ait l'irréparabilité de l'en-soi. En même temps, il est positivement mien parce que seul le fait que j'ai à être ce que j'étais retient l'objet détruit de s'anéantir : je le recrée en me recréant ; ainsi, détruire c'est recréer en s'assumant comme seul responsable de l'être de ce qui existait pour tous. La destruction est donc à ranger parmi les comportements appropriatifs. D'ailleurs, beaucoup de conduites appropriatives ont une structure, entre autres, de destructivité : utiliser, c'est user. En usant de ma bicyclette, je l'use, c'est-à-dire que la création continuée appropriative se marque par une destruction partielle. Cette usure peut peiner, pour des raisons strictement utilitaires, mais, dans la plupart des cas, elle cause une joie secrète, presque une jouissance : c'est qu'elle vient de nous ; nous consommons. On remarquera comme cette expression de « consommation » désigne à la fois une destruction appropriative et une jouissance alimentaire. Consommer, c'est anéantir et c'est manger ; c'est détruire en s'incorporant. Si je roule sur ma bicyclette, je puis me dépiter d'en user les pneus, parce qu'il est difficile d'en trouver d'autres ; mais l'image de jouissance que je joue avec mon corps est celle d'une appropriation destructive, d'une « création-destruction ». La bicyclette en glissant, en me portant, par son mouvement même est créée et faite mienne ; mais cette création s'imprime profondément dans l'objet par l'usure légère et continue qu'elle lui communique et qui est comme la marque au fer rouge de l'esclave. L'objet est à moi car c'est moi qui l'ai usé ; l'usure du mien, c'est l'envers de ma vie8.
Ces remarques permettront de mieux comprendre le sens de certains sentiments ou comportements ordinairement considérés comme irréductibles ; par exemple, la générosité. En effet, le don est une forme primitive de destruction. On sait que le potlatch, par exemple, comporte la destruction de quantités énormes de marchandises. Ces destructions sont défi à l'autre, elles l'enchaînent. A ce niveau, il est indifférent que l'objet soit détruit ou donné à l'autre : de l'une ou l'autre manière, le potlatch est destruction et enchaînement de l'autre. Je détruis l'objet en le donnant aussi bien qu'en l'anéantissant ; je lui supprime la qualité de mien qui le constituait profondément dans son être, je l'ôte de ma vue, je le constitue – par rapport à ma table, à ma chambre – en absent ; moi seul lui conserverai l'être spectral et transparent des objets passés, parce que je suis celui par qui les êtres poursuivent une existence honoraire après leur anéantissement. Ainsi la générosité est avant tout fonction destructrice. La rage de donner qui prend à certains moments certaines gens est, avant tout, rage de détruire, elle vaut pour une attitude de forcené, un « amour » s'accompagnant de bris d'objets. Mais cette rage de détruire qu'il y a au fond de la générosité n'est pas autre chose qu'une rage de posséder. Tout ce que j'abandonne, tout ce que je donne, j'en jouis d'une manière supérieure par le don que j'en fais ; le don est une jouissance âpre et brève, presque sexuelle : donner, c'est jouir possessivement de l'objet qu'on donne, c'est un contact destructif-appropriatif. Mais, en même temps, le don envoûte celui à qui l'on donne, il l'oblige à recréer, à maintenir à l'être par une création continuée ce moi dont je ne veux plus, que je viens de posséder jusqu'à l'anéantissement et dont il ne reste finalement qu'une image. Donner, c'est asservir. Cet aspect du don ne nous intéresse pas ici, car il concerne surtout les rapports avec l'autre. Ce que nous voulions marquer, c'est que la générosité n'est pas irréductible : donner, c'est s'approprier par la destruction en utilisant cette destruction pour s'asservir l'autre. La générosité est donc un sentiment structuré par l'existence d'autrui et qui marque une préférence vers l'appropriation par destruction. Par là, elle nous guide vers le néant plus encore que vers l'en-soi (il s'agit d'un néant d'en-soi qui est évidemment lui-même en-soi, mais qui, en tant que néant, peut symboliser avec l'être qui est son propre néant). Si donc la psychanalyse existentielle rencontre la preuve de la générosité d'un sujet, elle doit chercher plus loin son projet originel et se demander pourquoi le sujet a choisi de s'approprier par destruction plutôt que par création. La réponse à cette question découvrira la relation originelle à l'être qui constitue la personne étudiée.
Ces observations ne visaient qu'à mettre en lumière le caractère idéal du lien appropriatif et la fonction symbolique de toute conduite appropriative. Il faut ajouter que le symbole n'est pas déchiffré par le sujet lui-même. Cela ne vient pas de ce que la symbolisation se préparerait dans un inconscient, mais de la structure même de l'être-dans-le-monde. Nous avons vu, en effet, dans le chapitre consacré à la transcendance, que l'ordre des ustensiles dans le monde était l'image, projetée dans l'en-soi, de mes possibilités, c'est-à-dire de ce que je suis, mais que je ne pouvais jamais déchiffrer cette image mondaine puisqu'il ne fallait rien de moins que la scissiparité réflexive pour que je puisse être pour moi-même comme une ébauche d'objet. Ainsi, le circuit de l'ipséité étant non-thétique et, par suite, l'annonciation de ce que je suis demeurant non-thématique, cet « être-en-soi » de moi-même que le monde me renvoie ne peut qu'être masqué à ma connaissance. Je ne puis que m'y adapter dans et par l'action approximative qui la fait naître. En sorte que posséder ne signifie nullement savoir qu'on est avec l'objet possédé dans un rapport identifiant de création-destruction, mais précisément être dans ce rapport ou, mieux encore, être ce rapport. Et l'objet possédé a pour nous une qualité immédiatement saisissable et qui le transforme tout entier – la qualité d'être mien – mais cette qualité est en elle-même rigoureusement indéchiffrable, elle se révèle dans et par l'action, elle manifeste qu'elle a une signification particulière, mais elle s'évanouit sans révéler sa structure profonde et sa signification dès que nous voulons prendre du recul par rapport à l'objet et le contempler. Ce recul, en effet, est par lui-même destructeur de la liaison appropriative : l'instant d'avant, j'étais engagé dans une totalité idéale et, précisément parce que j'étais engagé dans mon être, je ne pouvais le connaître ; l'instant d'après, la totalité s'est rompue et je ne puis en découvrir le sens sur les morceaux disjoints qui l'ont composée, comme il est visible dans cette expérience contemplative que certains malades font, malgré eux, et que l'on nomme dépersonnalisation. Nous sommes donc contraints de recourir à la psychanalyse existentielle pour nous révéler en chaque cas particulier la signification de cette synthèse appropriative dont nous venons de déterminer le sens général et abstrait par l'ontologie.
Reste à déterminer en général la signification de l'objet possédé. Cette recherche doit compléter nos connaissances sur le projet appropriatif. Qu'est-ce donc que nous cherchons à nous approprier ?
Il est facile de voir, d'une part et dans l'abstrait, que nous visons originellement à posséder non tant la manière d'être de l'objet que l'être lui-même de cet objet – c'est, en effet, à titre de représentant concret de l'être-en-soi que nous désirons nous l'approprier, c'est-à-dire nous saisir comme fondement de son être en tant qu'il est nous-même idéalement – et, d'autre part, empiriquement, que l'objet approprié ne vaut jamais pour lui tout seul, ni pour son usage individuel. Aucune appropriation singulière n'a de sens en dehors de ses prolongements indéfinis ; le stylo que je possède vaut pour tous les stylos ; c'est la classe des stylos que je possède en sa personne. Mais, en outre, c'est la possibilité d'écrire, de tracer des traits d'une certaine forme et d'une certaine couleur (car je contamine l'instrument lui-même et l'encre dont je fais usage), que je possède en lui : ces traits, leur couleur, leur sens, sont condensés en lui comme aussi bien le papier, sa résistance spéciale, son odeur, etc. Il se fait à propos de toute possession la synthèse cristallisatrice que Stendhal a décrite pour le seul cas de l'amour. Chaque objet possédé, qui s'enlève sur fond de monde, manifeste le monde tout entier, comme la femme aimée manifeste le ciel, la plage, la mer qui l'entouraient lorsqu'elle est apparue. S'approprier cet objet, c'est donc s'approprier le monde symboliquement. Chacun peut le reconnaître en se reportant à son expérience ; pour moi, je citerai un exemple personnel, non pour prouver mais pour guider l'enquête du lecteur.
Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le début fut rude et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j'allais perdre que du sens de l'acte de fumer. Toute une cristallisation s'était faite : je fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu'en cessant de fumer j'allais ôter son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l'événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu'il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais plus l'accueillir en fumant. Etre-susceptible-d'être-rencontré-par-moi-fumant : telle était la qualité concrète qui s'était épandue universellement sur les choses. Il me semblait que j'allais la leur arracher et que, au milieu de cet appauvrissement universel, il valait un peu moins la peine de vivre. Or, fumer est une réaction appropriative destructrice. Le tabac est un symbole de l'être « approprié », puisqu'il est détruit sur le rythme de mon souffle par une manière de « destruction continuée », qu'il passe en moi et que son changement en moi-même se manifeste symboliquement par la transformation du solide consumé en fumée. La liaison du paysage vu en fumant à ce petit sacrifice crématoire était telle, nous venons de le voir, que celui-ci était comme le symbole de celui-là. Cela signifie donc que la réaction d'appropriation destructrice du tabac valait symboliquement pour une destruction appropriative du monde entier. A travers le tabac que je fumais, c'était le monde qui brûlait, qui se fumait, qui se résorbait en vapeur pour rentrer en moi. Je dus, pour maintenir ma décision, réaliser une sorte de décristallisation, c'est-à-dire que je réduisis, sans trop m'en rendre compte, le tabac à n'être plus rien que lui-même : une herbe qui grille ; je coupai ses liens symboliques avec le monde, je me persuadai que je n'ôterais rien à la pièce de théâtre, au paysage, au livre que je lisais, si je les considérais sans ma pipe, c'est-à-dire que je me rabattis sur d'autres modes de possession de ces objets que cette cérémonie sacrificielle. Dès que j'en fus persuadé, mon regret se réduisit à fort peu de chose : je déplorai de ne plus devoir sentir l'odeur de la fumée, la chaleur du fourneau entre mes doigts, etc. Mais du coup mon regret était désarmé et fort supportable.
Ainsi, ce que, fondamentalement, nous désirons nous approprier, dans un objet, c'est son être et c'est le monde. Ces deux fins de l'appropriation n'en font en réalité qu'une. Je cherche, derrière le phénomène, à posséder l'être du phénomène. Mais cet être fort différent, nous l'avons vu, du phénomène d'être, c'est l'être-en-soi, et non pas seulement l'être de telle chose particulière. Ce n'est point qu'il y ait ici passage à l'universel, mais plutôt l'être considéré dans sa nudité concrète devient du coup l'être de la totalité. Ainsi le rapport de possession nous apparaît clairement : posséder, c'est vouloir posséder le monde à travers un objet particulier. Et comme la possession se définit comme effort pour se saisir, à titre de fondement, d'un être en tant qu'il est nous-même idéalement, tout projet possessif vise à constituer le pour-soi comme fondement du monde ou totalité concrète de l'en-soi en tant que cette totalité est, comme totalité, le pour-soi lui-même existant sur le mode de l'en-soi. Etre-dans-le-monde, c'est projeter de posséder le monde, c'est-à-dire saisir le monde total comme ce qui manque au pour-soi pour qu'il devienne en-soi-pour-soi ; c'est s'engager dans une totalité, qui est précisément l'idéal, ou valeur, ou totalité totalisée et qui serait idéalement constituée par la fusion du pour-soi, comme totalité détotalisée qui a à être ce qu'elle est, avec le monde, comme totalité de l'en-soi qui est ce qu'il est. Il faut bien comprendre, en effet, que le pour-soi n'a pas pour projet de fonder un être de raison, c'est-à-dire un être qu'il concevrait d'abord – forme et matière – pour lui donner ensuite l'existence : cet être, en effet, serait un pur abstrait, un universel ; sa conception ne saurait être antérieure à l'être-dans-le-monde, mais elle le supposerait au contraire, comme elle supposerait la compréhension préontologique d'un être éminemment concret et d'abord présent qui est le « là » de l'être-là premier du pour-soi, c'est-à-dire l'être du monde ; le pour-soi n'est point pour penser d'abord l'universel et pour se déterminer en fonction de concepts : il est son choix et son choix ne saurait être abstrait, sinon l'être même du pour-soi serait abstrait. L'être du pour-soi est une aventure individuelle et le choix doit être choix individuel d'être concret. Cela vaut, nous l'avons vu, pour la situation en général. Le choix du pour-soi est toujours choix de la situation concrète dans sa singularité incomparable. Mais cela vaut aussi pour le sens ontologique de ce choix. Lorsque nous disons que le pour-soi est projet d'être, il ne conçoit pas l'être-en-soi qu'il projette d'être comme une structure commune à tous les existants d'un certain type : son projet n'est aucunement une conception, nous l'avons vu. Ce qu'il projette d'être lui apparaît comme une totalité éminemment concrète : c'est cet être. Et, sans doute, peut-on prévoir dans ce projet les possibilités d'un développement universalisant ; mais c'est à la façon dont on dira d'un amant qu'il aime toutes les femmes ou toute la femme dans une femme. Cet être concret dont il projette d'être le fondement ne pouvant être conçu, comme nous venons de le voir, parce qu'il est concret, ne saurait être imaginé non plus, car l'imaginaire est néant et cet être est être éminemment. Il faut qu'il existe, c'est-à-dire qu'il soit rencontré, mais que sa rencontre ne fasse qu'un avec le choix que le pour-soi fait. Le pour-soi est une rencontre-choix, c'est-à-dire qu'il se définit comme choix de fonder l'être dont il est rencontre. Cela signifie que le pour-soi, comme entreprise individuelle, est choix de ce monde, comme totalité d'être individuelle ; il ne le dépasse pas vers une universalité logique mais vers un nouvel « état » concret du même monde, dans lequel l'être serait en-soi fondé par le pour-soi, c'est-à-dire qu'il le dépasse vers un être-concret-par-delà-l'être-concret-existant. Ainsi l'être-dans-le-monde est projet de possession de ce monde et la valeur qui hante le pour-soi est l'indication concrète d'un être individuel constitué par la fonction synthétique de ce pour-soi-ci et de ce monde-ci. L'être, en effet, où qu'il soit, d'où qu'il vienne et de quelque façon qu'on le considère, qu'il soit en-soi ou pour-soi ou l'idéal impossible de l'en-soi-pour-soi, est, dans sa contingence première, une aventure individuelle.
Ainsi pouvons-nous définir les relations qui unissent la catégorie d'être et celle d'avoir. Nous avons vu que le désir peut être originellement désir d'être ou désir d'avoir. Mais le désir d'avoir n'est pas irréductible. Alors que le désir d'être porte directement sur le pour-soi et projette de lui conférer sans intermédiaire la dignité d'ensoi-pour-soi, le désir d'avoir vise le pour-soi sur, dans et à travers le monde. C'est par l'appropriation du monde que le projet d'avoir vise à réaliser la même valeur que le désir d'être. C'est pourquoi ces désirs, qu'on peut distinguer par l'analyse, sont inséparables dans la réalité : on ne trouve pas de désir d'être qui ne se double d'un désir d'avoir et réciproquement ; il s'agit au fond de deux directions de l'attention à propos d'un même but, ou, si l'on préfère, de deux interprétations d'une même situation fondamentale, l'une tendant à conférer l'être au pour-soi sans détour, l'autre établissant le circuit de l'ipséité, c'est-à-dire intercalant le monde entre le pour-soi et son être. Quant à la situation originelle, c'est le manque d'être que je suis, c'est-à-dire que je me fais être. Mais précisément l'être dont je me fais à moi-même manque est rigoureusement individuel et concret : c'est l'être qui existe déjà et au milieu duquel je surgis comme étant son manque. Ainsi le néant même que je suis est individuel et concret, comme étant cette néantisation et non pas une autre.
Tout pour-soi est libre choix ; chacun de ses actes, le plus insignifiant comme le plus considérable, traduit ce choix et en émane ; c'est ce que nous avons nommé notre liberté. Nous avons maintenant saisi le sens de ce choix : il est choix d'être, soit directement, soit par appropriation du monde, ou plutôt les deux à la fois. Ainsi ma liberté est-elle choix d'être Dieu et tous mes actes, tous mes projets, traduisent ce choix et le reflètent de mille et mille manières, car il est une infinité de manières d'être et de manières d'avoir. La psychanalyse existentielle a pour but de retrouver, à travers ces projets empiriques et concrets, la manière originelle que chacun a de choisir son être. Reste à expliquer, dira-t-on, pourquoi je choisis de posséder le monde à travers tel ou tel ceci particulier. Nous pourrions répondre que c'est là précisément le propre de la liberté. Pourtant, l'objet lui-même n'est pas irréductible. Nous visons en lui son être à travers sa manière d'être, ou qualité. Et la qualité – en particulier la qualité matérielle, fluidité de l'eau, densité de la pierre, etc. – étant manière d'être ne fait que présentifier l'être d'une certaine façon. Ce que nous choisissons, c'est donc une certaine façon dont l'être se découvre et se fait posséder. Le jaune et le rouge, le goût de la tomate ou des pois cassés, le rugueux et le tendre ne sont aucunement pour nous des données irréductibles : ils traduisent symboliquement à nos yeux une certaine façon que l'être a de se donner et nous réagissons par le dégoût ou le désir, selon que nous voyons l'être affleurer d'une façon ou d'une autre à leur surface. La psychanalyse existentielle se doit de dégager le sens ontologique des qualités. C'est seulement ainsi – et non par des considérations sur la sexualité – qu'on expliquera, par exemple, certaines constantes des « imaginations » poétiques (le « géologique », chez Rimbaud, la fluidité de l'eau chez Poe), ou tout simplement les goûts de chacun, ces fameux goûts dont on dit qu'il ne faut pas en discuter, sans se rendre compte qu'ils symbolisent à leur manière toute une « Weltanschauung », tout un choix d'être et que de là vient leur évidence aux yeux de celui qui les a faits siens. Il convient donc que nous esquissions ici cette tâche particulière de la psychanalyse existentielle, à titre de suggestion pour des recherches ultérieures. Car ce n'est pas au niveau du goût pour le sucré ou pour l'amer, etc., que le choix libre est irréductible, mais au niveau du choix de l'aspect de l'être qui se révèle à travers et par le sucré, l'amer, etc.
Il s'agit tout simplement de tenter une psychanalyse des choses. C'est ce que M. Bachelard a essayé avec beaucoup de talent dans son dernier livre, L'Eau et les rêves. Il y a dans cet ouvrage de grandes promesses ; en particulier, c'est une véritable découverte que celle de « l'imagination matérielle ». A vrai dire, ce terme d'imagination ne nous convient pas, ni, non plus, cette tentative de chercher derrière les choses et leur matière gélatineuse, solide ou fluide, les « images » que nous y projetterions. La perception, nous l'avons démontré ailleurs9, n'a rien de commun avec l'imagination : elle l'exclut rigoureusement, au contraire, et inversement. Percevoir n'est nullement assembler des images avec des sensations : ces thèses, d'origine associationniste, sont à bannir entièrement ; et, par suite, la psychanalyse n'a pas à rechercher des images, mais bien à expliciter des sens appartenant réellement aux choses. Sans aucun doute, le sens « humain » du poisseux, du visqueux, etc., n'appartient pas à l'en-soi. Mais les potentialités non plus, nous l'avons vu, ne lui appartiennent pas et pourtant ce sont elles qui constituent le monde. Les significations matérielles, le sens humain des aiguilles de neige, du grenu, du tassé, du graisseux, etc., sont aussi réelles que le monde, ni plus ni moins, et venir au monde, c'est surgir au milieu de ces significations. Mais il s'agit sans doute d'une simple différence de terminologie ; et M. Bachelard paraît plus hardi et semble livrer le fond de sa pensée lorsqu'il parle, dans ses cours, de psychanalyser les plantes ou lorsqu'il intitule un de ses ouvrages Psychanalyse du feu. Il s'agit, en effet, d'appliquer non au sujet, mais aux choses, une méthode de déchiffrement objectif qui ne suppose aucun renvoi préalable au sujet. Lorsque, par exemple, je veux déterminer la signification objective de la neige, je vois par exemple, qu'elle fond à certaines températures et que cette fonte de la neige est sa mort. Il s'agit là simplement d'une constatation objective. Et lorsque je veux déterminer la signification de cette fonte, il faut que je la compare à d'autres objets situés dans d'autres régions d'existence mais également objectifs, également transcendants, idées, amitiés, personnes, dont je puis dire aussi qu'ils fondent (l'argent fond dans mes mains ; je suis en nage, je fonds en eau ; certaines idées – au sens de significations sociales objectives – font « boule de neige » et d'autres fondent10 ; comme il a maigri, comme il a fondu) ; sans doute obtiendrai-je ainsi un certain rapport liant certaines formes de l'être à certaines autres. La comparaison de la neige fondante à certaines autres fontes plus mystérieuses (par exemple, au contenu de certains vieux mythes : le tailleur des contes de Grimm prend un fromage dans ses mains, fait croire que c'est une pierre, le serre si fort que le petit-lait s'en égoutte ; les assistants croient qu'il a fait goutter une pierre, qu'il en a exprimé le liquide) peut nous renseigner sur une liquidité secrète des solides, au sens où Audiberti, bien inspiré, a parlé de la noirceur secrète du lait. Cette liquidité, qui devra se comparer elle-même au suc des fruits et au sang de l'homme – qui est lui aussi quelque chose comme notre secrète et vitale liquidité –, nous renvoie à une certaine possibilité permanente du compact granuleux (désignant une certaine qualité d'être de l'en-soi pur) de se métamorphoser en fluidité homogène et indifférenciée (autre qualité d'être de l'en-soi pur). Et nous saisissons ici dès son origine et avec toute sa signification ontologique l'antinomie du continu et du discontinu, pôles féminins et masculins du monde, dont nous verrons ensuite le développement dialectique jusqu'à la théorie des quanta et la mécanique ondulatoire. Ainsi pourrons-nous arriver à déchiffrer le sens secret de la neige, qui est un sens ontologique. Mais en tout cela, où est le rapport au subjectif ? à l'imagination ? Nous n'avons fait que comparer des structures rigoureusement objectives et formuler l'hypothèse qui peut unifier et grouper ces structures. C'est pourquoi la psychanalyse porte ici sur les choses elles-mêmes, non sur les hommes. C'est aussi pourquoi je me défierais plus que M. Bachelard, à ce niveau, de recourir aux imaginations matérielles des poètes, fussent-ils Lautréamont, Rimbaud ou Poe. Certes, il est passionnant de rechercher le « Bestiaire de Lautréamont ». Mais si, en effet, nous sommes, dans cette recherche, revenus au subjectif, nous n'atteindrons des résultats vraiment signifiants que si nous considérons Lautréamont comme préférence originelle et pure de l'animalité11 et si nous avons déterminé d'abord le sens objectif de l'animalité. Si en effet Lautréamont est ce qu'il préfère, il faut d'abord savoir la nature de ce qu'il préfère. Et, certes, nous savons bien qu'il va « mettre » dans l'animalité autre chose et plus que je n'y mets. Mais ces enrichissements subjectifs qui nous renseignent sur Lautrémont sont polarisés par la structure objective de l'animalité. C'est pourquoi la psychanalyse existentielle de Lautréamont suppose d'abord un déchiffrement du sens objectif de l'animal. Pareillement, je songe de longue date à établir un lapidaire de Rimbaud. Mais quel sens aurait-il, si nous n'avions établi préalablement la signification du géologique en général ? Mais, dira-t-on, une signification suppose l'homme. Nous ne disons pas autre chose. Seulement, l'homme, étant transcendance, établit le signifiant par son surgissement même et le signifiant, à cause de la structure même de la transcendance, est un renvoi à d'autres transcendants qui peut se déchiffrer sans recours à la subjectivité qui l'a établi. L'énergie potentielle d'un corps est une qualité objective de ce corps qui doit être calculée objectivement en tenant uniquement compte de circonstances objectives. Et, pourtant, cette énergie ne peut venir habiter un corps que dans un monde dont l'apparition est corrélative de celle d'un pour-soi. Pareillement, on découvrira, par une psychanalyse rigoureusement objective, d'autres potentialités plus profondément engagées dans la matière des choses et qui restent entièrement transcendantes, encore qu'elles correspondent à un choix plus fondamental encore de la réalité-humaine, un choix de l'être.
Ceci nous amène à préciser le second point par où nous différons de M. Bachelard. Il est certain, en effet, que toute psychanalyse doit avoir ses principes a priori. En particulier, elle doit savoir ce qu'elle cherche, sinon comment pourrait-elle le trouver ? Mais comme le but de sa recherche ne saurait être établi lui-même par la psychanalyse, sous peine de cercle vicieux, il faut qu'il soit l'objet d'un postulat – ou qu'on le demande à l'expérience – ou qu'on l'établisse par le moyen de quelque autre discipline. La libido freudienne est évidemment un simple postulat : la volonté de puissance adlérienne semble une généralisation sans méthode des données empiriques – et il faut bien qu'elle soit sans méthode puisque c'est elle qui permet de jeter les bases d'une méthode psychanalytique. M. Bachelard semble s'en rapporter à ces devanciers ; le postulat de la sexualité semble dominer ses recherches ; d'autres fois, nous sommes renvoyés à la mort, au traumatisme de la naissance, à la volonté de puissance ; bref, sa psychanalyse semble plus sûre de sa méthode que de ses principes et sans doute compte-t-elle sur ses résultats pour l'éclairer sur le but précis de sa recherche. Mais c'est mettre la charrue devant les bœufs, jamais les conséquences ne permettront d'établir le principe, pas plus que la sommation des modes finis ne permettra de saisir la substance. Il nous paraît donc qu'il faut abandonner ici ces principes empiriques ou ces postulats qui feraient de l'homme, a priori, une sexualité ou une volonté de puissance, et qu'il convient d'établir rigoureusement le but de la psychanalyse à partir de l'ontologie. C'est ce que nous avons tenté dans le paragraphe précédent. Nous avons vu que la réalité-humaine, bien avant de pouvoir être décrite comme libido ou volonté de puissance, est choix d'être, soit directement, soit par appropriation du monde. Et nous avons vu que – lorsque le choix se porte sur l'appropriation – chaque chose est choisie en dernière analyse, non pour son potentiel sexuel, mais par suite de la manière dont elle rend l'être, de la façon dont l'être affleure à sa surface. Une psychanalyse des choses et de leur matière doit donc se préoccuper avant tout d'établir la façon dont chaque chose est le symbole objectif de l'être et du rapport de la réalité-humaine à cet être. Nous ne nions pas qu'il faille découvrir, par après, tout un symbolisme sexuel dans la nature, mais c'est une couche secondaire et réductible qui suppose d'abord une psychanalyse des structures présexuelles. Ainsi, considérerions-nous l'étude de M. Bachelard sur l'eau, qui fourmille d'aperçus ingénieux et profonds, comme un ensemble de suggestions, comme une collection précieuse de matériaux qui devraient être utilisés, à présent, par une psychanalyse consciente de ses principes.
Ce que l'ontologie peut apprendre à la psychanalyse, en effet, c'est tout d'abord l'origine vraie des significations des choses et leur relation vraie à la réalité-humaine. Elle seule, en effet, peut se placer sur le plan de la transcendance et saisir d'une seule vue l'être-dans-le-monde avec ses deux termes, parce que, seule elle se place originellement dans la perspective du cogito. C'est encore l'idée de facticité et celle de situation qui nous permettront de comprendre le symbolisme existentiel des choses. Nous avons vu, en effet, qu'il est possible théoriquement et pratiquement impossible de distinguer la facticité du projet qui la constitue en situation. Cette constatation doit nous servir ici : il ne faudrait pas croire, en effet, nous l'avons vu, que le ceci, dans l'extériorité d'indifférence de son être et indépendamment du surgissement d'un pour-soi, ait une signification quelconque. Certes, sa qualité, nous l'avons vu, n'est rien d'autre que son être. Le jaune du citron, disions-nous, n'est pas un mode subjectif d'appréhension du citron : il est le citron. Nous avons montré aussi12 que le citron tout entier est étendu à travers ses qualités et que chacune des qualités est étendue à travers les autres ; c'est ce que nous avons nommé justement ceci. Toute qualité de l'être est tout l'être ; elle est la présence de son absolue contingence, elle est son irréductibilité d'indifférence. Toutefois, dès notre seconde partie, nous insistions sur l'inséparabilité, dans la qualité même, du projet et de la facticité. Nous écrivions, en effet : « Pour qu'il y ait qualité, il faut qu'il y ait de l'être pour un néant qui par nature ne soit pas l'être... la qualité, c'est l'être tout entier se dévoilant dans les limites du il y a. » Ainsi, dès l'origine, nous ne pouvons mettre la signification de la qualité au compte de l'être en soi, puisqu'il faut déjà le « il y a », c'est-à-dire la médiation néantisante du pour-soi, pour qu'il y ait des qualités. Mais nous comprenons facilement à partir de ces remarques que la signification de la qualité marque à son tour quelque chose comme un renforcement du « il y a », puisque, justement, nous prenons notre appui sur elle pour dépasser le « il y a » vers l'être tel qu'il est absolument et en soi. Dans chaque appréhension de qualité, il y a, en ce sens, un effort métaphysique pour échapper à notre condition, pour percer le manchon de néant du « il y a » et pour pénétrer jusqu'à l'en-soi pur. Mais nous ne pouvons évidemment que saisir la qualité comme symbole d'un être qui nous échappe totalement, encore qu'il soit totalement là, devant nous, c'est-à-dire, en somme, faire fonctionner l'être révélé comme symbole de l'être en soi. Cela signifie justement qu'une nouvelle structure du « il y a » se constitue, qui est la couche significative, encore que cette couche se révèle dans l'unité absolue d'un même projet fondamental. C'est ce que nous appellerons la teneur métaphysique de toute révélation intuitive de l'être ; et c'est précisément ce que nous devrons atteindre et dévoiler par la psychanalyse. Quelle est la teneur métaphysique du jaune, du rouge, du poli, du rugueux ? Quel est – question qu'on posera après ces questions élémentaires – le coefficient métaphysique du citron, de l'eau, de l'huile, etc.? Autant de problèmes que la psychanalyse se doit de résoudre si elle veut comprendre un jour pourquoi Pierre aime les oranges et a horreur de l'eau, pourquoi il mange volontiers de la tomate et refuse de manger des fèves, pourquoi il vomit s'il est forcé d'avaler des huîtres ou des œufs crus.
Seulement, nous avons montré aussi l'erreur qu'il y aurait, par exemple, à croire que nous « projetons » nos dispositions affectives sur la chose, pour l'éclairer, ou la colorer. D'abord, en effet, nous avons vu depuis longtemps qu'un sentiment n'est nullement une disposition intérieure, mais un rapport objectivant et transcendant, qui se fait apprendre par son objet ce qu'il est. Mais ce n'est pas tout : un exemple nous montrera que l'explication par la projection (c'est le sens du trop fameux « un paysage est un état d'âme ») est une pétition de principe. Soit, par exemple, cette qualité particulière qu'on nomme le visqueux. Il est certain qu'elle signifie pour l'adulte européen une foule de caractères humains et moraux qui peuvent facilement se réduire à des relations d'être. Une poignée de main est visqueuse, un sourire est visqueux, une pensée, un sentiment peuvent être visqueux. L'opinion commune est que j'ai d'abord eu l'expérience de certaines conduites et de certaines attitudes morales qui me déplaisent et que je condamne ; et que, d'autre part, j'ai l'intuition sensible du visqueux. Par après j'établirais une liaison entre ces sentiments et la viscosité, et le visqueux fonctionnerait comme symbole de toute une classe de sentiments et d'attitudes humains. J'aurais donc enrichi le visqueux en projetant sur lui mon savoir touchant cette catégorie humaine de conduites. Mais comment accepter cette explication par projection ? Si nous supposons que nous avons saisi d'abord les sentiments comme qualités psychiques pures, comment pourrions-nous saisir leur relation au visqueux ? Le sentiment saisi dans sa pureté qualitative ne pourra se révéler que comme une certaine disposition purement inétendue, blâmable par son rapport à certaines valeurs et à certaines conséquences ; en aucun cas, il ne « fera image » si l'image n'est pas donnée d'abord. Et, d'autre part, si le visqueux n'est pas chargé originellement d'un sens affectif, s'il ne se donne que comme une certaine qualité matérielle, on ne voit pas comment il pourrait être jamais élu comme représentant symbolique de certaines unités psychiques. En un mot, pour établir consciemment et clairement une relation symbolique entre la viscosité et la bassesse poisseuse de certains individus, il faudrait que nous saisissions déjà la bassesse dans la viscosité et la viscosité dans certaines bassesses. Il s'ensuit donc que l'explication par la projection n'explique rien, puisqu'elle suppose ce qu'il faudrait expliquer. D'ailleurs, échappât-elle à cette objection de principe, ce serait pour en rencontrer une autre, tirée de l'expérience et non moins grave : l'explication par projection implique en effet que le sujet projetant soit parvenu par l'expérience et l'analyse à une certaine connaissance de la structure et des effets des attitudes qu'il nommera visqueuses. Dans cette conception, en effet, le recours à la viscosité n'enrichit point comme une connaissance notre expérience de la bassesse humaine ; tout au plus sert-elle d'unité thématique, de rubrique imagée à des connaissances déjà acquises. D'un autre côté, la viscosité proprement dite et considérée à l'état isolé pourra nous paraître pratiquement nuisible (parce que les substances visqueuses collent aux mains, aux vêtements, parce qu'elles tachent), mais non pas répugnante. Nous ne saurions, en effet, expliquer le dégoût qu'elle inspire que par la contamination de cette qualité physique avec certaines qualités morales. Il devrait donc y avoir comme un apprentissage de la valeur symbolique du visqueux. Mais l'observation nous apprend que les plus jeunes enfants témoignent de la répulsion en présence du visqueux, comme s'il était déjà contaminé de psychique ; elle nous apprend aussi qu'ils comprennent, dès qu'ils savent parler, la valeur des mots de « mou », « bas », etc., appliqués à la description de sentiments. Tout se passe comme si nous surgissions dans un univers où les sentiments et les actes sont tout chargés de matérialité, ont une étoffe substantielle, sont vraiment mous, plats, visqueux, bas, élevés, etc., et où les substances matérielles ont originellement une signification psychique qui les rend répugnantes, horrifiantes, attirantes, etc. Aucune explication par projection ou par analogie n'est ici recevable. Et, pour nous résumer, il est impossible que nous tirions la valeur de symbole psychique du visqueux de la qualité brute du ceci comme aussi bien que nous projetions cette signification sur le ceci à partir d'une connaissance des attitudes psychiques considérées. Comment faut-il donc concevoir cette immense symbolique universelle qui se traduit par nos répugnances, nos haines, nos sympathies, nos attirances pour des objets dont la matérialité devrait, par principe, demeurer non-signifiante ? Pour faire des progrès dans cette étude, il faut abandonner un certain nombre de postulats. En particulier, nous ne devons plus postuler a priori que l'attribution de la viscosité à tel ou tel sentiment n'est qu'une image et non une connaissance – nous devons aussi refuser d'admettre, avant plus ample information, que c'est le psychique qui permet d'informer symboliquement la matière physique et qu'il y a priorité de notre expérience de la bassesse humaine sur la saisie du « visqueux » comme signifiant.
Revenons au projet originel. Il est projet d'appropriation. Il contraint donc le visqueux à révéler son être ; le surgissement du pour-soi à l'être étant appropriatif, le visqueux perçu est « visqueux à posséder », c'est-à-dire que le lien originel de moi au visqueux est que je projette d'être fondement de son être, en tant qu'il est moi-même idéalement. Dès l'origine donc, il apparaît comme un possible moi-même à fonder ; dès l'origine, il est psychisé. Cela ne signifie aucunement que je le dote d'une âme, à la façon de l'animisme primitif, ni de vertus métaphysiques, mais seulement que sa matérialité même se révèle à moi comme ayant une signification psychique – cette signification psychique ne faisant qu'un, d'ailleurs, avec la valeur symbolique qu'il a par rapport à l'être-en-soi. Cette manière appropriative de faire rendre au visqueux toutes ses significations peut être considérée comme un a priori formel, encore qu'elle soit libre projet et qu'elle s'identifie avec l'être du pour-soi lui-même ; c'est qu'en effet elle ne dépend pas originellement de la manière d'être du visqueux, mais seulement de son être-là brut, de sa pure existence rencontrée ; elle serait semblable pour toute autre rencontre en tant qu'elle est simple projet d'appropriation, en tant qu'elle ne se distingue en rien du pur « il y a » et qu'elle est, selon qu'on l'envisage d'une façon ou de l'autre, pure liberté ou pur néant. Mais c'est précisément dans le cadre de ce projet appropriatif que le visqueux se révèle et développe sa viscosité. Cette viscosité est donc déjà – dès l'apparition première du visqueux – réponse à une demande, déjà don de soi ; le visqueux paraît comme déjà l'ébauche d'une fusion du monde avec moi ; et ce qu'il m'apprend de lui, son caractère de ventouse qui m'aspire, c'est déjà une réplique à une interrogation concrète ; il répond avec son être même, avec sa manière d'être, avec toute sa matière. Et la réponse qu'il donne est à la fois pleinement adaptée à la question et à la fois opaque et indéchiffrable car elle est riche de toute son indicible matérialité. Elle est claire en tant qu'elle s'adapte exactement à la question : le visqueux se laisse saisir comme ce dont je manque, il se laisse palper par une enquête appropriative ; c'est à cette ébauche d'appropriation qu'il laisse découvrir sa viscosité. Elle est opaque parce que, précisément, si la forme signifiante est éveillée dans le visqueux par le pour-soi, c'est avec toute sa viscosité qu'il vient la remplir. Il nous renvoie donc une signification pleine et dense et cette signification nous livre l'être-en-soi, en tant que le visqueux est présentement ce qui manifeste le monde, et l'ébauche de nous-même, en tant que l'appropriation esquisse quelque chose comme un acte fondant du visqueux. Ce qui revient vers nous alors, comme une qualité objective, est une nature neuve qui n'est ni matérielle (et physique), ni psychique, mais qui transcende l'opposition du psychique et du physique en se découvrant à nous comme l'expression ontologique du monde tout entier, c'est-à-dire qui s'offre comme rubrique pour classer tous les ceci du monde, qu'il s'agisse d'organisations matérielles ou de transcendances transcendées. Cela signifie que l'appréhension du visqueux comme tel a, du même coup, créé une manière particulière de se donner pour l'en-soi du monde, elle symbolise l'être à sa façon, c'est-à-dire que tant que dure le contact avec le visqueux, tout se passe pour nous comme si la viscosité était le sens du monde tout entier, c'est-à-dire l'unique mode d'être de l'être-en-soi, à la façon, dont, pour les primitifs du clan du lézard, tous les objets sont lézards. Quel peut être, dans l'exemple choisi, le mode d'être symbolisé par le visqueux ? Je vois d'abord que c'est l'homogénéité et l'imitation de la liquidité. Une substance visqueuse, comme la poix, est un fluide aberrant. Elle nous paraît d'abord manifester l'être partout fuyant et partout semblable à lui-même, qui s'échappe de toute part et sur lequel, cependant, on peut flotter, l'être sans danger et sans mémoire qui se change éternellement en lui-même, sur lequel on ne marque pas et qui ne saurait marquer sur nous, qui glisse et sur lequel on glisse, qui peut se posséder par le glissement (canot, canot automobile, ski nautique, etc.), et qui ne possède jamais, parce qu'il roule sur vous, l'être qui est éternité et temporalité infinie, parce qu'il est changement perpétuel sans rien qui change et qui symbolise le mieux, par cette synthèse d'éternité et de temporalité, une fusion possible du pour-soi comme pure temporalité et de l'en-soi comme éternité pure. Mais aussitôt le visqueux se révèle essentiellement comme louche, parce que la fluidité existe chez lui au ralenti ; il est empâtement de la liquidité, il représente en lui-même un triomphe naissant du solide sur le liquide, c'est-à-dire une tendance de l'en-soi d'indifférence, que représente le pur solide, à figer la liquidité, c'est-à-dire à absorber le pour-soi qui devrait le fonder. Le visqueux est l'agonie de l'eau ; il se donne lui-même comme un phénomène en devenir, il n'a pas la permanence dans le changement de l'eau, mais au contraire il représente comme une coupe opérée dans un changement d'état. Cette instabilité figée du visqueux décourage la possession. L'eau est plus fuyante, mais on peut la posséder dans sa fuite même, en tant que fuyante. Le visqueux fuit d'une fuite épaisse qui ressemble à celle de l'eau comme le vol lourd et à ras de terre de la poule ressemble à celui de l'épervier. Et cette fuite même ne peut être possédée car elle se nie en tant que fuite. Elle est presque, déjà, une permanence solide. Rien ne témoigne mieux de ce caractère louche de « substance entre deux états » que la lenteur avec laquelle le visqueux se fond avec lui-même : une goutte d'eau touchant la surface d'une nappe d'eau est instantanément transmuée en nappe d'eau ; nous ne saisissons pas l'opération comme une absorption quasi buccale de la goutte par la nappe, mais plutôt comme une spiritualisation et une désindividualisation d'un être singulier qui se dissout de soi-même dans le grand tout dont il est issu. Le symbole de la nappe d'eau semble jouer un rôle très important dans la constitution des schèmes panthéistiques ; il révèle un type particulier de rapport de l'être à l'être. Mais si nous considérons le visqueux, nous constatons (bien qu'il ait conservé mystérieusement toute la fluidité, au ralenti ; il ne faut pas le confondre avec les purées où la fluidité, ébauchée, subit de brusques cassages, de brusques stoppages, et où la substance, après une ébauche de coulage, boule brusquement cul par-dessus tête) qu'il présente une hystérésis constante dans le phénomène de la transmutation en soi-même : le miel qui coule de ma cuiller sur le miel contenu dans le pot commence par sculpter la surface, il se détache sur elle en relief et sa fusion au tout se présente comme un affaissement, un ravalement qui apparaît à la fois comme un dégonflage (qu'on songe à l'importance pour les sensibilités enfantines du bonhomme de baudruche qu'on « souffle » comme le verre et qui se dégonfle en laissant échapper un lamentable gémissement) et comme l'étalement, le raplatissement des seins un peu mûrs d'une femme qui s'étend sur le dos. Il y a, en effet, dans ce visqueux qui se fond en lui-même, à la fois une résistance visible, comme un refus de l'individu qui ne veut pas s'anéantir dans le tout de l'être, et, en même temps, une mollesse poussée à son extrême conséquence : car le mou n'est pas autre chose qu'un anéantissement qui s'arrête à mi-chemin ; le mou est ce qui nous renvoie le mieux l'image de notre propre puissance destructrice et de ses limites. La lenteur de la disparition de la goutte visqueuse au sein du tout est prise d'abord en mollesse, puisque c'est comme un anéantissement retardé et qui semble chercher à gagner du temps ; mais cette mollesse va jusqu'au bout : la goutte s'enlise dans la nappe de visqueux. De ce phénomène vont naître plusieurs caractères du visqueux : d'abord c'est qu'il est mou au contact. Jetez de l'eau sur le sol : elle coule. Jetez une substance visqueuse : elle s'étire, elle s'étale, elle s'aplatit, elle est molle ; touchez le visqueux, il ne fuit pas : il cède. Il y a dans l'insaisissabilité même de l'eau une dureté impitoyable qui lui donne un sens secret de métal : finalement elle est incompressible comme l'acier. Le visqueux est compressible. Il donne donc d'abord l'impression d'un être qu'on peut posséder. Doublement : sa viscosité, son adhérence à soi l'empêche de fuir, je puis donc le prendre dans mes mains, séparer une certaine quantité de miel ou de poix du reste du pot et, par là, créer un objet individuel par une création continuée ; mais, en même temps, la mollesse de cette substance, qui s'écrabouille dans mes mains, me donne l'impression que je détruis perpétuellement. Il y a bien là l'image d'une destruction-création. Le visqueux est docile. Seulement, au moment même où je crois le posséder, voilà que, par un curieux renversement, c'est lui qui me possède. C'est là qu'apparaît son caractère essentiel : sa mollesse fait ventouse. L'objet que je tiens dans ma main, s'il est solide, je peux le lâcher quand il me plaît ; son inertie symbolise pour moi mon entière puissance : je le fonde, mais il ne me fonde point ; c'est le pour-soi qui ramasse en lui-même l'en-soi et qui l'élève jusqu'à la dignité d'en-soi, sans se compromettre, en restant toujours puissance assimilante et créatrice ; c'est le pour-soi qui absorbe l'en-soi. Autrement dit, la possession affirme la primauté du pour-soi dans l'être synthétique « En-soi-Pour-soi ». Mais voici que le visqueux renverse les termes : le pour-soi est soudain compromis. J'écarte les mains, je veux lâcher le visqueux et il adhère à moi, il me pompe, il m'aspire ; son mode d'être n'est ni l'inertie rassurante du solide, ni un dynamisme comme celui de l'eau qui s'épuise à me fuir : c'est une activité molle, baveuse et féminine d'aspiration, il vit obscurément sous mes doigts et je sens comme un vertige, il m'attire en lui comme le fond d'un précipice pourrait m'attirer. Il y a comme une fascination tactile du visqueux. Je ne suis plus le maître d'arrêter le processus d'appropriation. Il continue. En un sens, c'est comme une docilité suprême du possédé, une fidélité de chien qui se donne, même quand on ne veut plus de lui, et en un autre sens, c'est, sous cette docilité, une sournoise appropriation du possédant par le possédé. On voit ici le symbole qui se découvre brusquement : il y a des possessions vénéneuses ; il y a possibilité que l'en-soi absorbe le pour-soi ; c'est-à-dire qu'un être se constitue à l'inverse de « l'En-soi-Pour-soi », où l'en-soi attirerait le pour-soi dans sa contingence, dans son extériorité d'indifférence, dans son existence sans fondement A cet instant, je saisis tout à coup le piège du visqueux : c'est une fluidité qui me retient et qui me compromet, je ne puis glisser sur le visqueux, toutes ses ventouses me retiennent, il ne peut glisser sur moi il s'accroche comme une sangsue. Le glissement pourtant n'est pas simplement nié comme par le solide, il est dégradé : le visqueux semble s'y prêter, il m'y invite, car une nappe de visqueux au repos n'est pas sensiblement distincte d'une nappe de liquide très dense ; seulement c'est une attrape : le glissement est sucé par la substance glissante, et il laisse sur moi des traces. Le visqueux apparait comme un liquide vu dans un cauchemar et dont toutes les propriétés s'animeraient d'une sorte de vie et se retourneraient contre moi. Le visqueux, c'est la revanche de l'en-soi. Revanche douceâtre et féminine qui se symbolisera sur un autre plan par la qualité de sucré. C'est pourquoi le sucré comme douceur au goût – douceur indélébile, qui demeure indéfiniment dans la bouche et survit à la déglutition – complète parfaitement l'essence du visqueux. Le visqueux sucré est l'idéal du visqueux ; il symbolise la mort sucrée du pour-soi (la guêpe qui s'enfonce dans la confiture et s'y noie). Mais, en même temps, le visqueux c'est moi, du seul fait que j'ai ébauché une appropriation de la substance visqueuse. Cette succion du visqueux que je sens sur mes mains ébauche comme une continuité de la substance visqueuse à moi-même. Ces longues et molles colonnes de substance qui tombent de moi jusqu'à la nappe visqueuse (lorsque, par exemple, après y avoir plongé ma main, je l'en arrache) symbolisent comme une coulée de moi-même vers le visqueux. Et l'hystérésis que je constate dans la fusion de la base de ces colonnes, avec la nappe, symbolise comme la résistance de mon être à l'absorption de l'en-soi. Si j'enfonce dans l'eau, si j'y plonge, si je m'y laisse couler, je ne ressens aucune gêne car je n'ai, à aucun degré, la crainte de m'y diluer : je demeure un solide dans sa fluidité. Si j'enfonce dans le visqueux, je sens que je vais m'y perdre, c'est-à-dire me diluer en visqueux, précisément parce que le visqueux est en instance de solidification Le pâteux présenterait le même aspect que le visqueux, de ce point de vue, mais il ne fascine pas, il ne compromet pas, parce qu'il est inerte. Il y a, dans l'appréhension même du visqueux, substance collante, compromettante et sans équilibre, comme la hantise d'une métamorphose. Toucher du visqueux, c'est risquer de se diluer en viscosité.
Or, cette dilution, par elle-même est déjà effrayante, parce qu'elle est absorption du pour-soi par l'en-soi comme de l'encre par un buvard. Mais, en outre, il est effrayant, à tant faire que de se métamorphoser en chose, que ce soit précisément une métamorphose en visqueux. Si même je pouvais concevoir une liquéfaction de moi-même, c'est-à-dire une transformation de mon être en eau, je n'en serais pas outre mesure affecté, car l'eau est le symbole de la conscience : son mouvement, sa fluidité, cette solidarité non solidaire de son être, sa fuite perpétuelle, etc., tout en elle me rappelle le pour-soi ; au point que les premiers psychologues qui ont marqué le caractère de durée de la conscience (James, Bergson) l'ont très fréquemment comparée à un fleuve, C'est le fleuve qui évoque le mieux l'image de l'interpénétration constante des parties d'un tout et de leur perpétuelle dissociabilité, disponibilité. Mais le visqueux offre une image horrible : il est horrible en soi de devenir visqueuse pour une conscience. C'est que l'être du visqueux est adhérence molle et, par ventouses de toutes ses parties, solidarité et complicité sournoise de chacune avec chacune, effort vague et mou de chacune pour s'individualiser, que suit une retombée, un aplatissement vidé de l'individu, sucé de toute part par la substance. Une conscience qui deviendrait visqueuse se transformerait donc par empâtement de ses idées. Nous l'avons dès notre surgissement dans le monde, cette hantise d'une conscience qui voudrait s'élancer vers le futur, vers un projet de soi et qui se sentirait, dans le moment même où elle aurait conscience d'y parvenir, retenue sournoisement, invisiblement par la succion du passé et qui devrait assister à sa lente dilution dans ce passé qu'elle fuit, à l'invasion de son projet par mille parasites jusqu'à ce qu'enfin elle se perde complètement elle-même. De cette horrible condition, le « vol de la pensée » des psychoses d'influence nous donne la meilleure image. Mais qu'est-ce donc que traduit cette crainte, sur le plan ontologique, sinon justement la fuite du pour-soi devant l'en-soi de la facticité, c'est-à-dire justement la temporalisation ? L'horreur du visqueux c'est l'horreur que le temps ne devienne visqueux, que la facticité ne progresse continûment et insensiblement et n'aspire le pour-soi qui « l'existe ». C'est la crainte non de la mort, non de l'en-soi pur, non du néant, mais d'un type d'être particulier, qui n'existe pas plus que l'en-soi-pour-soi et qui est seulement représenté par le visqueux. Un être idéal que je réprouve de toutes mes forces et qui me hante comme la valeur me hante dans mon être : un être idéal où l'en-soi non fondé a priorité sur le pour-soi et que nous nommerons une antivaleur.
Ainsi, dans le projet appropriatif du visqueux, la viscosité se révèle soudain comme symbole d'une antivaleur, c'est-à-dire d'un type d'être non réalisé, mais menaçant, qui va hanter perpétuellement la conscience comme le danger constant qu'elle fuit et, de ce fait, transforme soudain le projet d'appropriation en projet de fuite. Quelque chose est apparu qui ne résulte d'aucune expérience antérieure, mais seulement de la compréhension préontologique de l'en-soi et du pour-soi et qui est proprement le sens du visqueux. En un sens, c'est une expérience, puisque la viscosité est une découverte intuitive ; et, en un autre sens, c'est comme l'invention d'une aventure de l'être. A partir de là apparaît pour le pour-soi un certain danger neuf, un mode d'être menaçant et à éviter, une catégorie concrète qu'il retrouvera partout. Le visqueux ne symbolise aucune conduite psychique, a priori : il manifeste une certaine relation de l'être avec lui-même et cette relation est originellement psychisée parce que je l'ai découverte dans une ébauche d'appropriation et que la viscosité m'a renvoyé mon image. Ainsi suis-je enrichi, dès mon premier contact avec le visqueux, d'un schème ontologique valable, par delà la distinction du psychique et du non-psychique, pour interpréter le sens d'être de tous les existants d'une certaine catégorie, cette catégorie surgissant d'ailleurs comme un cadre vide avant l'expérience des différentes espèces de visqueux. Je l'ai jetée dans le monde par mon projet originel en face du visqueux, elle est une structure objective du monde en même temps qu'une antivaleur, c'est-à-dire qu'elle détermine un secteur où viendront se ranger les objets visqueux. Dès lors, chaque fois qu'un objet manifestera pour moi ce rapport d'être, qu'il s'agisse d'une poignée de main, d'un sourire ou d'une pensée, il sera par définition saisi comme visqueux, c'est-à-dire que, par delà sa contexture phénoménale, il m'apparaîtra comme constituant, en unité avec les poix, les colles, les miels, etc., le grand secteur ontologique de la viscosité. Et, réciproquement, dans la mesure où le ceci que je veux m'approprier représente le monde entier, le visqueux, dès mon premier contact intuitif, m'apparaît riche d'une foule de significations obscures et de renvois qui le dépassent. Le visqueux se découvre de lui-même comme « beaucoup plus que le visqueux » ; dès son apparition il transcende toutes distinctions entre psychique et physique, entre l'existant brut et les significations du monde : il est un sens possible de l'être. La première expérience que l'enfant peut faire du visqueux l'enrichit donc psychologiquement et moralement : il n'aura pas besoin d'attendre l'âge d'homme pour découvrir le genre de bassesse agglutinante que l'on nomme, au figuré, « visqueux » : elle est là, auprès de lui, dans la viscosité même du miel ou de la glu. Ce que nous disons du visqueux vaut pour tous les objets qui entourent l'enfant : la simple révélation de leur matière étend son horizon jusqu'aux extrêmes limites de l'être et le dote, du même coup, d'un ensemble de clés pour déchiffrer l'être de tous les faits humains. Cela ne signifie point qu'il connaisse à l'origine les « laideurs » de la vie, les « caractères », ou, au contraire, les « beautés », de l'existence. Simplement il est en possession de tous les sens d'être dont laideurs et beautés, conduites, traits psychiques, relations sexuelles, etc., ne seront jamais que des exemplifications particulières. Le gluant, le pâteux, le vaporeux, etc., les trous de sable et de terre, les cavernes, la lumière, la nuit, etc., lui révèlent des modes d'être prépsychiques et présexuels, qu'il passera sa vie, par la suite, à expliciter. Il n'y a pas d'enfant « innocent ». En particulier, nous reconnaîtrons volontiers, avec les freudiens, les innombrables relations que certaines matières et certaines formes qui entourent les enfants entretiennent avec la sexualité. Mais nous n'entendons pas par là qu'un instinct sexuel déjà constitué les a chargées de signification sexuelle. Il nous paraît, au contraire, que ces matières et ces formes sont saisies pour elles-mêmes et qu'elles découvrent à l'enfant des modes d'être et des relations à l'être du pour-soi qui vont éclaircir et façonner sa sexualité. Pour ne citer qu'un exemple, beaucoup de psychanalystes ont été frappés de l'attirance qu'exerçaient sur l'enfant toutes les espèces de trous (trous dans le sable, dans la terre, grottes, cavernes, anfractuosités), et ils ont expliqué cette attirance soit par le caractère anal de la sexualité enfantine, soit par le choc prénatal, soit même par un pressentiment de l'acte sexuel proprement dit. Nous ne saurions. retenir aucune de ces explications : celle du « traumatisme de la naissance » est hautement fantaisiste. Celle qui assimile le trou à l'organe sexuel féminin suppose chez l'enfant une expérience qu'il ne saurait avoir ou un pressentiment qu'on ne peut justifier. Quant à la sexualité « anale » de l'enfant, nous ne songeons pas à la nier, mais pour qu'elle vienne éclairer et charger de symbole les trous qu'il rencontre dans le champ perceptif, il faudrait que l'enfant saisisse son anus comme un trou ; mieux, il faudrait que la saisie de l'essence du trou, de l'orifice, corresponde à la sensation qu'il a de son anus. Mais nous avons assez montré le caractère subjectif du « corps-pour-moi » pour que l'on comprenne l'impossibilité où est l'enfant de saisir une partie quelconque de son corps comme structure objective de l'univers. C'est pour autrui que l'anus apparaît comme orifice. Il ne saurait être vécu comme tel ; même les soins intimes que la mère donne à l'enfant ne sauraient le découvrir sous cet aspect, puisque l'anus, zone érogène, zone de douleur, n'est pas pourvu de terminaisons nerveuses tactiles. C'est, au contraire, par autrui – par les mots que la mère emploie pour désigner le corps de l'enfant – que celui-ci apprend que son anus est un trou. C'est donc la nature objective du trou perçu dans le monde qui va éclairer pour lui la structure objective et le sens de la zone anale, c'est elle qui va donner un sens transcendant aux sensations érogènes qu'il se bornait jusque-là à « exister ». Or, en lui-même, le trou est le symbole d'un mode d'être que la psychanalyse existentielle se doit d'éclaircir. Nous ne pouvons y insister ici. On voit tout de suite, cependant, qu'il se présente originellement comme un néant « à combler » avec ma propre chair : l'enfant ne peut se tenir de mettre son doigt ou son bras entier dans le trou. Il me présente donc l'image vide de moi-même ; je n'ai qu'à m'y couler pour me faire exister dans le monde qui m'attend. L'idéal du trou est donc l'excavation qui se moulera soigneusement sur ma chair, de manière que, en m'y gênant et en m'y adaptant étroitement, je contribuerai à faire exister le plein d'être dans le monde. Ainsi, boucher le trou, c'est originellement faire le sacrifice de mon corps pour que la plénitude d'être existe, c'est-à-dire subir la passion du pour-soi pour façonner, parfaire et sauver la totalité de l'en-soi13. Nous saisissons là, à son origine, une des tendances les plus fondamentales de la réalité-humaine : la tendance à remplir. Nous retrouverons cette tendance chez l'adolescent et chez l'adulte ; une bonne partie de notre vie se passe à boucher les trous, à remplir les vides, à réaliser et à fonder symboliquement le plein. L'enfant reconnaît, à partir de ses premières expériences, qu'il est lui-même troué. Lorsqu'il se met le doigt dans la bouche, il tente de murer les trous de son visage, il attend que le doigt se fonde avec les lèvres et le palais et bouche l'orifice buccal, comme on bouche avec du ciment la lézarde d'un mur, il recherche la densité, la plénitude uniforme et sphérique de l'être parménidien ; et s'il suce son doigt, c'est précisément pour le diluer, pour le transformer en une pâte collante qui obturera le trou de sa bouche. Cette tendance est certainement une des plus fondamentales parmi celles qui servent de soubassement à l'acte de manger : la nourriture c'est le « mastic » qui obturera la bouche ; manger, c'est, entre autres choses, se boucher. C'est seulement à partir de là que nous pouvons passer à la sexualité : l'obscénité du sexe féminin est celle de toute chose béante ; c'est un appel d'être, comme d'ailleurs tous les trous ; en soi la femme appelle une chair étrangère qui doive la transformer en plénitude d'être par pénétration et dilution. Et inversement la femme sent sa condition comme un appel, précisément parce qu'elle est « trouée ». C'est la véritable origine du complexe adlérien. Sans aucun doute le sexe est bouche, et bouche vorace qui avale le pénis – ce qui peut bien amener l'idée de castration : l'acte amoureux est castration de l'homme – mais c'est avant tout que le sexe est trou. Il s'agit donc ici d'un apport présexuel qui deviendra une des composantes de la sexualité comme attitude humaine empirique et complexe, mais qui, loin de tirer son origine de l'être-sexué, n'a rien de commun avec la sexualité fondamentale dont nous avons expliqué la nature au livre III. Il n'en demeure pas moins que l'expérience du trou, lorsque l'enfant voit la réalité, enveloppe le pressentiment ontologique de l'expérience sexuelle en général ; c'est avec sa chair que l'enfant bouche le trou, et le trou, avant toute spécification sexuelle, est une attente obscène, un appel de chair.
On saisit l'importance que revêtira, pour la psychanalyse existentielle, l'élucidation de ces catégories existentielles, immédiates et concrètes. Nous saisissons, à partir de là, des projets très généraux de la réalité-humaine. Mais ce qui intéresse le psychanalyste au premier chef, c'est de déterminer le projet libre de la personne singulière à partir de la relation individuelle qui l'unit à ces différents symboles de l'être. Je puis aime les contacts visqueux, avoir horreur des trous, etc. Cela ne signifie point que le visqueux, le graisseux, le trou, etc., aient perdu pour moi leur signification ontologique générale, mais, au contraire, que, à cause de cette signification, je me détermine de telle ou telle manière par rapport à eux. Si le visqueux est bien le symbole d'un être où le pour-soi est bu par l'en-soi, que suis-je donc moi qui, à l'encontre des autres, aime le visqueux ? A quel projet fondamental de moi-même suis-je renvoyé si je veux expliciter cet amour d'un en-soi enlisant et louche ? Ainsi, les goûts ne restent pas des données irréductibles ; si on sait les interroger, ils nous révèlent les projets fondamentaux de la personne. Il n'est pas jusqu'aux préférences alimentaires qui n'aient un sens. On s'en rendra compte si l'on veut bien réfléchir que chaque goût se présente, non comme un datum absurde qu'on devrait excuser, mais comme une valeur évidente. Si j'aime le goût de l'ail, il me paraît irrationnel que d'autres puissent ne pas l'aimer. Manger, en effet, c'est s'approprier par destruction, c'est en même temps se boucher avec un certain être. Et cet être est donné comme une synthèse de température, de densité et de saveur proprement dite. En un mot, cette synthèse signifie un certain être ; et lorsque nous mangeons, nous ne nous bornons pas, par le goût, à connaître certaines qualités de cet être ; en les goûtant, nous nous les approprions. Le goût est assimilation ; la dent révèle, par l'acte même de broyer, la densité du corps qu'elle transforme en bol alimentaire. Aussi l'intuition synthétique de l'aliment est-elle en elle-même destruction assimilatrice. Elle me révèle l'être avec lequel je vais faire ma chair. Dès lors, ce que j'accepte ou que je rejette avec dégoût, c'est l'être même de cet existant, ou, si l'on préfère, la totalité de l'aliment me propose un certain mode d'être de l'être que j'accepte ou que je refuse. Cette totalité est organisée comme une forme, dans laquelle les qualités de densité et de température, plus sourdes, s'effacent derrière la saveur proprement dite qui les exprime. Le « sucré » par exemple exprime le visqueux, lorsque nous mangeons une cuillerée de miel ou de mélasse, comme une fonction analytique exprime une courbe géométrique. Cela signifie que toutes les qualités qui ne sont pas la saveur proprement dite, ramassées, fondues, enfoncées dans la saveur, représentent comme la matière de la saveur. (Ce biscuit au chocolat qui résiste d'abord sous la dent, puis qui cède brusquement et s'effrite, sa résistance, puis son effritement sont chocolat.) Elles s'unissent, d'ailleurs, à certaines caractéristiques temporelles de la saveur, c'est-à-dire à son mode de temporalisation. Certains goûts se donnent d'un coup, d'autres sont comme des fusées à retardement, d'autres se livrent par paliers, certains s'amenuisent lentement jusqu'à disparaître, et d'autres s'évanouissent au moment même où l'on croit s'en emparer. Ces qualités s'organisent avec la densité et la température ; elles expriment, en outre, sur un autre plan l'aspect visuel de l'aliment. Si je mange un gâteau rose, le goût en est rose ; le léger parfum sucré et l'onctuosité de la crème au beurre sont le rose. Ainsi je mange rose comme je vois sucré. On comprend que la saveur, de ce fait, reçoive une architecture complexe et une matière différenciée ; c'est cette matière structurée – qui nous apprésente un type d'être singulier – que nous pouvons assimiler ou rejeter avec des nausées, selon notre projet originel. Il n'est donc nullement indifférent d'aimer les huîtres ou les palourdes, les escargots ou les crevettes, pour peu que nous sachions démêler la signification existentielle de ces nourritures. D'une façon générale il n'y a pas de goût ou d'inclination irréductible. Ils représentent tous un certain choix appropriatif de l'être. C'est à la psychanalyse existentielle de les comparer et de les classer. L'ontologie nous abandonne ici : elle nous a simplement permis de déterminer les fins dernières de la réalité-humaine, ses possibles fondamentaux et la valeur qui la hante. Chaque réalité-humaine est à la fois projet direct de métamorphoser son propre pour-soi en en-soi-pour-soi et projet d'appropriation du monde comme totalité d'être-en-soi, sous les espèces d'une qualité fondamentale. Toute réalité-humaine est une passion, en ce qu'elle projette de se perdre pour fonder l'être et pour constituer du même coup l'en-soi qui échappe à la contingence en étant son propre fondement, l'Ens causa sui que les religions nomment Dieu. Ainsi la passion de l'homme est-elle inverse de celle du Christ, car l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu naisse. Mais l'idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain ; l'homme est une passion inutile.
1 Paul Bourget : Essais de psychologie contemporaine : G. Flaubert.
2 Comme l'adolescence de Flaubert, en effet, pour autant que nous pouvons la connaître, n'offre rien de particulier à cet égard, il faut supposer l'action de faits impondérables qui échappent par principe au critique
3 Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions, Hermann, Paris, 1939.
4 Pour l'enfant, connaître c'est manger effectivement. Il veut goûter ce qu'il voit.
5 Voir au § 3.
6 Nous avons vu dans la troisième partie le rapport du mouvement au pour-soi.
7 Sauf dans le cas précis où il est simplement désir d'être : désir d'être heureux, d'être fort, etc.
8 Brummell mettait son élégance à n'avoir jamais que des vêtements déjà un peu usés. Il avait horreur du neuf : ce qui est neuf « endimanche », parce qu'il n'est à personne.
9 Cf. L'Imaginaire, N.R.F., 1940
10 Qu'on se rappelle aussi la « monnaie fondante » de Daladier.
11 D'une certaine animalité, c'est exactement ce que Scheler appelle les valeurs vitales.
12 IIe partie, chap. III, § 3.
13 Il faudrait noter aussi l'importance de la tendance inverse, la tendance à percer des trous, qui demanderait à elle seule une analyse existentielle.