Il nous est, à présent, permis de conclure. Nous avions, dès notre introduction, découvert la conscience comme un appel d'être et nous avions montré que le cogito renvoyait immédiatement à un être-en-soi objet de la conscience. Mais après description de l'en-soi et du pour-soi, il nous avait paru difficile d'établir un lien entre eux et nous avions craint de tomber dans un dualisme insurmontable. Ce dualisme nous menaçait encore d'une autre façon : dans la mesure, en effet, où l'on pouvait dire du pour-soi qu'il était, nous nous trouvions en face de deux modes d'être radicalement distincts, celui du pour-soi qui a à être ce qu'il est, c'est-à-dire qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est, et celui de l'en-soi qui est ce qu'il est. Nous nous sommes demandé alors si la découverte de ces deux types d'être n'aboutissait pas à établir un hiatus scindant l'Etre, comme catégorie générale appartenant à tous les existants, en deux régions incommunicables et dans chacune desquelles la notion d'Etre devait être prise dans une acception originale et singulière.
Nos recherches nous ont permis de répondre à la première de ces questions : le pour-soi et l'en-soi sont réunis par une liaison synthétique qui n'est autre que le pour-soi lui-même. Le pour-soi, en effet, n'est pas autre chose que la pure néantisation de l'en-soi ; il est comme un trou d'être au sein de l'Etre. On connaît cette plaisante fiction par quoi certains vulgarisateurs ont coutume d'illustrer le principe de conservation de l'énergie : s'il arrivait, disent-ils, qu'un seul des atomes qui constituent l'univers fût anéanti, il en résulterait une catastrophe qui s'étendrait à l'univers entier et ce serait, en particulier, la fin de la Terre et du système stellaire. Cette image peut nous servir ici : le pour-soi apparaît comme une menue néantisation qui prend son origine au sein de l'être ; et il suffit de cette néantisation pour qu'un bouleversement total arrive à l'en-soi. Ce bouleversement, c'est le monde. Le pour-soi n'a d'autre réalité que d'être la néantisation de l'être. Sa seule qualification lui vient de ce qu'il est néantisation de l'en-soi individuel et singulier et non d'un être en général. Le pour-soi n'est pas le néant en général mais une privation singulière ; il se constitue en privation de cet être-ci. Nous n'avons donc pas lieu de nous interroger sur la manière dont le pour-soi peut s'unir à l'en-soi puisque le pour-soi n'est aucunement une substance autonome. En tant que néantisation, il est été par l'en-soi ; en tant que négation interne, il se fait annoncer par l'en-soi ce qu'il n'est pas, et, conséquemment, ce qu'il a à être. Si le cogito conduit nécessairement hors de soi, si la conscience est une pente glissante sur laquelle on ne peut s'installer sans se trouver aussitôt déversé dehors sur l'être-en-soi, c'est qu'elle n'a par elle-même aucune suffisance d'être comme subjectivité absolue, elle renvoie d'abord à la chose. Il n'y a pas d'être pour la conscience en dehors de cette obligation précise d'être intuition révélante de quelque chose. Qu'est-ce à dire, sinon que la conscience est l'Autre platonicien ? On connaît les belles descriptions que l'Etranger du Sophiste donne de cet autre, qui ne peut être saisi que « comme en un rêve », qui n'a d'être que son être-autre, c'est-à-dire qui ne jouit que d'un être emprunté, qui, considéré en lui-même, s'évanouit et ne reprend une existence marginale que si l'on fixe ses regards sur l'être, qui s'épuise à être autre que lui-même et autre que l'être. Il semble même que Platon ait vu le caractère dynamique que présentait l'altérité de l'autre par rapport à lui-même, puisque, dans certains textes, il y voit l'origine du mouvement. Mais il pouvait pousser plus loin encore : il aurait vu alors que l'autre ou non-être relatif ne pouvait avoir un semblant d'existence qu'à titre de conscience. Etre autre que l'être, c'est être conscience (de) soi dans l'unité des ek-stases temporalisantes. Et que peut être, en effet, l'altérité, sinon le chassé-croisé de reflété et de reflétant que nous avons décrit au sein du pour-soi, car la seule façon dont l'autre puisse exister comme autre, c'est d'être conscience (d') être autre. L'altérité est, en effet, négation interne et seule une conscience peut se constituer comme négation interne. Toute autre conception de l'altérité reviendrait à la poser comme en-soi, c'est-à-dire à établir entre elle et l'être une relation externe, ce qui nécessiterait la présence d'un témoin pour constater que l'autre est autre que l'en-soi. Et, d'autre part, l'autre ne saurait être autre sans émaner de l'être ; en cela, il est relatif à l'en-soi, mais il ne saurait non plus être autre sans se faire autre, sinon son altérité deviendrait un donné, donc un être susceptible d'être considéré en-soi. En tant qu'il est relatif à l'en-soi, l'autre est affecté de facticité ; en tant qu'il se fait lui-même, il est un absolu. C'est ce que nous avons marqué lorsque nous disions que le pour-soi n'est pas fondement de son être-comme-néant-d'être, mais qu'il fonde perpétuellement son néant-d'être. Ainsi, le pour-soi est un absolu « unselbstständig », ce que nous avons appelé un absolu non substantiel. Sa réalité est purement interrogative. S'il peut poser des questions, c'est que lui-même est toujours en question ; son être n'est jamais donné, mais interrogé, puisqu'il est toujours séparé de lui-même par le néant de l'altérité ; le pour-soi est toujours en suspens parce que son être est un perpétuel sursis. S'il pouvait jamais le rejoindre, l'altérité disparaîtrait du même coup et, avec elle, les possibles, la connaissance, le monde. Ainsi, le problème ontologique de la connaissance est résolu par l'affirmation de la primauté ontologique de l'en-soi sur le pour-soi. Mais c'est pour faire naître aussitôt une interrogation métaphysique. Le surgissement du pour-soi à partir de l'en-soi n'est, en effet, aucunement comparable à la genèse dialectique de l'Autre platonicien à partir de l'être. Etre et autre sont, en effet, pour Platon, des genres. Mais nous avons vu, au contraire, que l'être est une aventure individuelle. Et, pareillement, l'apparition du pour-soi est l'événement absolu qui vient à l'être. Il y a donc place ici pour un problème métaphysique qui pourrait se formuler ainsi : Pourquoi le pour-soi surgit-il à partir de l'être ? Nous appelons métaphysique, en effet, l'étude des processus individuels qui ont donné naissance à ce monde-ci comme totalité concrète et singulière. En ce sens, la métaphysique est à l'ontologie comme l'histoire à la sociologie. Nous avons vu qu'il serait absurde de se demander pourquoi l'être est, outre que la question ne saurait avoir de sens que dans les limites d'un pour-soi et qu'elle suppose même la priorité ontologique du néant sur l'être, alors que nous avons démontré la primauté de l'être sur le néant ; elle ne saurait se poser que par suite d'une contamination avec une question extérieurement analogue et pourtant fort différente : Pourquoi est-ce qu'il y a de l'être ? Mais nous savons à présent qu'il faut distinguer avec soin ces deux questions. La première est dépourvue de sens : tous les « pourquoi », en effet, sont postérieurs à l'être et le supposent. L'être est, sans raison, sans cause et sans nécessité ; la définition même de l'être nous livre sa contingence originelle. A la seconde, nous avons déjà répondu, car elle ne se pose pas sur le terrain métaphysique, mais sur celui de l'ontologie : « Il y a » de l'être parce que le pour-soi est tel qu'il y ait de l'être. Le caractère de phénomène vient à l'être par le pour-soi. Mais si les questions sur l'origine de l'être ou sur l'origine du monde sont dépourvues de sens ou reçoivent une réponse dans le secteur même de l'ontologie, il n'en est pas de même pour l'origine du pour-soi. Le pour-soi est tel, en effet, qu'il a le droit de se retourner sur sa propre origine. L'être par qui le pourquoi arrive dans l'être a le droit de poser son propre pourquoi, puisqu'il est lui-même une interrogation, un pourquoi. A cette question, l'ontologie ne saurait répondre, car il s'agit ici d'expliquer un événement, non de décrire les structures d'un être. Tout au plus peut-elle faire remarquer que le néant qui est été par l'en-soi n'est pas un simple vide dépourvu de signification. Le sens du néant de la néantisation, c'est d'être été pour fonder l'être. L'ontologie nous fournit deux renseignements qui peuvent servir de base à la métaphysique : c'est, d'abord, que tout processus de fondement de soi est rupture de l'être-identique de l'en-soi, recul de l'être par rapport à lui-même et apparition de la présence à soi ou conscience. C'est seulement en se faisant pour-soi que l'être pourrait aspirer à être cause de soi. La conscience comme néantisation de l'être apparaît donc comme un stade d'une progression vers l'immanence de la causalité, c'est-à-dire vers l'être cause de soi. Seulement la progression s'arrête là par suite de l'insuffisance d'être du pour-soi. La temporalisation de la conscience n'est pas un progrès ascendant vers la dignité de « causa sui », c'est un écoulement de surface dont l'origine est, au contraire, l'impossibilité d'être cause de soi. Aussi l'ens causa sui demeure comme le manqué, l'indication d'un dépassement impossible en hauteur qui conditionne, par sa non-existence même, le mouvement plan de la conscience ; ainsi l'attraction verticale que la lune exerce sur l'océan a pour effet le déplacement horizontal qu'est la marée. L'autre indication que la métaphysique peut puiser dans l'ontologie, c'est que le pour-soi est effectivement perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu'être et perpétuel échec de ce projet. La présence à soi avec les différentes directions de sa néantisation (néantisation ek-statique des trois dimensions temporelles, néantisation gémellée du couple reflété-reflétant) représente le premier surgissement de ce projet ; la réflexion représente le redoublement du projet qui se retourne sur lui-même pour se fonder au moins en tant que projet et l'aggravation du hiatus néantisant par l'échec de ce projet lui-même ; le « faire » et « l'avoir », catégories cardinales de la réalité-humaine, se réduisent immédiatement ou médiatement au projet d'être ; enfin, la pluralité des uns et des autres peut s'interpréter comme une dernière tentative pour se fonder, aboutissant à la séparation radicale de l'être et de la conscience d'être.
Ainsi l'ontologie nous apprend : 1o que si l'en-soi devait se fonder, il ne pourrait même le tenter qu'en se faisant conscience, c'est-à-dire que le concept de « causa sui » emporte en soi celui de présence à soi, c'est-à-dire de la décompression d'être néantisante ; 2o que la conscience est en fait projet de se fonder, c'est-à-dire d'atteindre à la dignité de l'en-soi-pour-soi ou en-soi-cause-de-soi. Mais nous ne saurions en tirer davantage. Rien ne permet d'affirmer, sur le plan ontologique, que la néantisation de l'en-soi en pour-soi a, dès l'origine et au sein même de l'en-soi, pour signification le projet d'être cause de soi. Bien au contraire, l'ontologie se heurte ici à une contradiction profonde, puisque c'est par le pour-soi que la possibilité d'un fondement vient au monde. Pour être projet de se fonder, il faudrait que l'en-soi fût originellement présence à soi, c'est-à-dire qu'il fût déjà conscience. L'ontologie se bornera donc à déclarer que tout se passe comme si l'en-soi, dans un projet pour se fonder lui-même, se donnait la modification du pour-soi. C'est à la métaphysique de former les hypothèses qui permettront de concevoir ce processus comme l'événement absolu qui vient couronner l'aventure individuelle qu'est l'existence de l'être. Il va de soi que ces hypothèses demeureront hypothèses puisque nous ne saurions attendre ni confirmation ni infirmation ultérieure. Ce qui fera leur validité, c'est seulement la possibilité qu'elles nous donneront d'unifier les données de l'ontologie. Cette unification ne devra naturellement pas se constituer dans la perspective d'un devenir historique, puisque la temporalité vient à l'être par le pour-soi. Il n'y aurait donc aucun sens à se demander ce qu'était l'être avant l'apparition du pour-soi. Mais la métaphysique n'en doit pas moins tenter de déterminer la nature et le sens de ce processus anté-historique et source de toute histoire qu'est l'articulation de l'aventure individuelle (ou existence de l'en-soi) avec l'événement absolu (ou surgissement du pour-soi). En particulier, c'est au métaphysicien que revient la tâche de décider si le mouvement est ou non une première « tentative » de l'en-soi pour se fonder et quels sont les rapports du mouvement comme « maladie de l'être » avec le pour-soi comme maladie plus profonde et poussée jusqu'à la néantisation.
Reste à envisager le deuxième problème, que nous avons formulé dès notre introduction : Si l'en-soi et le pour-soi sont deux modalités de l'être, n'y a-t-il pas un hiatus au sein même de l'idée d'être et sa compréhension n'est-elle pas scindée en deux parts incommunicables du fait que son extension est constituée par deux classes radicalement hétérogènes ? Qu'y a-t-il de commun, en effet, entre l'être qui est ce qu'il est et l'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est ? Ce qui peut nous aider ici, cependant, c'est la conclusion de nos recherches précédentes ; nous venons de montrer, en effet, que l'en-soi et le pour-soi ne sont pas juxtaposés. Bien au contraire, le pour-soi sans l'en-soi est quelque chose comme un abstrait : il ne saurait pas plus exister qu'une couleur sans forme ou qu'un son sans hauteur et sans timbre ; une conscience qui ne serait conscience de rien serait un rien absolu. Mais si la conscience est liée à l'en-soi par une relation interne, cela ne signifie-t-il pas qu'elle s'articule avec lui pour constituer une totalité et n'est-ce pas à cette totalité que revient la dénomination d'être ou de réalité ? Sans doute, le pour-soi est néantisation, mais, à titre de néantisation, il est ; et il est en unité a priori avec l'en-soi. Ainsi, les Grecs avaient-ils coutume de distinguer la réalité cosmique qu'ils nommaient τὁ πᾶν de la totalité constituée par celle-ci et par le vide infini qui l'entourait – totalité qu'ils nommaient τὁ ὅλον . Certes, nous avons pu nommer le pour-soi un rien et déclarer qu'il n'y a « en dehors » de l'en-soi, rien, sinon un reflet de ce rien qui est lui-même polarisé et défini par l'en-soi en tant qu'il est précisément le néant de cet en-soi. Mais ici comme dans la philosophie grecque, une question se pose : qu'appellerons-nous réel, à quoi attribuerons-nous l'être ? Au cosmos ou à ce que nous nommions plus haut τὁ ὅλον ? A l'en-soi pur ou à l'en-soi entouré de ce manchon de néant que nous avons désigné du nom de pour-soi ?
Mais si nous devions considérer l'être total comme constitué par l'organisation synthétique de l'en-soi et du pour-soi, n'allons-nous pas retrouver la difficulté que nous voulions éviter ? Ce hiatus que nous décelions dans le concept d'être, n'allons-nous pas le rencontrer à présent dans l'existant lui-même ? Quelle définition donner, en effet, d'un existant qui, en tant qu'en-soi, serait ce qu'il est et, en tant que pour-soi, serait ce qu'il n'est pas ?
Si nous voulons résoudre ces difficultés, il faut bien nous rendre compte de ce que nous exigeons d'un existant pour le considérer comme une totalité : il faut que la diversité de ses structures soit retenue en une synthèse unitaire, de telle sorte que chacune d'elles, envisagée à part, ne soit qu'un abstrait. Et, certes, la conscience envisagée à part n'est qu'une abstraction, mais l'en-soi lui-même n'a pas besoin de pour-soi pour être : la « passion » du pour-soi fait seulement qu'il y ait de l'en-soi. Le phénomène d'en-soi est un abstrait sans la conscience mais non son être.
Si nous voulions concevoir une organisation synthétique telle que le pour-soi soit inséparable de l'en-soi et que, réciproquement, l'en-soi soit indissolublement lié au pour-soi, il faudrait la concevoir de telle sorte que l'en-soi reçoive son existence de la néantisation qui en fait prendre conscience. Qu'est-ce à dire sinon que la totalité indissoluble d'en-soi et de pour-soi n'est concevable que sous la forme de l'être « cause de soi » ? C'est cet être et nul autre qui pourrait valoir absolument comme ce ὅλον dont nous parlions tout à l'heure. Et si nous pouvons poser la question de l'être du pour-soi articulé à l'en-soi, c'est que nous nous définissons a priori par une compréhension préontologique de l'ens causa sui. Sans doute, cet ens causa sui est impossible et son concept, nous l'avons vu, enveloppe une contradiction. Il n'en demeure pas moins que, puisque nous posons la question de l'être du ὅλον en nous plaçant du point de vue de l'ens causa sui, c'est à ce point de vue qu'il faut nous mettre pour examiner les lettres de créance de ce ὅλον . N'est-il pas, en effet, apparu du seul fait du surgissement du pour-soi et le pour-soi n'est-il pas originellement projet d'être cause de soi ? Ainsi commençons-nous à saisir la nature de la réalité totale. L'être total, celui dont le concept ne serait pas scindé par un hiatus et qui, pourtant, n'exclurait pas l'être néantisant néantisé du pour-soi, celui dont l'existence serait synthèse unitaire de l'en-soi et de la conscience, cet être idéal serait l'en-soi fondé par le pour-soi et identique au pour-soi qui le fonde, c'est-à-dire l'ens causa sui. Mais, précisément parce que nous nous plaçons du point de vue de cet être idéal pour juger l'être réel que nous appelons όλον. nous devons constater que le réel est un effort avorté pour atteindre à la dignité de cause-de-soi. Tout se passe comme si le monde, l'homme et l'homme-dans-le-monde n'arrivaient à réaliser qu'un Dieu manqué. Tout se passe donc comme si l'en-soi et le pour-soi se présentaient en état de désintégration par rapport à une synthèse idéale. Non que l'intégration ait jamais eu lieu, mais précisément au contraire parce qu'elle est toujours indiquée et toujours impossible. C'est le perpétuel échec qui explique à la fois l'indissolubilité de l'en-soi et du pour-soi et leur relative indépendance. Pareillement, lorsque l'unité des fonctions cérébrales est brisée, des phénomènes se produisent qui présentent à la fois une autonomie relative et qui, à la fois, ne peuvent se manifester que sur fond de désagrégation d'une totalité. C'est cet échec qui explique le hiatus que nous rencontrons à la fois dans le concept de l'être et dans l'existant. S'il est impossible de passer de la notion d'être-en-soi à celle d'être-pour-soi et de les réunir en un genre commun, c'est que le passage de fait de l'un à l'autre et leur réunion ne se peuvent opérer. On sait que, pour Spinoza et pour Hegel, par exemple, une synthèse arrêtée avant la synthétisation complète, en figeant les termes dans une relative dépendance et, à la fois, dans une indépendance relative, se constitue du coup en erreur. Par exemple, c'est dans la notion de sphère que, pour Spinoza, la rotation d'un demi-cercle autour de son diamètre trouve sa justification et son sens. Mais si nous imaginons que la notion de sphère est par principe hors d'atteinte, le phénomène de rotation du demi-cercle devient faux ; on l'a décapité ; l'idée de rotation et l'idée de cercle se tiennent l'une l'autre sans pouvoir s'unir dans une synthèse qui les dépasse et les justifie : l'une demeure irréductible à l'autre. C'est précisément ce qui se passe ici. Nous dirons donc que le « ὅλον » considéré est, comme une notion décapitée, en désintégration perpétuelle. Et c'est à titre d'ensemble désintégré qu'il se présente à nous dans son ambiguïté, c'est-à-dire qu'on peut ad libitum insister sur la dépendance des êtres considérés ou sur leur indépendance. Il y a ici un passage qui ne se fait pas, un court-circuit. Nous retrouvons sur ce plan cette notion de totalité détotalisée que nous avions déjà rencontrée à propos du pour-soi lui-même et à propos des consciences d'autrui. Mais c'est une troisième espèce de détotalisation. Dans la totalité simplement détotalisée de la réflexion, le réflexif avait à être le réfléchi et le réfléchi avait à être le réflexif. La double négation demeurait évanescente. Dans le cas du pour-autrui, le (reflet reflétant) reflété se distinguait du (reflet-reflétant) reflétant en ce que chacun avait à ne pas être l'autre Ainsi le pour-soi et l'autre-pour-soi constituent un être où chacun confère l'être-autre à l'autre en se faisant autre. Quant à la totalité du pour-soi et de l'en-soi, elle a pour caractéristique que le pour-soi se fait l'autre par rapport à l'en-soi, mais que l'en-soi n'est nullement autre que le pour-soi en son être : il est, purement et simplement. Si le rapport de l'en-soi au pour-soi était la réciproque du rapport du pour-soi à l'en-soi, nous retomberions dans le cas de l'être-pour-autrui. Mais, précisément, il ne l'est pas, et c'est cette absence de réciprocité qui caractérise le « ὅλον » dont nous parlions tout à l'heure. Dans cette mesure, il n'est pas absurde de poser la question de la totalité. Lorsque, en effet, nous avons étudié le pour-autrui, nous avons constaté qu'il fallait qu'il y eût un être « moi-autrui » ayant à être la scissiparité réflexive du pour-autrui. Mais en même temps, cet être « moi-autrui » nous apparaissait comme ne pouvant exister que s'il comportait un insaisissable non-être d'extériorité. Nous nous sommes demandé alors si le caractère antinomique de la totalité était en lui-même un irréductible et si nous devions poser l'esprit comme l'être qui est et qui n'est pas. Mais il nous est apparu que la question de l'unité synthétique des consciences n'avait pas de sens, car elle supposait que nous avions la possibilité de prendre un point de vue sur la totalité ; or, nous existons sur le fondement de cette totalité et comme engagés en elle.
Mais si nous ne pouvons « prendre de point de vue sur la totalité », c'est que l'autre, par principe, se nie de moi comme je me nie de lui. C'est la réciprocité du rapport qui m'interdit à tout jamais de le saisir dans son intégrité. Tout au contraire, dans le cas de la négation interne pour-soi-en-soi, le rapport n'est pas réciproque, et je suis à la fois un des termes du rapport et le rapport lui-même. Je saisis l'être, je suis saisie de l'être, je ne suis que saisie de l'être ; et l'être que je saisis ne se pose pas contre moi pour me saisir à mon tour ; il est ce qui est saisi. Simplement son être ne coïncide aucunement avec son être-saisi. En un sens donc, je peux poser la question de la totalité. Certes, j'existe ici comme engagé dans cette totalité, mais je puis en être conscience exhaustive, puisque je suis à la fois conscience de l'être et conscience (de) moi. Seulement, cette question de la totalité n'appartient pas au secteur de l'ontologie. Pour l'ontologie, les seules régions d'être qui peuvent s'élucider sont celles de l'en-soi, du pour-soi et de la région idéale de la « cause de soi ». Il reste indifférent pour elle de considérer le pour-soi articulé à l'en-soi comme une dualité tranchée ou comme un être désintégré. C'est à la métaphysique de décider s'il sera plus profitable à la connaissance (en particulier à la psychologie phénoménologique, à l'anthropologie, etc.) de traiter d'un être que nous nommerons le phénomène, et qui serait pourvu de deux dimensions d'être, la dimension en-soi et la dimension pour-soi (de ce point de vue, il n'y aurait qu'un phénomène : le monde) comme, dans la physique einsteinienne, on a trouvé avantageux de parler d'un événement conçu comme ayant des dimensions spatiales et une dimension temporelle et comme déterminant sa place dans un espace-temps ; ou s'il demeure préférable malgré tout de conserver la vieille dualité « conscience-être », La seule remarque que puisse hasarder ici l'ontologie, c'est que, dans le cas où il paraîtrait utile d'employer la notion nouvelle de phénomène, comme totalité désintégrée, il faudrait en parler à la fois en termes d'immanence et de transcendance. L'écueil, en effet, serait de tomber dans le pur immanentisme (idéalisme husserlien) ou dans le pur transcendantisme qui envisagerait le phénomène comme une nouvelle espèce d'objet. Mais l'immanence sera toujours limitée par la dimension d'en-soi du phénomène et la transcendance par sa dimension de pour-soi.
C'est après avoir décidé sur la question de l'origine du pour-soi et de la nature du phénomène de monde que la métaphysique pourra aborder différents problèmes de première importance, en particulier celui de l'action. L'action, en effet, est à considérer à la fois sur le plan du pour-soi et sur celui de l'en-soi, car il s'agit d'un projet d'origine immanente qui détermine une modification dans l'être du transcendant. Il ne servirait à rien, en effet, de déclarer que l'action modifie seulement l'apparence phénoménale de la chose : si l'apparence phénoménale d'une tasse peut être modifiée jusqu'à l'anéantissement de la tasse en tant que tasse, et si l'être ce la tasse n'est autre que sa qualité, l'action envisagée doit être susceptible de modifier l'être même de la tasse. Le problème de l'action suppose donc l'élucidation de l'efficace transcendant de la conscience, et nous met sur le chemin de son véritable rapport d'être avec l'être. Il nous révèle aussi, par suite des répercussions de l'acte dans le monde, une relation de l'être avec l'être qui, bien que saisie en extériorité par le physicien, n'est ni l'extériorité pure, ni l'immanence, mais nous renvoie à la notion de forme gestaltiste. C'est donc à partir de là qu'on pourra tenter une métaphysique de la nature.
L'ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s'occupe uniquement de ce qui est, et il n'est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. Elle laisse entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d'une réalité-humaine en situation. Elle nous a révélé, en effet, l'origine et la nature de la valeur ; nous avons vu que c'est le manque, par rapport auquel le pour-soi se détermine dans son être comme manque. Du fait que le pour-soi existe, nous l'avons vu, la valeur surgit pour hanter son être-pour-soi. Il s'ensuit que les différentes tâches du pour-soi peuvent faire l'objet d'une psychanalyse existentielle, car elles visent toutes à produire la synthèse manquée de la conscience et de l'être sous le signe de la valeur ou cause de soi. Ainsi la psychanalyse existentielle est une description morale, car elle nous livre le sens éthique des différents projets humains ; elle nous indique la nécessité de renoncer à la psychologie de l'intérêt, comme à toute interprétation utilitaire de la conduite humaine, en nous révélant la signification idéale de toutes les attitudes de l'homme. Ces significations sont par delà l'égoïsme et l'altruisme, par delà aussi les comportements dits désintéressés. L'homme se fait homme pour être Dieu, peut-on dire : et l'ipséité, considérée de ce point de vue, peut paraître un égoïsme ; mais précisément parce qu'il n'y a aucune commune mesure entre la réalité-humaine et la cause de soi qu'elle veut être, on peut tout aussi bien dire que l'homme se perd pour que la cause de soi existe. On envisagera alors toute existence humaine comme une passion, le trop fameux « amour-propre » n'étant qu'un moyen librement choisi parmi d'autres pour réaliser cette passion. Mais le résultat principal de la psychanalyse existentielle doit être de nous faire renoncer à l'esprit de sérieux. L'esprit de sérieux a pour double caractéristique, en effet, de considérer les valeurs comme des données transcendantes indépendantes de la subjectivité humaine, et de transférer le caractère « désirable », de la structure ontologique des choses à leur simple constitution matérielle. Pour l'esprit de sérieux, en effet, le pain est désirable, par exemple, parce qu'il faut vivre (valeur écrite au ciel intelligible) et parce qu'il est nourrissant. Le résultat de l'esprit de sérieux qui, comme on sait, règne sur le monde est de faire boire comme par un buvard les valeurs symboliques des choses par leur idiosyncrasie empirique ; il met en avant l'opacité de l'objet désiré et le pose, en lui-même, comme désirable irréductible. Aussi sommes-nous déjà sur le plan de la morale, mais concurremment sur celui de la mauvaise foi, car c'est une morale qui a honte d'elle-même et n'ose dire son nom ; elle a obscurci tous ses buts pour se délivrer de l'angoisse. L'homme recherche l'être à l'aveuglette, en se cachant le libre projet qu'est cette recherche ; il se fait tel qu'il soit attendu par des tâches placées sur sa route. Les objets sont des exigences muettes, et il n'est rien en soi que l'obéissance passive à ces exigences.
La psychanalyse existentielle va lui découvrir le but réel de sa recherche qui est l'être comme fusion synthétique de l'en-soi avec le pour-soi ; elle va le mettre au fait de sa passion. A vrai dire, il est beaucoup d'hommes qui ont pratiqué sur eux-mêmes cette psychanalyse, et qui n'ont pas attendu de connaître ses principes, pour s'en servir comme d'un moyen de délivrance et de salut. Beaucoup d'hommes savent, en effet, que le but de leur recherche est l'être ; et, dans la mesure où ils possèdent cette connaissance, ils négligent de s'approprier les choses pour elles-mêmes et tentent de réaliser l'appropriation symbolique de leur être-en-soi. Mais dans la mesure où cette tentative participe encore de l'esprit de sérieux et où ils peuvent croire encore que leur mission de faire exister l'en-soi-pour-soi est écrite dans les choses, ils sont condamnés au désespoir, car ils découvrent en même temps que toutes les activités humaines sont équivalentes – car elles tendent toutes à sacrifier l'homme pour faire surgir la cause de soi – et que toutes sont vouées par principe à l'échec. Ainsi revient-il au même de s'enivrer solitairement ou de conduire les peuples. Si l'une de ces activités l'emporte sur l'autre, ce ne sera pas à cause de son but réel, mais à cause du degré de conscience qu'elle possède de son but idéal ; et, dans ce cas, il arrivera que le quiétisme de l'ivrogne solitaire l'emportera sur l'agitation vaine du conducteur de peuples.
Mais l'ontologie et la psychanalyse existentielle (ou l'application spontanée et empirique que les hommes ont toujours faite de ces disciplines) doivent découvrir à l'agent moral qu'il est l'être par qui les valeurs existent. C'est alors que sa liberté prendra conscience d'elle-même et se découvrira dans l'angoisse comme l'unique source de la valeur, et le néant par qui le monde existe. Dès que la quête de l'être et l'appropriation de l'en-soi lui seront découvertes comme ses possibles, elle saisira par et dans l'angoisse qu'ils ne sont possibles que sur fond de possibilité d'autres possibles. Mais jusque-là, encore que les possibles pussent être choisis et révoqués ad libitum, le thème qui faisait l'unité de tous les choix de possibles, c'était la valeur ou présence idéale de l'ens causa sui. Que deviendra la liberté, si elle se retourne sur cette valeur ? L'emportera-t-elle avec elle, quoi qu'elle fasse et dans son retournement même vers l'en-soi-pour-soi, sera-t-elle ressaisie par-derrière par la valeur qu'elle veut contempler ? Ou bien, du seul fait qu'elle se saisit comme liberté par rapport à elle-même, pourra-t-elle mettre un terme au règne de la valeur ? Est-il possible, en particulier, qu'elle se prenne elle-même pour valeur en tant que source de toute valeur ou doit-elle nécessairement se définir par rapport à une valeur transcendante qui la hante ? Et dans le cas où elle pourrait se vouloir elle-même comme son propre possible et sa valeur déterminante, que faudrait-il entendre par là ? Une liberté qui se veut liberté, c'est en effet un être-qui-n'est-pas-ce-qu'il-est et qui-est-ce-qu'il-n'est-pas qui choisit, comme idéal d'être, l'être-ce-qu'il-n'est-pas et le n'être-pas-ce-qu'il-est. Il choisit donc non de se reprendre, mais de se fuir, non de coïncider avec soi, mais d'être toujours à distance de soi. Que faut-il entendre par cet être qui veut se tenir en respect, être à distance de lui-même ? S'agit-il de la mauvaise foi ou d'une autre attitude fondamentale ? Et peut-on vivre ce nouvel aspect de l'être ? En particulier, la liberté, en se prenant elle-même pour fin, échappera-t-elle à toute situation ? Ou, au contraire, demeurera-t-elle située ? Ou se situera-t-elle d'autant plus précisément et d'autant plus individuellement qu'elle se projettera davantage dans l'angoisse comme liberté en condition et qu'elle revendiquera davantage sa responsabilité, à titre d'existant par qui le monde vient à l'être ? Toutes ces questions, qui nous renvoient à la réflexion pure et non complice, ne peuvent trouver leur réponse que sur le terrain moral. Nous y consacrerons un prochain ouvrage