du monde: un coin de l'ancienne Cour des Comptes où le sculpteur a obtenu de travailler dans la verdure

sauvage et les pierres croulantes. En m'en allant, je me retournais pour les voir marcher le long du quai, lepère, la mère, les petits, tous serrés dans cette lumière paisible du couchant qui les dorait comme un tableau deSainte-Famille. Ébauché quelques vers là-dessus, le soir, à l'hôtel; mais les voisins me gênent, je n'ose pasdonner de la voix. Il me faut mon grand cabinet de Jallanges, mes trois croisées sur le fleuve et les pentes devignes.

* * * * *Et enfin nous voilà à mercredi, le grand jour, les grandes nouvelles, que je veux te donner par le détail.J'attendais, je te l'avoue, ma visite aux Astier avec un battement de coeur qui s'accentuait, aujourd'hui, enmontant ce vieil escalier majestueux et humide de la rue de Beaune. Qu'allait-on me dire de mon livre? Monmaître Astier aurait-il eu seulement le temps de l'ouvrir? C'était si grave, le jugement de cet excellent hommequi a gardé pour moi son prestige de professeur en chaire, et devant qui je me sentirai toujours écolier. Sadécision impartiale et sûre serait certainement celle de l'Académie pour le prix Boisseau. Aussi, quelle

angoisse impatiente, tandis que j'attendais dans le grand cabinet de travail que le maître abandonne à safemme pour sa réception de chaque semaine.

Ah! ce n'est plus ici l'appartement du ministère. La table de l'historien est poussée dans une encoignure,masquée d'un grand paravent en étoffe ancienne qui dissimule en même temps une partie de la bibliothèque.En face, dans le panneau d'honneur, le portrait de Mme Astier, encore jeune, ressemblant à son fils d'unefaçon extraordinaire, aussi au vieux Réhu que j'ai, depuis tantôt, l'honneur de connaître. Ce portrait est d'unedistinction un peu triste, froide et cirée comme cette grande pièce sans tapis, drapée de rideaux sombres surune cour plus sombre encore. Mais Mme Astier vient d'apparaître et son aimable accueil transforme tout,autour de moi. Qu'y a-t-il dans l'air de Paris pour garder la grâce d'un visage de femme au delà du temps,comme sous le verre d'un pastel? Je l'ai trouvée rajeunie de trois ans, cette blonde fine, aux yeux aigus. Ellem'a d'abord parlé de toi, de ta chère santé, s'intéressant à notre ménage fraternel; puis, vivement: «Et votrelivre?... parlons de votre livre!... Quelle merveille! Je vous ai lu toute la nuit...» Et mille louanges délicates,deux ou trois vers cités juste, avec l'assurance que mon maître Astier était ravi; il l'avait chargée de me le dire,dans le cas où il ne pourrait quitter ses archives.

Rouge d'habitude, je devais être ponceau, comme à la fin d'un dîner de chasse; mais ma joie est vite tombée,aux confidences que la pauvre femme était entraînée à me faire sur la détresse de leur situation. Des pertesd'argent, leur disgrâce, le maître travaillant nuit et jour à ses livres historiques d'une fabrication si lente, sicoûteuse, et que le public n'achète pas. Puis l'aïeul, le vieux Réhu qu'il faut aider, car il n'a guère que sesjetons, et à son âge, quatre-vingt-dix-huit ans, que de précautions, de gâteries! Sans doute, Paul est un bonfils, travailleur, en passe d'arriver; seulement ces entrées de carrière sont terribles. Aussi Mme Astier luicache-t-elle leur misère, comme à son mari, pauvre cher grand homme dont j'entendais le pas lourd, paisible,au-dessus de ma tête, pendant que sa femme me demandait, avec un tremblement de lèvres, des mots qu'ellecherchait, qu'elle s'arrachait, si je ne pourrais pas... Ah! divine, divine créature, j'aurais voulu baiser les

dentelles de sa robe... Et tu comprends maintenant, soeur chérie, la dépêche que tu as reçue tantôt, et pour quiles dix mille francs que je te demande par le retour du courrier. Je pense que tu as envoyé tout de suite chezGobineau. Si je ne l'ai pas averti directement, c'est que nous «faisons de moitié» en tout, toi et moi, et que nosélans de générosité, de pitié, doivent être en commun comme le reste... Mais, mon amie, est-ce effrayant, cesfaçades parisiennes, brillantes, glorieuses, et qui cachent de telles douleurs!

Cinq minutes après ces navrants aveux, le monde arrivé, les salons pleins, Mme Astier parlait et répondaitavec une parfaite aisance d'esprit, la mine et la voix heureuses, à me donner la chair de poule. Vu, là, MmeLoisillon, la femme du secrétaire perpétuel, qui ferait bien mieux de garder son malade que de fatiguer lasociété des charmes de son délicieux appartement, le plus confortable de l'Institut, trois pièces de plus que dutemps de Villemain. Si elle ne l'a pas répété dix fois, d'une voix rogue de commissaire-priseur, et devant uneamie logée à l'étroit, dans l'emplacement d'une ancienne table d'hôte!

L'Immortel18