--Ah! J'en ai eu du babouin et du bélitre, presque autant que le jour où, fatigué de l'entendre nous répéter quela volonté était un cric, qu'on parvenait à tout avec ce cric, je lui jetai de mon banc en faisant sa voix: Et lesailes, monsieur Astier, et les ailes!»

Freydet se mit à rire, et, lâchant l'historien pour l'universitaire, il essayait de défendre Astier-Réhu commeprofesseur. Mais Védrine se montait encore:

«Oui, parlons-en, du professeur, un misérable dont l'existence s'est passée à détruire, à arracher dans desmilliers d'intelligences la mauvaise herbe, c'est-à-dire l'original, le spontané, ces germes de vie qu'un maîtredoit, avant tout, entretenir et protéger... Ah! le saligaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés... Il y enavait qui résistaient au fer et à la bêche, mais le vieux s'acharnait des outils et des ongles, arrivait à nous fairetous propres et plats comme un banc d'école. Aussi regarde-les, ceux qui ont passé dans ses mains, à partquelques révoltés comme Herscher qui, dans sa haine du convenu, tombe à l'excessif et à l'ignoble, commemoi qui dois à cette vieille bête mon goût du contourné, de l'exaspéré, ma sculpture en sacs de noix, commeils disent... tous les autres, abrutis, rasés, vidés...

--Eh bien! et moi? dit Freydet dans un navrement comique.--Oh! toi, la nature t'a sauvé jusqu'à présent, mais, gare! si tu retombes sous la coupe de Crocodilus. Et direqu'il y a des écoles nationales pour nous fournir de ce genre de pédagogues, dire qu'il y a des appointementspour ça, des décorations pour ça, et même l'Institut pour ça!...»

Couché de son long dans l'herbe folle, la tête sur son coude, balançant une fougère dont il s'abritait du soleil,Védrine proférait doucement ces choses violentes sans qu'un muscle agitât sa large face de dieu indien,

bouffie et blanche, où de tout petits yeux rieurs réveillaient l'indolence et la songerie du visage.L'autre l'écoutait effaré dans ses habitudes de vénération: «Mais, enfin, comment t'arranges-tu pour être l'amidu fils avec cette haine pour le père?

--Pas plus de l'un que de l'autre... Il m'intéresse, ce Paul Astier, avec son aplomb de gandin roué et sa tête dejolie coquine... Je voudrais vivre assez vieux pour voir ce qu'il deviendra...

--Ah! monsieur de Freydet, dit alors Mme Védrine se mêlant de sa place à la conversation, si vous saviezcomme il exploite mon mari... Mais toute la restauration de Mousseaux, la galerie neuve sur la rivière, lepavillon de musique, la chapelle, c'est Védrine qui a tout fait; et le tombeau de Rosen! On lui payera

seulement la sculpture, quand l'idée, l'arrangement, il n'y a pas ça qui ne soit de lui.--Laisse... laisse...» fit l'artiste sans s'émouvoir. Pardieu! Mousseaux, jamais ce gamin-là n'aurait été fichud'en retrouver une corniche sous la couche de bêtise que les architèques y déposaient depuis trente ans, maisle pays délicieux, la duchesse aimable et pas gênante, l'ami Freydet qu'on avait découvert à Clos-Jallanges...«Et puis, voilà, j'ai trop d'idées: elles me gênent, me dévorent... C'est me rendre service de m'alléger de

quelques-unes... Mon cerveau ressemble à l'une de ces gares de bifurcation où des locomotives chauffent surtous les rails, dans toutes les directions... Il a compris ça, ce jeune homme, les inventions lui manquent, il mechipe les miennes, les met au point de la clientèle, certain que je ne réclamerai jamais... Quant à être sa

dupe!... Je le devine si bien lorsqu'il va me happer quelque chose... un air blagueur, des yeux indifférents, puistout à coup une petite grimace nerveuse du coin de la bouche. C'est fait... dans le sac!... A part lui, il se ditsûrement: «Mon Dieu, que ce Védrine est niais!» Il ne se doute pas que je le guette, que je le savoure...

Maintenant, fit le sculpteur en se levant, que je te montre mon paladin, puis nous visiterons la boîte... Elle estcurieuse, tu verras.»

Quittant la terrasse pour entrer dans le palais, ils franchirent un perron circulaire de quelques marches,traversèrent une salle carrée, l'ancien secrétariat du Conseil d'État, sans parquets ni plafonds, tous les étagesL'Immortel24