Le nonce, grand nez, lèvres minces, spirituelle figure romaine aux yeux noirs dans un teint de bile, écouteaussi, penché de côté, l'historique de l'habitation humaine et songe en regardait ses ongles luisants comme descoquillages: «J'ai mangé ce matin à la nonciature un délicieux misto-frito qui m'est resté sur l'estomac...
Gioachimo a trop serré ma ceinture... Je voudrais bien être sorti de table.»L'ambassadeur de Turquie, lippu, jaune, abruti, son fez jusqu'aux yeux, la nuque en avant, verse à boire à labaronne Huchenard et se dit: «Ces roumis sont abominables d'amener leurs femmes dans le monde à cet étatde décomposition... le pal, plutôt le pal, que de laisser croire que cette grosse dame ait jamais couché avecmoi!» Et sous le sourire minaudier de la baronne remerciant Son Excellence, il y a: «Ce turc est ignoble, il medégoûte.»
Ce que dit tout haut Mme Astier n'a pas non plus de rapport avec sa préoccupation intime: «Pourvu que Pauln'ait pas oublié d'aller chercher bon papa... l'effet sera joli de l'aïeul appuyé à l'épaule de son
arrière-petit-fils... Si nous pouvions décrocher quelque commande à Son Altesse...» Puis, regardanttendrement la duchesse: «Elle est en beauté, ce soir... de bonnes nouvelles, sans doute, pour son ambassade...Jouis de ton reste, ma fille; Samy sera marié dans un mois...»
Mme Astier ne s'est pas trompée. Le grand-duc, en arrivant, annonçait à sa parfaite amie la promesse del'Élysée pour d'Athis, c'est l'affaire de quelques jours. La duchesse est folle d'une joie contenue qui l'illumineen dessous, la pare d'un éclat extraordinaire. Voilà ce qu'elle a fait de l'homme aimé, où elle l'a conduit!... Etdéjà elle projette son installation personnelle à Pétersbourg, un hôtel sur la Perspective, pas trop loin de
l'ambassade, pendant que le prince, blême, la joue fripée, le regard perdu--ce regard dont Bismarck n'ajamais supporté le scrutement--comprimant sur sa lèvre méprisante le double sourire, sibyllin et dogmatique,de la Carrière et de l'Académie, songe en lui-même: «Il faut maintenant que Colette se décide... elle viendraitlà-bas, on se marierait sans bruit à la chapelle des pages... tout serait fini et irréparable quand la duchessel'apprendrait.»
Et d'un convive à l'autre, mille pensées incongrues, bouffonnes, disparates, circulent ainsi sous la mêmeenveloppe gommée. C'est la satisfaction béate de Léonard Astier qui a reçu le matin même l'ordre deStanislas, deuxième classe, en retour de l'hommage fait à Son Altesse d'un exemplaire de son discours portant,épinglé en première page, l'autographe de la grande Catherine, très ingénieusement enchâssé dans le
compliment de bienvenue. Cette lettre, qui a eu les honneurs de la séance, occupe les journaux depuis deuxjours, retentit par toute l'Europe, répercutant le nom d'Astier, de sa collection, de son oeuvre, dans un de cesassourdissants et disproportionnés échos de montagne que la multiplicité de la presse vaut à tous les
événements contemporains. Maintenant le baron Huchenard peut essayer de ronger, de mordre et marmotteravec son ton doucereux: «J'appelle votre attention, mon cher collègue...» On ne l'écoutera plus. Et comme ilsent bien cela, le prince des autographiles, quel regard enragé il tourne vers le cher collègue entre deux
phrases de son boniment scientifique, que de venin dans tous les creux de sa longue figure en biseau, poreusecomme une pierre ponce!
Le beau Danjou rage, lui aussi, mais pour un autre motif que le baron: la duchesse n'a pas invité sa femme.Cette exclusion le blesse dans son amour-propre de mari, ce second foie plus douloureux que l'autre; etmalgré son désir de briller pour le grand-duc, la provision de mots qu'il avait apportés, presque inédits, luireste dans la gorge. Un autre encore qui sourit de travers, c'est le chimiste Delpech que l'Altesse, au momentdes présentations, a félicité de ses travaux sur les caractères cunéiformes, le confondant avec son collègue del'Académie des Inscriptions. Il faut dire qu'en dehors de Danjou, dont les comédies sont populaires à
l'étranger, le grand-duc n'a jamais entendu parler des célébrités académiques présentes à ce dîner. Lavaux, lematin même, a fabriqué avec l'aide de camp une série de petits menus portant le nom de chaque invité et lanomenclature de ses principaux ouvrages. Que Son Altesse ne se soit pas plus embrouillée dans la série descompliments, voilà qui prouve un fier à-propos et une mémoire princière. Mais la soirée n'est pas finie,d'autres gloires académiques vont apparaître, déjà de sourds roulements de voitures, des claquements deportières jetées retentissent sous le porche, Monseigneur pourra se rattraper.
L'Immortel30