PETITE HISTOIRE DE L’ART ABSTRAIT

Des formes abstraites se retrouvent dans toute l’histoire de l’art et il serait réducteur de considérer qu’il s’agit d’une invention du XXe siècle. Toutefois, jusqu’à l’Art nouveau, à la fin du XIXe siècle, elles restent secondaires et font plutôt office de décoration ou d’agrément. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que quelques peintres portent un intérêt exclusif à l’image abstraite en tant qu’œuvre finie. Entre 1911 et 1917, quatre artistes pionniers travaillant indépendamment les uns des autres aboutissent à l’abstraction : Frantisek Kupka (1871-1957), Piet Mondrian (1872-1944), Kasimir Malevitch (1879-1935) et Wassily Kandinsky (1886-1944).

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C’est au dernier, Kandinsky, que l’on doit la première œuvre abstraite de l’histoire de la peinture : une aquarelle datée de 1910, portant au dos l’inscription « aquarelle abstraite ». Cependant, on estime aujourd’hui qu’il s’agirait plutôt d’une esquisse pour une huile sur toile, Composition VII (1913). Dans cette aquarelle, Kandinsky crée une dissociation entre couleur et dessin : les touches de couleur et les lignes noires tracées à la plume sont superposées comme par transparence. Aussi ces lignes ne sont-elles pas utilisées pour délimiter un contour, mais plutôt pour créer des élans rythmiques dans la composition.

De manière générale, les œuvres abstraites sont des images autonomes ; autrement dit, elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes. Elles sont le fruit d’une réflexion entamée au siècle précédent, lorsque l’art moderne a rompu avec les traditions du passé. Des artistes comme Paul Cézanne (1839-1906), Paul Gauguin (1848-1903), Vincent Van Gogh (1853-1890) et Henri Matisse (1869-1954) ont alors ouvert une voie nouvelle en s’interrogeant sur l’utilisation de la couleur, l’autonomie de la forme et la prise de distance avec le réel – avec l’apparition de la photographie, la peinture en tant que reproduction du réel a en effet été profondément mise à mal. Mais le développement de l’art abstrait, avec sa déstructuration et sa déconstruction d’images, fait aussi écho au chaos politique, social et économique provoqué par la Première Guerre mondiale.

LE BAUHAUS ET LE FONCTIONNALISME

Créé en Allemagne en 1919 par l’architecte Walter Gropius (1883-1969), le Bauhaus est un institut d’art et des métiers destiné à réformer l’enseignement artistique. Dans le Manifeste et Programme du Bauhaus (1919), Gropius développe l’idée d’une œuvre d’art totale qui serait le fruit d’une collaboration entre différents métiers. Autrement dit, il entend rassembler dans une même réalisation l’architecture, la peinture et la sculpture, prenant pour modèle la construction des cathédrales au Moyen Âge. Gropius élabore alors un programme de cours théoriques et techniques et, dans le but de relier plus étroitement l’art et l’artisanat, propose des ateliers dirigés à la fois par un artisan (le « maître d’atelier ») et par un artiste (le « maître de la forme »). Paul Klee participe à cette entreprise dès ses débuts à Weimar, aux côtés d’autres professeurs comme Lyonel Feininger (1871-1956), Josef Albers (1888-1976) ou Oskar Schlemmer (1888-1943), et lui donne une impulsion majeure. Plus tard, il y enseignera avec les célèbres Wassily Kandinsky et Laszlo Moholy Nagy (1895-1946).

D’école d’art, le Bauhaus devient le nom d’un courant artistique révolutionnaire, aussi appelé le fonctionnalisme, sans lequel le design et l’architecture du XXe siècle n’auraient certainement pas le même visage. Il se développe autour de l’idée maîtresse selon laquelle si un objet est bien conçu pour répondre à l’usage que l’on en attend, la beauté viendra par surcroît. Pour ce faire, les artistes opèrent un retour aux bases de l’art : ils s’intéressent avant tout à la clarté de la structure, à la simplicité de la technique et à l’intensité de l’expression. Pour toutes les disciplines confondues (peinture, sculpture, architecture, design, etc.), la priorité est donnée à l’économie décorative, à l’efficacité et à la justesse de l’effet plastique. Cette nouvelle esthétique influence radicalement les goûts de l’époque, et pénètre la vie quotidienne via les tissus, les couvertures de revues ou encore les panneaux publicitaires – les artistes exploitant volontiers les modes de fabrication industriels pour diffuser leurs créations au plus grand nombre.

Suite aux troubles politiques qui marquent l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres, le Bauhaus de Weimar est fermé par les nazis au début des années vingt. Le fonctionnalisme est alors décrié, et la plupart des professeurs et des élèves, du fait de leurs idées avant-gardistes ou communistes, font l’objet d’une surveillance. Le Bauhaus déménage à Dessau en 1924, puis à Berlin en 1932, avant de fermer ses portes un an plus tard, lorsque les nazis prennent le pouvoir. Mais cet arrêt forcé ne tue pas pour autant les idéaux artistiques de ses professeurs et de ses étudiants. L’exil de ces derniers participe largement à la propagation du fonctionnalisme dans le monde entier.

L’ART ET LA GUERRE

Au début du XXe siècle, les artistes d’avant-garde – cubistes, expressionnistes, fauvistes, futuristes, etc. – exposent leurs œuvres de ville en ville et participent activement au renouvellement esthétique qui se joue alors, défendant leurs principes dans des manifestes largement traduits. De Munich à Paris et de Londres à Milan, ces jeunes créateurs ont un point commun : ils proposent une nouvelle voie artistique s’écartant des anciens usages.

Mais cette formidable effervescence s’arrête brusquement à l’été 1914, lorsque l’armée allemande envahit le Grand-Duché de Luxembourg, puis la Belgique : la libre circulation des biens et des personnes est désormais interdite. Les expositions et les manifestations artistiques programmées dans les grandes villes sont annulées et les lettres que s’échangent les artistes sont arrêtées aux frontières. Les rapports artistiques entre la France et l’Allemagne, puis dans toute l’Europe, sont brisés. C’est là la conséquence majeure de la guerre dans le champ artistique : elle condamne à l’éclatement l’Europe des avant-gardes. Les courants, groupes et cercles se fragmentent en unités isolées. Le second effet suit de près le premier : les avant-gardes se dispersent. De plus, la plupart des artistes sont sur le front, dans les tranchées, loin de leur atelier, et beaucoup ne reviendront pas.

Après l’horreur de la guerre, on observe deux attitudes dans le monde de l’art. D’une part, suite au traumatisme, certains artistes cessent de peindre la vie moderne, s’écartent des préoccupations quotidiennes et explorent de nouvelles voies. D’autre part, d’autres reprennent leur travail là où ils l’avaient laissé, se focalisant davantage sur la révolution industrielle et technologique, que la guerre a accélérée. Il s’agit également d’une manière de fuir dans un paradis coloré un présent avec lequel ils ne savent plus quel rapport entretenir. Paul Klee, en développant l’abstraction, s’exile lui aussi de l’insupportable réalité. Ses œuvres témoignent donc, en un sens, d’un certain refus du réel et d’un désir de le dépasser. Déjà en 1915, il écrit dans son journal : « Plus ce monde regorge d’horreurs (comme de nos jours justement), plus l’art doit être abstrait. »

Le répit de l’entre-deux-guerres est de courte durée, même s’il permet aux artistes de renouer quelques contacts internationaux. Rapidement, en Allemagne, sous la pression des nazis, l’art avant-gardiste, notamment les innovations du Bauhaus, est mis au pilori. En 1937, les partisans d’Adolf Hitler (1889-1945) rassemblent des œuvres qu’ils présentent comme produites par des juifs et des bolcheviks à Munich et les qualifient d’« art dégénéré », considérant que seuls les artistes de race pure sont capables de produire un art héroïque. Les tenants de l’art moderne sont vus comme des pervertisseurs de la beauté classique et de la culture allemande. Mais l’origine ethnique, sociale ou culturelle de l’artiste n’est pas le seul critère pour qualifier une œuvre de dégénérée. Les nazis condamnent également toute création artistique exprimant la nostalgie, la mélancolie ou encore le déséquilibre social. Pour leur échapper, de nombreux artistes s’exilent, à l’instar de Paul Klee.