Quand je me réveille, c’est en entendant sonner le téléphone privé.
River.
Un coup d’œil au réveil me confirme qu’il est trois heures du matin et que je me suis endormi à mon bureau. Je suis ivre. Je le suis encore quand je décroche le téléphone. Ses mots ne sont pas clairs, mais ça vient surtout de moi.
Il me semble entendre :
— Ray est de retour.
— Quoi ?
Ma tête cogne et mes yeux me brûlent.
— Regarde tes e-mails.
Je sors mon ordinateur de sa veille. Plusieurs alertes clignotent.
Ray Rossi a été retrouvé.
Vivant.
Ma première réaction devrait être le soulagement. C’est ce que j’attendais, ce que j’espérais. Le jour est enfin arrivé. Ray est en vie et il va enfin connaître la souffrance que j’ai infligée à sa fille.
À Bella.
River marmonne quelque chose à l’autre bout de la ligne, me demandant si je suis toujours là. Je raccroche et fixe l’écran du regard.
J’ai les entrailles nouées. Il est trop tôt. C’est ma seule pensée. Trop tôt. Je n’étais pas prêt pour ça. Je ne suis pas prêt à la laisser partir. Elle n’a pas encore été brisée, j’ai besoin de plus de temps.
Mais c’est un mensonge.
Ce que j’ai fait avant n’a pas d’importance. Rien d’autre ne compte. Après ce soir, elle ne me regardera plus jamais de la même manière. Ma Bella est aussi brisée que possible, au contraire.
Elle m’a vu tel que je suis. Elle m’a vu sous mon pire jour. Elle a osé espérer et son espoir s’est transformé en poussière.
Je bascule sur les écrans de sécurité de la maison et la cherche dans la lumière tamisée. Elle n’est pas dans mon lit. Ni dans le jardin d’hiver. Ni même dans sa propre chambre.
Je continue à chercher, mais je ne la trouve pas non plus dans la salle du piano. Ni dans la bibliothèque. Ni dans la cuisine. Ni dans aucune autre pièce. La terreur s’empare de moi alors que je les passe encore en revue, une par une.
Quelque chose cloche. Ce n’est pas normal. Elle n’est nulle part.
Je quitte mon bureau et vérifie les seuls endroits dépourvus de caméras. Les salles de bain. Mais elles sont vides, elles aussi. J’arpente les couloirs, vérifie les portes et les fenêtres.
Tout est fermé.
Je ne trouve aucune trace d’elle. Pas une seule. Mon esprit évoque les pires scénarios alors que je reviens sur ses derniers moments.
Ma chambre est dans le même état que lorsque je l’ai laissée. La taie d’oreiller est maintenant sur le sol, à côté de sa culotte. Et de ses chaussures.
Ses chaussures.
À côté du lit, la planche est disjointe.
La trappe. La trappe par laquelle j’ai renvoyé la prostituée après son arrivée ce soir. Je ne sais pas comment j’ai pu la manquer, comment j’ai pu être si négligent.
Ma Bella est intelligente, observatrice. Il est trop tard. Je crains qu’il soit trop tard. Je l’ai perdue à jamais.
Sur sa trace, je descends dans le passage et me fraie un chemin le long des murs, dans l’obscurité. Je guette un son, une ombre, mais il n’y en a pas.
Quand j’arrive au bout, mes inquiétudes sont encore plus vives. La porte est entrouverte et le clair de lune filtre depuis l’extérieur. C’est comme ça qu’elle est partie.
Il est presque quatre heures du matin, maintenant. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est dehors. Je ne sais pas si elle a trouvé son chemin dans le noir. Elle a dû arrêter une voiture qui passait sur le vieux chemin de terre.
Et si quelqu’un l’avait prise ? Quelqu’un de pire que moi ?
Mon cœur se serre. Il n’y a personne de pire que moi. C’est ce que j’aimerais croire. Mais pour ma Bella, ce n’est pas vrai. Il y a toujours pire. Je dois la trouver. Je dois la rejoindre et...
Là, une empreinte de pied dans la terre.
Ce n’est pas bon. Elle est partie du mauvais côté. Elle est sortie dans l’obscurité et n’a pas vu le chemin vers la route, alors elle s’est aventurée plus profondément dans la forêt sans le savoir.
Je marche à côté de ses empreintes et retrace ses pas. Ils sont d’abord fébriles. Elle courait. Mais à mesure que les broussailles s’épaississent, les traces disparaissent et je ne peux me fier qu’aux brindilles cassées et aux feuilles enfoncées.
Je tends l’oreille, cherche sa chevelure au clair de lune. Je ne la vois pas. Pas après dix minutes. Pas même après trente. Mais le chemin est toujours là. Alors, je continue. Je cherche en espérant que ma Bella est quelque part.
Après deux heures, je ne l’ai toujours pas retrouvée. Et toute trace d’elle disparaît brusquement. Il n’y a plus rien. Je suis au milieu de la forêt, cela n’a aucun sens.
Je m’arrête et j’écoute. Enfin, j’entends quelque chose. Un infime sanglot derrière un arbre.
Je la retrouve recroquevillée sur elle-même, son visage sur ses genoux. Elle ne lève pas les yeux, même si elle sait que je suis là. Elle continue de pleurer, détruite, vaincue.
Ses pieds sont en sang et ses genoux écorchés. Elle est griffée de la tête aux pieds.
Quand je la prends dans mes bras, elle ne se débat pas. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin du retour. Elle ne dit pas un mot pendant que je lui fais couler un bain et nettoie ses blessures. Elle reste silencieuse, même pendant que je la soigne. Ce n’est que lorsque je la mets au lit qu’elle lève le regard vers moi.
Il est hagard.
Vide.
Ses yeux sont dépourvus de la lumière qui y brillait autrefois.
— J’avais tort, murmure-t-elle.
— À quel sujet, Bella ?
— Je ne t’aime pas, me dit-elle. Je te méprise.
Je déglutis, regrettant soudain de ne pas l’avoir laissé me poignarder. Mais je lui accorde les mots qu’elle a besoin d’entendre maintenant. Les seuls qui comptent.
— Alors, ta transformation est terminée. Et personne ne pourra plus jamais te faire de mal, ma belle.