Structure et herméneutique


Le présent colloque a pour thème l’herméneutique et la tradition ; il est remarquable que ce qui vient en question, sous l’un et l’autre titre, c’est une certaine manière de vivre, d’opérer le temps : temps de transmission, temps d’interprétation.

Or nous avons le sentiment – qui reste sentiment tant qu’il n’est pas bien fondé – que ces deux temporalités s’appuient l’une sur l’autre, s’appartiennent mutuellement. Nous sentons que l’interprétation a une histoire et que cette histoire est un segment de la tradition elle-même ; on n’interprète pas de nulle part, mais pour expliciter, prolonger et ainsi maintenir vivante la tradition elle-même dans laquelle on se tient. C’est ainsi que le temps de l’interprétation appartient en quelque façon au temps de la tradition. Mais en retour la tradition, même entendue comme transmission d’un depositum, reste tradition morte, si elle n’est pas l’interprétation continuelle de ce dépôt : un « héritage » n’est pas un paquet clos qu’on se passe de main en main sans l’ouvrir, mais bien un trésor où l’on puise à pleines mains et que l’on renouvelle dans l’opération même de l’épuiser. Toute tradition vit par la grâce de l’interprétation ; c’est à ce prix qu’elle dure, c’est-à-dire demeure vivante.

Mais l’appartenance mutuelle de ces deux temporalités n’est pas visible : comment l’interprétation s’inscrit-elle dans le temps de la tradition ? Pourquoi la tradition ne vit-elle que dans et par le temps de l’interprétation ?

Je suis à la recherche d’une troisième temporalité, d’un temps profond, qui serait inscrit dans la richesse du sens et qui rendrait possible l’entrecroisement de ces deux temporalités. Ce temps serait le temps même du sens. Ce serait comme une charge temporelle, initialement portée par l’avènement du sens. Cette charge temporelle rendrait possible à la fois la sédimentation dans un dépôt et l’explicitation dans une interprétation ; bref, elle rendrait possible la lutte de ces deux temporalités, l’une qui transmet, l’autre qui renouvelle.

Mais où chercher ce temps du sens ? Et surtout comment l’atteindre ?

Mon hypothèse de travail est que cette charge temporelle a quelque chose à voir avec la constitution sémantique de ce que j’ai appelé, dans mes deux communications antérieures à ce même colloque1, le symbole, et que j’ai défini par la puissance du double sens ; le symbole, disais-je, est ainsi constitué au point de vue sémantique qu’il donne un sens par le moyen d’un sens ; en lui un sens primaire, littéral, mondain, souvent physique, renvoie à un sens figuré, spirituel, souvent existentiel, ontologique, qui n’est aucunement donné hors de cette désignation indirecte. Le symbole donne à penser, il fait appel à une interprétation, précisément parce qu’il dit plus qu’il ne dit et qu’il n’a jamais fini de donner à dire. Mon problème aujourd’hui est de dégager la portée temporelle de cette analyse sémantique. Entre le surcroît de sens et la charge temporelle, il doit y avoir un rapport essentiel : c’est ce rapport essentiel qui est l’enjeu de la présente communication.

Une précision encore : j’ai appelé cette étude le temps des symboles et non le temps des mythes. Comme je l’ai dit dans une précédente étude, le mythe n’épuise nullement la constitution sémantique du symbole. Je veux rappeler ici les raisons principales pour lesquelles le mythe doit être subordonné au symbole. D’abord le mythe est une forme de récit : il raconte les événements du commencement et de la fin dans un temps fondamental – « en ce temps-là » – ; ce temps de référence ajoute une dimension supplémentaire à l’historicité dont est chargé le sens symbolique et doit être traité comme un problème spécifique. D’autre part, la liaison du mythe avec le rite et avec l’ensemble des institutions d’une société particulière l’insère dans la trame sociale et masque jusqu’à un certain point le potentiel temporel des symboles qu’il met en jeu. On montrera plus loin l’importance de cette distinction ; la fonction sociale déterminée du mythe n’épuise pas, à mes yeux, la richesse de sens du fond symbolique, qu’une autre constellation mythique pourra ré-employer, dans un autre contexte social. Enfin l’arrangement littéraire du mythe implique un début de rationalisation qui limite la puissance de signification du fond symbolique. Rhétorique et spéculation commencent déjà de figer le fond symbolique : pas de mythe sans un début de mythologie. Pour toutes ces raisons – arrangement en forme de récit, liaison au rite et à une fonction sociale déterminée, rationalisation mythologique –, le mythe n’est déjà plus au niveau du fond symbolique et de ce temps caché que nous cherchons à exhiber. Je l’ai montré pour ma part sur l’exemple de la symbolique du mal ; les symboles enveloppés dans l’aveu du mal m’ont paru se répartir en trois niveaux signifiants : niveau symbolique primaire de la souillure, du péché, de la culpa ; niveau mythique des grands récits de chute ou d’exil ; niveau des dogmatismes mythologiques de la gnose et du péché originel. Il m’est apparu, en mettant en œuvre cette dialectique du symbole – sur la seule base, il est vrai, des traditions sémitiques et helléniques – que la réserve de sens des symboles primaires était plus riche que celle des symboles mythiques et, à plus forte raison, que celle des mythologies rationalisantes. Du symbole au mythe et à la mythologie, on passe d’un temps caché à un temps épuisé. Il apparaît alors que la tradition, dans la mesure où elle descend elle-même la pente du symbole à la mythologie dogmatique, se situe sur le trajet de ce temps épuisé ; elle se mue en héritage et en dépôt, en même temps qu’elle se rationalise. Ce processus est manifeste quand on compare aux grands symboles hébraïques du péché les constructions fantastiques de la gnose et aussi l’anti-gnose chrétienne du péché originel, qui n’est qu’une riposte à la gnose, au même niveau sémantique. Une tradition s’épuise en mythologisant le symbole ; elle se renouvelle par le moyen de l’interprétation, qui remonte la pente du temps épuisé au temps caché, c’est-à-dire en faisant appel de la mythologie au symbole et à sa réserve de sens.

Mais que dire de ce temps fondateur à l’égard du double temps de la tradition et de l’interprétation ? Et surtout, comment l’atteindre ?

Cette étude veut proposer une voie d’accès indirecte, un détour : je partirai des notions de synchronie et de diachronie dans l’école structuraliste, et en particulier dans l’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss. Mon intention n’est pas du tout d’opposer l’herméneutique au structuralisme, l’historicité de l’une à la diachronie de l’autre. Le structuralisme appartient à la science ; et je ne vois pas actuellement d’approche plus rigoureuse et plus féconde que le structuralisme au niveau d’intelligence qui est le sien. L’interprétation de la symbolique ne mérite d’être appelée herméneutique que dans la mesure où elle est un segment de la compréhension de soi-même et de la compréhension de l’être ; hors de ce travail d’appropriation du sens, elle n’est rien ; en ce sens l’herméneutique est une discipline philosophique. Autant le structuralisme vise à mettre à distance, à objectiver, à séparer de l’équation personnelle du chercheur la structure d’une institution, d’un mythe, d’un rite, autant la pensée herméneutique s’enfonce dans ce qu’on a pu appeler « le cercle herméneutique » du comprendre et du croire, qui la disqualifie comme science et la qualifie comme pensée méditante. Il n’y a donc pas lieu de juxtaposer deux manières de comprendre ; la question est plutôt de les enchaîner comme l’objectif et l’existentiel (ou l’existential !). Si l’herméneutique est une phase de l’appropriation du sens, une étape entre la réflexion abstraite et la réflexion concrète, si l’herméneutique est une reprise par la pensée du sens en suspens dans la symbolique, elle ne peut rencontrer le travail de l’anthropologie structurale que comme un appui et non comme un repoussoir ; on ne s’approprie que ce qu’on a d’abord tenu à distance de soi pour le considérer. C’est cette considération objective, mise à l’œuvre dans les concepts de synchronie et de diachronie, que je veux pratiquer, dans l’espoir de conduire l’herméneutique d’une intelligence naïve à une intelligence mûrie, à travers la discipline de l’objectivité.

 

Il ne me paraît pas opportun de partir de La Pensée sauvage mais d’y venir. La Pensée sauvage représente la dernière étape d’un processus graduel de généralisation ; au début, le structuralisme ne prétend pas définir la constitution entière de la pensée, même à l’état sauvage, mais délimiter un groupe bien déterminé de problèmes qui ont, si on peut dire, de l’affinité pour le traitement structuraliste. La Pensée sauvage représente une sorte de passage à la limite, de systématisation terminale qui invite trop aisément à poser comme une fausse alternative le choix entre plusieurs manières de comprendre, entre plusieurs intelligibilités ; j’ai dit que c’était absurde en principe ; pour ne pas tomber en fait dans le piège, il faut traiter le structuralisme comme une explication d’abord limitée, puis étendue de proche en proche en suivant le fil conducteur des problèmes eux-mêmes ; la conscience de validité d’une méthode n’est jamais séparable de la conscience de ses limites. C’est pour rendre justice à cette méthode et surtout me laisser instruire par elle que je la ressaisirai dans son mouvement d’extension, à partir d’un noyau indiscutable, plutôt que de la prendre à son stade terminal, au-delà d’un certain point critique où, peut-être, elle perd le sens de ses limites.

I. Le modèle linguistique

Comme on sait, le structuralisme procède de l’application à l’anthropologie et aux sciences humaines en général d’un modèle linguistique. À l’origine du structuralisme, nous trouvons d’abord Ferdinand de Saussure et son Cours de linguistique générale, et surtout l’orientation proprement phonologique de la linguistique avec Troubetskoy, Jakobson, Martinet. Avec eux, nous assistons à un renversement des rapports entre système et histoire. Pour l’historicisme, comprendre c’est trouver la genèse, la forme antérieure, les sources, le sens de l’évolution. Avec le structuralisme, ce sont les arrangements, les organisations systématiques dans un état donné qui sont d’abord intelligibles. Ferdinand de Saussure commence d’introduire ce renversement en distinguant dans le langage la langue et la parole. Si l’on entend par langue l’ensemble des conventions adoptées par un corps social pour permettre l’exercice du langage chez les individus, et par parole l’opération même des sujets parlants, cette distinction capitale donne accès à trois règles dont nous allons suivre tout à l’heure la généralisation hors du domaine initial de la linguistique.

D’abord, l’idée même de système : séparée des sujets parlants, la langue se présente comme un système de signes. Certes, Ferdinand de Saussure n’est pas un phonologue ; sa conception du signe linguistique comme rapport du signifiant sonore et du signifié conceptuel est beaucoup plus sémantique que phonologique. Néanmoins, ce qui lui paraît faire l’objet d’une science linguistique, c’est le système des signes, issu de la détermination mutuelle de la chaîne sonore du signifiant et de la chaîne conceptuelle du signifié. Dans cette détermination mutuelle, ce qui compte ce ne sont pas les termes, considérés individuellement, mais les écarts différentiels ; ce sont les différences de son et de sens et les rapports des uns aux autres qui constituent le système des signes d’une langue. On comprend alors que chaque signe soit arbitraire, en tant que rapport isolé d’un sens et d’un son, et que tous les signes d’une langue forment système : « Dans la langue, il n’y a que des différences »2.

Cette idée force commande le deuxième thème qui concerne précisément le rapport de la diachronie avec la synchronie. En effet, le système des différences n’apparaît que sur un axe des coexistences entièrement distingué de l’axe des successions. Ainsi naît une linguistique synchronique, comme science des états dans leurs aspects systématiques, distincte d’une linguistique diachronique, ou science des évolutions, appliquée au système. Comme on voit, l’histoire est seconde et figure comme altération du système. Bien plus, en linguistique, ces altérations sont moins intelligibles que les états de système : « Jamais, écrit de Saussure, le système n’est modifié directement ; en lui-même, il est immuable ; seuls certains éléments sont altérés sans égard à la solidarité qui les lie au tout »3. L’histoire est plutôt responsable des désordres que des changements signifiants ; de Saussure le dit bien : « les faits de la série synchronique sont des rapports, les faits de la série diachronique, des événements dans le système ». Dès lors, la linguistique est synchronique d’abord et la diachronie n’est elle-même intelligible que comme comparaison des états de système antérieurs et postérieurs ; la diachronie est comparative ; en cela elle dépend de la synchronie. Finalement, les événements ne sont appréhendés que réalisés dans un système, c’est-à-dire recevant encore de lui un aspect de régularité ; le fait diachronique, c’est l’innovation issue de la parole (d’un seul, de quelques-uns, peu importe), mais « devenue fait de langage »4.

Ce sera le problème central de notre réflexion de savoir jusqu’où le modèle linguistique des rapports entre synchronie et diachronie nous conduit dans l’intelligence de l’historicité propre aux symboles. Disons-le tout de suite : le point critique sera atteint lorsque nous serons en face d’une véritable tradition, c’est-à-dire d’une série de reprises interprétantes, qui ne peuvent plus être considérées comme l’intervention du désordre dans un état de système.

Entendons-nous bien : je ne prête pas au structuralisme, comme certains de ses critiques, une opposition pure et simple entre diachronie et synchronie. Lévi-Strauss, à cet égard, a raison d’opposer à ses détracteurs5 le grand article de Jakobson sur les Principes de phonologie historique, où l’auteur dissocie expressément synchronie et statique. Ce qui importe, c’est la subordination, non l’opposition, de la diachronie à la synchronie ; c’est cette subordination qui fera question dans l’intelligence herméneutique ; la diachronie n’est signifiante que par son rapport à la synchronie et non l’inverse.

Mais voici le troisième principe, qui ne concerne pas moins notre problème de l’interprétation et du temps de l’interprétation. Il a été surtout dégagé par les phonologues, mais il est déjà présent dans l’opposition saussurienne entre langue et parole : les lois linguistiques désignent un niveau inconscient et, en ce sens, non-réflexif, non-historique de l’esprit ; cet inconscient n’est pas l’inconscient freudien de la pulsion, du désir, dans sa puissance de symbolisation, c’est plutôt un inconscient kantien que freudien, un inconscient catégoriel, combinatoire ; c’est un ordre fini ou le finitisme de l’ordre, mais tel qu’il s’ignore. Je dis inconscient kantien, mais par égard seulement pour son organisation, car il s’agit bien plutôt d’un système catégoriel sans référence à un sujet pensant ; c’est pourquoi le structuralisme, comme philosophie, développera un genre d’intellectualisme foncièrement antiréflexif, anti-idéaliste, antiphénoménologique ; aussi bien cet esprit inconscient peut-il être dit homologue à la nature ; peut-être même est-il nature. On y reviendra avec La Pensée sauvage ; mais, déjà en 1956, se référant à la règle d’économie dans l’explication de Jakobson, Lévi-Strauss écrivait : « L’affirmation que l’explication la plus économique est aussi celle qui – de toutes celles envisagées – se rapproche le plus de la vérité, repose, en dernière analyse, sur l’identité postulée des lois du monde et de celles de la pensée6. »

Ce troisième principe ne nous concerne pas moins que le deuxième, car il institue entre l’observateur et le système un rapport qui est lui-même non historique. Comprendre ce n’est pas reprendre le sens. À la différence de ce qui est posé par Schleiermacher dans Hermeneutik und Kritik (1828), par Dilthey dans son grand article Die Entstehung der Hermeneutik (1900), par Bultmann dans Das Problem der Hermeneutik (1950), il n’y a pas de « cercle herméneutique » ; il n’y a pas d’historicité du rapport de compréhension. Le rapport est objectif, indépendant de l’observateur ; c’est pourquoi l’anthropologie structurale est science et non philosophie.

II. La transposition du modèle linguistique en anthropologie structurale

On peut suivre cette transposition dans l’œuvre de Lévi-Strauss en s’appuyant sur les articles méthodologiques publiés dans l’Anthropologie structurale. Mauss avait déjà dit : « La sociologie serait, certes, bien plus avancée si elle avait procédé partout à l’imitation des linguistes »7. Mais c’est la révolution phonologique en linguistique que Lévi-Strauss considère comme le véritable point de départ : « Elle n’a pas seulement renouvelé les perspectives linguistiques : une transformation de cette ampleur n’est pas limitée à une discipline particulière. La phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire par exemple a joué pour l’ensemble des sciences exactes. En quoi consiste cette révolution, quand nous essayons de l’envisager dans ses implications les plus générales ? C’est l’illustre maître de la phonologie, N. Troubetskoy, qui nous fournira la réponse à cette question. Dans un article-programme, il ramène, en somme, la méthode phonologique à quatre démarches fondamentales : en premier lieu, la phonologie passe de l’étude des phénomènes linguistiques conscients à celle de leur infrastructure inconsciente ; elle refuse de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au contraire comme base de son analyse les relations entre les termes ; elle introduit la notion de système : “La phonologie actuelle ne se borne pas à déclarer que les phonèmes sont toujours membres d’un système, elle montre des systèmes phonologiques concrets et met en évidence leur structure” ; enfin elle vise à la découverte de lois générales, soit trouvées par induction, soit “déduites logiquement, ce qui leur donne un caractère absolu”. Ainsi, pour la première fois, une science sociale parvient à formuler des relations nécessaires. Tel est le sens de cette dernière phrase de Troubetskoy, tandis que les règles précédentes montrent comment la linguistique doit s’y prendre pour parvenir à ce résultat »8.

Les systèmes de parenté ont fourni à Lévi-Strauss le premier analogue rigoureux des systèmes phonologiques. Ce sont en effet des systèmes établis à l’étage inconscient de l’esprit ; ce sont en outre des systèmes dans lesquels les couples d’opposition et en général les éléments différentiels sont seuls signifiants (père-fils, oncle maternel et fils de la sœur, mari-femme, frère-sœur) : par conséquent, le système n’est pas au niveau des termes, mais des couples de relation (on se rappelle la solution élégante et convaincante du problème de l’oncle maternel9). Ce sont enfin des systèmes où le poids de l’intelligibilité est du côté de la synchronie : ils sont construits sans égard à l’histoire, bien qu’ils enveloppent une tranche diachronique, puisque les structures de parenté lient une suite de générations10.

Or qu’est-ce qui autorise cette première transposition du modèle linguistique ? Essentiellement ceci, que la parenté est elle-même un système de communication ; c’est à ce titre qu’elle est comparable à la langue : « Le système de parenté est un langage ; ce n’est pas un langage universel, et d’autres moyens d’expression et d’action peuvent lui être préférés. Du point de vue sociologique, cela revient à dire qu’en présence d’une culture déterminée, une question préliminaire se pose toujours : est-ce que le système est systématique ? Une telle question, au premier abord absurde, ne le serait en vérité que par rapport à la langue ; car la langue est le système de signification par excellence ; elle ne peut pas ne pas signifier, et le tout de son existence est dans la signification. Au contraire, la question doit être examinée avec une rigueur croissante, au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la langue pour envisager d’autres systèmes, qui prétendent aussi à la signification, mais dont la valeur de signification reste partielle, fragmentaire, ou subjective : organisation sociale, art, etc. »11.

Ce texte nous propose donc d’ordonner les systèmes sociaux par ordre décroissant, « mais, avec une rigueur croissante », à partir du système de signification par excellence, la langue. Si la parenté est l’analogue le plus proche, c’est parce qu’elle est, comme la langue, « un système arbitraire de représentations, non le développement spontané d’une situation de fait »12 ; mais cette analogie n’apparaît que si on l’organise à partir des caractères qui en font une alliance, et non une modalité biologique : les règles du mariage « représentent toutes autant de façons d’assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c’est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d’origine biologique, par un système sociologique d’alliance »13. Ainsi considérées, ces règles font de la parenté « une sorte de langage, c’est-à-dire un ensemble d’opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le “message” soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le langage lui-même, par les mots du groupe circulant entre les individus) n’altère en rien l’identité du phénomène considéré dans les deux cas ».

Tout le programme de La Pensée sauvage est ici contenu et le principe même de la généralisation déjà posé ; je me bornerai à citer ce texte de 1945 : « Nous sommes conduits, en effet, à nous demander si divers aspects de la vie sociale, y compris l’art et la religion – dont nous savons déjà que l’étude peut s’aider de méthodes et de notions empruntées à la linguistique – ne consistent pas en phénomènes dont la nature rejoint celle même du langage. Comment cette hypothèse pourrait-elle être vérifiée ? Qu’on limite l’examen à une seule société, ou qu’on l’étende à plusieurs, il faudra pousser l’analyse des différents aspects de la vie sociale assez profondément pour atteindre un niveau où le passage deviendra possible de l’un à l’autre ; c’est-à-dire élaborer une sorte de code universel, capable d’exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de chaque aspect. L’emploi de ce code devra être légitime pour chaque système pris isolément, et pour tous quand il s’agira de les comparer. On se mettra ainsi en position de savoir si l’on a atteint leur nature la plus profonde et s’ils consistent ou non en réalité du même type14. »

C’est bien dans l’idée de code, entendu au sens de correspondance formelle entre structures spécifiées, donc au sens d’homologie structurale, que se concentre l’essentiel de cette intelligence des structures. Seule cette compréhension de la fonction symbolique peut être dite rigoureusement indépendante de l’observateur : « Le langage est donc un phénomène social, qui constitue un objet indépendant de l’observateur, et pour lequel on possède de longues séries statistiques »15. Notre problème sera de savoir comment une intelligence objective qui décode peut relayer une intelligence herméneutique qui déchiffre, c’est-à-dire qui reprend pour soi le sens, en même temps qu’elle s’agrandit du sens qu’elle déchiffre. Une remarque de Lévi-Strauss nous met peut-être sur la voie : l’auteur note que « l’impulsion originelle »16 à échanger des femmes révèle peut-être, par choc en retour sur le modèle linguistique, quelque chose de l’origine de tout langage : « Comme dans le cas des femmes, l’impulsion originelle qui a contraint les hommes à “échanger” des paroles ne doit-elle pas être recherchée dans une représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique faisant sa première apparition ? Dès qu’un objet sonore est appréhendé comme offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui qui parle et celui qui entend, il acquiert une nature contradictoire dont la neutralisation n’est possible que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie sociale se réduit17. » N’est-ce pas dire que le structuralisme n’entre en jeu que sur le fond déjà constitué « de la représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique » ? N’est-ce pas faire appel à une autre intelligence, visant le dédoublement lui-même, à partir de quoi il y a échange ? La science objective des échanges ne serait-elle pas un segment abstrait dans la compréhension entière de la fonction symbolique, laquelle serait dans son fond compréhension sémantique ? La raison d’être du structuralisme, pour le philosophe, serait alors de restituer cette compréhension plénière, mais après l’avoir destituée, objectivée, relayée par l’intelligence structurale ; le fond sémantique ainsi médiatisé par la forme structurale deviendrait accessible à une compréhension plus indirecte, mais plus sûre.

Laissons la question en suspens (jusqu’à la fin de cette étude) et suivons le fil des analogies et de la généralisation.

Au début, les généralisations de Lévi-Strauss sont très prudentes et entourées de précautions18. L’analogie structurale entre les autres phénomènes sociaux et le langage, considéré dans sa structure phonologique, est en effet très complexe. En quel sens peut-on dire que leur « nature rejoint celle même du langage »19 ? L’équivoque n’est guère à craindre lorsque les signes d’échange ne sont pas eux-mêmes des éléments du discours ; ainsi dira-t-on que les hommes échangent des femmes comme ils échangent des mots ; la formalisation qui a fait saillir l’homologie de structure est non seulement légitime mais très éclairante. Les choses se compliquent avec l’art et la religion ; nous n’avons plus ici seulement « une sorte de langage », comme dans le cas des règles du mariage et des systèmes de parenté, mais bien un discours signifiant édifié sur la base du langage, considéré comme instrument de communication ; l’analogie se déplace à l’intérieur même du langage et porte désormais sur la structure de tel ou tel discours particulier comparée à la structure générale de la langue. Il n’est donc pas certain a priori que le rapport entre diachronie et synchronie, valable en linguistique générale, régisse de façon aussi dominante la structure des discours particuliers. Les choses dites n’ont pas forcément une architecture similaire à celle du langage, en tant qu’instrument universel du dire. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le modèle linguistique oriente la recherche vers les articulations similaires aux siennes, c’est-à-dire vers une logique d’oppositions et de corrélations, c’est-à-dire finalement vers un système de différences : « En se plaçant à un point de vue plus théorique [Lévi-Strauss vient de parler du langage comme condition diachronique de la culture, en tant qu’il véhicule l’instruction ou l’éducation], le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. L’une et l’autre signifient au moyen d’oppositions et de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu’on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects20. » Mais Lévi-Strauss doit accorder que la corrélation entre culture et langage n’est pas suffisamment justifiée par le rôle universel du langage dans la culture. Lui-même recourt à un troisième terme pour fonder le parallélisme entre les modalités structurales du langage et de la culture : « Nous ne nous sommes pas suffisamment avisés que langue et culture sont deux modalités parallèles d’une activité plus fondamentale ; je pense ici à cet hôte présent parmi nous, bien que nul n’ait songé à l’inviter à nos débats : l’esprit humain21. » Ce tiers ainsi évoqué soulève de graves problèmes ; car l’esprit comprend l’esprit, non seulement par analogie de structure, mais par reprise et continuation des discours particuliers. Or rien ne garantit que cette intelligence relève des mêmes principes que ceux de la phonologie. L’entreprise structuraliste me paraît donc parfaitement légitime et à l’abri de toute critique, aussi longtemps qu’elle garde la conscience de ses conditions de validité, et donc de ses limites. Une chose est certaine, en toute hypothèse : la corrélation doit être cherchée non « entre langage et attitudes, mais entre des expressions homogènes, déjà formalisées, de la structure linguistique et de la structure sociale »22. À cette condition, mais à cette condition seulement, « la voie s’ouvre à une anthropologie conçue comme une théorie générale des rapports, et à l’analyse des sociétés en fonction des caractères différentiels, propres aux systèmes de rapports qui les définissent les uns et les autres »23.

Mon problème dès lors se précise : quelle est la place d’une « théorie générale des rapports » dans une théorie générale du sens24 ? Lorsqu’il s’agit d’art et de religion, qu’est-ce que l’on comprend quand on comprend la structure ? Et comment l’intelligence de la structure instruit-elle l’intelligence de l’herméneutique tournée vers une reprise des intentions signifiantes ?

C’est ici que notre problème du temps peut fournir une bonne pierre de touche. Nous allons suivre le destin du rapport entre diachronie et synchronie dans cette transposition du modèle linguistique et le confronter avec ce que nous pouvons savoir par ailleurs de l’historicité du sens dans le cas de symboles pour lesquels nous disposons de bonnes séquences temporelles.

III. La pensée sauvage

Avec La Pensée sauvage Lévi-Strauss procède à une généralisation hardie du structuralisme. Rien n’autorise certes à conclure que l’auteur n’envisage plus aucune collaboration avec d’autres modes de compréhension ; il ne faut pas dire non plus que le structuralisme ne connaît plus de limites ; ce n’est pas toute la pensée qui tombe sous sa prise, mais un niveau de pensée, le niveau de la pensée sauvage. Néanmoins, le lecteur qui passe de l’Anthropologie structurale à La Pensée sauvage est frappé par le changement de front et de ton : on ne procède plus de proche en proche, de la parenté à l’art ou la religion ; c’est bien tout un niveau de pensée, considéré globalement, qui devient l’objet d’investigation ; et ce niveau de pensée est tenu lui-même pour la forme non domestiquée de l’unique pensée ; il n’y a pas des sauvages opposés à des civilisés, il n’y a pas de mentalité primitive, pas de pensée des sauvages ; il n’y a plus d’exotisme absolu ; au-delà de « l’illusion totémique », il y a seulement une pensée sauvage ; et cette pensée n’est même pas antérieure à la logique ; elle n’est pas prélogique, mais l’homologue de la pensée logique ; homologue au sens fort : ses classifications ramifiées, ses nomenclatures fines sont la pensée classificatrice elle-même, mais opérant, comme dit Lévi-Strauss, à un autre niveau stratégique, celui du sensible. La pensée sauvage, c’est la pensée de l’ordre, mais c’est une pensée qui ne se pense pas. En cela, elle répond bien aux conditions du structuralisme évoquées plus haut : ordre inconscient – ordre conçu comme système de différences – ordre susceptible d’être traité objectivement, « indépendamment de l’observateur ». Seuls, par conséquent, sont intelligibles les arrangements à un niveau inconscient ; comprendre ne consiste pas à reprendre des intentions de sens, à les réanimer par un acte historique d’interprétation qui s’inscrirait lui-même dans une tradition continue ; l’intelligibilité s’attache au code de transformations qui assure les correspondances et les homologies entre arrangements appartenant à des niveaux différents de la réalité sociale (organisation clanique, nomenclatures et classifications d’animaux et de plantes, mythes et arts, etc.). Je caractériserai d’un mot la méthode : c’est un choix pour la syntaxe contre la sémantique. Ce choix est parfaitement légitime, dans la mesure même où il est un pari tenu avec cohérence. Il manque malheureusement une réflexion sur ses conditions de validité, sur le prix à payer pour ce type de compréhension, bref une réflexion sur les limites, qui pourtant apparaissait de place en place dans les ouvrages antérieurs.

Pour ma part, je suis frappé que tous les exemples soient pris dans l’aire géographique, qui a été celle du soi-disant totémisme, et jamais dans la pensée sémitique, pré-hellénique ou indo-européenne ; et je me demande ce qu’implique cette limitation initiale du matériau ethnographique et humain. L’auteur ne s’est-il pas donné la partie trop belle en liant le sort de la pensée sauvage à une aire culturelle – celle précisément de l’« illusion totémique » –, où les arrangements importent plus que les contenus, où la pensée est effectivement bricolage, opérant sur un matériau hétéroclite, sur des gravats de sens ? Or jamais dans ce livre la question n’est posée de l’unité de la pensée mythique. La généralisation à toute pensée sauvage est tenue pour acquise. Or je me demande si le fonds mythique sur lequel nous sommes branchés – fonds sémitique (égyptien, babylonien, araméen, hébreu), fonds proto-hellénique, fonds indo-européen – se prête aussi facilement à la même opération ; ou plutôt, j’insiste sur ce point, il s’y prête sûrement, mais s’y prête-t-il sans reste ? Dans les exemples de La Pensée sauvage, l’insignifiance des contenus et la luxuriance des arrangements me paraissent constituer un exemple extrême beaucoup plus qu’une forme canonique. Il se trouve qu’une partie de la civilisation, celle précisément d’où notre culture ne procède pas, se prête mieux qu’aucune autre à l’application de la méthode structurale transposée de la linguistique. Mais cela ne prouve pas que l’intelligence des structures soit aussi éclairante ailleurs, et surtout se suffise autant à elle-même. J’ai parlé plus haut du prix à payer : ce prix – l’insignifiance des contenus – n’est pas un prix élevé avec les totémistes, tant est grande la contrepartie, à savoir la haute signification des arrangements ; la pensée des totémistes, me semble-t-il, est précisément celle qui a le plus d’affinité avec le structuralisme. Je me demande si son exemple est… exemplaire ou s’il n’est pas exceptionnel25.

Or il y a peut-être un autre pôle de la pensée mythique où l’organisation syntaxique est plus faible, la jonction au rite moins marquée, la liaison aux classifications sociales plus ténue, et où, au contraire, la richesse sémantique permet des reprises historiques indéfinies dans des contextes sociaux plus variables. À cet autre pôle de la pensée mythique, dont je donnerai tout à l’heure quelques exemples pris dans le monde hébraïque, l’intelligence structurale est peut-être moins importante, en tout cas moins exclusive, et requiert plus manifestement d’être articulée sur une intelligence herméneutique qui s’applique à interpréter les contenus eux-mêmes, afin d’en prolonger la vie et d’en incorporer l’efficace à la réflexion philosophique.

C’est ici que je prendrai pour pierre de touche la question du temps qui a mis en mouvement notre méditation : La Pensée sauvage tire toutes les conséquences des concepts linguistiques de synchronie et de diachronie, et en dégage une conception d’ensemble des rapports entre structure et événement. La question est de savoir si ce même rapport se retrouve identique sur tout le front de la pensée mythique.

Lévi-Strauss se plaît à reprendre un mot de Boas : « On dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés aussitôt que formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments26 » (ce mot avait déjà servi d’exergue à un des articles recueillis dans l’Anthropologie structurale27). C’est ce rapport inverse entre la solidité synchronique et la fragilité diachronique des univers mythologiques que Lévi-Strauss éclaire par la comparaison du bricolage.

Le bricoleur, à la différence de l’ingénieur, opère avec un matériau qu’il n’a pas produit en vue de l’usage actuel, mais avec un répertoire limité et hétéroclite qui le contraint à travailler, comme on dit, avec les moyens du bord ; ce répertoire est fait des résidus de constructions et de destructions antérieures ; il représente l’état contingent de l’instrumentalité à un moment donné ; le bricoleur opère avec des signes déjà usés, qui jouent le rôle de précontrainte à l’égard des réorganisations nouvelles. Comme le bricolage, le mythe « s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à un sous-ensemble de la culture »28. En termes d’événement et de structure, de diachronie et de synchronie, la pensée mythique fait de la structure avec des résidus ou des débris d’événements ; en bâtissant ses palais avec les gravats du discours social antérieur, elle offre un modèle inverse de celui de la science, qui donne forme d’événement nouveau à ses structures : « La pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements, alors que la science, “en marche” du seul fait qu’elle s’instaure, crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories29. »

Certes, Lévi-Strauss n’oppose mythe et science que pour les rapprocher, car, dit-il, « les deux démarches sont également valides » : « La pensée mythique n’est pas seulement la prisonnière d’événements et d’expériences qu’elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu’elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s’était d’abord résignée à transiger30. » Mais il reste que le sens est du côté de l’arrangement actuel, de la synchronie. C’est pourquoi ces sociétés sont si fragiles à l’événement ; comme en linguistique, l’événement joue le rôle de menace, en tout cas de dérangement, et toujours de simple interférence contingente (ainsi les bouleversements démographiques – guerres, épidémies – qui altèrent l’ordre établi) : « Les structures synchroniques des systèmes dits totémiques [sont] extrêmement vulnérables aux effets de la diachronie31. » L’instabilité du mythe devient ainsi un signe du primat de la synchronie. C’est pourquoi le prétendu totémisme « est une grammaire vouée à se détériorer en lexique »… « Comme un palais charrié par un fleuve, la classification tend à se démanteler et ses parties s’agencent entre elles autrement que ne l’eût voulu l’architecte, sous l’effet des courants et des eaux mortes, des obstacles et des détroits. Dans le totémisme par conséquent, la fonction l’emporte inévitablement sur la structure ; le problème qu’il n’a cessé de poser aux théoriciens est celui du rapport entre la structure et l’événement. Et la grande leçon du totémisme, c’est que la forme de la structure peut parfois survivre, quand la structure elle-même succombe à l’événement32. »

L’histoire mythique elle-même est au service de cette lutte de la structure contre l’événement, et représente un effort des sociétés pour annuler l’action perturbatrice des facteurs historiques ; elle représente une tactique d’annulation de l’historique, d’amortissement de l’événementiel ; ainsi, en faisant de l’histoire et de son modèle intemporel des reflets réciproques, en mettant l’ancêtre hors histoire et en faisant de l’histoire une copie de l’ancêtre, la « diachronie, en quelque sorte domptée, collabore avec la synchronie sans risque qu’entre elles surgissent de nouveaux conflits »33. C’est encore la fonction du rituel d’articuler ce passé hors temps au rythme de la vie et des saisons et à l’enchaînement des générations. Les rites « se prononcent sur la diachronie, mais ils le font encore en termes de synchronie, puisque le seul fait de les célébrer équivaut à changer le passé en présent »34.

C’est dans cette perspective que Lévi-Strauss interprète les « churinga » – ces objets en pierre ou en bois ou ces galets représentant le corps de l’ancêtre – comme l’attestation de « l’être diachronique de la diachronie au sein de la synchronie même »35. Il leur trouve la même saveur d’historicité qu’à nos archives : être incarné de l’événementialité, histoire pure avérée au cœur de la pensée classificatoire. Ainsi l’historicité mythique elle-même est-elle enrôlée dans le travail de la rationalité : « Les peuples dits primitifs ont su élaborer des méthodes raisonnables pour insérer, sous son double aspect de contingence logique et de turbulence affective, l’irrationalité dans la rationalité. Les systèmes classificatoires permettent donc d’intégrer l’histoire ; même et surtout, celle que l’on pourrait croire rebelle au système36. »

IV. Limites du structuralisme ?

C’est à dessein que j’ai suivi la série des transpositions, dans l’œuvre de Lévi-Strauss, du modèle linguistique jusqu’à sa dernière généralisation dans La Pensée sauvage. La conscience de validité d’une méthode, disais-je en commençant, est inséparable de la conscience de ses limites. Ces limites me paraissent être de deux sortes : il me semble, d’une part, que le passage à la pensée sauvage se fait à la faveur d’un exemple trop favorable qui est peut-être exceptionnel. D’autre part, le passage d’une science structurale à une philosophie structuraliste me paraît peu satisfaisant et même peu cohérent. Ces deux passages à la limite, en cumulant leurs effets, donnent au livre un accent particulier, séduisant et provocant, qui le distingue des précédents.

L’exemple est-il exemplaire ? demandais-je plus haut. Je lisais en même temps que La Pensée sauvage de Lévi-Strauss le livre remarquable de Gerhard von Rad consacré à la Théologie des traditions historiques d’Israël, premier volume d’une Théologie de l’Ancien Testament37. Nous nous trouvons ici en face d’une conception théologique exactement inverse de celle du totémisme, et qui, parce qu’elle est inverse, suggère une relation inverse entre diachromie et synchronie et pose de façon plus urgente le problème de la relation entre intelligence structurale et intelligence herméneutique.

Qu’est-ce qui est décisif pour la compréhension du noyau de sens de l’Ancien Testament ? Non pas des nomenclatures, des classifications, mais des événements fondateurs. Si nous nous limitons à la théologie de l’Hexateuque, le contenu signifiant est un kérygme, l’annonce de la geste de Jahvé, constituée par un réseau d’événements. C’est une Heilsgeschichte. La première séquence est donnée par la suite : délivrance d’Égypte, passage de la mer Rouge, révélation du Sinaï, errance dans le désert, accomplissement de la promesse de la Terre, etc. Un second foyer organisateur s’établit autour du thème de l’Oint d’Israël et de la mission davidique ; enfin, un troisième foyer de sens s’instaure après la catastrophe : la destruction y paraît comme événement fondamental ouvert sur l’alternative non résolue de la promesse et de la menace. La méthode de compréhension applicable à ce réseau événementiel consiste à restituer le travail intellectuel, issu de cette foi historique et déployé dans un cadre confessionnel, souvent hymnique, toujours cultuel. Gerhard von Rad dit très bien : « Alors que l’histoire critique tend à retrouver le minimum vérifiable », « une peinture kérygmatique tend vers un maximum théologique. » Or c’est bien un travail intellectuel qui a présidé à cette élaboration des traditions et abouti à ce que nous appelons maintenant l’Écriture. Gerhard von Rad montre comment, à partir d’une confession minimale, s’est constitué un espace de gravitation pour des traditions éparses, appartenant à des sources différentes, transmises par des groupes, des tribus ou des clans différents. Ainsi, la saga d’Abraham, celle de Jacob, celle de Joseph, appartenant à des cycles originairement différents, ont été en quelque sorte aspirées et happées par le noyau primitif de la confession de foi célébrant l’action historique de Jahvé. Comme on voit, on peut parler ici d’un primat de l’histoire, et ceci en de multiples sens ; en un premier sens, un sens fondateur, puisque tous les rapports de Jahvé à Israël sont signifiés par et dans des événements sans aucune trace de théologie spéculative – mais aussi dans les deux autres sens que nous avons posés au début. Le travail théologique sur ces événements est en effet lui-même une histoire ordonnée, une tradition interprétante. La réinterprétation, pour chaque génération, du fond de traditions confère à cette compréhension de l’histoire un caractère historique, et suscite un développement qui a une unité signifiante impossible à projeter dans un système. Nous sommes en face d’une interprétation historique de l’historique ; le fait même que les sources sont juxtaposées, les doublets maintenus, les contradictions étalées, a un sens profond : la tradition se corrige elle-même par additions et ce sont ces additions qui constituent par elles-mêmes une dialectique théologique.

Or il est remarquable que c’est par ce travail de réinterprétation de ses propres traditions qu’Israël s’est donné une identité qui est elle-même historique : la critique montre qu’il n’y a probablement pas eu d’unité d’Israël avant le regroupement des clans dans une sorte d’amphictyonie postérieure à l’installation. C’est en interprétant historiquement son histoire, en l’élaborant comme une tradition vivante, qu’Israël s’est projeté dans le passé comme un unique peuple à qui est arrivé, comme à une totalité indivisible, la délivrance d’Égypte, la révélation du Sinaï, l’aventure du désert et le don de la Terre promise. L’unique principe théologique vers lequel tend toute la pensée d’Israël est alors : il y avait Israël, le peuple de Dieu, qui toujours agit comme une unité et que Dieu traite comme une unité ; mais cette identité est inséparable d’une quête illimitée d’un sens de l’histoire et dans l’histoire : « C’est Israël, sur lequel les présentations de l’histoire de l’Ancien Testament ont tant à dire, qui est l’objet de la foi et l’objet d’une histoire construite par la foi38. »

Ainsi s’enchaînent les trois historicités : après celle des événements fondateurs, ou temps caché – après celle de l’interprétation vivante par les écrivains sacrés, qui constitue la tradition – voici maintenant l’historicité de la compréhension, l’historicité de l’herméneutique. Gerhard von Rad emploie le mot de Entfaltung, « déploiement », pour désigner la tâche d’une théologie de l’Ancien Testament qui respecte le triple caractère historique de la heilige Geschichte (niveau des événements fondateurs), des Überlieferungen (niveau des traditions constituantes), enfin de l’identité d’Israël (niveau de la tradition constituée). Cette théologie doit respecter la préséance de l’événement sur le système : « la pensée hébraïque est pensée dans les traditions historiques ; son souci principal est dans la combinaison convenable des traditions et dans leur interprétation théologique ; dans ce processus, le regroupement historique prend toujours le pas sur le regroupement intellectuel et théologique »39. Gerhard von Rad peut conclure son chapitre méthodologique en ces termes : « Il serait fatal pour notre compréhension du témoignage d’Israël si nous l’organisions dès le début sur la base de catégories théologiques qui, bien que courantes parmi nous, n’ont rien à voir avec celles sur la base desquelles Israël s’est autorisé à ordonner sa propre pensée théologique. » Dès lors, « re-raconter » – wiedererzählen – reste la forme la plus légitime du discours sur l’Ancien Testament. L’Entfaltung de l’herméneute est la répétition de l’Entfaltung qui a présidé à l’élaboration des traditions du fond biblique.

Qu’en résulte-t-il pour les rapports entre diachronie et synchronie ? Une chose m’a frappé avec les grands symboles de la pensée hébraïque que j’ai pu étudier dans la symbolique du mal et avec les mythes – ceux par exemple de création et de chute – édifiés sur la première couche symbolique : ces symboles et ces mythes n’épuisent pas leurs sens dans des arrangements homologues d’arrangements sociaux ; je ne dis pas qu’ils ne se prêtent pas à la méthode structurale ; je suis même convaincu du contraire ; je dis que la méthode structurale n’épuise pas leur sens, car leur sens est une réserve de sens prête pour le remploi dans d’autres structures. On me dira : c’est précisément ce remploi qui constitue le bricolage. Non point : le bricolage opère avec des débris ; dans le bricolage, c’est la structure qui sauve l’événement ; le débris joue le rôle de précontrainte, de message pré-transmis ; il a l’inertie d’un pré-signifié : le remploi des symboles bibliques dans notre aire culturelle repose au contraire sur une richesse sémantique, sur un surplus du signifié, qui ouvre à de nouvelles interprétations. Si l’on considère de ce point de vue la suite constituée par les récits babyloniens du déluge, par le déluge biblique et par la chaîne des réinterprétations rabbiniques et christologiques, il apparaît tout de suite que ces reprises figurent l’inverse du bricolage ; on ne peut plus parler d’utilisation des restes dans des structures dont la syntaxe importait plus que la sémantique, mais de l’utilisation d’un surplus, lequel ordonne lui-même, comme une donation première de sens, les intentions rectificatrices de caractère proprement théologique et philosophique qui s’appliquent sur ce fond symbolique. Dans ces suites ordonnées à partir d’un réseau d’événements signifiants, c’est le surplus initial de sens qui motive tradition et interprétation. C’est pourquoi il faut parler, dans ce cas, de régulation sémantique par le contenu et non pas seulement de régulation structurale, comme dans le cas du totémisme. L’explication structuraliste triomphe dans la synchronie (« le système est donné dans la synchronie… »40). C’est pourquoi elle est à l’aise avec les sociétés où la synchronie est forte et la diachronie perturbante, comme en linguistique.

Je sais bien que le structuralisme n’est pas démuni devant ce problème, et admet que « si l’orientation structurale résiste au choc, elle dispose à chaque bouleversement de plusieurs moyens pour rétablir un système sinon identique au système antérieur, au moins formellement du même type ». On trouve dans La Pensée sauvage des exemples d’une telle rémanence ou persévération du système : « À supposer un moment initial (dont la notion est toute théorique) où l’ensemble des systèmes ait été exactement ajusté, cet ensemble réagira à tout changement affectant d’abord une de ses parties comme une machine à feed-back : asservie (dans les deux sens du terme) par son harmonie antérieure, elle orientera l’organe déréglé dans le sens d’un équilibre qui sera, à tout le moins, un compromis entre l’état ancien et le désordre introduit du dehors41. » Ainsi la régulation structurale est beaucoup plus près du phénomène d’inertie que de la réinterprétation vivante qui nous paraît caractériser la véritable tradition. C’est parce que la régulation sémantique procède de l’excès du potentiel de sens sur son usage et sa fonction à l’intérieur du système donné dans la synchronie, que le temps caché des symboles peut porter la double historicité de la tradition qui transmet et sédimente l’interprétation, et de l’interprétation qui entretient et renouvelle la tradition.

Si notre hypothèse est valable, rémanence des structures et surdétermination des contenus seraient deux conditions différentes de la diachronie. On peut se demander si ce n’est pas la combinaison, à des degrés différents et peut-être dans des proportions inverses, de ces deux conditions générales qui permet à des sociétés particulières – selon une remarque de Lévi-Strauss lui-même – d’« élaborer un schème unique leur permettant d’intégrer le point de vue de la structure et celui de l’événement »42. Mais cette intégration, lorsqu’elle se fait, comme on a dit plus haut, sur le modèle d’une machine à feed-back, n’est précisément qu’un « compromis entre l’état ancien et le désordre introduit du dehors »43. La tradition promise à la durée et capable de se réincarner dans des structures différentes relève plus, me semble-t-il, de la surdétermination des contenus que de la rémanence des structures.

Cette discussion nous conduit à mettre en question la suffisance du modèle linguistique et la portée du sous-modèle ethnologique emprunté au système de dénominations et de classifications communément appelé totémique. Ce sous-modèle ethnologique a, avec le précédent, un rapport de convenance privilégié : c’est la même exigence d’écart différentiel qui les habite ; ce que le structuralisme dégage, de part et d’autre, « ce sont des codes, aptes à véhiculer des messages transposables dans les termes d’autres codes, et à exprimer dans leur système propre les messages reçus par le canal de codes différents »44. Mais s’il est vrai, comme l’avoue quelquefois l’auteur, que « même à l’état de vestige tout ce qui pourrait évoquer le totémisme semble remarquablement absent de l’aire des grandes civilisations d’Europe et d’Asie »45, a-t-on le droit, sous peine de verser dans une « illusion totémique » d’un nouveau genre, d’identifier à la pensée sauvage en général un type qui n’est peut-être exemplaire que parce qu’il a une position extrême dans une chaîne de types mythiques qu’il faudrait aussi comprendre par son autre extrémité ? Je penserais volontiers que, dans l’histoire de l’humanité, la survie exceptionnelle du kérygme juif, dans des contextes socioculturels indéfiniment renouvelés, représente l’autre pôle, exemplaire lui aussi, parce qu’extrême, de la pensée mythique.

Dans cette chaîne de types, ainsi repérés par leurs deux pôles, la temporalité – celle de la tradition et celle de l’interprétation – a une allure différente, selon que la synchronie l’emporte sur la diachronie, ou l’inverse : à une extrémité, celle du type totémique, nous avons une temporalité cassée qui vérifie assez bien la formule de Boas : « on dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments »46. À l’autre extrémité, celle du type kérygmatique, c’est une temporalité réglée par la reprise continuelle du sens dans une tradition interprétante.

S’il en est ainsi, peut-on même continuer de parler de mythe, sans courir le risque d’équivoque ? On peut bien accorder que dans le modèle totémique, où les structures importent plus que les contenus, le mythe tend à s’identifier à un « opérateur », à un « code » réglant un système de transformation ; c’est ainsi que Lévi-Strauss le définit : « le système mythique et les représentations qu’il met en œuvre servent donc à établir des rapports d’homologie entre les conditions naturelles et les conditions sociales, ou, plus exactement, à définir une loi d’équivalence entre des contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans : géographique, météorologique, zoologique, botanique, technique, économique, social, rituel, religieux, philosophique »47. La fonction du mythe ainsi exposée en termes de structure, apparaît dans la synchronie ; sa solidité synchronique est bien inverse de la fragilité diachronique que la formule de Boas rappelait.

Dans le modèle kérygmatique, l’explication structurale est sans doute éclairante, comme je tenterai de le montrer pour finir ; mais elle représente une couche expressive de second degré, subordonnée au surplus de sens du fond symbolique : ainsi le mythe adamique est-il second par rapport à l’élaboration des expressions symboliques du pur et de l’impur, de l’errance et de l’exil, constituées au niveau de l’expérience cultuelle et pénitentielle : la richesse de ce fonds symbolique n’apparaît que dans la diachronie ; le point de vue synchronique n’atteint alors du mythe que sa fonction sociale actuelle, plus ou moins comparable à l’opérateur totémique, qui assurait tout à l’heure la convertibilité des messages afférents à chaque niveau de la vie de culture et assurait la médiation entre nature et culture. Le structuralisme est sans doute encore valable (et presque tout reste à faire pour en éprouver la fécondité dans nos aires culturelles ; à cet égard, l’exemple du mythe d’Œdipe dans l’Anthropologie structurale48 est très prometteur) ; mais alors que l’explication structurale paraît à peu près sans reste lorsque la synchronie l’emporte sur la diachronie, elle ne fournit qu’une sorte de squelette, dont le caractère abstrait est manifeste, lorsqu’il s’agit d’un contenu surdéterminé qui ne cesse de donner à penser et qui ne s’explicite que dans la suite des reprises qui lui confèrent à la fois interprétation et rénovation.

 

Je voudrais dire, maintenant, quelques mots du second passage à la limite, évoqué plus haut, d’une science structurale à une philosophie structuraliste. Autant l’anthropologie structurale me paraît convaincante tant qu’elle se comprend elle-même comme l’extension, degré par degré, d’une explication qui a réussi d’abord en linguistique, puis dans les systèmes de parenté, enfin de proche en proche, selon le jeu des affinités avec le modèle linguistique, à toutes les formes de la vie sociale, autant elle me paraît suspecte lorsqu’elle s’érige en philosophie ; un ordre posé comme inconscient ne peut jamais être, à mon sens, qu’une étape abstraitement séparée d’une intelligence de soi par soi ; l’ordre en soi, c’est la pensée à l’extérieur d’elle-même. Il n’est certes « pas interdit de rêver qu’on puisse un jour transférer sur cartes perforées toute la documentation disponible au sujet des sociétés australiennes, et démontrer, à l’aide d’un ordinateur, que l’ensemble de leurs structures ethno-économiques, sociales, et religieuses, ressemble à un vaste groupe de transformations »49. Non, « il n’est pas interdit » de faire ce rêve. À condition que la pensée ne s’aliène pas dans l’objectivité de ces codes. Si le décodage n’est pas l’étape objective du déchiffrage et celui-ci un épisode existentiel – ou existential ! – de la compréhension de soi et de l’être, la pensée structurale reste une pensée qui ne se pense pas. Il dépend en retour d’une philosophie réflexive de se comprendre elle-même comme herméneutique, afin de créer la structure d’accueil pour une anthropologie structurale ; à cet égard, c’est la fonction de l’herméneutique de faire coïncider la compréhension de l’autre – et de ses signes dans de multiples cultures – avec la compréhension de soi et de l’être. L’objectivité structurale peut alors apparaître comme un moment abstrait – et valablement abstrait – de l’appropriation et de la reconnaissance par laquelle la réflexion abstraite devient réflexion concrète. À la limite, cette appropriation et cette reconnaissance consisteraient en une récapitulation totale de tous les contenus signifiants dans un savoir de soi et de l’être, comme Hegel l’a tenté, dans une logique qui serait celle des contenus, non celle des syntaxes. Il va de soi que nous ne pouvons produire que des fragments, qui se savent partiels, de cette exégèse de soi et de l’être. Mais l’intelligence structurale n’est pas moins partielle en son stade actuel ; elle est en outre abstraite, en ce sens qu’elle ne procède pas d’une récapitulation du signifié, mais qu’elle n’atteint son « niveau logique » que « par appauvrissement sémantique »50.

Faute de cette structure d’accueil, que je conçois pour ma part comme articulation mutuelle de la réflexion et de l’herméneutique, la philosophie structuraliste me paraît condamnée à osciller entre plusieurs ébauches de philosophies. On dirait quelquefois un kantisme sans sujet transcendantal, voire un formalisme absolu, qui fonderait la corrélation même de la nature et de la culture. Cette philosophie est motivée par la considération de la dualité des « modèles vrais de la diversité concrète : l’un sur le plan de la nature, c’est celui de la diversité des espèces ; l’autre, sur le plan de la culture, est offert par la diversité des fonctions »51. Le principe des transformations peut alors être cherché dans une combinatoire, dans un ordre fini ou un finitisme de l’ordre, plus fondamental que chacun des modèles. Tout ce qui est dit de la « téléologie inconsciente qui, bien qu’historique, échappe complètement à l’histoire humaine »52, va dans ce sens ; cette philosophie serait l’absolutisation du modèle linguistique, faisant suite à sa généralisation de proche en proche. « La langue, déclare l’auteur, ne réside, ni dans la raison analytique des anciens grammairiens, ni dans la dialectique constituée de la linguistique structurale, ni dans la dialectique constituante de la praxis individuelle affrontée au pratico-inerte, puisque toutes les trois la supposent. La linguistique nous met en présence d’un être dialectique et totalisant, mais extérieur (ou inférieur) à la conscience et à la volonté. Totalisation non réflexive, la langue est une raison humaine qui a ses raisons et que l’homme ne connaît pas53. » Mais qu’est-ce que la langue, sinon une abstraction de l’être parlant ? On objecte ici que « son discours n’a jamais résulté et ne résultera jamais d’une totalisation consciente des lois linguistiques »54. Nous répondrons à la réponse que ce ne sont pas des lois linguistiques que nous cherchons à totaliser pour nous comprendre nous-mêmes, mais le sens des paroles, par rapport auquel les lois linguistiques sont la médiation instrumentale à jamais inconsciente. Je cherche à me comprendre, en reprenant le sens des paroles de tous les hommes ; c’est à ce plan que le temps caché devient historicité de la tradition et de l’interprétation.

Mais, à d’autres moments, l’auteur invite à « reconnaître, dans le système des espèces naturelles et dans celui des objets manufacturés, deux ensembles médiateurs dont se sert l’homme, pour surmonter l’opposition entre nature et culture et les penser comme totalité »55. Il tient que les structures sont avant les pratiques, mais il accorde que la praxis est avant les structures. Dès lors celles-ci s’avèrent être des superstructures de cette praxis qui, pour Lévi-Strauss comme pour Sartre, « constitue pour les sciences de l’homme la totalité fondamentale »56. Il y a donc, dans La Pensée sauvage, outre l’ébauche d’un transcendantalisme sans sujet, l’esquisse d’une philosophie où la structure joue le rôle de médiateur, intercalée « entre praxis et pratiques »57. Mais il ne peut s’y arrêter, sous peine de concéder à Sartre tout ce qu’il lui a refusé en lui refusant de sociologiser le Cogito58. Cette séquence : praxis-structure-pratiques, permet du moins d’être structuraliste en ethnologie et marxiste en philosophie. Mais quel marxisme ?

Il y a en effet, dans La Pensée sauvage, l’esquisse d’une philosophie très différente, où l’ordre est ordre des choses et chose lui-même ; une méditation sur la notion d’« espèce » y incline naturellement : l’espèce – celle des classifications de végétaux et d’animaux – n’a-t-elle pas une « objectivité présomptive » ? « La diversité des espèces fournit à l’homme l’image la plus intuitive dont il dispose et elle constitue la manifestation la plus directe qu’il sache percevoir, de la discontinuité ultime du réel : elle est l’expression sensible d’un codage objectif59. » C’est, en effet, le privilège de la notion d’espèce de « fournir un mode d’appréhension sensible d’une combinatoire objectivement donnée dans la nature et que l’activité de l’esprit et la vie sociale elle-même ne font que lui emprunter pour l’appliquer à la création de nouvelles taxinomies »60.

Peut-être la seule considération de la notion de structure nous empêche-t-elle de dépasser une « réciprocité de perspectives où l’homme et le monde se font miroir l’un à l’autre »61. C’est alors, semble-t-il, par un coup de force injustifié que, après avoir poussé le balancier du côté du primat de la praxis sur les médiations structurales, on l’arrête à l’autre pôle et l’on déclare que « le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre…, [de] réintégrer la culture dans la nature, et finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques »62. « Comme l’esprit aussi est une chose, le fonctionnement de cette chose nous instruit sur la nature des choses : même la réflexion pure se résume en une intériorisation du cosmos63. » Les dernières pages du livre laissent entendre que c’est du côté « d’un univers de l’information où règnent à nouveau les lois de la pensée sauvage »64 qu’il faudrait chercher le principe d’un fonctionnement de l’esprit comme chose.

Telles sont les philosophies structuralistes entre lesquelles la science structurale ne permet pas de choisir. Ne respecterait-on pas aussi bien l’enseignement de la linguistique, si l’on tenait la langue et toutes les médiations auxquelles elle sert de modèle, pour l’inconscient instrumental au moyen duquel un sujet parlant se propose de comprendre l’être, les êtres et lui-même ?

V. Herméneutique et anthropologie structurale

Je veux revenir, pour finir, à la question initiale : en quoi les considérations structurales sont-elles aujourd’hui l’étape nécessaire de toute intelligence herméneutique ? plus généralement, comment s’articulent herméneutique et structuralisme ?

1. Je voudrais d’abord dissiper un malentendu que la discussion antérieure peut entretenir. En suggérant que les types mythiques forment une chaîne dont le type « totémique » serait seulement une extrémité et le type « kérygmatique » une autre extrémité, je parais être revenu sur ma déclaration initiale selon laquelle l’anthropologie structurale est une discipline scientifique et l’herméneutique une discipline philosophique. Il n’en est rien. Distinguer deux sous-modèles, ce n’est pas dire que l’un ne relève que du structuralisme et que l’autre serait directement justiciable d’une herméneutique non structurale ; c’est dire seulement que le sous-modèle totémique tolère mieux une explication structurale qui paraît sans reste, parce qu’il est, parmi tous les types mythiques, celui qui a le plus d’affinité pour le modèle linguistique initial, tandis que, dans le type kérygmatique, l’explication structurale – qui reste d’ailleurs à faire dans la plupart des cas – renvoie plus manifestement à une autre intelligence du sens. Mais les deux manières de comprendre ne sont pas des espèces, opposées au même niveau, à l’intérieur du genre commun de la compréhension ; c’est pourquoi elles ne requièrent aucun éclectisme méthodologique. Je veux donc, avant de tenter quelques remarques exploratoires concernant leur articulation, souligner une dernière fois leur dénivellation. L’explication structurale porte 1) sur un système inconscient 2) qui est constitué par des différences et des oppositions [par des écarts significatifs] 3) indépendamment de l’observateur. L’interprétation d’un sens transmis consiste dans 1) la reprise consciente 2) d’un fond symbolique surdéterminé 3) par un interprète qui se place dans le même champ sémantique que ce qu’il comprend et ainsi entre dans le « cercle herméneutique ».

C’est pourquoi les deux manières de faire apparaître le temps ne sont pas au même niveau : ce n’est que par un souci didactique provisoire que nous avons parlé de priorité de la diachronie sur la synchronie ; à vrai dire, il faut réserver les expressions de diachronie et de synchronie au schème explicatif dans lequel la synchronie fait système et où la diachronie fait problème. Je réserverai les mots d’historicité – historicité de la tradition et historicité de l’interprétation – pour toute compréhension qui se sait, implicitement ou explicitement, sur la voie de la compréhension philosophique de soi et de l’être. Le mythe d’Œdipe relève en ce sens de la compréhension herméneutique lorsqu’il est compris et repris – déjà par un Sophocle – à titre de première sollicitation de sens, en vue d’une méditation sur la reconnaissance de soi, la lutte pour la vérité et le « savoir tragique ».

2. L’articulation de ces deux intelligences pose plus de problèmes que leur distinction. La question est trop neuve pour que nous puissions aller au-delà de propos exploratoires. L’explication structurale, demanderons-nous d’abord, peut-elle être séparée de toute compréhension herméneutique ? Sans doute le peut-elle d’autant plus que la fonction du mythe s’épuise dans l’établissement de rapports d’homologie entre des contrastes significatifs situés sur plusieurs plans de la nature et de la culture. Mais la compréhension herméneutique ne s’est-elle pas, alors, réfugiée dans la constitution même du champ sémantique où s’exercent les rapports d’homologie ? On se rappelle l’importante remarque de Lévi-Strauss concernant la « représentation dédoublée résultant elle-même de la fonction symbolique faisant sa première apparition ». La « nature contradictoire » de ce signe ne pourrait être neutralisée, disait-il, « que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie sociale se réduit »65. Je vois dans cette remarque l’indication d’une voie à suivre, en vue d’une articulation qui ne serait aucunement un éclectisme entre herméneutique et structuralisme. J’entends bien que le dédoublement dont il s’agit ici est celui qui engendre la fonction du signe en général et non le double sens du symbole tel que nous l’entendons. Mais ce qui est vrai du signe en son sens primaire est encore plus vrai du double sens des symboles. L’intelligence de ce double sens, intelligence essentiellement herméneutique, est toujours présupposée par l’intelligence des « échanges de valeurs complémentaires », mise en œuvre par le structuralisme. Un examen soigneux de La Pensée sauvage suggère que l’on peut toujours chercher, à la base des homologies de structure, des analogies sémantiques qui rendent comparables les différents niveaux de réalité dont le « code » assure la convertibilité. Le « code » suppose une correspondance, une affinité des contenus, c’est-à-dire un chiffre66. Ainsi, dans l’interprétation des rites de la chasse aux aigles chez les Hidatsa67, la constitution du couple haut-bas, à partir duquel sont formés tous les écarts et l’écart maximum entre le chasseur et son gibier, ne fournit une typologie mythique que sous la condition d’une intelligence implicite de la surcharge de sens du haut et du bas. J’accorde que dans les systèmes étudiés ici cette affinité des contenus est en quelque sorte résiduelle ; résiduelle, mais non pas nulle. C’est pourquoi l’intelligence structurale ne va jamais sans un degré d’intelligence herméneutique, même si celle-ci n’est pas thématisée. Un bon exemple à discuter est celui de l’homologie entre règles de mariage et prohibitions alimentaires68 ; l’analogie entre manger et épouser, entre le jeûne et la chasteté, constitue un rapport métaphorique antérieur à l’opération de transformation. Ici non plus, il est vrai, le structuraliste n’est pas démuni : aussi bien est-ce lui qui parle de métaphore69, mais pour la formaliser en conjonction par complémentarité. Il reste néanmoins que l’appréhension de la similitude précède ici la formalisation et la fonde ; c’est bien pourquoi il faut réduire cette similitude pour faire saillir l’homologie de structure : « Le lien entre les deux n’est pas causal, mais métaphorique. Rapport sexuel et rapport alimentaire sont immédiatement pensés en similitude, même aujourd’hui… Mais quelle est la raison du fait, et de son universalité ? Ici encore on atteint le niveau logique par appauvrissement sémantique : le plus petit commun dénominateur de l’union des sexes et de celle du mangeur et du mangé est que l’une et l’autre opèrent une conjonction par complémentarité70. » C’est toujours au prix d’un tel appauvrissement sémantique qu’est obtenue la « subordination logique de la ressemblance au contraste »71. La psychanalyse ici, reprenant le même problème, suivra au contraire le fil des investissements analogiques et prendra parti pour une sémantique des contenus et non pour une syntaxe des arrangements72.

3. L’articulation de l’interprétation à visée philosophique sur l’explication structurale doit maintenant être prise dans l’autre sens ; j’ai laissé entendre dès le début que celle-ci était aujourd’hui le détour nécessaire, l’étape de l’objectivité scientifique, sur le trajet de la reprise du sens. Il n’y a pas de reprise du sens, dirai-je dans une formule symétrique et inverse de la précédente, sans un minimum de compréhension des structures. Pourquoi ? Nous reprenons l’exemple du symbolisme judéo-chrétien, mais non plus cette fois à son origine, mais à son point extrême de développement, c’est-à-dire à un point où il manifeste à la fois sa plus grande exubérance, voire sa plus grande intempérance, et aussi sa plus haute organisation, en ce XIIe siècle si riche en explorations en tous sens, dont le père Chenu nous a donné un tableau magistral dans sa Théologie au XIIe siècle73. Ce symbolisme s’exprime à la fois dans la Queste du Graal, dans les lapidaires et les bestiaires des porches et des chapiteaux, dans l’exégèse allégorisante de l’Écriture, dans le rite et les spéculations sur la liturgie et le sacrement, dans les méditations sur le signum augustinien et le symbolon dionysien, sur l’analogia et l’anagogê qui en procèdent. Entre l’imagier de pierre et toute la littérature des Allegoriae et des Distinctiones (ces répertoires des architectures de sens, greffées sur les mots et vocables de l’Écriture), il circule une unité d’intention qui constitue ce que l’auteur appelle lui-même une « mentalité symbolique » (chap. VII), à l’origine de la « théologie symbolique » (chap. VIII). Or qu’est-ce qui fait tenir ensemble les aspects multiples et exubérants de cette mentalité ? Ces gens du XIIe siècle « ne confondaient, dit l’auteur, ni les plans, ni les objets : mais ils bénéficiaient, à ces divers plans, d’un dénominateur commun dans le jeu subtil des analogies, selon le mystérieux rapport du monde physique et du monde sacré »74. Ce problème du « dénominateur commun » est inéluctable, si l’on considère qu’un symbole séparé n’a pas de sens ; ou plutôt, un symbole séparé a trop de sens ; la polysémie est sa loi : « le feu réchauffe, éclaire, purifie, brûle, régénère, consume ; il signifie aussi bien la concupiscence que le Saint-Esprit »75. C’est dans une économie d’ensemble que les valeurs différentielles se détachent et que la polysémie s’endigue. C’est à cette recherche d’une « cohérence mystique de l’économie »76 que les symbolistes du Moyen Âge se sont employés. Dans la nature, tout est symbole, certes, mais pour un homme du Moyen Âge la nature ne parle que révélée par une typologie historique, instituée dans la confrontation des Deux Testaments. Le « miroir » (speculum) de la nature ne devient « livre » qu’au contact du Livre, c’est-à-dire d’une exégèse instituée dans une communauté réglée. Ainsi, le symbole ne symbolise que dans une « économie », une dispensatio, un ordo. C’est à cette condition que Hugues de Saint-Victor pouvait le définir ainsi : Symbolum est collatio, id est coaptatio, visibilium formarum ad demonstrationem rei invisibilis propositarum. Que cette « démonstration » soit incompatible avec une logique des propositions, qui suppose des concepts définis (c’est-à-dire cerclés par un contour notionnel et univoque), donc des notions qui signifient quelque chose parce qu’elles signifient une chose, cela n’est pas ici notre problème. Ce qui fait problème, c’est que c’est seulement dans une économie d’ensemble que cette collatio et coaptatio peut se comprendre elle-même comme rapport et prétendre au rang de demonstratio. Je rejoins ici la thèse d’Edmond Ortigues dans Le Discours et le Symbole : « Un même terme peut être imaginaire si on le considère absolument, et symbolique si on le comprend comme valeur différentielle, corrélative d’autres termes qui le limitent réciproquement77. » « Quand on se rapproche de l’imagination matérielle, la fonction différentielle diminue, on tend vers des équivalences ; quand on se rapproche des éléments formateurs de la société, la fonction différentielle augmente, on tend vers des valences distinctives78. » À cet égard, le lapidaire et le bestiaire du Moyen Âge sont tout près de l’image ; c’est bien pourquoi ils rejoignent, par leur pôle imaginatif, un fond d’imagerie indifférencié, qui peut être aussi bien crétois qu’assyrien et qui paraît tour à tour exubérant dans ses variations et stéréotypé dans sa conception. Mais si ce lapidaire et ce bestiaire appartiennent à la même économie que l’exégèse allégorisante et que la spéculation sur les signes et les symboles, c’est parce que le potentiel illimité de signification des images est différencié par ces exercices de langage que constitue précisément l’exégèse ; c’est alors une typologie de l’histoire, exercée dans le cadre de la communauté ecclésiale, en liaison avec un culte, un rituel, etc., qui relaie la symbolique naturiste polymorphe et endigue ses folles proliférations. C’est en interprétant des récits, en déchiffrant une Heilsgeschichte, que l’exégète prête à l’imagier un principe de choix dans les exubérances de l’imaginaire. Il faut dire alors que la symbolique ne réside pas dans tel ou tel symbole, encore moins dans leur répertoire abstrait ; ce répertoire sera toujours trop pauvre, car ce sont toujours les mêmes images qui reviennent ; toujours trop riche, car chacune signifie en puissance toutes les autres ; la symbolique est plutôt entre les symboles, comme rapport et économie de leur mise en rapport. Ce régime de la symbolique n’est nulle part plus manifeste qu’en chrétienté, où le symbolisme naturel n’est à la fois délivré et ordonné que dans la lumière d’un Verbe, explicité que dans un Récitatif. Pas de symbolisme naturel, ni d’allégorisme abstrait ou moralisant (celui-ci étant toujours la contrepartie de celui-là, non seulement sa revanche, mais son fruit, tant le symbole consume son assise physique, sensible, visible), sans typologie historique. La symbolique réside alors dans ce jeu réglé du symbolisme naturel, de l’allégorisme abstrait et de la typologie historique : signes de la nature, figures des vertus, actes du Christ s’interprètent mutuellement dans cette dialectique, qui se poursuit en toute créature, du miroir et du livre.

 

Ces considérations constituent l’exacte contrepartie des remarques précédentes : pas d’analyse structurale, disions-nous, sans intelligence herméneutique du transfert de sens (sans « métaphore », sans translatio), sans cette donation indirecte de sens qui institue le champ sémantique, à partir duquel peuvent être discernées des homologies structurales. Dans le langage de nos symbolistes médiévaux – langage issu d’Augustin et de Denys et approprié aux exigences d’un objet transcendant – ce qui est premier, c’est la translation, le transfert du visible à l’invisible par le truchement d’une image empruntée aux réalités sensibles ; ce qui est premier, c’est la constitution sémantique en forme de « semblable-dissemblable », à la racine des symboles ou des figuratifs. À partir de là peut être élaborée abstraitement une syntaxe des arrangements de signes à des niveaux multiples.

Mais, en retour, il n’y a pas non plus d’intelligence herméneutique sans le relais d’une économie, d’un ordre, dans lesquels la symbolique signifie. Pris en eux-mêmes, les symboles sont menacés par leur oscillation entre l’empâtement dans l’imaginatif ou l’évaporation dans l’allégorisme ; leur richesse, leur exubérance, leur polysémie exposent les symbolistes naïfs à l’intempérance et à la complaisance. Ce que saint Augustin appelait déjà, dans le De Doctrina christiana, verborum translatorum ambiguitates79, ce que nous appelons tout simplement équivocité, au regard de l’exigence d’univocité de la pensée logique, fait que les symboles ne symbolisent que dans des ensembles qui limitent et articulent leurs significations.

Dès lors la compréhension des structures n’est pas extérieure à une compréhension qui aurait pour tâche de penser à partir des symboles ; elle est aujourd’hui l’intermédiaire nécessaire entre la naïveté symbolique et l’intelligence herméneutique.

C’est sur ce propos qui laisse le dernier mot au structuraliste que je voudrais m’arrêter, afin que l’attention et l’attente restent ouvertes à son crédit.


1.

Herméneutique et réflexion I et II, cf. ci-dessous, p 387 et 423.

2.

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916, p. 166.

3.

Ibid., p. 121.

4.

Ibid., p. 140.

5.

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 101, 103.

6.

Ibid., p. 102.

7.

Anthropologie structurale, op. cit., p. 37.

8.

« La Phonologie actuelle » in Psychologie du langage, article de 1945, cité dans Anthropologie structurale, op. cit., p. 39-40.

9.

Anthropologie structurale, op. cit., en particulier p. 51-52 et 56-57.

10.

Ibid., p. 57 : « La parenté n’est pas un phénomène statique, elle n’existe que pour se perpétuer. Nous ne songeons pas ici au désir de perpétuer la race, mais au fait que, dans la plupart des systèmes de parenté, le déséquilibre initial qui se produit, dans une génération donnée, entre celui qui cède une femme et celui qui la reçoit, ne peut se stabiliser que par les contre-prestations prenant place dans les générations ultérieures. Même la structure de parenté la plus élémentaire existe simultanément dans l’ordre synchronique et dans celui de la diachronie. » Il faut rapprocher cette remarque de celle que nous faisions plus haut à propos de la diachronie en linguistique structurale.

11.

Ibid., p. 58.

12.

Ibid., p. 61.

13.

Ibid., p. 68.

14.

Ibid., p. 71.

15.

Ibid., p. 65.

16.

Ibid., p. 70.

17.

Ibid., p. 71.

18.

Ibid., voir par exemple p. 74-75.

19.

Ibid., p. 71.

20.

Ibid., p. 79.

21.

Ibid., p. 81.

22.

Ibid., p. 82.

23.

Ibid., p. 110.

24.

Lévi-Strauss peut accepter cette question puisqu’il la pose excellemment lui-même : « Mon hypothèse de travail se réclame donc d’une position moyenne : certaines corrélations sont probablement décelables, entre certains aspects et à certains niveaux, et il s’agit pour nous de trouver quels sont ces aspects et où sont ces niveaux » (p. 91). Dans une réponse à Haudricourt et Granai, Lévi-Strauss semble accorder qu’il y a une zone de validité optimale pour une théorie générale de la communication : « Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux : car les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages » (p. 95). On notera aussi les précautions de l’auteur contre les excès de la métalinguistique américaine (p. 83-84, 97).

25.

On trouve quelques allusions en ce sens dans La Pensée sauvage, op. cit. : « Peu de civilisations, autant que l’australienne, semblent avoir eu le goût de l’érudition, de la spéculation, et de ce qui apparaît parfois comme un dandysme intellectuel, aussi étrange que l’expression puisse paraître quand on l’applique à des hommes dont le niveau de vie matériel était aussi rudimentaire… Si, pendant des siècles ou des millénaires, l’Australie a vécu repliée sur elle-même, et si, dans ce monde fermé, les spéculations et les discussions ont fait rage ; enfin, si les influences de la mode y ont souvent été déterminantes, on peut comprendre que se soit constitué une sorte de style sociologique et philosophique commun, n’excluant pas des variations méthodiquement recherchées, et dont même les plus infimes étaient relevées et commentées dans une intention favorable ou hostile » (p. 118-119). Et vers la fin du livre : « Il y a donc une sorte d’antipathie foncière entre l’histoire et les systèmes de classification. Cela explique peut-être ce qu’on serait tenté d’appeler le “vide totémique”, puisque, même à l’état de vestiges, tout ce qui pourrait évoquer le totémisme semble remarquablement absent des grandes civilisations d’Europe et d’Asie. La raison n’est-elle pas que celles-ci ont choisi de s’expliquer à elles-mêmes par l’histoire, et que cette entreprise est incompatible avec celle qui classe les choses et les êtres (naturels et sociaux) au moyen de groupes finis ? » (p. 397-398).

26.

Ibid., p. 31.

27.

Op. cit., p. 227.

28.

La Pensée sauvage, op. cit., p. 29.

29.

Ibid., p. 33.

30.

Ibid.

31.

Ibid., p. 90.

32.

Ibid., p. 307.

33.

Ibid., p. 313.

34.

Ibid., p. 315.

35.

Ibid.

36.

Ibid., p. 323.

37.

Munich, 1957. Trad. fr. : t. I, Théologie des traditions historiques d’Israël, Genève, Labor & Fides, 1963 ; t. II, Théologie des traditions prophétiques d’Israël, Genève, Labor & Fides, 1967.

38.

Ibid., p. 118.

39.

Ibid., p. 116.

40.

La Pensée sauvage, op. cit., p. 89.

41.

Ibid., p. 92.

42.

Ibid., p. 95.

43.

Ibid., p. 92.

44.

Ibid., p. 101.

45.

Ibid., p. 308.

46.

Ibid., cité p. 31.

47.

Ibid., p. 123.

48.

Op. cit.., p. 235-243.

49.

Ibid., p. 117.

50.

Ibid., p. 140.

51.

Ibid., p. 164.

52.

Ibid., p. 333.

53.

Ibid., p. 334.

54.

Ibid.

55.

Ibid., p. 169.

56.

Ibid., p. 173-174 : « Le marxisme – sinon Marx lui-même – a trop souvent raisonné comme si les pratiques découlaient immédiatement de la praxis. Sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures, nous croyons qu’entre praxis et pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par l’opération duquel une matière et une forme, dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et intelligibles. C’est à cette théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx, que nous souhaitons contribuer, réservant à l’histoire – assistée par la démographie, la technologie, la géographie historique et l’ethnographie – le soin de développer l’étude des infrastructures proprement dites, qui ne peut être principalement la nôtre, parce que l’ethnographie est d’abord une psychologie. »

57.

Ibid., p. 173.

58.

Ibid., p. 330.

59.

Ibid., p. 181.

60.

Ibid.

61.

Ibid., p. 294.

62.

Ibid., p. 326-327.

63.

Ibid., p. 328, note.

64.

Ibid., p. 354.

65.

Anthropologie structurale, op. cit., p. 71.

66.

La Pensée sauvage, op. cit. Cette valeur de chiffre est d’abord appréhendée dans le sentiment : réfléchissant sur les caractères de la Logique concrète, Lévi-Strauss montre qu’ils « se manifestent au cours de l’observation ethnologique… sous un double aspect, affectif et intellectuel » (p. 50). La taxinomie déploie sa logique sur le fond d’un sentiment de parenté entre les hommes et les êtres : « Ce savoir désintéressé et attentif, affectueux et tendre, acquis et transmis dans un climat conjugal et filial » (p. 52), l’auteur le retrouve chez les gens du cirque et les employés des jardins zoologiques (ibid). Si la « taxinomie et l’amitié tendre » (p. 53) sont la devise commune du soi-disant primitif et du zoologiste, ne faut-il pas désimpliquer cette intelligence du sentiment ? Or les rapprochements, correspondances, associations, recoupements, symbolisations, dont il est question dans les pages suivantes (p. 53-59) et que l’auteur n’hésite pas à rapprocher de l’hermétisme et de l’emblématisme, placent les correspondances – le chiffre – à l’origine des homologies entre écarts différentiels appartenant à des niveaux différents, donc à l’origine du code.

67.

Ibid., p. 66-72.

68.

Ibid., p. 129-143.

69.

Ibid., p. 140.

70.

Ibid.

71.

Ibid., p. 141.

72.

Conséquence remarquable de l’intolérance de la logique des contrastes à l’égard de la similitude : le totémisme – bien qu’appelé « prétendu totémisme » – est résolument préféré à la logique du sacrifice (p. 295-302), dont « le principe fondamental est celui de la substitution » (p. 296), c’est-à-dire quelque chose d’étranger à la logique du totémisme, qui « consiste dans un réseau d’écarts différentiels entre les termes posés comme discontinus » (ibid.). Le sacrifice apparaît alors comme « une opération absolue ou extrême qui porte sur un objet intermédiaire » (p. 298), la victime. Pourquoi extrême ? parce que le sacrifice rompt par destruction la relation entre l’homme et la divinité, afin de déclencher l’octroi de la grâce qui comblera le vide. Ici l’ethnologue ne décrit plus, il juge : « le système du sacrifice fait intervenir un terme non existant : la divinité ; et il adopte une conception objectivement fausse de la série naturelle, puisque nous avons vu qu’il se la représente comme continue ». Entre totémisme et sacrifice, il faut dire : « l’un est vrai, l’autre est faux. Plus exactement, les systèmes classificatoires se situent au niveau de la langue : ce sont des codes plus ou moins bien faits, mais toujours en vue d’exprimer des sens, tandis que le système du sacrifice représente un discours particulier, et dénué de bon sens quoiqu’il soit fréquemment proféré » (p. 302).

73.

Préface d’Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1957, p. 159-210.

74.

Ibid., p. 160.

75.

Ibid., p. 184.

76.

Ibid.

77.

Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, Paris, Aubier, 1962, p. 194.

78.

Ibid., p. 197.

79.

La Théologie au XVIIe siècle, op. cit., p. 171.