La structure, le mot, l’événement


L’intention de ce rapport est de ramener la discussion sur le structuralisme à son lieu d’origine : la science du langage, la linguistique. C’est là que nous avons chance à la fois d’éclairer le débat et de le dépassionner. Car c’est là que peuvent être aperçues la validité de l’analyse structurale et la limite de cette validité.

1. Je voudrais montrer que le type d’intelligibilité qui s’exprime dans le structuralisme triomphe dans tous les cas où l’on peut :

a) travailler sur un corpus déjà constitué, arrêté, clos et, en ce sens, mort ;

b) établir des inventaires d’éléments et d’unités ;

c) placer ces éléments ou unités dans des rapports d’opposition, de préférence d’opposition binaire ;

d) établir une algèbre ou une combinatoire de ces éléments et de ces couples d’opposition.

J’appellerai langue l’aspect du langage qui se prête à cet inventaire, – taxinomies les inventaires et combinaisons auxquels la langue donne lieu, – et sémiologique le modèle qui règle l’investigation elle-même.

2. Je voudrais ensuite établir que le succès même de l’entreprise a pour contrepartie de laisser en dehors de l’intelligence structurale la compréhension des actes, opérations et procès, constitutifs du discours. Le structuralisme conduit à penser de manière antinomique le rapport de la langue au discours. Je ferai de la phrase ou de l’énoncé le pivot de cette deuxième enquête. J’appellerai sémantique le modèle qui en règle l’intelligence.

3. Enfin je voudrais donner un aperçu des recherches qui dès maintenant échappent au modèle structuraliste – du moins sous la forme définie dans la première partie – et qui annoncent une nouvelle intelligence des opérations et des procès ; cette nouvelle intelligence se situerait au-delà de l’antinomie de la structure et de l’événement, du système et de l’acte, à laquelle nous aura conduit l’enquête structuraliste.

À cette occasion, je dirai quelques mots de la linguistique de Chomsky, connue sous le nom de « grammaire générative », qui sonne le glas du structuralisme conçu comme science des taxinomies, des inventaires clos et des combinaisons déjà échues.

Mais surtout je voudrais esquisser une réflexion sur le mot, comme lieu du langage où se fait constamment cet échange de la structure et de l’événement. D’où le titre de mon exposé, où le mot a été placé en tiers entre la structure et l’événement.

Une telle recherche présuppose une notion tout à fait fondamentale : à savoir que le langage est fait d’une hiérarchie de niveaux. Tous les linguistes le disent, mais beaucoup atténuent cette affirmation en soumettant tous les niveaux à la même méthode, par exemple à celle qui a réussi au niveau phonologique, où l’on a effectivement affaire à des inventaires limités et clos, à des entités définies par la seule épreuve de commutation, à des rapports d’opposition binaire, enfin à des combinaisons rigoureuses entre unités discrètes. La question est de savoir si tous les niveaux sont homologues. Toute mon étude reposera sur l’idée que le passage à la nouvelle unité du discours, constituée par la phrase ou énoncé, représente une coupure, une mutation, dans la hiérarchie des niveaux. Je n’épuiserai d’ailleurs pas la question des niveaux ; je laisserai même entrevoir à la fin qu’il y a peut-être d’autres niveaux stratégiques comme le texte, dont l’enchaînement interne appelle une autre sorte d’intelligibilité que la phrase et que le mot en position de phrase. C’est avec ces grandes unités de l’ordre du texte qu’une ontologie du logos ou du dire trouverait place ; si le langage a quelque part prise sur l’être, c’est à un niveau de manifestation ou d’efficience dont les lois sont originales par rapport aux niveaux antérieurs.

Bref, l’enchaînement des méthodes, des points de vue, des modèles, est une conséquence de la hiérarchie des niveaux dans l’œuvre du langage.

I. Les présuppositions de l’analyse structurale

Je m’attacherai moins aux résultats qu’aux présuppositions qui constituent la théorie linguistique, au sens épistémologique fort du mot théorie. Ces présuppositions, Saussure, fondateur de la linguistique moderne, les a aperçues mais les a dites dans un langage qui reste bien souvent en retard sur la conceptualité nouvelle qu’il introduit ; c’est Louis Hjelmslev qui a théorétisé ces présuppositions dans ses Prolegomena to a Theory of Language de 19431 ; le premier, il les a énoncées dans un discours entièrement homogène à son objet. Énumérons ces présuppositions :

1. Le langage est un objet pour une science empirique ; empirique est pris ici au sens moderne ; il désigne non seulement le rôle et le primat de l’observation, mais encore la subordination des opérations inductives à la déduction et au calcul.

Cette possibilité de constituer le langage en objet spécifique d’une science a été introduite par Saussure lui-même par sa distinction fameuse de la langue et de la parole. En rejetant du côté de la parole l’exécution psycho-physiologique, la performance individuelle et les libres combinaisons du discours, Saussure réserve pour la langue les règles constitutives du code, l’institution valable pour la communauté linguistique, l’ensemble des entités entre lesquelles s’opère le choix dans les libres combinaisons du discours. Ainsi est séparé un objet homogène : tout ce qui concerne la langue tombe en effet à l’intérieur du même domaine, alors que la parole se disperse dans les registres de la psycho-physiologie, de la psychologie, de la sociologie, et ne paraît pas pouvoir constituer l’objet unique d’une discipline spécifique.

2. Dans la langue elle-même, il faut encore distinguer une science des états de système, ou linguistique synchronique, et une science des changements, ou linguistique diachronique. Saussure ici encore avait ouvert la voie en déclarant fortement que ces deux approches ne peuvent être menées simultanément et qu’il faut en outre subordonner la seconde à la première. Poussant la thèse de Saussure à sa forme radicale, Hjelmslev dira : « Derrière tout procès, on doit pouvoir trouver un système » ; par cette seconde présupposition s’ouvre une nouvelle carrière d’intelligibilité : le changement, considéré comme tel, est inintelligible ; on ne le comprend que comme passage d’un état de système à un autre ; ce que signifie le mot diachronie ; c’est donc le système, c’est-à-dire l’arrangement des éléments dans un ensemble simultané, que l’on comprend par priorité.

3. Dans un état de système, il n’y a pas de termes absolus, mais des relations de dépendance mutuelle ; Saussure disait : « le langage n’est pas une substance mais une forme » ; si la forme intelligible par excellence est l’opposition, on dira, encore avec Saussure : « dans la langue il y a seulement des différences » ; ce qui veut dire qu’il ne faut pas considérer les significations attachées aux signes isolés comme des étiquettes dans une nomenclature hétéroclite, mais les valeurs relatives, négatives, oppositives de ces signes les uns à l’égard des autres.

4. L’ensemble des signes doit être tenu pour un système clos, afin de le soumettre à l’analyse ; cela est évident au niveau de la phonologie, qui établit l’inventaire fini des phonèmes d’une langue donnée ; mais cela est vrai encore au niveau du lexique, lequel, comme le montre un dictionnaire unilingual, est immense mais non infini. Mais on le comprend mieux si on réussit à substituer à cette liste pratiquement innombrable l’inventaire fini des sous-signes qui sous-tendent notre lexique et à partir desquels on pourrait reconstituer la richesse immense des lexiques réels. Enfin il n’est pas inutile de rappeler que la syntaxe est constituée par un système fini de formes et de règles. Si l’on ajoute qu’à un niveau plus élevé encore le linguiste travaille toujours sur un corpus fini de textes, on peut formuler d’une façon générale l’axiome de la clôture qui gouverne le travail de l’analyse. Opérant ainsi à l’intérieur d’un système clos de signes, le linguiste peut considérer que le système qu’il analyse n’a pas de dehors mais seulement des relations internes. C’est ainsi que Hjelmslev définissait la structure : une entité autonome de dépendances internes.

5. La définition du signe qui satisfait à ces quatre présuppositions rompt entièrement avec l’idée naïve que le signe est mis pour une chose ; si l’on a correctement séparé la langue de la parole, les états de système de l’histoire des changements, la forme de la substance, et le système clos des signes de toute référence à un monde, il faut définir le signe non seulement par son rapport d’opposition à tous les autres signes de même niveau, mais encore en lui-même comme une différence purement interne, purement immanente. C’est en ce sens que Saussure distingue le signifiant et le signifié, et Hjelmslev l’expression et le contenu. Cette présupposition pourrait être placée en tête, comme Saussure le fait dans le Cours ; mais, dans un ordre logique des présuppositions, cette définition du signe ne fait que consacrer l’ensemble des axiomes antérieurs. Sous le régime de la clôture de l’univers des signes, le signe est soit une différence entre signes, soit une différence interne à chaque signe entre expression et contenu ; cette réalité à double face tombe entièrement à l’intérieur de la clôture linguistique.

Le structuralisme peut ainsi être défini comme la prise de conscience entière des exigences contenues dans cette suite de présuppositions. Certes, Saussure n’emploie pas le mot « structure », mais le mot « système » ; le mot structure est apparu seulement en 1928 au Premier Congrès international de linguistes à La Haye, sous la forme « structure d’un système ». Le mot « structure » apparaissait ainsi comme une spécification du système et désignait les combinaisons restrictives, prélevées sur le champ entier des possibilités d’articulation et de combinaison, qui créent la configuration individuelle d’une langue. Mais, sous la forme de l’adjectif « structural », le mot est devenu synonyme de système. Le point de vue structural est ainsi globalement opposé au point de vue génétique. Il cumule à la fois l’idée de synchronie (priorité de l’état de langue sur l’histoire), l’idée d’organisme (la langue comme unité de globalités enveloppant des parties), enfin l’idée de combinaison ou de combinatoire (la langue comme un ordre fini d’unités discrètes). Ainsi, de l’expression « structure d’un système », on est passé à l’adjectif « structural », pour définir le point de vue qui contient ces diverses idées, et enfin à « structuralisme », pour désigner les recherches qui prennent le point de vue structuraliste comme hypothèse de travail, voire comme idéologie et comme arme de combat.

II. La parole comme discours

La conquête du point de vue structural est à coup sûr une conquête de la scientificité. En constituant l’objet linguistique comme objet autonome, la linguistique se constitue elle-même comme science. Mais à quel prix ? Chacun des axiomes que nous avons énumérés est à la fois un gain et une perte.

L’acte de parler n’est pas seulement exclu comme exécution extérieure, comme performance individuelle, mais comme libre combinaison, comme production d’énoncés inédits. Or c’est là l’essentiel du langage, à proprement parler sa destination.

Est en même temps exclue l’histoire, non seulement le changement d’un état de système à un autre, mais la production de la culture et de l’homme dans la production de sa langue. Ce que Humboldt avait appelé la production et qu’il opposait à l’ouvrage fait, n’est pas seulement la diachronie, c’est-à-dire le changement et le passage d’un état de système à un autre état de système, mais bien la génération, dans son dynamisme profond, de l’œuvre de parole en chacun et en tous.

Est encore exclue, avec la libre combinaison et la génération, l’intention première du langage, qui est de dire quelque chose sur quelque chose ; cette intention, le locuteur et l’auditeur la comprennent immédiatement. Pour eux le langage vise quelque chose, ou plus exactement il a une double visée : une visée idéale (dire quelque chose) et une référence réelle (dire sur quelque chose). Dans ce mouvement, le langage franchit deux seuils : le seuil de l’idéalité du sens et, au-delà de ce sens, le seuil de la référence. À travers ce double seuil et à la faveur de ce mouvement de transcendance, le langage veut dire ; il a prise sur la réalité et exprime la prise de la réalité sur la pensée. Meillet disait déjà : dans le langage il faut considérer deux choses : son immanence et sa transcendance ; nous dirions aujourd’hui : sa structure immanente et le plan de manifestation où ses effets de sens sont offerts à la morsure du réel. Il faut donc équilibrer l’axiome de la clôture de l’univers des signes par une attention à la fonction prime du langage, qui est de dire. Par contraste à la clôture de l’univers des signes, cette fonction constitue son ouverture ou son aperture.

Ces considérations encore massives et peu analysées conduisent à mettre en question la toute première supposition de la science du langage, à savoir que le langage est un objet pour une science empirique. Que le langage soit un objet, cela va de soi tant que l’on garde la conscience critique que cet objet est entièrement défini par les procédures, les méthodes, les présuppositions et finalement la structure de la théorie qui en règlent la constitution. Mais si l’on perd de vue cette subordination de l’objet à la méthode et à la théorie, on prend pour un absolu ce qui n’est qu’un phénomène. Or l’expérience que le locuteur et l’interlocuteur ont du langage vient limiter la prétention à absolutiser cet objet. L’expérience que nous avons du langage découvre quelque chose de son mode d’être qui résiste à cette réduction. Pour nous qui parlons, le langage n’est pas un objet mais une médiation ; il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi, nous nous exprimons et nous exprimons les choses. Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes, dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis. Le langage veut disparaître ; il veut mourir comme objet.

Une antinomie se dessine ; d’un côté, la linguistique structurale procède d’une décision de caractère épistémologique, celle de se tenir à l’intérieur de la clôture de l’univers des signes ; en vertu de cette décision, le système n’a pas de dehors ; il est une entité autonome de dépendances internes. Mais c’est une décision méthodologique qui fait violence à l’expérience linguistique. La tâche est alors, d’autre part, de récupérer pour l’intelligence du langage ce que le modèle structural exclut, et qui est peut-être le langage lui-même comme acte de parole, comme dire. Il faut ici résister à l’action d’intimidation, au véritable terrorisme, que des non-linguistes déploient sur la base d’un modèle naïvement extrapolé de ses conditions de fonctionnement. L’apparition d’une « littérature » qui prend ses propres opérations comme thème introduit l’illusion que le modèle structural épuise l’intelligence du langage. Mais la « littérature » ainsi conçue est elle-même une exception dans le champ du langage ; elle ne recouvre ni la science, ni la poésie qui, de manière différente, assument la vocation du langage comme dire. La conjonction de la linguistique structurale et de la « littérature » du même nom doit être elle-même considérée comme un événement très contingent et de portée très limitée. La prétention de quelques-uns à démystifier, comme ils disent, la parole et le dire doit être elle-même démystifiée, comme non critique et naïve.

Notre tâche me paraît être plutôt d’aller jusqu’au bout de l’antinomie dont la claire conception est précisément le fruit avancé de l’intelligence structurale. La formulation de cette antinomie est aujourd’hui la condition du retour à une intelligence intégrale du langage ; penser le langage, ce serait penser l’unité de cela même que Saussure a disjoint, l’unité de la langue et de la parole.

Mais comment ? Le danger est ici de dresser une phénoménologie de la parole face à une science de la langue, au risque de retomber au psychologisme et au mentalisme, dont la linguistique structurale nous a délivrés. Pour penser véritablement l’antinomie de la langue et de la parole, il faudrait pouvoir produire l’acte de parole dans le milieu même de la langue, à la manière d’une promotion de sens, d’une production dialectique, qui fasse advenir le système comme acte et la structure comme événement.

Eh bien ! cette promotion, cette production, cette avance peuvent être pensées, si nous prenons une intelligence exacte des niveaux hiérarchiques du langage.

On n’a encore rien dit sur cette hiérarchie tant qu’on a seulement superposé deux plans d’articulation : l’articulation phonologique et l’articulation lexicale (voire trois plans, si l’on ajoute l’articulation syntaxique). On n’a pas encore dépassé le point de vue selon lequel la langue est une taxinomie, un corpus de textes déjà émis, un répertoire de signes, un inventaire d’unités et une combinatoire d’éléments. La hiérarchie des niveaux du langage comporte encore autre chose qu’une suite de systèmes articulés : phonologique, lexical, syntaxique. On change véritablement de niveau quand on passe des unités de langue à l’unité nouvelle que constitue la phrase ou l’énoncé. Cette unité n’est plus de langue, mais de parole ou de discours. En changeant d’unité on change aussi de fonction, ou plutôt on passe de la structure à la fonction. C’est alors qu’il y a chance de rencontrer le langage comme dire.

La nouvelle unité que nous considérerons maintenant n’est aucunement sémiologique – si l’on entend par là tout ce qui concerne les rapports de dépendance interne entre signes ou composantes de signes. Cette grande unité est proprement sémantique, si l’on prend ce mot en son sens fort, qui est non seulement de signifier en général, mais de dire quelque chose, de renvoyer du signe à la chose.

L’énoncé ou phrase comporte tous les traits qui supportent l’antinomie de la structure et de l’événement ; par ses caractères propres, la phrase atteste que cette antinomie n’oppose pas le langage à autre chose que lui-même, mais le traverse en son centre, au cœur de son effectuation.

1. Le discours a pour mode de présence un acte, l’instance de discours (Benveniste) qui, comme telle, est de la nature de l’événement. Parler est un événement actuel, un acte transitoire, évanouissant ; le système, par contre, est a-temporel, parce qu’il est simplement virtuel.

2. Le discours consiste en une suite de choix par lesquels certaines significations sont élues et d’autres exclues ; ce choix est la contrepartie d’un trait correspondant du système, la contrainte.

3. Ces choix produisent des combinaisons neuves : émettre des phrases inédites, comprendre de telles phrases, tel est l’essentiel de l’acte de parler et de comprendre la parole. Cette production de phrases inédites en nombre virtuellement infini a pour contrepartie le répertoire fini et clos des signes.

4. C’est dans l’instance de discours que le langage a une référence. Parler c’est dire quelque chose de quelque chose. C’est ici que nous retrouvons Frege et Husserl. Dans son fameux article Über Sinn und Bedeutung2 (expressions que Peter Geach et Max Black ont traduites par Sense and Reference), Frege avait parfaitement montré que la visée du langage est double : visée d’un sens idéal (c’est-à-dire sans appartenance au monde physique ou psychique), et visée de référence : si le sens peut être dit inexistant, en tant que pur objet de pensée, c’est la référence – la Bedeutung – qui enracine nos mots et nos phrases dans la réalité : « Nous attendons une référence de la proposition elle-même : c’est l’exigence de vérité (das Streben nach Wahrheit) qui nous pousse (treibt) à avancer (vordringen) vers la référence. » Cette avance du sens (idéal) vers la référence (réelle) est l’âme même du langage. Husserl ne dira pas autre chose dans les Recherches logiques3 : le sens idéal est un vide et une absence qui demandent à être remplis. Par le remplissement, le langage vient à lui-même, c’est-à-dire meurt à lui-même. Que l’on distingue, avec Frege, Sinn et Bedeutung ou, avec Husserl, Bedeutung et Erfüllung, ce que l’on articule ainsi, c’est une intention signifiante qui rompt la clôture du signe, qui ouvre le signe sur l’autre, bref qui constitue le langage comme un dire, un dire quelque chose sur quelque chose. Le moment où se produit le virement de l’idéalité du sens à la réalité de la chose, c’est celui de la transcendance du signe. Ce moment est contemporain de la phrase. C’est au plan de la phrase que le langage dit quelque chose ; en dessous, non. En effet la double articulation de Frege est le ressort de la prédication, pour autant que « dire quelque chose » désigne l’idéalité du sens et « dire sur quelque chose » désigne le mouvement du sens à la référence.

Il ne faut donc pas opposer deux définitions du signe, l’une comme différence interne du signifiant et du signifié, l’autre comme référence externe du signe à la chose. Il n’y a pas à choisir entre ces deux définitions. L’une se rapporte à la structure du signe dans le système, l’autre a sa fonction dans la phrase.

5. Dernier trait de l’instance de discours : l’événement, le choix, la novation, la référence, impliquent aussi une manière propre de désigner le sujet du discours. Quelqu’un parle à quelqu’un ; là est l’essentiel de l’acte de communication. Par ce trait, l’acte de parole s’oppose à l’anonymat du système ; il y a parole là où un sujet peut reprendre dans un acte, dans une instance singulière de discours, le système de signes que la langue met à sa disposition ; ce système reste virtuel tant qu’il n’est pas accompli, réalisé, opéré par quelqu’un qui, en même temps, s’adresse à un autre. La subjectivité de l’acte de parole est d’emblée l’intersubjectivité d’une allocution.

Ainsi, c’est au même niveau et dans la même instance de discours que le langage a une référence et un sujet4, un monde et une audience. Il n’est donc pas étonnant que référence au monde et autoréférence soient exclues ensemble par la linguistique structurale, comme non constitutives du système comme tel. Mais cette exclusion est seulement la présupposition qu’il faut instaurer pour constituer une science des articulations ; elle ne vaut plus lorsqu’il s’agit d’atteindre le niveau d’effectuation où un locuteur réalise son intention signifiante relativement à une situation et à une audience. Allocution et référence viennent ensemble avec acte, événement, choix, novation.

III. La structure et l’événement

Arrivés à ce point, nous serions tentés de nous laisser déchirer par l’antinomie. Sans doute le structuralisme y conduit-il. Mais ce passage par l’antinomie n’est pas vain : il constitue le premier niveau – le niveau proprement dialectique – d’une pensée constituante. C’est pourquoi, dans un premier temps, il n’y a rien d’autre à faire que renforcer cette antinomie du systématique et de l’historique, et opposer terme à terme l’événementiel au virtuel, le choix à la contrainte, l’innovation à l’institution, la référence à la clôture, l’allocution à l’anonymat.

Mais, en un second temps, il est nécessaire d’explorer de nouvelles voies, d’essayer de nouveaux modèles d’intelligibilité, où la synthèse des deux points de vue serait à nouveau pensable. Il s’agit alors de trouver des instruments de pensée capables de maîtriser le phénomène du langage, qui n’est ni la structure, ni l’événement, mais la conversion incessante de l’un dans l’autre par le moyen du discours.

Ce problème concerne le langage comme syntaxe et comme sémantique. Je parlerai peu du premier point, me réservant d’y revenir dans une étude ultérieure, et pas davantage du second ; car c’est avec lui que j’atteins le problème visé par le titre de cette étude : la structure, le mot, l’événement.

 

I. C’est dans l’ordre de la syntaxe que la linguistique poststructuraliste fait actuellement des progrès spectaculaires. L’école de Chomsky aux États-Unis travaille sur la notion de « grammaire générative » ; tournant le dos aux taxinomies du premier structuralisme, cette linguistique nouvelle part d’emblée de la phrase et du problème posé par la production de phrases nouvelles. Au début de Current Issues in Linguistic Theory5, Chomsky écrit : « Le fait central sur lequel doit porter toute linguistique significative est celui-ci : un locuteur exercé peut produire dans sa langue une phrase nouvelle au moment opportun, et d’autres locuteurs peuvent la comprendre immédiatement, bien qu’elle soit également nouvelle pour eux. La plus grande part de notre expérience linguistique, comme locuteur et comme auditeur, a trait à des phrases nouvelles ; une fois que nous avons acquis la maîtrise d’une langue, la classe des phrases avec lesquelles nous pouvons opérer couramment et sans difficulté ou hésitation est si vaste que nous pouvons la tenir pour infinie à tous égards : à celui de la pratique et manifestement aussi à celui de la théorie. La maîtrise normale d’une langue implique non seulement la capacité de comprendre immédiatement un nombre indéfini de phrases entièrement nouvelles, mais aussi l’aptitude à identifier des phrases déviantes et éventuellement de les soumettre à interprétation… Il est clair qu’une théorie du langage qui néglige cet aspect “créateur” n’a qu’un intérêt marginal »6.

Un nouveau concept de structure est ainsi requis pour rendre compte de ce que Chomsky appelle la grammaire de la langue. Il définit celle-ci en ces termes : « La grammaire est un procédé qui détermine la série infinie des phrases bien formées et assigne à chacune d’elles une ou plusieurs descriptions structurales »7. Ainsi, la description structurale ancienne, celle qui porte sur des inventaires morts, résulte par assignation d’une règle dynamique d’engendrement qui sous-tend la compétence du lecteur. Chomsky ne cesse d’opposer une grammaire générative aux inventaires d’éléments caractéristiques des taxinomies chères aux structuralistes. Nous sommes ainsi ramenés aux Cartésiens (le dernier livre de Chomsky s’appelle Cartesian Linguistics8) et à Humboldt pour qui le langage n’est pas produit, mais production, génération.

À mon sens, c’est cette nouvelle conception de la structure comme dynamisme réglé qui vaincra le premier structuralisme ; elle le vaincra en l’intégrant, c’est-à-dire en le situant exactement à son niveau de validité. C’est à ce problème que je reviendrai dans une étude ultérieure.

Mais je veux dire dès maintenant que nous ne devons pas nous sentir démunis face à ce nouveau développement de la linguistique. Nous avons, si je puis dire, une doctrine d’accueil dans l’œuvre du grand linguiste français – trop méconnu – Gustave Guillaume9. Sa théorie des systèmes morphologiques – c’est-à-dire des formes du discours – est une espèce de grammaire générative. Ses études sur l’article et sur les temps du verbe montrent comment l’œuvre du discours est de mettre les mots en position de phrase. Ce qu’on appelle formes du discours – les catégories du nom, du verbe, etc. – ont pour fonction d’achever, de terminer, de clore le mot, de manière à l’insérer dans la phrase, dans le discours. En mettant le mot en position de phrase, le système des formes permet à nos mots et à nos discours de s’appliquer à la réalité. Plus particulièrement, le nom et le verbe sont des catégories du discours grâce auxquelles nos signes sont en quelque sorte « reversés à l’univers » sous l’aspect de l’espace et du temps. En achevant le mot en nom et en verbe, ces catégories rendent nos signes capables de saisir le réel et les gardent de se refermer sur l’ordre fini, fermé, d’une sémiologie.

Mais la morphologie ne remplit cette fonction que parce que la science du discours et des systèmes tels que ceux de l’article, du verbe, etc., est une science d’opérations et non une science d’éléments. Qu’on ne l’accuse pas de mentalisme ! Cette accusation, qui est en train d’inhiber trop de chercheurs, est valide contre un psychologisme de l’image et du concept, c’est-à-dire contre l’allégation de contenus psychiques accessibles à la seule introspection. Elle est stupide lorsqu’elle porte contre des opérations. Ici aussi il faudra savoir se soustraire à des interdits plus ou moins terroristes.

Plus que tout, le recours à Gustave Guillaume, à ce point de notre recherche, nous aide à briser un préjugé et à combler une lacune. Le préjugé est celui-ci : nous nous représentons volontiers la syntaxe comme la forme la plus intérieure du langage, comme le parachèvement de l’autosuffisance du langage. Rien n’est plus faux. La syntaxe n’assure pas la scission de la langue, ce qu’a déjà fait la constitution du signe dans le système clos et taxinomique. La syntaxe, parce qu’elle relève du discours et non de la langue, est sur le trajet du retour du signe vers la réalité. C’est pourquoi les formes du discours, tels le nom et le verbe, marquent le travail du langage pour appréhender la réalité sous ses aspects spatiaux et temporels : ce que Gustave Guillaume appelle « reverser le signe à l’univers ». Ceci prouve qu’une philosophie du langage n’a pas seulement à rendre compte de la distance et de l’absence du signe à la réalité (la case vide de Lévi-Strauss) ; on peut s’en tenir à ce point de vue aussi longtemps que l’on considère le système clos des unités discrètes qui composent la langue ; il ne suffit plus, dès que l’on aborde le discours en acte. Il apparaît alors que le signe n’est pas seulement ce qui manque aux choses, il n’est pas seulement absent aux choses et autre qu’elles ; il est ce qui veut s’appliquer, pour exprimer, saisir, appréhender, et finalement montrer, faire voir.

C’est pourquoi une philosophie du langage ne doit pas se borner aux conditions de possibilité d’une sémiologie : pour rendre compte de l’absence du signe aux choses, la réduction des rapports de nature et leur mutation en rapports signifiants suffit. Il faut en outre satisfaire aux conditions de possibilité du discours, en tant que celui-ci est une tentative sans cesse renouvelée pour exprimer intégralement le pensable et le dicible de notre expérience. La réduction – ou tout acte comparable par sa négativité – n’y suffit plus. La réduction est seulement l’envers, la face négative, d’un vouloir-dire, qui aspire à devenir un vouloir-montrer.

Quoi qu’il en soit du destin de l’œuvre de Chomsky en France et du relais que Gustave Guillaume peut offrir à son assimilation, l’intérêt philosophique de cette nouvelle phase de la théorie linguistique est évident : un rapport nouveau, de caractère non antinomique, est en train de s’instituer entre structure et événement, entre règle et invention, entre contrainte et choix, grâce à des concepts dynamiques du genre de l’opération structurante et non plus de l’inventaire structuré.

J’espère que l’anthropologie et les autres sciences humaines sauront en tirer les conséquences, comme elles le font en ce moment avec l’ancien structuralisme, au moment où son déclin commence en linguistique.

 

II. Je voudrais esquisser un dépassement parallèle de l’antinomie de la structure et de l’événement dans l’ordre sémantique. C’est ici que je retrouve mon problème du mot.

Le mot, c’est beaucoup plus et c’est beaucoup moins que la phrase.

C’est beaucoup moins, parce qu’il n’y a pas encore de mot avant la phrase. Qu’est-ce qu’il y a avant la phrase ? Des signes, c’est-à-dire des différences dans le système, des valeurs dans le lexique. Mais il n’y a pas encore de signification, d’entité sémantique. Le signe, en tant que différence dans le système, ne dit rien. C’est pourquoi il faut dire qu’en sémiologie il n’y a pas de mot, mais des valeurs relatives, différentielles, oppositives. À cet égard, Hjelmslev a raison : si l’on écarte de la sémiologie la substance des sons et celle des significations, telles qu’elles sont l’une et l’autre accessibles au sentiment des locuteurs, il faut dire que phonétique et sémantique n’appartiennent pas à la sémiologie. L’une et l’autre relèvent de l’usage ou emploi, non du schéma. Or le schéma seul est essentiel à la langue. L’usage ou emploi est au carrefour de la langue et de la parole. Il faut donc conclure que le mot nomme en même temps que la phrase dit. Il nomme en position de phrase. Dans le dictionnaire, il y a seulement la ronde sans fin de termes qui se définissent en cercle, qui tournoient dans la clôture du lexique. Mais, voici : quelqu’un parle, quelqu’un dit quelque chose ; le mot sort du dictionnaire ; il devient mot au moment où l’homme devient parole, où la parole devient discours et le discours phrase. Ce n’est pas par hasard si en allemand Wort – le mot – est aussi Wort, la parole (même si Wort et Wort n’ont pas le même pluriel). Les mots, ce sont les signes en position de parole. Les mots sont le point d’articulation du sémiologique et du sémantique, en chaque événement de parole.

Ainsi, le mot est comme un échangeur entre le système et l’acte, entre la structure et l’événement : d’un côté, il relève de la structure, comme une valeur différentielle, mais il n’est alors qu’une virtualité sémantique ; de l’autre, il relève de l’acte et de l’événement, en ceci que son actualité sémantique est contemporaine de l’actualité évanouissante de l’énoncé.

Mais c’est ici aussi que la situation se renverse. Le mot, ai-je dit, est moins que la phrase, en ce que son actualité de signifiance est tributaire de celle de la phrase : mais il est plus que la phrase à un autre point de vue. La phrase, nous l’avons vu, est un événement : à ce titre, son actualité est transitoire, passagère, évanouissante. Mais le mot survit à la phrase. Comme entité déplaçable, il survit à l’instance transitoire du discours et se tient disponible pour de nouveaux emplois. Ainsi, lourd d’une nouvelle valeur d’emploi – aussi mince soit-elle – il retourne au système. Et, en retournant au système, il lui donne une histoire.

Pour expliquer ce processus, je reprendrai l’analyse du problème de la polysémie que j’ai tenté ailleurs10 de comprendre directement, mais sans disposer encore de la distinction que j’aperçois aujourd’hui entre une sémiologie, ou science des signes dans des systèmes, et une sémantique, ou science de l’usage, de l’emploi des signes en position de phrase. Le phénomène de polysémie est incompréhensible si on n’introduit pas une dialectique du signe et de l’emploi, de la structure et de l’événement. En termes purement synchroniques, la polysémie signifie qu’un mot, à un moment donné, a plus d’une signification, que ses significations multiples appartiennent au même état de système. Mais cette définition manque l’essentiel, qui concerne non la structure, mais le procès. Il y a un procès de nomination, une histoire de l’usage, qui a sa projection dans la synchronie, sous forme de polysémie. Or ce procès du transfert de sens – de la métaphore – suppose que le mot est une entité cumulative, capable d’acquérir de nouvelles dimensions de sens, sans perdre les anciennes. C’est ce procès cumulatif, métaphorique, qui se projette sur la surface du système comme polysémie.

Or ce que j’appelle ici projection est seulement un cas du retour de l’événement au système. C’est le cas le plus intéressant et peut-être le plus fondamental, s’il est vrai, comme on l’a dit, que la polysémie est le pivot de la sémantique. C’est le plus intéressant, parce qu’on y surprend à merveille ce que j’ai appelé les échanges entre la structure et l’événement ; ce procès se présente comme un concours de deux facteurs distincts : un facteur d’expansion et, à la limite, de surcharge ; en effet, le mot, en vertu du procès cumulatif que je disais, tend à se charger de nouvelles valeurs d’emploi ; mais la projection de ce procès cumulatif dans le système des signes implique que la nouvelle signification trouve sa place à l’intérieur du système ; l’expansion, et éventuellement la surcharge, est arrêtée par la limitation mutuelle des signes à l’intérieur du système. On peut parler en ce sens d’une action limitative du champ, opposée à la tendance à l’expansion, qui résulte du procès cumulatif du mot. Ainsi s’explique ce qu’on pourrait appeler une polysémie réglée, qui est la loi de notre langage. Les mots ont plus d’un sens, mais n’ont pas un sens infini.

Cet exemple montre combien les systèmes sémantiques diffèrent des systèmes sémiologiques : ceux-ci peuvent être traités sans aucune référence à l’histoire ; ce sont des systèmes intemporels, parce que virtuels ; la phonologie en donne la meilleure illustration ; ne jouent que les oppositions binaires entre unités distinctives. En sémantique, par contre, la différenciation des significations résulte de l’équilibre entre deux procès, un procès d’expansion et un procès de limitation, lesquels forcent les mots à se tailler une place au milieu des autres, à hiérarchiser leurs valeurs d’emploi. Ce procès de différenciation est irréductible à une simple taxinomie. La polysémie réglée est d’ordre panchronique, c’est-à-dire à la fois synchronique et diachronique, dans la mesure où une histoire se projette dans des états de systèmes, lesquels dès lors ne sont que des coupes instantanées dans le procès du sens, dans le procès de la nomination.

On comprend alors ce qui arrive quand le mot accède au discours, avec sa richesse sémantique. Tous nos mots étant polysémiques à quelque degré, l’univocité ou la plurivocité de notre discours n’est pas l’œuvre des mots, mais des contextes. Dans le cas du discours univoque, c’est-à-dire du discours qui ne tolère qu’une signification, c’est la tâche du contexte d’occulter la richesse sémantique des mots, de la réduire, en établissant ce que M. Greimas appelle une isotopie, c’est-à-dire un plan de référence, une thématique, une topique identique pour tous les mots de la phrase (par exemple si je développe un « thème » géométrique, le mot volume sera interprété comme un corps dans l’espace ; si le « thème » est de bibliothèque, le mot volume sera interprété comme désignant un livre). Si le contexte tolère ou même préserve plusieurs isotopies à la fois, nous aurons affaire à un langage effectivement symbolique, qui dit autre chose en disant une chose. Au lieu de cribler une dimension de sens, le contexte en laisse passer plusieurs, voire en consolide plusieurs, qui courent ensemble à la manière des textes superposés d’un palimpseste. La polysémie de nos mots est alors libérée. Ainsi, le poème laisse se renforcer mutuellement toutes les valeurs sémantiques ; plus d’une interprétation est alors justifiée par la structure d’un discours qui donne permission aux multiples dimensions du sens de se réaliser en même temps. Bref, le langage est en fête. C’est bien dans une structure que cette abondance s’ordonne et se déploie ; mais la structure de la phrase ne crée rien absolument ; elle collabore avec la polysémie de nos mots pour produire cet effet de sens que nous appelons discours symbolique, et la polysémie de nos mots résulte elle-même du concours du procès métaphorique avec l’action limitative du champ sémantique.

Ainsi ne cessent de se compliquer et de se renouveler les échanges entre structure et événement, entre système et acte. Il est évident que l’installation d’une ou plusieurs isotopies est l’œuvre de séquences beaucoup plus longues que la phrase et qu’il faudrait, pour poursuivre cette analyse, changer encore de niveau de référence, considérer l’enchaînement d’un texte : rêve, poème ou mythe. C’est à ce niveau que je retrouverais mon problème de l’herméneutique. Mais c’est dans l’unité complexe du mot, me semble-t-il, que tout se joue. C’est là que l’échange de la genèse et de la structure se lit en clair. Mais pour interpréter correctement ce travail du langage, il faut réapprendre à penser comme Humboldt en termes de procès plutôt que de système, de structuration plutôt que de structure.

Le mot m’a paru être le point de cristallisation, le nœud de tous les échanges entre structure et fonction. S’il a cette vertu de contraindre à créer de nouveaux modèles d’intelligibilité, c’est parce qu’il est lui-même à l’intersection de la langue et de la parole, de la synchronie et de la diachronie, du système et du procès. En montant du système à l’événement, dans l’instance de discours, il apporte la structure à l’acte de parole. En retournant de l’événement au système, il apporte à celui-ci la contingence et le déséquilibre, sans quoi il ne pourrait ni changer, ni durer ; bref il donne une « tradition » à la structure qui, en elle-même, est hors le temps.

 

Je m’arrête ici. Mais je ne voudrais pas laisser croire que le phénomène du langage a été épuisé ; d’autres approches restent possibles. Je viens de faire une allusion au niveau du texte et à la stratégie de l’exégèse qui correspond à ce niveau ultérieur d’organisation. En poussant plus loin dans la même direction, on rencontrerait les problèmes posés par Heidegger concernant l’ontologie du langage. Mais ces problèmes exigeraient non seulement un changement de niveau, mais un changement de considération. Heidegger ne procède pas selon l’ordre ascendant que nous avons suivi, qui est un ordre progressif des éléments aux structures, puis des structures aux procès. Il suit un autre ordre – parfaitement légitime en lui-même – qui consiste à partir de l’être dit, du poids ontologique de langages accomplis comme celui du penseur, du poète, du prophète. Ainsi adossé au langage qui pense, il se met en route vers le parler : Unterwegs zur Sprache11. Car peut-être sommes-nous toujours en chemin vers le langage, bien que le langage soit lui-même le chemin. Ce chemin heideggerien vers le langage, je ne le prendrai pas ; mais vous me permettrez en conclusion de dire que je ne l’ai pas fermé, si je ne l’ai pas explicitement ouvert. Je ne l’ai pas fermé, en ceci que notre propre démarche a consisté à passer de la clôture de l’univers des signes à l’ouverture du discours. Il y aurait alors une nouvelle carrière pour une méditation sur le « mot » ; car il y a des grands mots, des mots puissants – Mikel Dufrenne en parle magnifiquement dans Le Poétique12 : à la faveur du procès de nomination, ces mots opèrent la capture de quelque aspect de l’être, par une sorte de violence qui délimite cela même que le mot ouvre et découvre. Ce sont les grands mots du poète, du penseur : ils montrent, ils laissent être ce qu’ils entourent de leur enclos. Mais si cette ontologie du langage ne peut devenir notre thème, en raison même de la procédure de cette étude, du moins peut-elle être aperçue comme l’horizon de cette recherche. Considérée à partir de cet horizon, notre investigation paraît mue et guidée par une conviction, à savoir que l’essentiel du langage commence au-delà de la clôture des signes. Nous nous tenons dans la clôture des signes lorsque nous descendons vers les éléments, les inventaires et les nomenclatures et atteignons les combinatoires sous-jacentes. Plus en effet nous nous éloignons du plan de manifestation, pour nous enfoncer dans l’épaisseur du langage en direction d’unités sub-lexicales, plus nous réalisons la clôture du langage ; les unités que nous révélons par l’analyse ne signifient rien : ce sont de simples possibilités combinatoires ; elles ne disent rien : elles se bornent à conjoindre et à disjoindre. Mais, dans le mouvement d’aller et retour entre l’analyse et la synthèse, le retour n’est pas équivalent à l’aller ; sur la voie du retour, en remontant des éléments vers le texte et le poème entier, émerge, au tournant de la phrase et du mot, une problématique nouvelle que tend à éliminer l’analyse structurale ; cette problématique propre au plan du discours, c’est celle du dire. Le surgissement du dire dans notre parler est le mystère même du langage ; le dire, c’est ce que j’appelle l’ouverture, ou mieux l’aperture du langage.

Vous avez deviné que l’aperture la plus extrême appartient au langage en fête.


1.

Prolégomènes à une théorie du langage, trad. fr., Paris, Minuit, 1971.

2.

« Sens et dénotation », publié en 1892, dans Écrits logiques et philosophiques, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1971, p. 102-126.

3.

Trois tomes, trad. fr., Paris, PUF, 1961-1963.

4.

Les implications subjectives de l’instance de discours sont développées plus loin dans « La question du sujet : le défi de la sémiologie », cf. ci-dessous, p. 321.

5.

La Haye, Mouton, 1964. Trad. fr. : Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Le Seuil, 1971.

6.

Ibid., p. 7-8.

7.

Ibid., p. 9.

8.

Trad. fr. : La Linguistique cartésienne suivi de La Nature formelle du langage, Paris, Le Seuil, 1969.

9.

Gustave Guillaume, Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps suivi de L’architectonique du temps dans les langues classiques (1929) ; rééd., Paris, Honoré Champion, 1984.

10.

Cf. ci-dessus, « Le problème du double-sens », p. 99.

11.

Trad. fr., Paris, Gallimard, « Tel », 1981.

12.

Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1963.