Technique et non-technique dans l’interprétation


Il y a une technique du mythe, dit M. Castelli1, et cette technique est l’aspect ultime du processus de démythisation : je me suis demandé jusqu’à quel point un tel jugement convenait à la psychanalyse que M. Castelli semble inclure dans « l’iconoclasme de l’intime » (dans ses remarques sur la technique du diurne et du nocturne).

Je répondrai aux deux questions suivantes :

1. En quel sens la psychanalyse est-elle une technique du nocturne ?

2. Jusqu’à quel point est-elle un iconoclasme de l’intime ?

I. La psychanalyse comme technique du nocturne

La question que nous nous posons est parfaitement légitime : la psychanalyse est une technique, c’est une des nombreuses techniques du monde moderne ; nous en ignorons encore la place exacte ; sans doute est-elle encore à la recherche de sa place ; mais une chose est certaine : c’est une technique ; elle procède d’une manœuvre thérapeutique qui se constitue en métier ; c’est un métier qui s’apprend et qui s’enseigne, qui requiert une didactique et une déontologie. Le philosophe l’apprend à ses dépens, qui tente de reconstituer l’appareil entier de la psychanalyse à partir d’une autre expérience, telle que celle de la phénoménologie husserlienne. Il peut sans doute s’approcher au plus près du massif psychanalytique et en gravir les premières pentes avec les concepts de réduction phénoménologique, de sens et de non-sens, de temporalité et d’intersubjectivité. Il y a un point où cette approximation de la psychanalyse par la phénoménologie échoue ; et ce point, c’est précisément tout ce qui se découvre dans la situation analytique elle-même. C’est dans ce champ propre de la relation analytique que la psychanalyse fait figure de technique.

En quel sens est-ce une technique ? Partons du mot même : dans un texte méthodologique important2, Freud distingue, pour les lier de façon inséparable, trois termes : méthode d’investigation, technique de traitement, élaboration d’un corps de théorie. Technique est pris ici en un sens étroit, au sens de thérapeutique visant à la guérison. Le mot est donc distingué de l’art d’interpréter, ou herméneutique, et de l’explication des mécanismes, ou métapsychologie. Mais il est important pour notre propos de montrer comment la psychanalyse est de part en part praxis, englobant l’art d’interpréter et la théorie spéculative. Pour poser dans toute sa force la question de M. Castelli, je prendrai donc la technique non comme un des trois aspects qui viennent d’être énumérés, mais comme repère et référence de l’ensemble de la manœuvre analytique.

Pour le faire comprendre, j’introduirai un concept intermédiaire, le concept fondamental de travail ; la manœuvre analytique, en effet, est un travail, à quoi correspond chez l’analysé un autre travail, le travail de la prise de conscience. À leur tour, ces deux formes du travail, celui de l’analyse et celui de l’analysé, révèlent le psychisme tout entier comme un travail. Travail de rêve, travail de deuil, et, pourrait-on dire, travail de névrose ; toute la métapsychologie – sa topique et son économique – est destinée à rendre compte, par le moyen de métaphores énergétiques, de cette fonction du travail.

Avec ce schéma, nous avons de quoi montrer comment méthode d’investigation et théorie métapsychologique sont des aspects de la psychanalyse considérée comme praxis.

Partons du travail de l’analyste.

Pourquoi l’analyse est-elle un travail ? La réponse constante de Freud est la suivante : parce qu’elle est une lutte contre les résistances. L’idée clé est donc celle-ci : les résistances qui s’opposent à l’analyse sont les mêmes que celles qui sont à l’origine de la névrose. Cette idée que l’analyse est une lutte contre des résistances est si importante que c’est à elle que Freud rattache rétrospectivement son divorce avec Breuer ; s’il a renoncé à toute forme de méthode cathartique empruntant encore quelque chose à l’hypnose, c’est parce que ce procédé prétend obtenir une anamnèse sans travail. Bien plus, c’est la compréhension croissante du rôle de la stratégie de l’analyse qui commande les rectifications ultérieures de la pratique analytique, intervenues vers les années 1905-7. Ainsi Freud écrit-il que l’exploration analytique a moins pour but de restituer le fond pulsionnel et d’obtenir la résurgence de l’aboli que de circonscrire les résistances et de les liquider.

Qu’en résulte-t-il pour le rapport entre technique et herméneutique ? Deux choses : d’abord, l’art d’interpréter doit être lui-même considéré comme une partie de l’art de manier les résistances ; cet art d’interpréter – que Freud compare, avec plus ou moins de bonheur, à un art de traduire et qui, de toute manière, est une espèce de compréhension, d’intellection, de production d’intelligibilité –, considéré du point de vue de la manœuvre analytique, est seulement le segment intellectuel d’un maniement, d’une praxis ; on consultera à cet égard l’important article intitulé Sur le maniement de l’interprétation des rêves en psychanalyse, de 1912. On y voit que le souci de réaliser une interprétation exhaustive du rêve peut être utilisé par les résistances à la manière d’un piège dans lequel l’analyste est attiré afin de retarder le déroulement de la cure. C’est pourquoi Freud ne cesse de répéter : cette lutte contre la résistance est une lutte ardue ; elle coûte au malade sincérité, temps, argent ; au médecin, savoir-faire et maîtrise de ses propres affects, s’il veut pouvoir entrer dans le transfert comme le vis-à-vis de la demande du malade, comme celui qui ne répond pas et conduit l’adversaire dans les défilés de la frustration.

Mais cette subordination de l’interprétation, au sens précis d’une compréhension intellectuelle, à la technê, à la manœuvre analytique, a un second aspect qui nous conduit du travail de l’analyste au travail de l’analysé. Il ne suffit pas de communiquer au malade le contenu d’une interprétation exacte pour le guérir, parce que, du côté de l’analysé aussi, la compréhension n’est qu’un segment de son propre travail. Freud écrit, dans La Psychanalyse dite sauvage (1910) : « La révélation au malade de ce qu’il ne sait pas parce qu’il l’a refoulé ne constitue que l’un des préliminaires indispensables du traitement ; si la connaissance de l’inconscient était aussi nécessaire au malade que le suppose le psychanalyste inexpérimenté, il suffirait de lui faire entendre des conférences ou de lui faire lire certains livres. Mais de pareilles mesures ont, sur les symptômes névrotiques, autant d’action qu’en aurait par exemple, en période de famine, une distribution de menus aux affamés. Le parallèle pourrait même être poussé plus loin encore, car, en révélant aux malades leur inconscient, on provoque toujours chez eux une recrudescence de leurs conflits et une aggravation de leurs symptômes3. » L’analyse ne consiste donc pas à remplacer l’ignorance par la connaissance, mais à provoquer un travail de conscience par le moyen d’un travail sur les résistances. Freud revient sur le même problème dans un article consacré au Début du traitement en 1913 ; il y récuse l’importance excessive attachée au fait de savoir, dans les débuts de la psychanalyse : « Il fallut se résigner à ne plus croire, comme on l’avait fait jusqu’alors, à l’importance de la prise de connaissance en soi, et mettre l’accent sur les résistances auxquelles était originellement due l’ignorance et qui étaient encore prêtes à assurer celle-ci ; la connaissance consciente même, sans avoir été chassée à nouveau, se montrait impuissante à vaincre ces résistances4. » Il n’est pas rare d’ailleurs que la communication précoce d’une interprétation purement intellectuelle renforce les résistances ; l’art de l’analyse consiste donc à replacer le savoir et la communication du savoir dans cette stratégie de la résistance.

En quoi consiste donc le travail de l’analysé ? Il commence avec l’application de la règle fondamentale de communiquer en analyse tout ce qui vient à son esprit, quoi qu’il puisse en coûter ; c’est un travail et non un regard ; un travail de rencontre face à face ; dans Remémoration, répétition et élaboration, Freud écrit : « Le patient doit trouver le courage de fixer son attention sur ses manifestations morbides, doit non plus considérer sa maladie comme quelque chose de méprisable, mais la regarder comme un adversaire digne d’estime, comme une partie de lui-même dont la présence est bien motivée et où il conviendra de puiser de précieuses données pour sa vie ultérieure5. » C’est le travail du face-à- face ; Freud répète souvent : « On ne vainc pas un ennemi in absentia ou in effigie6. »

On arrive ainsi à cette idée : il y a un problème économique de la prise de conscience, du Bewusstwerden, qui distingue entièrement la psychanalyse de toute phénoménologie de la prise de conscience, du dialogue, de l’intersubjectivité. C’est cette économique du devenir-conscient que Freud appelle Durcharbeiten, que le docteur Valabrega traduit par translaboration : « Cette élaboration des résistances peut, pour l’analysé, constituer, dans la pratique, une tâche ardue et être pour le psychanalyste une épreuve de patience ; de toutes les parties du travail analytique, elle est pourtant celle qui exerce sur les patients la plus grande action modificatrice, celle aussi qui différencie le traitement analytique de tous les genres de traitements par suggestion7. »

On ne peut guère aller plus avant dans cette direction sans incorporer à cette analyse les considérations de Freud sur le transfert ; nous ne parlerons ici du transfert que dans son rapport au concept de travail ; c’est en effet le cœur de la manœuvre analytique et le ressort de son économie. Dans Le Début du traitement, déjà cité plus haut, Freud montre comment le maniement du transfert s’articule sur « les forces mises en branle dans le traitement »8. « Le moteur principal de ce dernier, dit-il, est la souffrance du patient d’où émane son désir de guérison » ; mais ce sont des forces impuissantes : « En utilisant les énergies toujours prêtes à être transférées, le traitement analytique fournit les quantités d’affects nécessaires à la suppression des résistances et, en éclairant au moment voulu le malade, l’analyse indique à celui-ci la voie dans laquelle il doit engager ses énergies9. » C’est ainsi que le transfert vient relayer les énergies trop faibles de la souffrance et du désir de guérir. Cette articulation est si importante que Freud écrit un peu plus loin : « Le nom de psychanalyse ne s’applique qu’aux procédés où l’intensité du transfert est utilisée contre les résistances10. » Le « maniement » du transfert atteste au plus haut point ce caractère technique de la psychanalyse. Dans Remémoration, répétition et élaboration, Freud analyse en détail cette constellation majeure de toute la manœuvre analytique : lutte avec des résistances, maniement du transfert, tendance du malade à substituer la répétition à la remémoration. C’est pourquoi, s’adressant aux débutants (Observation sur l’amour de transfert, 1915), il leur dira : « Tout psychanalyste débutant commence sans doute par redouter les difficultés que lui offre l’interprétation des associations du patient et la nécessité de retrouver les matériaux refoulés. Mais il apprend bientôt à attribuer moins d’importance à ces difficultés et à se convaincre que les seuls obstacles vraiment sérieux se rencontrent dans le maniement du transfert11. »

Le moment critique me paraît alors être celui-ci : la discipline de l’analyse est pour l’essentiel une discipline de la satisfaction, toute la manœuvre consistant à utiliser l’amour de transfert sans le satisfaire. Il est même arrivé à Freud d’écrire (Les Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique, 1918) que ce « principe fondamental » est sans doute appelé à régir tout le domaine de cette technique nouvelle ; ce principe fondamental, il l’énonce ainsi : « Le traitement psychanalytique doit autant que possible s’effectuer dans un état de frustration, d’abstinence12. » Or cette règle se rapporte essentiellement à « la dynamique de la maladie et de la guérison »13. Comment ? Il faut revenir à la signification économique des symptômes, en tant que satisfaction substitutive. Laisser la demande sans réponse, c’est résister au gaspillage prématuré de « la force pulsionnelle qui aiguillonne le malade vers la guérison »14. Et Freud d’ajouter : « Quelque cruel que cela puisse sembler, nous devons veiller à ce que les souffrances du malade ne s’atténuent pas prématurément de façon marquée ; au cas où les symptômes ont été ainsi détruits et dévalués, nous sommes obligés de recréer la souffrance sous les espèces d’une autre frustration pénible, faute de quoi nous courrions le risque de n’obtenir jamais qu’une faible et passagère amélioration… Le devoir du médecin est de s’opposer énergiquement à ces satisfactions de remplacement, prématurément adoptées… En ce qui concerne les relations avec le médecin, le malade doit conserver suffisamment de désirs irréalisés15. » Je pense que ces textes sont d’une clarté exemplaire ; ils suffisent à mettre un abîme entre tout ce que la réflexion peut tirer d’elle-même et ce que seul un métier peut enseigner. Je verrais volontiers dans ces observations de Freud sur le maniement du transfert l’ultime différence, la différence irréductible, entre la phénoménologie la plus existentielle et la psychanalyse. C’est ce rapport d’un travail à un travail – d’un travail d’analyste à un travail d’analysé – qui fait la spécificité de la psychanalyse et la constitue comme technique.

Permettez-moi de terminer ces réflexions sur le travail de l’analyse par la citation d’Hamlet que Freud se plaît à évoquer : « Sangdieu ! croyez-vous qu’il soit plus facile de jouer de moi que d’une flûte ? Prenez-moi pour l’instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser mais vous ne saurez jamais jouer de moi16. »

« Jouer de l’instrument psychique… »

Il me semble que cette expression nous ouvre un aspect fondamental de la technique analytique, à savoir que la théorie qui lui correspond, et que Freud appelle sa métapsychologie, est elle-même une fonction de la praxis.

C’est encore le concept de travail que nous prendrons pour guide ; nous le prendrons cette fois dans l’appareil métapsychologique de la psychanalyse. Comme on sait, ce concept de travail est au centre de L’Interprétation des rêves : si le rêve peut être considéré comme le « remplissement d’un vœu » (Wunscherfüllung), c’est parce que les pensées inconscientes y sont « distordues ». Cette distorsion (Entstellung) est interprétée par Freud comme un travail ; c’est le travail de rêve (Traumarbeit) ; et tous les procédés qui y concourent sont des manières de travail : travail de condensation (Verdichtungsarbeit), travail de déplacement (Verschiebungsarbeit). Ainsi, le travail en quoi consiste l’analyse (sous sa double figure de travail de l’analyste et de travail de l’analysé) révèle le fonctionnement psychique lui-même comme travail. L’énergétique freudienne est sans doute métaphorique ; mais c’est la métaphore qui protège la spécificité de la métapsychologie par rapport à toute phénoménologie de l’intentionnalité, du sens et de la motivation. C’est pourquoi Merleau-Ponty dans son importante préface au livre du docteur Hesnard, L’Œuvre de Freud, après avoir évoqué ses réserves à l’endroit de l’appareil conceptuel de la psychanalyse, accorde : « Du moins les métaphores énergétiques ou mécanistes gardent-elles contre toute idéalisation le seuil d’une intuition qui est une des plus précieuses du freudisme : celle de notre archéologie »17. Vergote dit dans un sens voisin : « L’inconscient freudien ne peut être que hanté par la praxis ». Ce que hante le travail analytique, en effet, c’est le psychisme comme travail. On peut, par cette remarque, justifier jusqu’à un certain point la topique freudienne, sous sa forme la plus naïve, celle de la double inscription (Niederschrift) des mêmes représentations dans deux « localités psychiques » distinctes (lorsqu’on prend une conscience purement intellectuelle d’un souvenir, sans le déraciner de son sol archaïque). Cette topographie est le discours, philosophiquement peu compréhensible, qui convient à cette structure du psychisme comme travail ; les lieux de la topique rendent compte expressément de l’« éloignement » (Entfernung) et de la distorsion (Entstellung) qui séparent (Ent…) et rendent méconnaissable cet autre discours qui vient au jour dans le discours de l’analyse ; éloignement et distorsion des « rejetons » de l’inconscient sont à l’origine de ces résistances qui requièrent de la reconnaissance de soi par soi qu’elle devienne elle-même un travail. Je dirai que la métapsychologie tente de rendre compte d’une malfaçon, d’un travail de la méconnaissance, qui suscite la reconnaissance comme travail. S’il y a un problème de l’interprétation, c’est parce que le désir se remplit sur un mode déguisé et substitué ; le travail dont il est question sous le titre du travail de rêve est la manœuvre par laquelle le psychisme réalise cette Entstellung, cette distorsion du sens par quoi le désir se rend méconnaissable à lui-même. Toute la métapsychologie est alors la construction théorique, l’élaboration conceptuelle, qui rend possible la compréhension du psychisme comme travail de méconnaissance, comme technique de distorsion.

Nous sommes maintenant en état de compléter notre description de la psychanalyse comme technique. Son objet technique, si l’on peut ainsi parler dans le langage de Simondon, pour désigner le répondant et le vis-à-vis de sa manœuvre, c’est l’homme en tant qu’il est lui-même procès de déformation, de transposition, de distorsion, appliqué à tous les représentants (affectifs et représentatifs) de ses plus vieux désirs, de ces désirs que L’Interprétation des rêves appelle « indestructibles », « intemporels », et que l’article sur l’Inconscient déclare zeitlos, « hors le temps » ; la psychanalyse se constitue comme technique, parce que, dans le procès de l’Entstellung, l’homme se comporte lui-même comme mécanisme, se soumet à une légalité étrangère, « condense » et « déplace » ses pensées ; si l’homme se comporte comme mécanisme, c’est pour réaliser par ruse le dessein de la Wunscherfüllung ; par là, la psyché est elle-même technique exercée sur elle-même : technique de déguisement, technique de méconnaissance ; l’âme de cette technique c’est la poursuite de l’objet archaïque perdu, sans cesse déplacé et remplacé par des objets substitués, fantasmatiques, illusoires, délirants ou idéalisés ; bref, qu’en est-il du travail psychique révélé dans le rêve et la névrose ? c’est la technique par laquelle le désir se rend méconnaissable ; à son tour cette technique immanente au désir suscite la manœuvre que nous avons placée sous le titre de la technique analytique. Le « naturalisme » et le « mécanisme » de Freud reçoivent de ce réseau constitué par les trois figures du travail (travail d’analyse, travail de prise de conscience, travail de rêve) une justification partielle.

II. La psychanalyse comme iconoclasme de l’intime

J’aborde maintenant les questions posées par M. Castelli, concernant la technique entendue comme extrême de la démythologisation. Toute technique exclut, selon lui, la casuistique classique, par élimination des choix et par détermination unique des intentionnalités ; s’il en est ainsi, la seule casuistique concevable serait une casuistique des cas extrêmes et ultimes, une casuistique eschatologique.

En quel sens la psychanalyse est-elle une contribution à la technique, entendue comme une manière globale de se comporter vis-à-vis du monde et du sacré ?

Je voudrais souligner deux points : je dirai d’abord, avec autant de force que je pourrai, que, dans sa finalité profonde, la psychanalyse ne s’inscrit pas dans ce monde des techniques, pour autant qu’elles sont des techniques de la domination de la nature. En ce sens précis, elle est plutôt une anti-technique. C’est ce que j’ai voulu signifier par mon titre.

Quand je dis qu’elle n’est pas une technique de la domination, je veux en souligner le trait essentiel, à savoir qu’elle est une technique de la véracité ; son enjeu est la reconnaissance de soi par soi, son itinéraire va de la méconnaissance à la reconnaissance : à cet égard, elle a son modèle dans la tragédie grecque d’Œdipe-Roi ; le destin d’Œdipe est d’avoir déjà tué son père et épousé sa mère ; mais le drame de la reconnaissance commence au-delà de ce point, et ce drame consiste entièrement dans la reconnaissance de cet homme que d’abord il avait maudit : j’étais cet homme-là, en un sens je l’ai toujours su, mais en un autre sens je l’ai méconnu ; maintenant, je sais qui je suis. Dès lors, que peut signifier cette expression : technique de la véracité ? D’abord ceci, qu’elle se déploie entièrement dans le champ de la parole. C’est cette situation initiale qu’ignorent entièrement tous ceux, psychologues ou psychanalystes, qui ont essayé d’intégrer la psychanalyse dans une psychologie générale de type behavioriste. C’est ainsi qu’ils ont préparé l’intégration de la manœuvre analytique dans les techniques de l’adaptation qui sont, elles, des branches de la technique de la domination de la nature. En réalité, la psychanalyse n’est pas une science d’observation du comportement, c’est pourquoi elle n’est pas une technique de l’adaptation ; et parce qu’elle n’est pas une technique de l’adaptation, elle est, par destin et par vocation, en porte-à-faux par rapport à toute l’ambition technologique de domination de la nature. Toute une école de psychanalystes américains, du style de Hartmann et Rapaport, travaille à cette réintégration de la psychanalyse dans la psychologie académique. Ces psychanalystes ne se rendent pas compte que toutes les corrections et reformulations qu’ils proposent constituent une reddition pure et simple. Oui, il faut avoir le courage de le dire : la psychanalyse n’est pas une branche des sciences de la nature ; c’est pourquoi sa technique n’est pas non plus une science naturelle appliquée ; c’est pourquoi enfin elle n’est pas une branche de la technique comprise comme domination de la nature. Le prix à payer pour cet aveu est certes lourd : la psychanalyse ne satisfait pas aux critères des sciences d’observation ; les « faits » dont elle traite ne sont pas vérifiables par plusieurs observateurs extérieurs ; les « lois » qu’elle énonce ne sont pas convertibles en relations de variables (« variables indépendantes » de milieu, « variables dépendantes » de comportement, variables « intermédiaires ») ; son inconscient n’est pas une variable de plus, intercalée entre le stimulus et la réponse. À proprement parler, il n’y a pas en psychanalyse de « faits », au sens des sciences expérimentales. C’est pourquoi sa théorie n’est pas une théorie, au sens où le serait par exemple la théorie cinétique des gaz ou la théorie des gènes en biologie.

Et pourquoi ? Parce que le travail dont il a été question dans la première partie est tout entier travail dans le langage ; quant au travail psychique que l’analyse détecte, c’est un travail de distorsion au niveau du sens, au niveau d’un texte susceptible d’être raconté dans un récit. Pour elle, procéder techniquement, c’est procéder détectivement. Son économique est inséparable d’une sémantique. Voilà pourquoi il n’y a ni « faits », ni observation de « faits » en psychanalyse, mais l’interprétation d’une « histoire » ; même les faits observés du dehors et rapportés au cours de l’analyse ne valent pas en tant que faits, mais en tant qu’expression des changements de sens survenus dans cette histoire. Les changements de conduite ne valent pas comme « observables », mais comme « signifiants » pour l’histoire du désir ; dès lors, son objet propre, ce sont toujours des effets de sens – symptômes, délires, rêves, illusions – que la psychologie empirique ne peut considérer que comme des segments de conduite ; pour l’analyste c’est la conduite qui est un segment du sens. Il en résulte que sa méthode est beaucoup plus proche de celle des sciences historiques que de celle des sciences de la nature. Le problème d’une technique de l’interprétation a plus de parenté avec la question de Schleiermacher, de Dilthey, de Max Weber, de Bultmann, qu’avec la problématique du behaviorisme, même le moins sauvage. L’accorder, c’est la seule réplique qui tienne contre l’attaque des logiciens, sémanticiens, méthodologistes, qui contestent le caractère scientifique de la psychanalyse. Il faut tout leur accorder et transformer cet aveu en riposte ; il faut accepter que le dissentiment avec le behaviorisme soit initial et total : initial, car dès le point de départ la coupure est totale : l’analyse ne commence pas avec des conduites observables, mais avec du non-sens à interpréter ; toute tentative d’assimilation de la psychanalyse à une science d’observation et à une technique issue d’une science d’observation méconnaît l’essentiel ; à savoir que c’est dans le champ de la parole que l’expérience analytique se déroule et que, à l’intérieur de ce champ, ce qui vient au jour c’est, comme le dit Lacan, un autre langage, dissocié du langage commun et qui se donne à déchiffrer à travers ces effets de sens.

Nous sommes donc en face d’une étrange technique ; c’est une technique, par son caractère de travail et par son commerce avec les énergies et les mécanismes afférents à l’économie du désir. Mais c’est une technique hors pair, en ce qu’elle n’atteint et ne manie les énergies qu’à travers des effets de sens, ce que Freud appelle les « rejetons » des représentants de pulsion. Jamais l’analyste ne manie directement des forces, mais toujours indirectement dans le jeu du sens, du double-sens, du sens substitué, déplacé, transposé. Économie du désir, oui ; mais à travers la sémantique du désir. Énergétique, oui ; mais à travers une herméneutique. C’est dans et par les effets de sens que le psychisme travaille.

Peut-être commence-t-on d’entendre en quel sens la psychanalyse est une non-technique, si on la mesure à l’aune des techniques qui manipulent directement des forces, des énergies, en vue de les orienter. Toutes les techniques issues de la psychologie d’observation du comportement sont, en dernier ressort, des techniques d’adaptation en vue de la domination. Ce qui est en question, dans l’analyse, c’est l’accès au discours vrai : ce qui est bien autre chose que l’adaptation, propos par quoi on se hâte fort de ruiner le scandale de la psychanalyse et de la rendre socialement acceptable. Car qui sait où un seul discours vrai peut conduire, au regard de l’ordre établi, c’est-à-dire du discours idéalisé du désordre établi ? La psychanalyse me paraît au contraire liée à la volonté expresse de mettre entre parenthèses la question de l’adaptation, qui est immanquablement la question posée par les autres, par la société existante, sur la base de ses idéaux réifiés, sur le fondement d’un rapport mensonger entre la profession idéalisée de ses croyances et la réalité effective de ses rapports pratiques.

Peut-être objectera-t-on que la psychanalyse se conçoit elle-même comme passage du principe de plaisir au principe de réalité. Il me semble que le divorce majeur entre ce qu’on appelle « point de vue adaptatif » et psychanalyse concerne précisément le principe de réalité. La réalité dont il est question en analyse se distingue radicalement des concepts homologues de stimuli ou d’environnement ; la réalité dont il est question en analyse, c’est fondamentalement la vérité d’une histoire personnelle dans une situation concrète ; la réalité n’est pas, comme en psychologie, l’ordre des stimuli, tels que les connaît l’expérimentateur, c’est le sens vrai que le patient doit atteindre à travers l’obscur dédale du fantasme ; c’est dans une conversion de sens du fantasme que consiste la réalité. Ce rapport au fantasme, tel qu’il se donne à comprendre dans le champ clos de la parole analytique, fait la spécificité du concept freudien de la réalité ; la réalité est toujours à interpréter à travers la visée de l’objet pulsionnel, comme ce qui est tour à tour montré et masqué par cette visée pulsionnelle. Il suffit qu’on se rappelle l’application épistémologique que Freud fit du narcissisme en 1917 dans un brillant petit essai intitulé Un obstacle sur la voie de la psychanalyse ; il y élève le narcissisme au rang d’un obstacle méthodologique fondamental. C’est au narcissisme qu’il faut attribuer, à titre ultime, notre résistance à la vérité lorsqu’elle nous fait paraître comme égarés dans une nature privée de ce centre amoureux de lui-même. C’est le narcissisme qui fit obstacle à la découverte de Copernic, au terme de laquelle nous ne sommes plus le centre physique de l’univers ; c’est lui qui fit obstacle à la découverte de Darwin, qui nous dépouilla du titre de maîtres de la vie ; c’est enfin le narcissisme qui fit obstacle à la psychanalyse elle-même, lorsqu’elle nous apprit que nous n’étions même pas maîtres en notre propre demeure ; c’est bien pourquoi l’« épreuve de la réalité », caractéristique du processus secondaire, n’est pas un processus que l’on puisse simplement superposer à une procédure d’ajustement ; il faut la replacer dans le cadre de la situation analytique ; dans ce contexte, l’épreuve de la réalité est corrélative du Durcharbeiten, du Working through, de ce travail en vue du sens vrai, qui n’a d’équivalent que dans la lutte pour la reconnaissance de soi qui fait la tragédie d’Œdipe.

Mon second point sera le strict corollaire de la thèse précédente : si la technique analytique est une non-technique, par rapport à l’ambition de dominer sur la nature et sur les autres hommes, elle n’entre pas dans le procès de la démythisation de la même manière que les techniques de la domination. M. Castelli l’a bien dit, la démythisation qui est liée à la technique comme telle, c’est le désenchantement ; cette Entzauberung et cette Entgötterung sont essentiellement liées au règne du manipulable et du disponible. Or ce n’est pas du tout le chemin de la psychanalyse. Son chemin est celui de la « désillusion ». Ce n’est pas du tout la même chose. Cela n’a rien à voir avec un progrès dans le disponible et le manipulable, avec un progrès dans la maîtrise. La démythisation propre à la psychanalyse est expressément reliée à la sémantique du désir qui la constitue. Les « dieux » qu’elle détrône sont ceux dans lesquels s’est réfugié le principe de plaisir, sous les figures les plus retorses de la satisfaction substituée ; lorsque Freud assigne les « dieux » au complexe du père, il démonte une idole, où il reconnaît l’image agrandie de la consolation enfantine, autant et plus encore que de l’interdiction. Je ne reviens pas sur l’interprétation de la religion proposée par Freud dans Totem et Tabou, L’Avenir d’une illusion, Moïse et le Monothéisme telle que je l’ai discutée dans un précédent colloque, sous le titre Herméneutique et Réflexion18. Je me proposais alors de montrer comment une herméneutique réductrice était compatible avec une herméneutique restauratrice du sens. Aujourd’hui, mon propos est tout autre et beaucoup plus déterminé : comment cette démythisation, vraie dans son ordre, se place-t-elle par rapport à celle qui procède du progrès de la technicité en tant que telle ? Je dis que cette démythisation est aussi distincte de toute autre que la technique analytique l’est elle-même des techniques de la domination. Elle se tient dans la dimension de la véracité et non point de la maîtrise. Elle n’appartient pas à l’entreprise de disposer de soi, de la nature et des autres hommes, mais de se connaître mieux dans les détours du désir. Sans doute serez-vous d’accord pour dire avec moi que cette démythisation est bonne et nécessaire. Elle concerne la mort de la religion comme superstition, qui peut être ou ne pas être la contrepartie d’une foi authentique ; mais cette signification finale de la démythisation ne peut plus être décidée par la psychanalyse elle-même.

Je ne nie point que l’iconoclasme propre à la psychanalyse ne rejoigne d’une certaine façon l’iconoclasme propre aux techniques de la domination ; c’est dans ses effets sociaux que la psychanalyse rejoint la mentalité générale de la civilisation technique. La psychanalyse, en effet, n’est pas seulement une expérience bien spécifiée, qui se déroule dans une relation duelle ; c’est aussi un événement de culture ; elle est tombée elle-même dans le domaine public ; cette chute a opéré une sorte de publicité, au sens fort du mot ; les roueries du désir sont mises au pilori et offertes au regard de tous ; l’iconoclasme est ainsi devenu un iconoclasme public. C’est là que la formule de M. Castelli paraît justifiée : une technique du nocturne est un iconoclasme de l’intime. Mais cette situation même n’est pas dénuée de signification positive. Freud l’envisage très clairement dans un intéressant essai de 1910 : Perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique19 : « La psycho-névrose, vous le savez, représente des satisfactions substituées et déformées d’instincts dont on doit nier à soi comme aux autres l’existence. Leur possibilité d’exister repose uniquement sur une déformation, sur un déguisement ; mais, une fois l’énigme résolue, la solution admise par les malades, les états morbides ne peuvent plus persister. On trouverait difficilement quelque chose de comparable en médecine ; dans les contes de fées, on parle de certains mauvais esprits dont la malfaisance se trouve brisée dès que l’on peut les interpeller par leur nom secret20. » Transposant ces remarques de l’individu à la masse, Freud n’hésite pas à prédire un temps où l’effet social de l’indiscrétion sera en même temps l’impossibilité de la dissimulation : « Les malades, en pareil cas, sachant également que toutes leurs manifestations morbides sont immédiatement interprétées par les autres, les dissimuleront. Toutefois cette dissimulation, d’ailleurs devenue impossible, va détruire le dessein même de la maladie. La mise en lumière du secret aura attaqué “l’équation étiologique” de laquelle dérive la névrose en son point le plus sensible, en rendant illusoires les avantages fournis par la maladie et, finalement, il ne résultera de l’indiscrétion du médecin, qui a provoqué une modification de l’état de chose existant, qu’une suppression de la production morbide… Un grand nombre de gens, en proie à des conflits qu’ils n’arrivent pas à résoudre, se réfugient dans la névrose en s’attirant ainsi par la maladie un avantage certain, encore que devenant à la longue trop onéreux. Que feront ces gens, si la fuite dans la névrose vient à être empêchée par les indiscrètes révélations du psychanalyste ? Ils seront obligés d’être sincères et de reconnaître les pulsions qui s’agitent en eux, de tenir bon dans le conflit ; ils lutteront ou renonceront et la société, devenue tolérante grâce aux connaissances psychanalytiques, les aidera dans cette tâche21. » Je n’ignore pas que ce texte exprime une espèce d’Aufklärung de Freud ; cette espèce de salut par la psychanalyse, ce recul social de la névrose, cette « instauration d’un état social mieux adapté à la réalité et plus digne »22 peuvent aisément être tournés en dérision, comme une nouvelle forme de l’illusion. Je voudrais néanmoins tirer le meilleur parti de ce texte et réfléchir avec vous sur le phénomène de désoccultation qui en est le thème. Il ne se peut pas qu’un recul de l’insincérité et de l’hypocrisie reste sans signification dans la dimension de la vérité. Que pourrait donc être cette signification authentique de la désoccultation ?

Autant je pense que la vulgarisation de la psychanalyse concourt à tout ce qui rend l’homme banal, profane et insignifiant, autant je suis convaincu qu’une méditation prolongée sur la psychanalyse peut avoir le même genre d’effet salutaire que la compréhension de Spinoza, lequel commence par la réduction du libre-arbitre, des idées de bien et de mal – des idéaux, dirions-nous avec Nietzsche et Freud ; comme Spinoza, Freud commence par nier l’arbitraire apparent de la conscience, en tant qu’il est une méconnaissance des motivations cachées ; c’est pourquoi, à la différence de Descartes et de Husserl, qui commencent par un acte de suspension, exprimant la libre disposition du sujet par lui-même, la psychanalyse, à l’image de l’Éthique de Spinoza, commence par une suspension du contrôle de la conscience, par quoi le sujet est rendu égal à son esclavage véritable. C’est en partant du niveau même de cet esclavage, c’est-à-dire en se livrant sans retenue au flux impérieux des motivations profondes, que la situation vraie de la conscience est découverte. La fiction de l’absence de motivation, à quoi la conscience suspendait son illusion de disposer de soi, est reconnue comme fiction ; le plein de la motivation est montré à la place même du vide de l’arbitraire de la conscience. C’est ce procès de l’illusion qui ouvre, comme chez Spinoza, une nouvelle problématique de la liberté, liée non plus à l’arbitraire, mais à la détermination comprise. Il me semble donc que la méditation de l’œuvre de Freud, à défaut de l’expérience ou de la pratique analytiques elles-mêmes, peut nous restituer un nouveau concept de la liberté très proche de celui de Spinoza. Non plus le libre-arbitre, mais la libération. Telle est la possibilité la plus radicale, ouverte devant nous par la psychanalyse. Quel rapport peut alors entretenir cette entreprise de libération avec le monde humain de la technique ? Il me semble légitime de dire que la psychanalyse, bien comprise et méditée, libère l’homme pour d’autres projets que celui de la domination.

Quels projets ? Je placerai volontiers cette libération sous deux emblèmes : pouvoir parler, pouvoir aimer ; mais je voudrais faire comprendre qu’il s’agit d’un seul et unique projet.

Pouvoir parler. Repartons du niveau de pensée atteint à l’instant : la divulgation du secret comme entreprise de désoccultation. En un sens inauthentique, cette divulgation secrète peut être comprise comme une réduction pure et simple. Ainsi, transposant sans précaution et sans nuance le schème de la névrose au domaine des idéaux, des mythes et des religions, nous dirons : maintenant, nous savons que ces représentations ne sont rien d’autre que… Ce rien d’autre que… peut assurément être le dernier mot de la psychanalyse et l’expression de la conscience désillusionnée. Je ne conteste pas qu’une partie, peut-être la plus importante, de l’œuvre de Freud n’aille dans ce sens. Une autre possibilité me semble néanmoins ouverte, comme il apparaît au moins dans les petits écrits sur l’œuvre d’art – le Moïse de Michel Ange, le Léonard ; ici l’interprétation ne consiste nullement à épuiser le sens. Je me permettrai d’opposer ici secret et énigme, et je dirai : la divulgation du secret n’est pas la dissipation de l’énigme. Le secret est le produit dérisoire du travail de distorsion, l’énigme est ce qui est rendu manifeste par l’interprétation. Le secret est fonction de la conscience fausse, l’énigme est le résultat restitué par l’interprétation.

Rappelons-nous la fameuse interprétation du fantasme du vautour dans le Léonard : Freud en use, conjointement avec quelques autres détails biographiques, à la manière d’un détecteur pour percer jusqu’à la couche des souvenirs d’enfance du jeune Léonard, arraché à sa mère naturelle et transplanté au foyer étranger de son père légal. Au terme du Léonard, nous serions tentés de dire : Eh bien, maintenant nous savons ce que cache le sourire énigmatique de la Joconde. Il n’est rien d’autre que la reproduction fantasmatique du sourire de la mère perdue. Mais qu’avons-nous appris, que savons-nous au terme d’une telle analyse (d’ailleurs purement analogique, faute de dialogue avec Léonard) ? Cet amour d’une mère, ces baisers d’une mère sont, à la lettre, perdus ; perdus pour tout le monde ; pour nous, pour Léonard, pour la mère ; et le sourire de Mona Lisa est précisément la création esthétique par laquelle, dit Freud, Léonard a tout à la fois « surmonté » et « créé » l’objet archaïque perdu ; le sourire de la mère n’existe pas, n’existe plus ; seule existe, maintenant sous nos yeux, l’œuvre d’art ; l’analyse ne nous a donc livré aucune réalité dont nous puissions disposer, mais elle a creusé sous l’œuvre ce jeu de renvoi qui, de couche en couche, désigne la blessure d’un désir et une absence qui n’est elle-même que renvoi de l’impuissance du fantasme à la puissance du symbole.

Pouvoir parler. Retrouver dans la sémantique du désir l’impulsion du dire sans fin, le pouvoir de locution et d’interlocution : ce projet n’est-il pas, par essence, foncièrement opposé au rêve de domination ? Ne nous renvoie-t-il pas à ce que l’on ferait mieux d’appeler une non-technique du discours ?

Je sais bien qu’on peut m’objecter (et cette objection me conduira au second volet du diptyque) : c’est en termes de puissance que Freud s’explique ; ne dit-il pas, dans une des dernières des Nouvelles Conférences, que la psychanalyse est comparable à l’entreprise de combler le Zuiderzee ? n’ajoute-t-il pas, répliquant à son ancienne description du moi comme une pauvre créature soumise à trois maîtres : notre tâche est de renforcer le Moi, de le rendre plus indépendant du Surmoi et du Ça, de lui rendre la domination sur les lambeaux arrachés au Ça et restitués à son contrôle ? De façon plus générale, parler de la psychanalyse en termes de contrôle, de maîtrise des énergies, n’est-ce pas revenir au disponible et au manipulable ? Freud n’est-il pas finalement plus près de Feuerbach et de Nietzsche que de Spinoza, lorsqu’il veut rendre à l’homme sa puissance ? ne disons-nous pas nous-même : pouvoir parler, pouvoir aimer ?

C’est ici qu’il importe de comprendre que la seule puissance que l’analyse offre à l’homme, c’est une nouvelle orientation de son désir, une nouvelle puissance d’aimer. De peur que cette idée ne soit aplatie et édulcorée, aussitôt qu’elle est proférée, j’écrirais même délibérément : une nouvelle capacité de jouir. Ce dont les hommes ne disposent pas, c’est précisément de leur puissance d’aimer et de jouir, détruite par les conflits de la libido et de l’interdiction. Finalement, le grand problème ouvert par la psychanalyse, c’est le problème de la satisfaction ; la psychanalyse est tout entière contestation du principe de plaisir comme raccourci de la jouissance ; et tous les symptômes qu’elle démasque sont des figures de la satisfaction substituée, des rejetons du principe du plaisir. La psychanalyse veut ainsi être, comme l’Éthique de Spinoza, une rééducation du désir. C’est cette rééducation qu’elle pose comme condition préalable à toute réforme de l’homme, qu’elle soit intellectuelle, politique ou sociale.

On comprend alors pourquoi la psychanalyse n’apporte aucune réponse prescriptive ou normative et n’entre pas dans le champ de la question que nous nous posons concernant la casuistique, aussi bien l’ancienne que la nouvelle. Son problème est, si j’ose dire, beaucoup plus préalable : avec quels désirs allons-nous vers le problème moral ? Dans quel état de distorsion est notre désir quand nous posons la question ?

Je gagerais que le psychanalyste renverrait dos à dos l’amant frénétique de la technologie et son détracteur désenchanté. Il se demanderait si ce n’est pas la même distorsion du langage et de la jouissance qui anime l’un et l’autre, qui livre le premier aux projets infantiles de la domination et le second à la peur des choses qu’il ne maîtrise pas. Totem et Tabou nous a appris à situer – psychogénétiquement et ontogénétiquement – la toute-puissance parmi les rêves les plus archaïques du désir. C’est pourquoi le principe de réalité n’est le répondant de notre puissance que si le désir a dépouillé sa toute-puissance ; seul le désir qui a accepté sa propre mort peut disposer librement des choses ; mais l’illusion de sa propre immortalité est le dernier refuge de la toute-puissance du désir. Seul le désir qui est passé par ce que Freud appelle résignation, c’est-à-dire le pouvoir de supporter la dureté de la vie (die Schwere des Daseins zu ertragen), selon le mot du poète, est capable d’user librement des choses, des êtres, des biens de civilisation et de culture.

Quant à la casuistique des situations extrêmes, que nous serions tentés d’opposer à la démiurgie technologique, peut-être appartient-elle au même cercle du désenchantement que la frénésie technique. Qui vous dit que la casuistique proposée n’est pas encore une technique de la domination et de la prévention ? De la prévention de culpabilité par une ritualisation du quotidien, de la domination de l’inouï par la résolution imaginaire des cas extrêmes ?

C’est pourquoi je pense que la psychanalyse n’a rien à dire de spécifique pour ou contre la casuistique, comme elle n’a rien à dire pour ou contre toute pensée prescriptive ou normative. Je lui sais gré de se taire sur ce point ; son office est de poser les questions préalables : notre désir est-il libre ou contraint ? Retrouvez la capacité de parler et de jouir, et tout le reste vous sera donné par-dessus le marché. N’est-ce pas dire, avec Augustin : « Aime et fais ce que tu veux » ? Car si ton amour a retrouvé sa justesse, ta volonté aura aussi sa justice – mais par grâce plutôt que par loi.


1.

Dans son introduction au Colloque international sur Technique et Casuistique, le professeur Castelli rattachait le thème central du colloque à la question qui avait dominé les précédentes rencontres annuelles de Rome : la démythisation comme aspect de la modernité.

2.

Gesammelte Werke [GW = Œuvres complètes], XIII, p. 211.

3.

In La Technique psychanalytique, GW, XIII, p. 40.

4.

Le Début du traitement, ibid., p. 102.

5.

Remémoration, répétition et élaboration, ibid., p. 111.

6.

La Dynamique du transfert, ibid., p. 60.

7.

Ibid., p. 115.

8.

Le Début du traitement, ibid., p. 103.

9.

Ibid.

10.

Ibid.

11.

Observation sur l’amour de transfert, ibid., p. 116.

12.

Les Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique, ibid., p. 135.

13.

Ibid.

14.

Ibid., p. 135-136.

15.

Ibid., p. 136-137.

16.

De la psychothérapie, ibid., p. 15.

17.

Angelo Hesnard, L’Œuvre de Freud et son importance pour le monde moderne, préface de Maurice Merleau-Ponty, Paris, Payot, 1960, p. 9.

18.

Cf. ci-dessous, p. 423.

19.

GW, op. cit., p. 31-34.

20.

Ibid., p. 31.

21.

Ibid., p. 33.

22.

Ibid., p. 34.