L’art et la systématique freudienne


Le titre de cette étude se réfère à la systématique freudienne. En quel sens l’entendre ?

Au sens strict du mot – celui de Freud –, il désigne l’application aux phénomènes esthétiques de ce que Freud appelle « le point de vue systématique » et qu’il oppose, comme on sait, au point de vue descriptif et même au point de vue qui serait simplement dynamique. En quoi consiste ce point de vue ?

Ce point de vue, nous disent les écrits de métapsychologie, consiste à soumettre toutes les analyses à deux exigences. Première exigence : faire passer par la topique des instances (inconscient, pré-conscient, conscient ; Moi, Ça, Surmoi) toute explication, aussi partielle soit-elle ; la représentation de l’appareil psychique comme une série de localités non anatomiques distingue le point de vue systématique de toute phénoménologie descriptive. Ce n’est pas le lieu de justifier ici ce recours ; je le prends comme hypothèse de travail et comme discipline de pensée. Deuxième exigence : établir le bilan économique du phénomène, c’est-à-dire les placements ou investissements en énergie qui peuvent être discernés dans un système de forces, dans sa dynamique, ses conflits, ses compromis ; ainsi, le problème du plaisir qui nous occupera ici est un problème économique, dans la mesure où sa qualité ou sa valeur n’entrent pas en jeu, mais sa fonction comme satisfaction réelle, différée, substituée, fictive, etc.

Nous allons voir comment ce recours à la systématique met de l’ordre, constitue une discipline et en même temps marque les limites de validité de l’explication.

I. L’économie du « plaisir préliminaire »

L’application par Freud du point de vue topique-économique aux œuvres d’art sert plus d’un dessein ; ce fut un délassement pour le clinicien, qui fut aussi grand voyageur, collectionneur et bibliophile passionné, grand lecteur de littératures classiques – de Sophocle à Shakespeare, à Goethe et à la poésie contemporaine – et amateur d’ethnographie et d’histoire des religions ; ce fut, pour l’apologète de sa propre doctrine – surtout durant la période d’isolement qui précéda la Première Guerre mondiale – une défense et illustration de la psychanalyse accessible au grand public non scientifique ; ce fut encore plus une preuve et une épreuve de vérité pour le théoricien de la métapsychologie ; ce fut enfin un jalon en direction du grand dessein philosophique, jamais perdu de vue et autant masqué que manifesté par la théorie des psychonévroses.

La place exacte de l’esthétique dans ce grand dessein n’apparaît pas tout de suite, en raison même du caractère fragmentaire que nous allons dire, – et même souligner, pour la défense des exercices d’esthétique psychanalytique ; mais, si l’on considère que la sympathie de Freud pour les arts n’a d’égale que sa sévérité pour « l’illusion » religieuse, et que d’autre part la « séduction » esthétique ne satisfait pas pleinement à l’idéal de véracité et de vérité que seule la science sert sans compromission, on peut s’attendre à découvrir, sous les analyses en apparence les plus gratuites, de grandes tensions qui ne seront tirées au clair que tout à la fin, quand la séduction esthétique aura elle-même trouvé sa place entre l’Amour, la Mort et la Nécessité. L’art est pour Freud la forme non obsessionnelle, non névrotique, de la satisfaction substituée : le « charme » de la création esthétique ne procède pas du retour du refoulé ; mais où est sa place entre le principe du plaisir et le principe de réalité ? Voilà la grande question qui restera en suspens, à l’arrière de ces « petits écrits de psychanalyse appliquée ».

Ce qu’il faut d’abord bien entendre, c’est le caractère à la fois systématique et fragmentaire des essais esthétiques de Freud. C’est précisément le point de vue systématique qui impose et renforce le caractère fragmentaire. En effet, l’explication analytique des œuvres d’art ne saurait se comparer à une psychanalyse thérapeutique ou didactique, pour la simple raison qu’elle ne dispose pas de la méthode des associations libres et qu’elle ne peut placer ses interprétations dans le champ de la relation duelle entre médecin et patient ; à cet égard, les documents biographiques auxquels l’interprétation peut recourir ne sont pas plus significatifs que les renseignements des tiers lors d’une cure. L’interprétation psychanalytique est fragmentaire parce qu’elle est simplement analogique.

C’est bien ainsi que Freud lui-même a conçu ses essais ; ils ressemblent à quelque reconstitution archéologique, esquissant à partir d’un détail architectural le monument entier à la manière d’un contexte probable. En retour, c’est l’unité systématique du point de vue qui fait tenir ensemble ces fragments, en attendant l’interprétation globale de l’œuvre de culture qu’on dira plus tard. Ainsi s’explique le caractère très particulier de ces essais, l’étonnante minutie du détail et la rigueur, et même la raideur, de la théorie qui coordonne ces études fragmentaires à la grande fresque du rêve et de la névrose. Considérées comme des pièces isolées, chacune de ces études est bien circonscrite ; Le Mot d’esprit est une brillante mais prudente généralisation au comique et à l’humour des lois du travail du rêve et de la satisfaction fictive ; l’interprétation de La Gradiva de Jensen ne prétend pas donner une théorie générale du roman, mais recouper la théorie du rêve et de la névrose par les rêves fictifs qu’un romancier ignorant de la psychanalyse prête à son héros et par la guérison quasi analytique vers laquelle il conduit celui-ci ; Le Moïse de Michel-Ange est traité comme une œuvre singulière, sans que soit proposée aucune théorie d’ensemble du génie ou de la création. Quant au Léonard de Vinci, il n’outrepasse pas, en dépit des apparences, le titre modeste : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ; seules sont éclairées quelques singularités de la destinée artistique de Léonard, comme des traits de lumière dans un tableau d’ensemble qui reste dans l’ombre ; traits de lumière, trous de lumière, qui ne sont peut-être, comme on verra plus loin, que des ténèbres parlantes.

En tout cela, c’est l’analogie structurale de travail à travail, de travail de rêve à travail d’art, et, si j’ose dire, de destin à destin, de destin de pulsion à destinée d’artiste.

C’est cette intelligence oblique que nous allons essayer d’expliciter, en suivant d’un peu près quelques analyses freudiennes. Sans m’astreindre à un ordre historique rigoureux, je partirai du petit écrit de 1908, « la Création littéraire et le Rêve éveillé »1. Deux raisons justifient de le mettre en tète : d’abord ce petit essai, qui n’a l’air de rien, illustre parfaitement l’approche indirecte du phénomène esthétique par le biais d’un habile apparentement de proche en proche ; le poète est pareil à l’enfant qui joue : « Il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes charges en affect2 tout en le distinguant nettement de la réalité (Wirklichkeit). » Du jeu, nous passons à la « fantaisie » ; non par ressemblance vague, mais par la présupposition d’un lien nécessaire : à savoir que l’homme ne renonce à rien, mais échange seulement une chose contre une autre en créant des substituts ; c’est ainsi que l’adulte, au lieu de jouer, se livre à la fantaisie ; or la fantaisie, dans sa fonction de substitut du jeu, c’est le rêve diurne, le rêve éveillé. Nous sommes ici au seuil de la poésie : le chaînon intermédiaire est fourni par le roman, c’est-à-dire par les œuvres d’art en forme de récit ; Freud discerne dans l’histoire fictive du héros la figure de « sa majesté le Moi »3 ; les autres formes de la création littéraire sont supposées reliées, par une série de transitions continues, à ce prototype.

Ainsi se dessinent les contours de ce qu’on pourrait appeler l’onirique en général. Dans un raccourci saisissant, Freud rapproche les deux extrémités de la chaîne du fantastique : rêve et poésie ; l’un et l’autre sont les témoins d’un même destin : le destin de l’homme mécontent, insatisfait : « les désirs non satisfaits sont les ressorts pulsionnels des fantasmes (Phantasien) ; tout fantasme est l’accomplissement d’un désir ; la rectification de la réalité qui dissatisfait l’homme »4.

Est-ce à dire qu’il reste à répéter L’Interprétation des rêves ? Deux touches légères nous avertissent qu’il n’en est rien. Il n’est pas indifférent d’abord que la chaîne des analogies passe par le jeu : Au-delà du principe du plaisir nous apprendra qu’on peut déjà discerner dans le jeu une maîtrise de l’absence ; or cette maîtrise est d’une autre nature que le simple accomplissement hallucinatoire du désir. L’étape du rêve éveillé n’est pas non plus sans signification ; le fantasme s’y présente avec une « estampille temporelle » (Zeitmarke), que ne comporte pas la pure représentation inconsciente que nous avions dite au contraire « hors le temps » ; la fantaisie, à la différence du pur fantasme inconscient, a le pouvoir d’intégrer l’un à l’autre le présent de l’impression actuelle, le passé de l’enfance, et le futur de la réalisation en projet. Ces deux touches restent isolées, comme des notes d’attente.

D’autre part, cette brève étude contient, in fine, une importante suggestion qui nous ramène de l’aspect fragmentaire à l’intention systématique. Faute de pouvoir pénétrer la création dans son dynamisme, profond, nous pourrions peut-être dire quelque chose du rapport entre le plaisir qu’elle suscite et la technique qu’elle met en œuvre. Si le rêve est un travail, il est naturel que la psychanalyse prenne l’œuvre d’art par son côté en quelque sorte artisanal, afin de dévoiler, à la faveur de l’analogie structurale, une analogie fonctionnelle beaucoup plus importante encore. C’est alors du côté de la levée des résistances qu’il faudrait orienter les recherches ; jouir de nos propres fantasmes sans scrupules ni honte, telle serait la visée la plus générale de l’œuvre d’art ; cette intention serait alors servie par deux procédés : masquer l’égoïsme du rêve diurne par des altérations et des voiles appropriés – séduire par un gain de plaisir purement formel attaché à la représentation des fantasmes du poète. « On appelle prime de séduction ou plaisir préliminaire un pareil bénéfice de plaisir, qui nous est offert afin de permettre la libération d’un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques bien plus profondes5. »

Cette conception globale du plaisir esthétique comme détonateur de décharges profondes constitue l’intuition la plus audacieuse de toute l’esthétique psychanalytique. Cette connexion entre technique et hédonistique peut servir de fil conducteur dans les recherches les plus pénétrantes de Freud et de son école. Elle satisfait à la fois à la modestie et à la cohérence requise d’une interprétation analytique. Au lieu de poser la question immense de la créativité, on explore le problème limité des rapports entre l’effet du plaisir et la technique de l’œuvre. Cette question raisonnable reste dans les limites de compétence d’une économique du désir.

II. L’œuvre d’art interprétée

C’est dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905) que Freud avait posé quelques jalons précis en direction de cette théorie économique du plaisir préliminaire. Ce que cet essai brillant et méticuleux propose, ce n’est pas une théorie de l’art dans son ensemble, mais l’étude d’un phénomène précis, d’un effet de plaisir sanctionné par la décharge du rire. Mais, dans ces limites étroites, l’analyse se déploie en profondeur.

Étudiant d’abord les techniques verbales du Witz, Freud y retrouve l’essentiel du travail du rêve : condensation, déplacement, représentation par le contraire, etc. – vérifiant ainsi la réciprocité sans cesse postulée entre le travail qui relève d’une économique et la rhétorique qui permet l’interprétation. Mais, en même temps que le Witz vérifie l’interprétation linguistique du travail du rêve, le rêve fournit en retour les linéaments d’une théorie économique du comique et de l’humour. C’est ici que Freud prolonge et dépasse Théodor Lipps6 ; c’est ici surtout que nous retrouvons l’énigme du plaisir préliminaire. Le Witz, en effet, se prête à une analyse, au sens propre, c’est-à-dire à une décomposition qui isole la mousse de plaisir dégagée par la pure technique du mot, du plaisir profond que le précédent déclenche et que les jeux de mots obscènes, agressifs ou cyniques portent au premier plan. C’est bien cette articulation du plaisir technique sur le plaisir instinctuel qui constitue le cœur de l’esthétique freudienne et la relie à l’économique de la pulsion et du plaisir. Si nous admettons que le plaisir est lié à une réduction de tension, nous dirons que le plaisir d’origine technique est un plaisir minime, lié à l’épargne de travail psychique que réalisent la condensation, le déplacement, etc. ; ainsi, le plaisir du non-sens nous affranchit des restrictions que la logique inflige à notre pensée et allège le joug de toutes les disciplines intellectuelles. Mais, si ce plaisir est minime, comme sont minimes les épargnes qu’il exprime, il a le pouvoir remarquable de s’ajouter en appoint, ou mieux en prime, aux tendances érotiques, agressives, sceptiques. Freud utilise ici une théorie de Fechner sur le « concours » – ou l’accumulation – de plaisir et l’intègre à un schéma plus jacksonien que fechnérien de libération fonctionnelle7.

Cette liaison entre la technique de l’œuvre d’art et la production d’un effet de plaisir constitue le fil conducteur et, si l’on peut dire, le fil de rigueur de l’esthétique analytique. On pourrait même départager les essais esthétiques, selon qu’ils sont plus ou moins fidèles au modèle de l’interprétation du Mot d’esprit. Le Moïse de Michel-Ange serait l’exemple de tête du premier groupe, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, celui du second groupe. (Nous verrons que ce qui nous égare d’abord dans le Léonard, c’est peut-être aussi ce qui donne ensuite le plus à penser concernant la véritable explication analytique dans le domaine de l’art, et aussi dans d’autres domaines.)

Ce qui est admirable dans Le Moïse de Michel-Ange, c’est que l’interprétation du chef-d’œuvre est menée à la manière d’une interprétation de rêve, à partir du détail ; cette méthode proprement analytique permet de superposer travail de rêve et travail de création, interprétation du rêve et interprétation de l’œuvre d’art. Plutôt que de chercher à expliquer, sur le plan de la généralité la plus vaste, la nature de la satisfaction engendrée par l’œuvre d’art – tâches dans lesquelles se sont perdus trop de psychanalystes –, c’est par le détour d’une œuvre singulière et des significations créées par cette œuvre que l’analyse tente de résoudre l’énigme générale de l’esthétique. On connaît la patience et la minutie de cette interprétation que nous avons suivie ailleurs8.

Le Moïse de Michel-Ange sort déjà des limites d’une simple psychanalyse appliquée ; il ne se borne pas à vérifier la méthode analytique, il pointe vers un type de surdétermination que le Léonard fera mieux voir, en dépit ou par le moyen des méprises qu’il paraît encourager ; cette surdétermination du symbole érigé par le statuaire laisse entendre que l’analyse ne boucle pas l’explication, mais l’ouvre sur toute une épaisseur de sens : le Michel-Ange déjà dit plus qu’il ne dit ; sa surdétermination concerne Moïse, le défunt pape, Michel-Ange – et peut-être Freud lui-même dans son rapport ambigu à Moïse… Un commentaire sans fin s’ouvre, qui, loin de réduire l’énigme, la multiplie. N’est-ce pas déjà avouer que la psychanalyse de l’art est interminable par essence ?

 

J’arrive au Léonard. Pourquoi l’ai-je d’abord appelé une occasion et une source de méprise ? Tout simplement parce que cet essai, ample et brillant, paraît bien encourager la mauvaise psychanalyse de l’art, la psychanalyse biographique. Freud n’a-t-il pas tenté de surprendre le mécanisme même de la création esthétique en général, dans son rapport d’une part avec les inhibitions, voire les perversions sexuelles, d’autre part avec les sublimations de la libido en curiosité, en investigation scientifique ? N’a-t-il pas reconstruit, sur la base fragile du fantasme du vautour (qui n’est d’ailleurs pas un vautour !), l’énigme du sourire de Mona Lisa ?

Ne dit-il pas que le souvenir de la mère perdue et de ses baisers excessifs se transpose à la fois dans le fantasme de la queue du vautour dans la bouche de l’enfant, dans le penchant homosexuel de l’artiste et dans le sourire énigmatique de Mona Lisa ? « Ce fut sa mère qui posséda ce mystérieux sourire, un temps pour lui perdu, et qui le captiva lorsqu’il le retrouva sur les lèvres de la dame florentine9. » C’est le même sourire qui se réitère dans les images dédoublées de la mère dans la composition de la Sainte Anne : « Car, si le sourire de la Joconde évoqua, hors des ombres de sa mémoire, le souvenir de sa mère, ce souvenir le poussa aussitôt à une glorification de la maternité restituant à sa mère le sourire retrouvé chez la noble dame10. » Et d’ajouter : « Ce tableau synthétise l’histoire de son enfance ; les détails de l’œuvre s’expliquent par les plus personnelles impressions de la vie de Léonard »11 ; « La figure maternelle la plus éloignée de l’enfant, la grand-mère, correspond, par son apparence et sa situation dans le tableau par rapport à l’enfant, à la vraie et première mère : Catherina. Et l’artiste recouvrit et voila, avec le bienheureux sourire de la sainte Anne, la douleur et l’envie que ressentit la malheureuse quand elle dut céder à sa noble rivale, après le père, l’enfant12. »

Ce qui rend suspecte cette analyse – selon les critères que nous avons dégagés du Mot d’esprit –, c’est que Freud semble aller bien au-delà des analogies structurales que seule une analyse de la technique de composition autoriserait et qu’il s’avance jusqu’à la thématique pulsionnelle que l’œuvre recouvre et voile. N’est-ce pas cette prétention même qui nourrit la mauvaise psychanalyse, celle des morts, celle des écrivains et des artistes ?

Regardons d’un peu plus près les choses : il est d’abord remarquable que Freud ne parle pas véritablement de la créativité de Léonard, mais de son inhibition par l’esprit d’investigation : « Le but que notre travail se proposait, était d’expliquer les inhibitions de Léonard dans sa vie sexuelle et dans son activité artistique »13 ; ce sont ces déficits en créativité qui constituent le véritable objet du premier chapitre du Léonard et qui donnent lieu aux plus remarquables observations de Freud sur les rapports entre la connaissance et le désir. Bien plus, à l’intérieur même de ce cadre restreint, la transposition de l’instinct en curiosité, apparaît comme un destin de refoulement irréductible à tout autre ; le refoulement, dit Freud, peut conduire, soit à l’inhibition de la curiosité elle-même, qui partage ainsi le sort de la sexualité – c’est le type de l’inhibition névrotique –, soit à des obsessions à coloration sexuelle, où la pensée elle-même est sexualisée – c’est le type obsessionnel ; mais « le troisième type, le plus rare et le plus parfait, échappe, grâce à des dispositions particulières, aussi bien à l’inhibition qu’à l’obsession intellectuelle, la libido se soustrait au refoulement, elle se sublime dès l’origine en curiosité intellectuelle et vient renforcer l’instinct d’investigation, déjà par lui-même puissant. Les caractères de la névrose manquent, l’assujettissement aux complexes primitifs de l’investigation sexuelle infantile fait défaut, et l’instinct peut librement se consacrer au service actif des intérêts intellectuels. Mais le refoulement sexuel qui, par l’apport de libido sublimée, les avait faits si forts, les marque encore de son empreinte, en leur faisant éviter les sujets sexuels »14. Il est bien clair que nous ne faisons par là que décrire et classer et que nous renforçons plutôt l’énigme en l’appelant sublimation. Freud l’accorde volontiers dans sa conclusion. Nous disons bien que le travail créateur est une dérivation des désirs sexuels15 et que c’est ce fond pulsionnel qui a été libéré par la régression aux souvenirs infantiles, favorisée par la rencontre de la dame florentine : « Grâce à ses plus anciens émois érotiques, il peut célébrer encore une fois le triomphe sur l’inhibition qui entravait son art16. » Mais nous ne faisons par là que discerner les contours d’un problème : « Le don artistique et la capacité de travail étant intimement liés à la sublimation, nous devons avouer que l’essence de la fonction artistique nous reste aussi, psychanalytiquement, inaccessible17. » Et un peu plus loin : « Si la psychanalyse ne nous explique pas pourquoi Léonard fut un artiste, elle nous fait du moins comprendre les manifestations et les limitations de son art18. »

C’est dans ce cadre limité que Freud procède, non à un inventaire exhaustif, mais à un forage limité, « sous » quatre ou cinq traits énigmatiques, traités comme des débris archéologiques. C’est là que l’interprétation du fantasme du vautour – traité précisément comme débris – joue le rôle de pivot. Or cette interprétation est purement analogique, faute d’une psychanalyse véritable ; elle est obtenue par une convergence d’indices empruntés à des sources disparates : psychanalyse des homosexuels (relation érotique à la mère, refoulement et identification à la mère, choix narcissique de l’objet, projection de l’objet narcissique dans un objet de même sexe, etc.), théorie sexuelle des enfants concernant le pénis de la mère, parallèles mythologiques (le phallus de la déesse Vautour attesté par l’archéologie) ; c’est dans un style purement analogique que Freud écrit : « L’hypothèse infantile du pénis maternel est la source commune d’où découlent et la structure androgyne des divinités maternelles, telle Mout l’égyptienne, et la “Coda” du vautour dans le fantasme d’enfance de Léonard19. »

Or quelle intelligence de l’œuvre d’art nous est ainsi communiquée ? C’est ici que la méprise sur le sens du Léonard de Freud peut nous conduire plus loin que l’interprétation du Moïse de Michel-Ange.

En première lecture nous pensons avoir démasqué le sourire de Mona Lisa et montré ce qui se cache derrière ; nous avons « fait voir » les baisers que la mère évincée prodigua à Léonard. Mais écoutons d’une oreille plus critique une phrase telle que celle-ci : « Peut-être Léonard a-t-il désavoué et surmonté, par la force de l’art, le malheur de sa vie d’amour en ces figures qu’il créa et où une telle fusion bienheureuse de l’être mâle avec l’être féminin figure la réalisation des désirs de l’enfant d’autrefois fasciné par la mère20. » Cette phrase sonne comme celle que nous détachions plus haut de l’analyse du Moïse. Que veut donc dire : « désavoué » et « surmonté » ? Cette représentation qui accomplit le vœu de l’enfant serait donc autre chose qu’un doublet du fantasme, qu’une exhibition du désir, qu’une simple production au jour de ce qui était caché ? Interpréter le sourire de la Joconde ne serait-ce pas « montrer » à notre tour, sur les tableaux du maître, le fantasme dévoilé par l’analyse du souvenir d’enfance ? Ces questions nous ramènent d’une explication trop sûre d’elle-même à un doute de second degré. L’analyse ne nous a pas conduit du moins connu vers le plus connu. Ces baisers que la mère de Léonard écrasa sur la bouche de l’enfant ne sont pas une réalité dont je pourrais partir, un sol ferme sur lequel je pourrais construire l’intelligence de l’œuvre d’art ; la mère, le père, les relations de l’enfant avec eux, les conflits, les premières blessures d’amour, tout cela n’existe plus que sur le mode du signifié absent ; si le pinceau du peintre recrée le sourire de la mère dans le sourire de Mona Lisa, il faut dire que le souvenir n’existe nulle part ailleurs que dans ce sourire, lui-même irréel, de la Joconde, signifié par la seule présence de la couleur et du dessin. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci – pour reprendre le titre même de l’essai – est bien ce à quoi renvoie le sourire de la Joconde, mais il n’existe à son tour que comme absence symbolisable qui se creuse sous le sourire de Mona Lisa. Perdu comme souvenir, le sourire de la mère est une place vide dans la réalité ; c’est le point où toutes les traces réelles se perdent, où l’aboli confine au fantasme ; ce n’est donc pas une chose mieux connue qui expliquerait l’énigme de l’œuvre d’art ; c’est une absence visée qui, loin de la dissiper, redouble l’énigme initiale.

III. Valeur et limite de l’interprétation analytique

C’est bien ici que la doctrine – je veux dire la métapsychologie – nous protège contre les outrances de ses propres « applications ». Nous n’avons jamais accès aux pulsions comme telles, mais à leurs expressions psychiques, à leurs présentations dans des représentations et des affects ; dès lors, l’économique est tributaire du déchiffrage du texte ; le bilan des investissements pulsionnels ne se lit que dans la grille d’une exégèse portant sur le jeu des signifiants et des signifiés. L’œuvre d’art est une forme remarquable de ce que Freud lui-même appelait les « rejetons psychiques » des présentations pulsionnelles ; ce sont, à proprement parler, des rejetons créés ; nous voulons dire par là que le fantasme, qui n’était qu’un signifié donné comme perdu (l’analyse du souvenir d’enfance pointe précisément vers cette absence), est annoncé comme œuvre existante dans le trésor de la culture ; la mère et ses baisers existent pour la première fois parmi les œuvres offertes à la contemplation des hommes ; le pinceau de Léonard ne recrée pas le souvenir de la mère, il le crée comme œuvre d’art. C’est en ce sens que Freud a pu dire que « Léonard a désavoué et surmonté, par la force de l’art, le malheur de sa vie d’amour en ces figures qu’il créa… »21. L’œuvre d’art est ainsi à la fois le symptôme et la cure.

Ces dernières notations nous permettent de poser quelques questions de principe :

1. Jusqu’à quel point la psychanalyse est-elle justifiée de soumettre au point de vue unitaire d’une économique de la pulsion l’œuvre d’art et le rêve ? Si l’œuvre d’art dure et demeure, n’est-ce pas qu’elle enrichit de significations nouvelles le patrimoine de valeurs de la culture ? Cette différence de valeur, la psychanalyse ne l’ignore pas ; c’est elle précisément qu’elle aborde de biais par la sublimation. Mais la sublimation est autant le titre d’un problème que le nom d’une solution22.

2. Cette frontière commune à la psychanalyse et à une philosophie de la création se découvre en un autre point : l’œuvre d’art n’est pas seulement socialement valable, mais, comme l’exemple du Moïse de Michel-Ange et celui du Léonard l’ont laissé apercevoir, et comme la discussion de l’Œdipe-Roi de Sophocle le montrerait de façon éclatante, si ces œuvres sont des créations, c’est dans la mesure où elles ne sont pas de simples projections des conflits de l’artiste, mais l’esquisse de leur solution ; le rêve regarde en arrière, vers l’enfance, vers le passé ; l’œuvre d’art est en avance sur l’artiste lui-même ; c’est un symbole prospectif de la synthèse personnelle et de l’avenir de l’homme, plutôt qu’un symptôme régressif de ses conflits non résolus. Mais peut-être cette opposition entre régression et progression n’est-elle vraie qu’en première approximation ; peut-être faudra-t-il la dépasser, en dépit de sa force apparente ; l’œuvre d’art nous met précisément sur la voie de découvertes nouvelles concernant la fonction symbolique et la sublimation elle-même. Le sens véritable de la sublimation ne serait-il pas de promouvoir des significations nouvelles en mobilisant des énergies anciennes d’abord investies dans des figures archaïques ? N’est-ce pas de ce côté que Freud lui-même nous invite à chercher, lorsqu’il distingue, dans le Léonard, la sublimation de l’inhibition et de l’obsession, et lorsqu’il oppose, plus fortement encore, dans l’Essai sur le narcissisme, la sublimation au refoulement lui-même ?

Mais pour dépasser cette opposition entre régression et progression, il faut l’avoir élaborée et conduite jusqu’au point où elle se détruit elle-même.

3. Cette invitation à approfondir la psychanalyse elle-même, par le moyen de son affrontement avec d’autres points de vue qui paraissent diamétralement opposés, laisse entrevoir le sens véritable des limites de la psychanalyse. Ces limites ne sont nullement des limites fixes ; elles sont mobiles et indéfiniment dépassables. Ce ne sont pas, à proprement parler, des bornes, à la manière d’une porte fermée sur laquelle il serait écrit : jusqu’ici, mais pas plus loin. La limite, comme nous l’a enseigné Kant, n’est pas une borne extérieure, mais une fonction de la validité interne d’une théorie. La psychanalyse est limitée par cela même qui la justifie, à savoir sa décision de ne connaître dans les phénomènes de culture que ce qui tombe sous une économique du désir et des résistances. Je dois dire que c’est cette fermeté et cette rigueur qui me font préférer Freud à Jung. Avec Freud, je sais où je suis et où je vais ; avec Jung, tout risque de se confondre : le psychisme, l’âme, les archétypes, le sacré. C’est précisément cette limitation interne de la problématique freudienne qui nous invite, dans un premier temps, à lui opposer un autre point de vue explicatif, plus approprié, semble-t-il, à la constitution des objets culturels en tant que tels, puis, dans un second temps, à retrouver dans la psychanalyse elle-même la raison de son propre dépassement. La discussion du Léonard de Freud nous laisse entrevoir quelque chose de ce mouvement : l’explication par la libido nous a conduit, non à un terminus, mais à un seuil ; ce n’est pas une chose réelle, même psychique, que l’interprétation dévoile ; le désir auquel elle renvoie est lui-même renvoi à la suite de ses « rejetons » et indéfinie symbolisation de lui-même. C’est ce foisonnement symbolique qui se prête à une investigation par d’autres méthodes : phénoménologique, hégélienne, voire même théologique ; il faudra bien découvrir, dans la structure sémantique du symbole lui-même, la raison d’être de ces autres approches et de leur relation à la psychanalyse. Le psychanalyste lui-même, soit dit en passant, devrait être préparé par sa propre culture à cette confrontation ; non point certes pour apprendre à borner extérieurement sa propre discipline, mais bien pour retrouver en elle les raisons de reporter toujours plus loin les bornes déjà atteintes. C’est ainsi que la psychanalyse passe elle-même d’une première lecture, purement réductrice, à une seconde lecture des phénomènes de culture ; la tâche de cette seconde lecture ne serait plus de démasquer le refoulé et le refoulant, pour faire voir ce qu’il y a derrière les masques, mais d’entrer dans le mouvement du signifiant, qui toujours nous renvoie des signifiés absents du désir aux œuvres qui présentifient les fantasmes dans un monde de culture et ainsi les créent comme réalité de degré esthétique.


1.

Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 69-81 ; GW, VII, p. 211-223.

2.

Affektbeträge, GW, VII, p. 214.

3.

Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 77.

4.

GW, VII, p. 216 ; trad. fr., id., p. 72.

5.

GW, VII, p. 223 ; trad. fr., id., p. 81.

6.

Komik und Humor, 1898.

7.

GW, VI, p. 53-54 ; trad. fr., Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1930, p. 157-158.

8.

Cf. ci-dessus, p. 197-198.

9.

Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1927, p. 147.

10.

Ibid., p. 148.

11.

Ibid., p. 151.

12.

Ibid., p. 154.

13.

Ibid., p. 200.

14.

Ibid., p. 61.

15.

Ibid., p. 203.

16.

Ibid., p.°207.

17.

Ibid., p. 212.

18.

Ibid., p. 213.

19.

Ibid., p. 106.

20.

Ibid., p. 163.

21.

Ibid., p. 163.

22.

Sur ce point, cf. « La psychanalyse et la culture contemporaine », ci-dessus, p. 175.