L’acte et le signe selon Jean Nabert


Cet article explore avec plus de longueur et de lenteur une difficulté de la philosophie de Nabert trop rapidement évoquée dans ma préface aux Éléments pour une éthique1. Cette difficulté prend forme pour la première fois dans L’Expérience intérieure de la liberté2 à l’occasion du problème des motifs et des valeurs, et atteint, dans les Éléments pour une éthique, à la fois sa formulation complète et une solution plus radicale. Cette difficulté, prise dans sa plus grande généralité, concerne les rapports de l’acte par lequel une conscience se pose et se produit, avec les signes dans lesquels celle-ci se représente le sens de son action. Ce problème n’est pas propre à la pensée de Nabert ; il est commun à toutes les philosophies qui tentent de subordonner l’objectivité de l’Idée, de la Représentation, de l’Entendement, ou comme on voudra dire, à l’acte fondateur de la conscience, qu’on l’appelle Volonté, Appétition, Action. Quand Spinoza remonte de l’idée à l’effort de chaque être pour exister, quand Leibniz articule la perception à l’appétition, et Schopenhauer la représentation à la volonté, quand Nietzsche subordonne perspective et valeur à la volonté de puissance, et Freud la représentation à la libido – tous ces penseurs prennent une décision importante concernant le destin de la représentation : elle n’est plus le fait premier, la fonction primaire, le mieux connu, ni pour la conscience psychologique, ni pour la réflexion philosophique ; elle devient une fonction seconde de l’effort et du désir ; elle n’est plus ce qui fait comprendre, mais ce qu’il faut comprendre.

Le problème n’est pas posé par Nabert dans des termes aussi abstraits et généraux, sinon dans l’article de l’Encyclopédie française3, lorsqu’il dessine l’arbre généalogique de la méthode réflexive ; c’est là que l’ampleur de notre problème se découvre ; en se réclamant de la descendance de Maine de Biran plutôt que de Kant, Nabert articule le problème que nous avons en vue et que nous allons tout à l’heure élaborer, dans des termes précis et limités. Dans la lignée de Maine de Biran, les opérations de la conscience agissante sont irréductibles à celles qui règlent la connaissance et la science, et l’analyse réflexive appliquée à l’action doit être soustraite à l’hégémonie de la critique de la connaissance. C’est dans des termes voisins que L’Expérience intérieure de la liberté distingue d’une recherche appliquée à « la fonction d’objectivité et de vérité » du Cogito4, une réflexion qui aurait pour thème « la conscience dans sa productivité non déterminable par les catégories sur lesquelles repose la vérité du savoir »5. C’est aussi à Maine de Biran que Nabert rattache ce dessein : « C’est donc à l’inspiration de Maine de Biran que nous croyons convenable de revenir, pourvu qu’on interprète ce penseur moins sur la foi de ses formules littérales que sur l’idée de la philosophie qu’il cherchait à créer. Car, ce que Maine de Biran voulait exprimer, c’est cette idée que la conscience ne se produit que par un acte, et que le Cogito, qui est essentiellement position du soi dans la conscience agissante, ne saurait être confondu, si du moins il est question de la vie volitive, ni avec une action de l’entendement, ni avec une méthode pour fonder l’objectivité de la connaissance6… » « Jamais encore on n’avait aussi nettement compris qu’on pouvait libérer la conscience des modèles empruntés à la représentation et à la connaissance du monde extérieur7. »

C’est cet affranchissement même qui crée le problème qui nous occupe ici : car, si les opérations constitutives de la connaissance vraie ne peuvent donner la clé de cette « productivité », c’est maintenant le destin de la représentation dans la méthode réflexive qui fait question.

Or on ne saurait se contenter de la solution provisoire qui consiste à distinguer et à juxtaposer plusieurs « foyers de la réflexion », un foyer de vérité et un foyer de liberté ; il est vrai qu’il existe quelques textes de Nabert dans ce sens ; mais ils ne sont pas destinés à rendre compte de la constitution radicale de la conscience et de l’existence, seulement à décrire les ramifications historiques de la philosophie réflexive. Plus importante est la suggestion qu’il faudrait établir une « solidarité » et une « complémentarité » entre les normes régulatrices de la connaissance vraie et les opérations constitutives de l’action libre. Ce précepte n’invite pas à un éclectisme qui mettrait bout à bout Kant et Maine de Biran, mais à une philosophie de l’acte qui rendrait compte à l’intérieur d’elle-même de cette fonction d’objectivité et de vérité. C’est de cette réintégration du Cogito objectif à l’intérieur de la conscience active et productrice que Nabert attend l’équilibre final de la philosophie réflexive : « Sans ce contrepoids, dit encore l’avant-propos de 1924, des recherches immédiatement orientées vers la découverte des formes concrètes de l’expérience intérieure, irréductibles aux catégories par lesquelles nous construisons la nature, auraient incliné la philosophie vers un irrationalisme stérile8. » Il est remarquable que l’article de l’Encyclopédie française reprend en 1957 le même avertissement : « Il était nécessaire qu’une théorie critique du savoir eût mis au premier plan dans le “je pense” sa fonction d’objectivité et de vérité pour éviter que les recherches immédiatement attentives aux formes concrètes de l’expérience intérieure ne fussent complaisantes à un irrationalisme stérile9. »

Mais cette déclaration, prononcée dans des termes identiques aux deux extrémités de l’œuvre de Nabert, dessine le contour d’un problème plus qu’elle n’esquisse une solution. La première solution est née dans le cadre d’un problème beaucoup plus limité et à première vue différent. Ce problème, fort classique, presque académique, sur lequel se joue la question immense de l’acte et du signe, c’est celui du rôle des motifs dans une psychologie de la volition. Comme on sait, L’Expérience intérieure de la liberté représente une tentative pour rendre compte de la liberté dans les termes du problème de la causalité psychologique. « Ce qui est plus difficile que le discernement du déterminisme et de l’indéterminisme, c’est de montrer comment la liberté participe, sans s’y perdre, à la vie d’une conscience et au système des faits psychologiques qui s’y déroulent10. »

Mais, l’auteur nous en avertit aussitôt, « quand on affirme la coïncidence de la liberté et de la causalité psychologique, on énonce… un problème, on n’apporte pas une solution »11. Nous risquons, en effet, de consacrer seulement la dualité de deux fonctions du Cogito : la fonction de vérité à l’œuvre dans le déterminisme et la fonction de liberté à l’œuvre dans la conscience active et productive ; c’est ce qui arrive dans les doctrines issues du kantisme, qui repoussent sur le plan des phénomènes l’enchaînement des motifs, et concentrent tout ce qui revient au sujet dans l’acte d’une pensée faite pour l’objectivité. Tout est sauvé, mais rien n’est gagné, car le sujet ainsi mis à l’abri n’est ni moi ni personne. Rien n’est gagné non plus si l’on cherche dans la qualité de certaines représentations, de certaines idées, le pouvoir d’engendrer l’action ; nous ne savons rien de ce pouvoir idéo-moteur et la question demeure de savoir si la représentation est la réalité fondamentale dont il faut partir.

C’est de l’acte, pense Nabert12, qu’il faut résolument partir pour retrouver dans la production de la décision la raison qui fait que cet acte apparaît après coup à l’entendement comme une série empirique de faits. Cette raison, c’est ce que nous appellerons tout à l’heure la « loi de la représentation ».

Mais cette loi n’apparaît que si nous faisons le trajet de l’acte à la représentation et non l’inverse. Si, en effet, nous sommes fidèles à cette lecture, nous devons ressaisir, jusque dans les motifs qui sont censés précéder l’acte accompli de la décision, des esquisses, des ébauches, des amorces d’actes. Ce sont ces esquisses qui, après coup, m’apparaissent comme une sorte de dessin de l’acte dans la représentation ; c’est ainsi que nous venons à traiter les motifs comme des représentations antécédentes capables de produire l’acte. Or ce qu’il y a avant l’acte achevé, ce sont encore des actes inchoatifs, incomplets, inachevés ; et ces actes inachevés, saisis sous le regard de la rétrospection, apparaissent sous les traits d’une progression et d’une liaison dans des représentations. Cette chute de l’acte inachevé à la représentation, c’est ce que nous appelons motif ; ainsi objectivée, la délibération nous apparaît comme un corps de nécessité dans lequel nous ne savons plus loger une âme de liberté. Mais ces motifs ne sont que l’effet, ou plutôt la suite, de la causalité de la conscience ; en chacun d’eux « se transposent les actes incomplets où s’essaye à agir notre conscience ». Mais cette transposition procède d’un retrait, d’un repli de notre responsabilité, laquelle, en se concentrant dans l’acte ultime, abandonne le cours antérieur à la loi de la représentation.

Toute la difficulté se resserre ainsi dans la double nature du motif, qui, d’un côté, « participe à l’acte », de l’autre « se prête à devenir très vite l’élément d’un déterminisme psychologique »13. C’est cette double nature qui permet d’échapper non seulement à l’antinomie kantienne de la liberté nouménale et de la causalité empirique, mais encore à l’opposition bergsonienne de la durée et du Moi superficiel.

Mais, à notre tour, avons-nous fait autre chose que nommer le problème ? Qu’est-ce que ce pouvoir expressif, dont l’étrange vertu consiste à « déployer l’acte dans la représentation »14 ? Nous comprenons certes qu’en devenant spectacle l’acte se fait reconnaître de nous : par les motifs, nous savons ce que nous avons voulu. Mais pourquoi ce savoir ne se donne-t-il pas comme savoir d’un vouloir actuel dans ses signes, mais comme savoir d’un vouloir aboli dans un donné inerte ? Faut-il aller jusqu’à dire que cette fonction de révélation, de manifestation, invite d’elle-même à l’abandon et à l’oubli de la causalité à laquelle ces signes doivent d’être ce qu’ils sont ? Étrange maléfice : en se faisant « commentaire »15 de lui-même, texte à déchiffrer, l’acte est méconnu en même temps que connu ; et c’est toujours par un arrachement contraire que la conscience doit se reprendre sur son expression. Et pourtant, rien n’est plus éloigné de la pensée de Nabert que de tenir ce passage de l’acte à son signe et du signe à la représentation pour une déchéance. La possibilité de lire le texte de la conscience sous la loi du déterminisme coïncide exactement avec l’effort de clarté et de sincérité sans quoi nous ne saurions pas ce que nous voulons nous-mêmes. Bien plus, sans cette inscription dans un récit sans lacunes, nos actes ne seraient que des fulgurations instantanées et ne feraient pas une histoire, pas même une durée. C’est donc au moment où l’acte se ressaisit dans le verbe de lui-même que la tendance est la plus forte à oublier l’acte dans son signe et à épuiser le sens de la causalité psychologique dans le déterminisme.

C’est donc dans le passage de l’acte à la lumière et au verbe que réside à la fois la genèse de la représentation et le piège de la motivation. C’est pourquoi il faut sans cesse faire le trajet inverse, que Nabert appelle « reprise », le trajet de la représentation à l’acte ; comme il y a plus dans l’acte, même ébauché, que dans sa représentation comme motif, ce mouvement de reprise paraît toujours tirer le plus du moins : voici que les tendances et les autres forces qui conspirent à l’acte volitif prennent corps dans des représentations ; ces représentations à leur tour se présentent à nous comme les modèles des mouvements à accomplir ; puis, pour rendre compte de la gratuité du je veux, il faut doter les représentations d’une différence de valeur, c’est-à-dire leur incorporer ce qui n’est en réalité qu’un signe de la causalité de la conscience. Bref, pour rendre compte du mouvement de la représentation à l’acte, il faut que le fait psychologique paraisse « se dépasser lui-même, en devenant l’élément d’un acte dont il n’est en quelque sorte que la matière, et en renvoyant ainsi à une causalité qu’il ne contenait pas »16. Cette remontée du fait psychologique, étalé au plan des représentations, à l’acte de conscience, est en réalité la réplique de cette genèse de la représentation dans l’acte : « Tout se passe comme si la conscience empirique ne durait, ne se maintenait, ne progressait que par l’acte renouvelé d’une conscience non empirique qui crée dans le phénomène ce par quoi il traduit et prolonge la vie spirituelle17. »

Sur ces deux trajets de la réflexion, le déterminisme psychologique est ressaisi comme « l’enveloppe d’une causalité d’un autre genre »18. Faute de comprendre ce lien entre l’acte et le signe, la philosophie oscille entre la profession d’une liberté exilée et celle d’une explication empirique, seule fidèle à la loi de la représentation.

 

Tel était, en 1924, l’effort de Nabert pour rapprocher l’acte non empirique de la conscience et la suite empirique de ses conditions. L’enjeu de cet effort dépassait singulièrement le problème précis des rapports de la philosophie de la liberté et de la psychologie de la volition ; en fondant la loi de la représentation dans la double nature du motif, Nabert tentait de rendre solidaires et complémentaires l’une de l’autre les deux fonctions du Cogito que la tradition avait séparées. Mais que signifie cette solution ? Il est clair qu’il faut remonter au-delà de cette structure du motif : la conversion du motif en représentation, étalée sous le regard de l’entendement, tient au caractère inachevé de l’acte dont le motif est l’expression ; or le véritable acte, l’acte achevé, accompli, où la causalité de la conscience s’égalerait à elle-même, est un acte que nous n’accomplirons jamais ; toutes nos décisions sont en réalité des essais inférieurs à cet acte complet et concret ; de cet inachèvement, l’effort lui-même témoigne ; l’effort, en effet, n’est pas un surcroît, mais un défaut d’acte ; l’acte achevé serait sans fatigue, sans peine, sans effort ; l’inégalité de nous à nous-même est donc notre durable condition ; c’est dans cet écart entre la conscience empirique et « le Cogito qui est essentiellement position du soi par la conscience agissante »19, que la loi de la représentation se glisse et, avec elle, la conviction que toute notre existence peut être comprise sous le signe du déterminisme ; en même temps, l’acte libre s’exile dans l’idéal de lui-même et se projette en avant et au-dessus de nous, dans l’idée du choix intemporel selon Platon et Kant ; cette idée du choix absolu est la contrepartie de la dissimulation de l’acte inachevé dans un cours déterministe de représentations. Ce n’est donc pas par méprise, mais par nécessité, que se doublent la conscience réflexive et l’explication psychologique.

La philosophie réflexive n’a donc fait que reporter plus loin la dualité de la conscience opérante et de la fonction objective de l’entendement ; ce n’est plus la dualité classique de l’agir et du connaître ; c’est un dédoublement plus subtil, au sein même de la conscience agissante, entre son pouvoir pur de se poser et sa production laborieuse par « la médiation d’éléments psychologiques »20 ; c’est ce dédoublement qui rend possible « le glissement de l’acte de conscience à la nature et son insertion dans le déterminisme de la vie psychologique »21. Et cet oubli, cette détente paraissent bien résulter de l’inachèvement de l’acte humain et de son inadéquation à la position pure de la conscience.

Que nous débouchions ici sur une énigme singulièrement plus vaste que le problème initial dont nous étions partis, les dernières pages de L’Expérience intérieure de la liberté l’attestent. Le problème de la causalité psychologique n’est pas le seul point où cette énigme affleure. L’entendement lui-même, où nous avons reconnu la règle du déterminisme et plus généralement la norme de la vérité, n’est qu’un aspect de la raison entendue comme « ensemble des normes »22. « L’entendement n’exprime de la raison que ce par quoi elle est ouvrière d’objectivité. Mais il y a, comme disait Malebranche, à côté des rapports de grandeur, les rapports de perfection23. » L’entendement est donc seulement une spécification d’une fonction plus générale d’ordre, à quoi ressortissent en outre les normes de la beauté et de la moralité.

La solution esquissée au niveau de la « loi de la représentation », c’est-à-dire de l’entendement, n’est donc elle-même qu’une solution partielle. Il faudrait poser dans toute son ampleur le rapport de la liberté et de la raison ; L’Expérience intérieure de la liberté le tente en termes rapides ; du moins la solution entrevue annonce-t-elle les pages des Éléments pour une éthique que nous commenterons tout à l’heure. En effet, le dernier chapitre de la thèse de 1924 se borne à établir la « complémentarité » de la liberté et des normes ; et c’est dans l’idée de valeur que la « convertibilité » de la liberté et de la raison apparaît. L’idée de valeur offre ainsi, à la fin de l’ouvrage, le même caractère mixte que plus haut celle de motif. La valeur regarde à la fois du côté de la norme « objective » et du côté de l’adhésion contingente de la conscience : « La raison ne peut fournir que des normes. C’est la synthèse de ces normes et de la liberté qui donne des valeurs. Il n’y a de valeur que par une adhésion contingente de la conscience aux normes d’une pensée faite pour l’impersonnalité24. » L’objectivité des valeurs exprime la résistance des normes à notre désir, leur subjectivité exprime le consentement sans lequel la valeur ne serait qu’une force. Ce double visage de la valeur, semblable à celui du motif, donne l’occasion du même dédoublement ; l’oubli de l’initiative qui soutient la valeur produit le même effacement de la conscience devant la vérité de l’ordre ; c’est le même « transfert »25 du sujet de l’action vers le pôle d’entendement ou de raison qui donne à l’idéal son apparente extériorité. Ce « transfert » n’est pas non plus une déchéance ; grâce à lui, je puis me juger ; néanmoins c’est une pente qu’il faut sans cesse remonter afin de délivrer la spontanéité première, d’où procèdent les actes, de la contemplation et de la fascination de l’ordre.

Cette ultime dualité de l’acte et de la norme atteste l’inachèvement de la théorie du signe dans la première œuvre de Nabert. Les expressions mêmes de « collaboration », d’« équilibre »26 attestent qu’une dualité invincible renaît entre liberté et raison ; la théorie de la motivation avait « rapproché » la spontanéité de la conscience et l’objectivité de l’entendement ; en élargissant le problème aux dimensions de la raison, entendue comme foyer des normes, le chapitre terminal rouvre le débat que la théorie du motif avait paru fermer. Du moins L’Expérience intérieure de la liberté a-t-elle fermement montré la direction de la solution.

Cette direction c’est une théorie générale du signe. L’article de l’Encyclopédie française le dit avec force : « Il est donc vrai que, dans tous les domaines où l’esprit se révèle comme créateur, la réflexion est appelée à retrouver les actes que dissimulent et que recouvrent les œuvres, dès que, vivant de leur vie propre, elles sont comme détachées des opérations qui les ont produites : il s’agit, pour elles, de mettre au jour le rapport intime de l’acte et des significations dans lesquelles il s’objective. Loin d’ignorer que l’esprit, dans tous les ordres, doit, d’abord, œuvrer, se produire dans l’histoire et dans une expérience effective pour saisir ses possibilités les plus profondes, l’analyse réflexive révèle toute sa fécondité en surprenant le moment où l’acte spirituel s’investit dans le signe qui risque aussitôt de se retourner contre lui27. »

C’est cette théorie générale du signe que L’Expérience intérieure de la liberté a esquissée par deux fois : au plan du motif et au plan de la valeur. Ces deux plans correspondent à deux points de vue qui restaient à cette époque extérieurs l’un à l’autre : celui de l’explication psychologique et celui de la normativité éthique, c’est-à-dire finalement celui de l’entendement et celui de la raison.

 

Le chapitre VI des Éléments pour une éthique – intitulé : la promotion des valeurs – veut dépasser l’un et l’autre point de vue et, du même coup, leur extériorité même. La causalité psychologique et la normativité éthique ne sont plus des points de vue constitués en dehors de la réflexion. Bien plus, la question épistémologique de la diversité des foyers de réflexion est dépassée au profit d’une problématique plus radicale, celle de l’existence. S’il demeure toujours une différence entre la conscience qui se promeut et celle qui se regarde, c’est que l’existence elle-même est constituée par une double relation : entre une affirmation qui l’institue et passe sa conscience, et un défaut d’être qu’atteste le sentiment de la faute, de l’échec et de la solitude. « L’inégalité de l’existence à elle-même »28 est première par rapport à la pluralité des foyers de réflexion. C’est elle qui met au centre de la philosophie la tâche de s’approprier l’affirmation originaire à travers les signes de son activité dans le monde ou dans l’histoire ; c’est elle qui fait de cette philosophie une éthique, au sens fort et vaste que Spinoza a donné à ce mot, c’est-à-dire une histoire exemplaire du désir d’être.

Que devient dans cette éthique la théorie du signe dont nous avons vu la double esquisse, dans la thèse de 1924, à l’occasion de la théorie du motif et de la valeur ? C’est le deuxième thème qui englobe maintenant le premier ; mais, s’il peut maintenant jouer ce rôle, c’est qu’il est lui-même dégagé d’une théorie préalable des normes ; il ne suppose plus qu’une chose : le rapport que la liberté noue avec le monde au cœur de l’œuvre.

En effet, ce qui suit immédiatement l’inégalité de l’existence à elle-même, c’est l’« alternance » entre deux mouvements, celui d’« une concentration du moi à sa source » et celui « de son expansion dans le monde »29. Replacé dans le champ de cette alternance, le problème de la valeur prend une signification nouvelle : « Ce que la réflexion saisit et affirme comme conscience pure de soi, le Moi se l’approprie comme valeur dans la mesure même où il se crée et devient réellement pour soi. Autant dire que la valeur apparaît en vue de l’existence et pour l’existence, quand la conscience pure de soi s’infléchit déjà vers le monde pour y devenir principe ou règle de l’action, en même temps que mesure de la satisfaction dans une conscience concrète30. » C’est dans ce mouvement que nous retrouvons l’oubli de l’acte dans le signe : « La valeur est toujours liée à une certaine occultation du principe qui la fonde et la soutient… À cet égard, l’occultation du principe générateur de la valeur est l’expression d’une loi qui affecte toutes les manifestations de l’esprit humain. Ce que Maine de Biran dit des signes, c’est-à-dire des actes qui révèlent à la conscience sa puissance constitutive, il faut le dire également des valeurs31. » Et pourtant, cette occultation « n’est point diminution ou fléchissement du principe »32, comme dans les philosophies néo-platoniciennes de l’intelligible. Le risque de trahison est sur le chemin même de l’épreuve hors de laquelle il n’est point d’appropriation de soi.

Peut-on aller plus loin que cette loi du signe ? Nabert suggère que le glissement du prédicat de valeur – courageux, généreux – à l’essence du courage, de la bonté, procède de l’oubli du « caractère fondamental de l’esprit… de s’affecter par ses propres créations »33. C’est cette affection de soi par soi, déjà invoquée par Kant dans la deuxième édition de la Critique, qui rend possible le dédoublement du mouvement générateur et de la loi intérieure de ce mouvement : une essence naît lorsque l’acte créateur se retire de ses créations, de ses rythmes d’existence intime, offerts désormais à la contemplation. L’affection de soi par soi paraît bien être une sorte d’inertie de l’imagination productrice : « Il est manifeste que l’idéalité des valeurs connues n’est rien de plus que l’idéalité des créations, des directions permanentes nées de l’imagination productrice, et devenues règles d’action et d’évaluation pour la conscience individuelle. Elles sont revêtues, certes, d’une autorité qui passe les mouvements contingents de la conscience. Mais seul le dédoublement de l’esprit, capable tout ensemble de créer et de s’affecter soi-même par ses propres créations, donne un caractère spécieux à la transcendance des essences34. »

Peut-être faudrait-il trouver ici la loi de tout symbole, dont la psychanalyse nous a montré par ailleurs qu’il cache et montre, qu’il exprime et déguise. Nabert lui-même esquisse une généralisation semblable, lorsqu’il explore le trajet inverse du désir vers la valeur, par un mouvement semblable à celui de l’ouvrage antérieur, remontant de la tendance psychologique vers le motif et l’acte. Partant donc du désir, nous dirons que tout le sens et toute la prétention de la valeur est d’« obtenir du réel et de la vie… une expression de [l’intention créatrice] qui passe toute expression et toute réalisation »35. Or cette surélévation du désir par la valeur, c’est le passage au symbole : « Des conditions de rigueur sans cesse accrue, des règles, des formes, des signes, des langages, substituent des perceptions ou des actions nouvelles aux actions et aux perceptions qui se faisaient dans des directions inscrites à l’instinct… Chacun des systèmes de symboles produits selon cette volonté de rigueur est tout d’abord comme une méthode de dissolution du réel tel qu’il s’offre à la conscience immédiate…36 »

Par ce double accès à la valeur, objectivation de l’acte pur et symbolisation du désir naturel, nous accédons au foyer tant cherché : comme chez Kant, l’« imagination fait le passage »37. C’est l’imagination qui recèle la double puissance d’exprimer, puisqu’elle « symbolise » le principe38 en le vérifiant, et qu’elle élève au symbole le désir par la volonté de rigueur. De cette imagination, il faut dire qu’« elle crée l’instrument, la matière de la valeur, autant que la valeur elle-même »39. C’est dans cette imagination et dans la loi d’affection de soi par soi qui lui appartient – et qui est le temps lui-même – qu’il faudrait chercher la clé du dédoublement, qui nous a occupé dans cet article, entre la pure production des actes et leur occultation dans les signes. C’est comme durée que la création jaillit, mais c’est comme temps que les œuvres se déposent en arrière de la durée et demeurent inertes, offertes au regard, comme des objets à contempler ou des essences à imiter.

S’il fallait résumer sous un seul titre ce jeu de manifestation et d’occultation, dans le motif et dans la valeur, c’est celui de « phénomène » qu’il faudrait préférer.

Le phénomène, c’est la manifestation, dans une « expression saisissable », « d’une opération intérieure qui ne peut s’assurer de ce qu’elle est qu’en s’efforçant vers cette expression »40. Le phénomène est le corrélat de cette assurance de soi dans la différence à soi-même ; parce que nous ne sommes pas immédiatement en possession de nous-même, mais toujours inégaux à nous-même, parce que, selon l’expression de L’Expérience intérieure de la liberté, nous ne produisons jamais l’acte total que nous rassemblons et projetons dans l’idéal d’un choix absolu, – il nous faut sans fin nous approprier ce que nous sommes à travers les expressions multiples de notre désir d’être. Le détour du phénomène est alors fondé dans la structure même de l’affirmation originaire comme différence et comme rapport entre la conscience pure et la conscience réelle. La loi du phénomène, c’est indivisément une loi d’expression et une loi d’occultation.

On comprend alors que « le monde sensible tout entier et tous les êtres avec qui nous avons commerce nous apparaissent parfois comme un texte à déchiffrer »41. Pour employer un autre langage, qui n’est pas celui de Nabert, mais que son œuvre encourage : parce que la réflexion n’est pas une intuition de soi par soi, elle peut être, elle doit être, une herméneutique.


1.

Jean Nabert, Éléments pour une éthique, Paris, PUF, 1943 ; 2édition avec une préface de Paul Ricœur, Paris, Aubier, 1962, p. 10-13.

2.

Jean Nabert, L’Expérience intérieure de la liberté (1923) ; 2e édition augmentée d’un choix d’articles, d’une préface de Paul Ricœur et d’une bibliographie, Paris, PUF, 1992.

3.

T. XIX : La Philosophie réflexive, p. 19.04-14/19.06-3.

4.

L’Expérience intérieure de la liberté, op. cit., p. X.

5.

Ibid., p. XI.

6.

Ibid., p. 157.

7.

Ibid., p. 160.

8.

Ibid., p. X.

9.

Encyclopédie française, op. cit., p. 19.06-1.

10.

Ibid., p. 63.

11.

Ibid., p. 64.

12.

Ibid., p. 123-155.

13.

Ibid., p. 127.

14.

Ibid., p. 129.

15.

Ibid., p. 130.

16.

Ibid., p. 149.

17.

Ibid.

18.

Ibid.

19.

Ibid., p. 157.

20.

Ibid., p. 155.

21.

Ibid., p. 269.

22.

Ibid., p. 304.

23.

Ibid.

24.

Ibid., p. 310.

25.

Ibid., p. 314.

26.

Ibid., p. 318, 322.

27.

Encyclopédie française, op. cit., p. 19.06-1.

28.

Éléments pour une éthique, op. cit., p. 77.

29.

Ibid.

30.

Ibid., p. 78.

31.

Ibid.

32.

Ibid.

33.

Ibid., p. 86.

34.

Ibid., p. 87 sq.

35.

Ibid., p. 80.

36.

Ibid., p. 96.

37.

Ibid., p. 97.

38.

Ibid., p. 78.

39.

Ibid., p. 97.

40.

Ibid., p. 98.

41.

Ibid.