La philosophie du sujet, dit-on, est menacée de disparaître1. Soit ; mais cette philosophie n’a jamais cessé d’être contestée. Il n’y a jamais eu la philosophie du sujet ; bien plutôt une suite de styles réflexifs, issus d’un travail de redéfinition imposé par la contestation même.
Ainsi le Cogito de Descartes ne saurait-il être isolé, à la manière d’une proposition immuable, d’une vérité éternelle surplombant l’histoire. Chez Descartes lui-même, le Cogito est seulement un moment de pensée ; il conclut un procès et ouvre un enchaînement ; il est contemporain d’une vision du monde où toute objectivité est étalée comme un spectacle, auquel fait face son regard souverain2. Surtout, le Cogito de Descartes est seulement l’un des sommets – même s’il est le plus haut – d’une chaîne de Cogito qui constituent la tradition réflexive. Dans cette chaîne, dans cette tradition, chacune des expressions du Cogito réinterprète la précédente. Ainsi pourrait-on parler : d’un Cogito socratique (« Prends soin de ton âme »), – d’un Cogito augustinien (l’homme « intérieur » à la flexion des choses « extérieures » et des vérités « supérieures »), – d’un Cogito cartésien, bien sûr, – d’un Cogito kantien (« le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »). Le « Moi » fichtéen est, sans aucun doute, le témoin le plus significatif de la philosophie réflexive moderne : il n’est pas de philosophie réflexive contemporaine, comme Jean Nabert l’a reconnu, qui ne réinterprète Descartes à travers Kant et Fichte. Et l’« égologie » que Husserl a tenté de greffer sur la phénoménologie est l’un de ces gestes.
Or tous, à l’instar du Cogito socratique, répondent à un défi : sophistique, empirisme, ou, en sens inverse, dogmatisme de l’idée, allégation d’une vérité sans sujet. Par ce défi, la philosophie réflexive est invitée, non à se maintenir identique à elle-même en repoussant les assauts de l’adversaire, mais à prendre appui sur lui, à faire couple avec ce qui la conteste le plus.
On va examiner deux contestations, celle de la psychanalyse et celle du structuralisme, que l’on placera sous le titre commun du défi de la sémiologie. Une considération du signe leur est en effet commune, qui remet en cause toute intention ou toute prétention de tenir la réflexion du sujet sur lui-même et la position du sujet par lui-même pour un acte original, fondamental et fondateur.
La psychanalyse mérite d’être invoquée en première ligne. C’est qu’elle porte la contestation au point précis où Descartes avait cru trouver le sol ferme de la certitude. Freud creuse sous les effets de sens qui constituent le champ de conscience, et met à nu le jeu des fantasmes et des illusions où se masque notre désir.
La contestation du primat de la conscience va, à vrai dire, plus loin encore : car l’explication psychanalytique, connue sous le nom de topique, consiste à instituer un champ, un lieu, ou plutôt une série de lieux, sans considération de la perception interne du sujet. Ces « lieux » – inconscient, préconscient, conscient – ne sont aucunement définis par des propriétés descriptives, phénoménologiques, mais comme des systèmes, c’est-à-dire des ensembles de représentations et d’affects régis par des lois spécifiques, et entrant dans des rapports mutuels irréductibles à toute qualité de conscience, à toute détermination de « vécu ».
Ainsi, l’explication commence par une suspension générale des propriétés de conscience. C’est une anti-phénoménologie qui exige, non la réduction à la conscience, mais la réduction de la conscience.
Ce dessaisissement préalable est la condition du décalage du champ de toutes les analyses freudiennes par rapport aux descriptions du « vécu » de conscience.
Pourquoi cette rigueur ? Parce que l’intelligibilité des effets de sens livrés par la conscience immédiate – rêves, symptômes, fantasmes, folklore, mythes et idoles – ne peut être conquise au même niveau de discours que ces effets de sens. Et cette intelligibilité est inaccessible à la conscience parce que celle-ci est elle-même séparée du niveau de constitution du sens par la barre du refoulement. L’idée que la conscience est coupée de son propre sens, par un empêchement dont elle n’est ni maîtresse ni informée, est la clé de la topique freudienne : le dynamisme du refoulement, en mettant le système de l’inconscient hors d’atteinte, requiert une technique d’interprétation appropriée aux distorsions et aux déplacements que le travail du rêve et le travail de la névrose illustrent de manière exemplaire.
Il en résulte que la conscience elle-même est seulement un symptôme ; aussi bien n’est-elle qu’un système parmi les autres, à savoir le système perceptif qui règle notre accès à la réalité ; certes, la conscience n’est pas rien (nous y reviendrons plus loin) ; elle est au moins le lieu de tous les effets de sens auxquels s’applique l’analyse ; mais elle n’est ni principe, ni juge, ni mesure de toutes choses ; c’est cette contestation qui compte pour une philosophie du Cogito. Nous dirons plus loin à quelle révision de fond en comble elle est condamnée.
Avant de considérer les implications de cette révision déchirante, considérons une seconde série de notions qui accentuent encore le divorce entre la psychanalyse et les philosophies du sujet. Comme on sait, Freud a été amené à superposer une seconde topique – Moi, Ça, Surmoi – à la première : inconscient, préconscient, conscient. À vrai dire, il ne s’agit pas d’une topique, au sens précis d’une suite de « lieux » où s’inscrivent les représentations et les affects selon leur position par rapport au refoulement. Il s’agit plutôt d’une série de « rôles », constituant une personnologie ; certains rôles forment une séquence originale : le neutre ou l’anonyme, le personnel, le suprapersonnel. Freud a été amené à cette nouvelle répartition des instances par la considération suivante : ce n’est pas seulement la partie « la plus profonde » du Moi, mais aussi la partie « la plus élevée », qui est inconsciente. Autrement dit, l’inconscience n’est pas seulement un caractère du refoulé, mais aussi celui des processus très complexes par lesquels nous intériorisons les impératifs et les règles qui proviennent de l’instance sociale et d’abord de l’instance parentale, source première de l’interdiction durant la petite enfance et l’enfance.
Freud eut l’intuition de ce mécanisme en étudiant le grossissement pathologique qu’en donnent la névrose obsessionnelle et surtout la mélancolie ; cette dernière affection montre en clair comment un objet perdu peut être intériorisé : l’investissement objectal est remplacé par une identification, c’est-à-dire par une restauration de l’objet à l’intérieur du Moi ; d’où l’idée d’une altération du Moi par le moyen de l’identification à des objets perdus. Ce processus – et la désexualisation qui l’accompagne – est la clé de toute « sublimation ». Freud pense en avoir retrouvé l’équivalent (et finalement le patron) dans l’épisode de la dissolution du complexe d’Œdipe ; le jeu des forces qui oppose trois personnages et deux sexes se résout, dans le cas normal, par une identification au père qui remplace le désir de le supplanter ; le désir sous sa forme objectale traverse l’épreuve du deuil ; les figures parentales sont abandonnées comme termes de désir, intériorisées, sublimées : ainsi se produit l’identification au père et à la mère en tant qu’idéaux.
C’est donc à une véritable généalogie de la morale – au sens quasi nietzschéen – que Freud procède ; c’est une généalogie, en ce sens que le Surmoi est appelé « l’héritier du complexe d’Œdipe », « l’expression des plus importantes vicissitudes (Schicksale) du Ça » ; c’est une généalogie de la morale, en ce sens que ce processus, qui reste pulsionnel au point de vue des énergies engagées dans un travail comparable au travail de deuil, engendre néanmoins des « idéaux », grâce au remplacement du but libidinal par un but socialement acceptable. Ce remplacement du but libidinal par l’idéal est la clé de la sublimation amorcée à l’issue du complexe d’Œdipe. À la faveur de ce travail – de cette introjection et de cette identification –, la couche des « idéaux du Moi » s’intègre à la structure de la personnalité et devient l’instance interne appelée « Surmoi », qui surveille, juge et condamne. Autour de ce noyau primitif du Surmoi et de l’idéal du Moi se déposent, à la façon d’un précipité, toutes les identifications ultérieures à des sources d’autorité, à des modèles, à des figures culturelles – celles mêmes que Hegel parcourt sous le titre de l’esprit objectif ; ainsi se constitue par sédimentation la « conscience » morale et en général l’instance « culturelle » de la personnalité.
Comme on voit, cet inconscient « d’en haut » n’est pas moins irréductible à l’auto-constitution de l’ego Cogito de style cartésien que l’inconscient « d’en bas », qui s’appelle désormais « le Ça », pour accentuer encore son caractère de puissance et d’étrangeté par rapport à l’instance du Moi.
Du même coup, Freud ajoute, à la notion de conscience conçue comme un des lieux de sa topique, la notion du Moi, comme une force en proie à des maîtres qui le dominent. Ainsi la question du sujet se dédouble : la conscience est liée à la tâche de vigilance, de perception active, d’appréhension ordonnée et réglée de la réalité ; le Moi est voué à la tâche de maîtriser et de dominer les forces qui d’abord l’écrasent : l’essai sur le Moi et le Ça s’achève sur le tableau pessimiste des allégeances multiples de l’ego, comparé à un valet dont plusieurs maîtres se disputent les services : le Surmoi, le Ça et la Réalité. Sa tâche est elle-même assimilée aux compromis d’un diplomate chargé d’accorder entre elles les demandes, en abaissant le degré de leur pression. Ainsi le devenir-sujet prend le double visage d’un devenir-conscient et d’un devenir-Moi, c’est-à-dire d’un devenir vigile, à la frontière du principe de plaisir et de Réalité, et d’un devenir maître au carrefour d’un complexe de forces. La conquête du principe de Réalité et celle de la force du Moi sont d’ailleurs une seule et même chose, en dépit du fait que l’analyse distingue deux problématiques correspondant à deux séquences différentes, celle des trois « lieux » et celle des trois « rôles ». Freud s’est expliqué sur cette superposition des deux triades dans les Nouvelles Conférences ; il les compare à trois populations réparties dans trois districts, sans que la répartition des premières recouvre la distribution géographique des seconds. La non-coïncidence des deux divisions permet de discerner les deux problématiques, celle qui correspond à la résolution d’un problème de perception et de réalité, celle qui correspond à la résolution d’un problème d’allégeance et de maîtrise ; le premier est un problème kantien, le problème critique de l’objectivité ; le second est un problème hégélien, celui de la dialectique du maître et de l’esclave ; comme chez Hegel, la conquête de l’objectivité reste un moment abstrait, celui du jugement-décision (Ur-teil), de l’entendement qui scinde (teilen) le fantasme du réel ; le moment concret, c’est celui de la reconnaissance mutuelle, au terme d’une lutte qui a appris au maître, comme porteur de pensée, de loisir, de jouissance, à se comprendre lui-même à travers le travail de l’esclave ; c’est finalement cet échange des rôles, par lequel chacun passe dans l’autre, qui égalise les consciences. C’est ce processus quasi hégélien que Freud énonce dans le fameux adage : Wo es war, soll ich werden. « Là où était Ça, doit advenir Je ».
Ce bref rappel des principaux points de la doctrine freudienne du sujet laisse entrevoir que la psychanalyse n’a aucunement éliminé la conscience et le Moi ; elle n’a pas remplacé, mais déplacé le sujet. On l’a vu, conscience et Moi continuent de figurer parmi les lieux et les rôles dont l’ensemble constitue le sujet humain. Le déplacement de la problématique consiste en ceci que ni la conscience, ni le Moi ne sont plus dans la position du principe ou de l’origine. Quelle exigence de reformulation résulte de ce déplacement ?
Partons du dernier point atteint dans l’exposé précédent : le « je » doit advenir là où le « Ça » était. Cette conclusion rejoint une remarque antérieure sur la conscience : Freud, disions-nous, substitue à l’être conscient (Bewusst-sein) le devenir-conscient (Bewusst-werden). Ce qui était origine devient tâche ou but. Cela se comprend très concrètement : la psychanalyse ne saurait avoir d’autre ambition thérapeutique que d’élargir le champ de conscience, et de rendre au Moi un peu de la force cédée à ses trois puissants maîtres. Cette position de la conscience et du Moi comme tâche et comme maîtrise continue de relier la psychanalyse à la position du Cogito. Seulement, le Cogito qui a traversé l’épreuve critique de la psychanalyse n’est plus celui que le philosophe revendiquait dans sa naïveté préfreudienne. Avant Freud, deux moments sont confondus : le moment de l’apodicticité et le moment de l’adéquation. Selon le moment d’apodicticité, le je pense, je suis est vraiment impliqué même dans le doute, même dans l’erreur, même dans l’illusion : même si le malin génie me trompe dans toutes mes assertions, il est nécessaire que moi qui pense je sois. Mais ce moment d’apodicticité inexpugnable tend à se confondre avec le moment d’adéquation selon lequel je suis tel que je m’aperçois. Le jugement thétique, pour reprendre l’expression de Fichte, la position absolue d’existence, se confond avec un jugement de perception, avec l’aperception de mon être-tel. La psychanalyse introduit un coin entre l’apodicticité de la position absolue d’existence et l’adéquation du jugement portant sur l’être-tel. Je suis, mais que suis-je, moi qui suis ? Voilà ce que je ne sais plus. En d’autres termes, la réflexion a perdu l’assurance de la conscience. Ce que je suis est aussi problématique qu’il est apodictique que je suis.
Ce résultat pouvait être prévu par la philosophie transcendantale de type kantien ou husserlien. Le caractère empirique de la conscience donne licence aux mêmes erreurs et aux mêmes illusions que la perception mondaine. On trouve chez Husserl, aux § 7 et 9 des Méditations cartésiennes, la reconnaissance théorique de cette dissociation entre le caractère certain du Cogito et le caractère douteux de la conscience. Le sens de ce que je suis n’est pas donné, mais caché ; il peut même rester indéfiniment problématique, comme une question sans réponse. Mais le philosophe le sait seulement d’une manière abstraite. Or la psychanalyse enseigne que savoir théoriquement quelque chose n’est rien tant que l’économie des désirs sous-jacents n’en est pas remaniée. C’est pourquoi le philosophe réflexif ne peut dépasser les formules abstraites et négatives, telles que celle-ci : l’apodicticité n’est pas l’immédiateté. La réflexion n’est pas l’introspection. La philosophie du sujet n’est pas la psychologie de la conscience. Toutes ces propositions sont vraies, mais exsangues.
Seule une méditation sur la psychanalyse, à défaut d’un passage effectif par l’analyse, permet de dépasser ces abstractions et d’accéder à une critique concrète du Cogito. Je dirai que cette critique concrète a pour ambition de dé-construire le faux Cogito, d’initier à la ruine des idoles du Cogito et d’inaugurer ainsi un processus comparable au deuil de l’objet libidinal. Le sujet est d’abord l’héritier d’un amour de Soi dont la structure profonde est analogue à celle de la libido objectale. Il y a une libido du Moi homogène à la libido d’objet. C’est le narcissisme qui vient remplir la vérité toute formelle du je pense, je suis, – la remplir d’une illusoire concrétude. C’est le narcissisme qui induit la confusion du Cogito réflexif et de la conscience immédiate, et me fait croire que je suis tel que je crois que je suis. Mais si le sujet n’est pas celui que je crois qu’il est, alors il faut perdre la conscience pour trouver le sujet.
Ainsi, je puis comprendre réflexivement la nécessité de ce dessaisissement de la conscience et intégrer à une philosophie du sujet même l’antiphénoménologie du freudisme. C’est en effet la nécessité de cette déprise de toute conscience immédiate qui justifie les concepts les plus réalistes, les plus naturalistes, les plus « chosistes » de la théorie freudienne ; la comparaison du psychisme à un appareil, à un fonctionnement primaire, réglé par le principe de plaisir, la conception topique des « localités » psychiques, la conception économique des investissements et désinvestissements, etc., toutes ces procédures théoriques relèvent de la même stratégie et sont dirigées contre le Cogito illusoire, qui d’abord occupe la place de l’acte fondateur : je pense, je suis ; c’est ainsi que la lecture de Freud devient elle-même une aventure de la réflexion. Ce qui résulte de cette aventure, c’est un Cogito blessé ; un Cogito qui se pose, mais ne se possède pas ; un Cogito qui ne comprend sa vérité originaire que dans et par l’aveu de l’inadéquation, de l’illusion, du mensonge de la conscience immédiate.
La philosophie du sujet reçoit-elle de la psychanalyse une autre leçon que cette rectification critique ? L’enracinement de l’existence subjective dans le désir laisse paraître une implication positive de la psychanalyse, par-delà la tâche négative de dé-construction du faux Cogito. Merleau-Ponty proposait le titre d’archéologie du sujet pour cette incarnation pulsionnelle.
Cet aspect du freudisme n’est pas moins important que le précédent : la dissolution des prestiges et des idoles du conscient est seulement l’envers d’une découverte, celle de « l’économique », dont Freud disait qu’elle est plus fondamentale que « la topique ». C’est à cette « économique » que ressortissent les aspects temporels du désir, ou plutôt son absence de relation au temps ordonné du réel. Le caractère « intemporel », « hors le temps », des désirs inconscients est, on le sait, un des caractères distinctifs du système les par rapport au système Cs. C’est lui qui commande le côté sauvage de notre existence pulsionnelle. C’est lui, surtout, qui inflige les arriérations affectives que l’analyse dépiste au cœur de la névrose et dans tous les registres de fantasmes, depuis le rêve jusqu’aux idoles et aux illusions. C’est ce même caractère archaïque du désir qui transparaît au plan éthique de la culpabilité, comme au plan religieux de la crainte de punition et du désir infantile de consolation.
Cette thèse de l’antériorité, de l’archaïsme du désir est fondamentale pour une reformulation du Cogito : comme Aristote, comme Spinoza et Leibniz, comme Hegel, Freud met l’acte d’exister dans l’axe du désir. Avant que le sujet ne se pose consciemment et volontairement, il était déjà posé dans l’être au niveau pulsionnel. Cette antériorité de la pulsion par rapport à la prise de conscience et à la volition signifie l’antériorité du plan ontique par rapport au plan réflexif, la priorité du je suis sur le je pense. Il en résulte une interprétation moins idéaliste, plus ontologique, du Cogito ; l’acte pur du Cogito, en tant qu’il se pose absolument, est seulement une vérité abstraite et vide, aussi vaine qu’elle est invincible. Il lui reste à être médiatisé à travers la totalité du monde des signes et à travers l’interprétation de ces signes. Le long détour est précisément celui de la suspicion. Ainsi, l’apodicticité du Cogito et son caractère indéfiniment douteux doivent être assumés conjointement. Le Cogito est à la fois la certitude indubitable que je suis et une question ouverte quant à ce que je suis.
Je dirai donc que la fonction philosophique du freudisme est d’introduire un intervalle entre l’apodicticité du Cogito abstrait et la reconquête de la vérité du sujet concret. Dans cet intervalle se glisse la critique du faux Cogito, la déconstruction des idoles du Moi qui font écran entre Moi et moi-même. Cette déconstruction est une sorte de travail de deuil, transposé de la relation objectale à la relation réflexive. À cette déconstruction appartient, à titre de discipline du dessaisissement, tout l’appareil méthodologique que Freud a appelé « métapsychologie » : le réalisme des « localités » psychiques, le naturalisme des concepts énergétiques et économiques, la dérivation génétique et évolutionniste des grandeurs culturelles à partir des premiers objets pulsionnels, etc. Cette perte apparente du Cogito lui-même et de sa lumière propre est requise par la stratégie du travail de deuil appliquée au faux Cogito. Elle ressemble à l’explication déterministe que Spinoza commence par appliquer aux fausses évidences du libre-arbitre dans les premiers livres de l’Éthique, avant d’accéder à la véritable liberté du livre IV et à la béatitude du livre V, qui procèdent de la compréhension rationnelle de l’esclavage lui-même. Comme chez Spinoza, par conséquent, la perte des illusions de la conscience est la condition de toute réappropriation du sujet vrai.
C’est cette réappropriation, dans et par la voie du deuil tracée plus haut, qui constitue à mes yeux la tâche future d’une philosophie réflexive. Pour ma part, j’entrevois cette tâche dans les termes suivants : si l’on peut appeler la psychanalyse une archéologie du sujet, la tâche d’une philosophie réflexive, après Freud, sera de relier dialectiquement une téléologie à cette archéologie. Cette polarité de l’archê et du télos, de l’origine et du but, du sol pulsionnel et de la visée de culture, peut seule arracher la philosophie du Cogito à l’abstraction, à l’idéalisme, au solipsisme, bref à toutes les formes pathologiques du subjectivisme qui infectent la position du sujet.
Que serait une téléologie de la subjectivité qui aurait traversé l’épreuve critique d’une archéologie de type freudien ? Ce serait une construction progressive des figures de l’esprit, à la façon de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, mais qui, plus encore que chez Hegel, se déploierait sur le terrain même de l’analyse régressive des figures du désir.
J’évoque ici un modèle hégélien plutôt que husserlien ; pour deux raisons : d’abord, Hegel dispose d’un instrument dialectique pour penser un dépassement du niveau naturaliste de l’existence subjective qui conserve la force pulsionnelle initiale. En ce sens, je dirais que l’Aufhebung hégélienne, en tant que conservation du dépassé, est la vérité philosophique de la « sublimation » et de l’« identification » freudiennes. En outre, Hegel a lui-même conçu la dialectique des figures de la Phénoménologie comme une dialectique du désir. Le problème de la satisfaction (Befriedigung) est le ressort affectif du passage de la conscience à la conscience-de-soi : l’infini du désir, son doublement dans le désir d’un autre désir, qui serait en même temps le désir d’un autre, l’accès à l’égalité des consciences par le moyen de la lutte, toutes ces péripéties bien connues de la Phénoménologie hégélienne constituent un exemple éclairant, mais non contraignant, pour une dialectique téléologique de l’esprit enracinée dans la vie du désir. Certes, on ne peut répéter aujourd’hui la Phénoménologie hégélienne ; de nouvelles figures du Soi et de l’Esprit sont apparues depuis Hegel, et de nouveaux abîmes se sont creusés sous nos pas ; mais le problème reste le même : comment faire paraître un arrangement prospectif des figures de l’esprit et un enchaînement progressif des sphères de culture qui soit, en vérité, la sublimation du désir substantiel, l’effectuation raisonnable de cette énergie dont la psychanalyse a démasqué le visage, à travers les archaïsmes et les régressions du monde humain des fantasmes ?
Poser ce problème en termes toujours plus rigoureux, et le résoudre dans une synthèse qui satisfasse à la fois à l’économique freudienne du désir et à la téléologie hégélienne de l’esprit, telle est la tâche d’une anthropologie philosophique après Freud.
Sans reprendre en détail l’analyse du modèle sémiologique qui préside aujourd’hui aux divers structuralismes3, je voudrais montrer la convergence des attaques menées contre la philosophie du sujet sur les deux bases de la psychanalyse et de la linguistique.
L’attaque porte principalement contre la phénoménologie husserlienne et post-husserlienne. On comprend pourquoi : celle-ci articule la philosophie du sujet sur une théorie de la signification qui tombe dans le même champ épistémologique que celui que découpe le modèle sémiologique. Plus précisément, la phénoménologie tient ensemble trois thèses : 1) la signification est la catégorie la plus englobante de la description phénoménologique ; 2) le sujet est le porteur de la signification ; 3) la réduction est l’acte philosophique qui rend possible la naissance d’un être pour la signification. Ces trois thèses sont inséparables et peuvent être parcourues dans les deux sens ; celui dans lequel nous les avons énoncées caractérise plutôt l’ordre de la découverte, des Recherches logiques à Idées I : on y voit la signification logique se loger au centre de gravitation de la signification linguistique, et celle-ci s’inscrire dans le périmètre plus vaste de l’intentionnalité de conscience ; à la faveur de cette extension de la recherche du plan logique au plan perceptif, l’expression linguistique, et, à plus forte raison, l’expression logique, s’avèrent constituer seulement la forme réfléchie d’une activité signifiante enracinée plus bas que le jugement et caractéristique de l’Erlebnis en général ; c’est en ce sens que la signification devient la catégorie la plus englobante de la phénoménologie. Et la notion de l’ego reçoit une extension proportionnée, dans la mesure où l’ego est ce qui vit à travers la visée du sens et se constitue comme pôle identique de tous les rayons du sens.
Mais la troisième thèse énoncée selon l’ordre de la découverte est la première selon l’ordre de la fondation. Si la signification, pour le créateur de la phénoménologie, recouvre le champ entier des descriptions phénoménologiques, c’est que ce champ est instauré dans son ensemble par la réduction transcendantale, qui transmute toute question sur l’être en question sur le sens de l’être. Cette fonction de la réduction est indépendante des interprétations idéalistes de l’ego Cogito et d’abord de l’interprétation que donne Husserl lui-même, de Idées I aux Méditations cartésiennes : c’est la réduction qui fait paraître notre rapport au monde ; dans et par la réduction, tout être vient à description comme phénomène, comme apparaître, donc comme signification à expliciter.
On peut donc redescendre, dans un ordre qui serait celui de la fondation, de la réduction vers le sujet comme ego cogito cogitatum, et du sujet de la théorie vers la signification comme universelle médiation entre le sujet et le monde. Tout est signification, dès lors que tout être est visé comme sens d’un vécu à travers lequel un sujet s’éclate vers des transcendances.
On peut, de cette manière, présenter la phénoménologie comme une théorie du langage généralisé. Le langage cesse d’être une activité, une fonction, une opération parmi d’autres : il s’identifie au milieu signifiant total, au réseau des signes jetés comme un filet sur notre champ de perception, d’action, de vie. C’est ainsi que Merleau-Ponty a pu dire que Husserl « pousse le langage en position centrale »4. La phénoménologie peut même prétendre qu’elle seule ouvre l’espace de la signification, et donc du langage, en thématisant pour la première fois l’activité intentionnelle et signifiante du sujet incarné, percevant, agissant et parlant.
Et pourtant, la phénoménologie radicalisait la question du langage d’une manière qui ne permettait pas un dialogue avec la linguistique moderne, et avec les disciplines sémiologiques qui se sont constituées sur un modèle linguistique. L’exemple de Merleau-Ponty est à cet égard instructif par le demi-échec de sa philosophie du langage.
Le « retour au sujet parlant » que préconise et amorce Merleau-Ponty, à la suite du dernier Husserl, est conçu de façon telle qu’il brûle l’étape de la science objective des signes et se porte trop vite à la parole. Pourquoi ? parce que, dès le début, l’attitude phénoménologique et l’attitude objective sont mises en opposition : « prenant le langage comme fait accompli, résidu d’actes de signification passés, enregistrement de significations déjà acquises, le savant manque inévitablement la clarté propre du parler, la fécondité de l’expression. Du point de vue phénoménologique, c’est-à-dire pour le sujet parlant qui use de sa langue comme d’un moyen de communication avec une communauté vivante, la langue retrouve son unité : elle n’est plus le résultat d’un passé chaotique de faits linguistiques indépendants, mais un système dont tous les éléments concourent à un effort d’expression unique tourné vers le présent ou l’avenir, et donc gouverné par une logique actuelle »5.
Comme on voit, le dialogue est mal engagé avec le savant ; il n’est même pas engagé du tout : ce n’est pas du côté de la langue prise comme objet de science qu’est le système ; contre Saussure et ses définitions initiales, il est dit que la linguistique voit « le langage au passé »6. Ce serait au contraire dans l’actualité de la parole qu’un système s’instituerait. Ayant mis la synchronie du côté du sujet parlant, et la diachronie du côté objectif de la science, le phénoménologue entreprend d’incorporer le point de vue objectif au point de vue subjectif, de montrer qu’une synchronie de la parole enveloppe la diachronie de la langue.
Ainsi posé, le problème paraît plus aisé à résoudre qu’il ne deviendra pour la génération suivante. Il consiste à montrer comment le langage au passé habite le langage au présent : c’est la tâche d’une phénoménologie de la parole de montrer cette insertion du passé de langue dans le présent de parole ; quand je parle, l’intention significative n’est en moi qu’un vide déterminé à combler par des mots ; il faut alors qu’elle se remplisse, en réalisant « un certain arrangement des instruments déjà signifiants ou des significations déjà parlantes (instruments morphologiques, syntaxiques, lexicaux, genres littéraires, types de récits, modes de présentation de l’événement, etc.), qui suscite chez l’auditeur le pressentiment d’une signification autre et neuve, et inversement accomplisse chez celui qui parle ou qui écrit l’ancrage de la signification inédite dans les significations déjà disponibles »7. Ainsi la parole est-elle la réanimation d’un certain savoir linguistique qui vient des paroles antérieures des autres hommes, lesquelles se sont déposées, « sédimentées », « instituées », jusqu’à devenir cet avoir disponible par lequel je puis maintenant donner une chair verbale à ce vide orienté qu’est en moi l’intention significative quand je vais parler.
Cette analyse de Signes reste dans la ligne du grand chapitre de la Phénoménologie de la perception où le langage était assimilé à un « geste » qui met en œuvre un savoir-faire, un pouvoir acquis. Le langage, tel que les linguistes le considèrent, est-il ainsi pris au sérieux ? Le fait que la notion de langue, en tant que système autonome, n’est pas prise en considération, pèse lourdement sur cette phénoménologie de la parole. Son recours au processus de « sédimentation » la ramène du côté de la vieille notion psychologique d’habitus, de pouvoir acquis, et le fait structural, en tant que tel, est manqué.
À la vérité, ce n’est pas le dialogue avec le linguiste qui importe à Merleau-Ponty, mais le résultat philosophique : si je ne puis m’exprimer qu’en réactivant des significations sédimentées et disponibles, la parole n’est jamais transparente à elle-même et la conscience n’est jamais constituante ; la conscience est toujours tributaire de la « spontanéité enseignante »8 de mon corps, avec ses pouvoirs acquis et son outillage verbal disponible. C’est toute une philosophie de la vérité qui est ici en jeu : la vérité est procès de reprise des significations disponibles dans des significations neuves, en l’absence de tout passage à la limite dans une signification pure, totale, absolue : « la vérité est un autre nom de la sédimentation, qui elle-même est la présence de tous les présents dans le nôtre. C’est dire que, même et surtout pour le sujet philosophique ultime, il n’est pas d’objectivité qui rende compte de notre rapport sur-objectif à tous les temps, pas de lumière qui passe celle du présent vivant »9.
Certes, cette phénoménologie de la parole et du sujet parlant tient en réserve des questions que le structuralisme élude et ne résout pas : comment un système autonome de signes, supposé sans sujet parlant, entre-t-il dans des opérations, évolue-t-il vers de nouveaux équilibres, se prête-t-il à un usage et à une histoire ? Un système peut-il exister ailleurs que dans l’acte de parole ? Est-il autre chose qu’une coupe transversale dans une opération vive ? La langue est-elle davantage qu’un système en puissance, jamais tout entier en acte, chargé de changements latents, prêt pour une histoire subjective et intersubjective ?
Ces questions sont sans doute légitimes. Mais elles sont prématurées. On ne peut aujourd’hui les retrouver qu’au terme d’un long détour par la linguistique et en général par la science des signes. Or ce détour comporte, au moins provisoirement, la mise entre parenthèses de la question du sujet, l’ajournement de toute référence au sujet parlant, en vue précisément de constituer une science des signes digne de ce nom.
Avant de proposer un détour, la linguistique structurale impose un défi à la philosophie du sujet : le défi consiste en ceci que la notion de signification est placée dans un autre champ que celui des visées intentionnelles d’un sujet. Le déplacement est tout à fait comparable à celui que la psychanalyse impose aux effets de sens de la conscience immédiate. Mais il résulte d’un autre système de postulats que celui de la topique freudienne. Ces postulats, nous les avons exposés ailleurs10 et nous en rappellerons seulement l’enchaînement ; premier postulat : la dichotomie de la langue et de la parole (du côté de la langue, on garde la règle du jeu, avec son caractère d’institution et de contrainte sociale ; du côté de la parole, on rejette l’exécution, avec son caractère d’innovation individuelle et de libre combinaison) ; deuxième postulat : la subordination du point de vue diachronique au point de vue synchronique (l’intelligence des états de système précède celle des changements, qui ne se conçoivent que comme passage d’un état de système à un autre) ; troisième postulat : la réduction des aspects substantiels du langage – substance phonique et substance sémantique – à des aspects formels : la langue, ainsi allégée de ses contenus fixes, n’est plus qu’un système de signes définis par leurs seules différences ; dans un tel système, il n’y a plus de signification – si l’on entend par là le contenu propre d’une idée considérée en elle-même – mais des valeurs, c’est-à-dire des grandeurs relatives, négatives et oppositives. L’enjeu de toute hypothèse structurale est alors clair – et c’est le quatrième postulat : « il est scientifiquement légitime de décrire le langage comme étant essentiellement une entité autonome de dépendances internes, en un mot, une structure »11.
Autrement dit, le système de signes n’a plus de dehors, il a seulement un dedans ; ce dernier postulat, que l’on peut nommer le postulat de la clôture des signes, résume et commande tous les autres. C’est bien lui qui constitue le défi majeur pour la phénoménologie. Pour celle-ci, le langage n’est pas un objet, mais une médiation, c’est-à-dire ce par quoi et à travers quoi nous nous dirigeons vers la réalité (quelle qu’elle soit) ; il consiste à dire quelque chose sur quelque chose ; par là, il s’échappe vers ce qu’il dit, il se dépasse et s’établit dans un mouvement intentionnel de référence. Pour la linguistique structurale, la langue se suffit à elle-même : toutes ses différences lui sont immanentes ; et c’est un système qui précède le sujet parlant. De cette manière, le sujet postulé par le structuralisme requiert un autre inconscient, une autre « localité » que l’inconscient pulsionnel, mais un inconscient comparable, une localité homologue ; c’est pourquoi le déplacement vers cet autre inconscient, vers cette autre « localité » du sens, impose à la conscience réfléchissante le même dessaisissement que le déplacement vers l’inconscient freudien ; c’est pourquoi aussi on peut parler, de part et d’autre, d’un seul et même défi sémiologique.
Quelle sorte de philosophie du sujet sera en position de relever ce défi, sous la forme que le structuralisme lui confère ?
Reprenons les trois thèses de la phénoménologie : sa théorie de la signification, sa théorie du sujet, sa théorie de la réduction, dont nous avons montré la solidarité. La théorie du sujet est certes notre préoccupation majeure dans le présent essai : mais, comme on l’a dit, elle tire son sens de la théorie de la signification sur laquelle elle est articulée au point de vue descriptif, et de la théorie de la réduction qui la fonde au point de vue transcendantal ; c’est pourquoi nous pouvons venir au sujet de la philosophie phénoménologique à partir de la théorie de la signification et à partir de la théorie de la réduction.
Qu’en est-il donc du concept phénoménologique de la signification, après le défi de la sémiologie ? Une phénoménologie renouvelée de la signification ne peut se contenter de répéter les descriptions de la parole qui ne reconnaissent pas le statut théorique de la linguistique et le primat de la structure sur le procès, qui sert à celle-ci d’axiome premier. Elle ne peut même pas se contenter de juxtaposer ce qu’elle appellerait l’ouverture du langage au monde vécu de l’expérience à la fermeture de l’univers des signes selon la linguistique structurale : c’est à travers et par le moyen d’une linguistique de la langue qu’une phénoménologie de la parole est aujourd’hui possible. C’est dans une lutte pied à pied avec les présupposés de la sémiologie qu’elle doit reconquérir la relation de transcendance du signe, ou sa référence.
Or le langage, considéré selon la hiérarchie de ces niveaux, comporte une autre sorte d’unité que celles qui figurent dans les inventaires d’éléments, qu’il s’agisse d’unités phonologiques, d’unités lexicales ou d’unités syntaxiques ; la nouvelle unité linguistique sur laquelle la phénoménologie de la signification peut faire fond n’est plus de langue, mais de parole ou de discours ; et cette unité est la phrase ou énoncé ; il faut l’appeler une unité sémantique et non plus sémiologique, parce que c’est elle qui proprement signifie. On n’a donc pas éliminé le problème de la signification en lui substituant celui de la différence de signe à signe ; les deux problèmes sont de niveau distinct ; on n’a même pas à choisir entre une philosophie du signe et une philosophie de la représentation : la première articule le signe au niveau des systèmes virtuels offerts à la performance du discours ; la seconde est contemporaine de l’effectuation du discours. Le problème sémantique diffère très précisément du problème sémiologique en ce que le signe, constitué par différence, est reversé à l’univers par voie de référence ; et cette contrepartie que la référence constitue par rapport à la différence peut fort légitimement être appelée représentation, selon toute la tradition médiévale, cartésienne, kantienne, hégélienne. Un linguiste comme É. Benveniste témoigne d’un tact extrême et d’un sens aigu de la tradition, lorsqu’il rapproche « dire quelque chose », « signifier », « représenter »12. Opposer le signe au signe, c’est la fonction sémiologique ; représenter le réel par signe, c’est la fonction sémantique ; et la première est subordonnée à la seconde. La première est en vue de la seconde ; ou, si l’on veut, c’est en vue de la fonction signifiante ou représentative que le langage est articulé.
C’est sur la base de cette distinction fondamentale du sémiologique et du sémantique qu’il est possible de faire converger : la linguistique de la phrase (considérée comme instance de discours), la logique du sens et de la référence (à la façon de Frege et de Husserl), enfin la phénoménologie de la parole (à la façon de Merleau-Ponty) ; mais on ne peut plus, à la manière de ce dernier, sauter directement à la phénoménologie de la parole. Il faut patiemment désimpliquer le sémantique du sémiologique, par conséquent faire d’abord le détour de l’analyse structurale des systèmes taxinomiques, puis édifier le niveau de l’énoncé sur les niveaux phonologique, lexical, syntaxique. À son tour, la théorie des énoncés exige que l’on compose, moment par moment, le plan du sens, en tant qu’idéal ou irréel, puis celui de la référence, avec son exigence de vérité, d’appréhension du réel, ou, comme dit Husserl, de remplissement. Alors, mais alors seulement, il sera possible de reprendre en un sens non psychologisant les notions d’intentionnalité, de visée, d’expression, au sens de Merleau-Ponty. Le passage par la langue restitue à l’analyse de la parole son caractère proprement linguistique, lequel ne saurait être préservé si on le cherche dans le prolongement direct du « geste ». C’est, au contraire, en tant qu’effectuation sémantique de l’ordre sémiologique, que la parole, par un choc en retour, fait paraître le geste humain comme signifiant, au moins à titre inchoatif. Une philosophie de l’expression et de la signification, qui n’est pas passée par toutes les médiations, sémiologiques et logiques, est condamnée à ne jamais franchir le seuil proprement sémantique.
En retour, il est légitime d’affirmer que hors de la fonction sémantique dans laquelle ils s’actualisent, les systèmes sémiologiques perdent toute intelligibilité ; on peut même se demander si la distinction du signifiant et du signifié garderait un sens, hors de la fonction référentielle. Or cette distinction apparaît comme un requisit du signe linguistique, au point que Hjelmslev en fait le critère de ce dernier, en opposition aux signes non linguistiques qui ne présentent pas la dualité du plan expressif et du plan du contenu. N’est-ce pas alors la visée de signifiance – que la phrase confère de proche en proche à chacun de ses éléments et d’abord aux mots13 – qui assure, par son mouvement de transcendance, l’unité interne du signe ? Signifiant et signifié tiendraient-ils ensemble si la visée de signification ne les traversait comme une flèche vers un référent possible, qui est ou n’est pas ?
Ainsi, l’ordre sémiologique, considéré seul, n’est que l’ensemble des conditions d’articulation sans quoi le langage ne serait pas. Mais, l’articulé comme tel n’est pas encore le langage dans son pouvoir de signifiance. Il est seulement le système des systèmes, que l’on peut appeler langue, dont l’existence, seulement virtuelle, rend possible quelque chose comme le discours, lequel n’existe chaque fois que dans l’instance de discours. Là se nouent virtualité et actualité, articulation et opération, structure et fonction, ou, comme nous disons ailleurs, système et événement.
Telle est la théorie de la signification qui serait susceptible d’introduire, par la voie descriptive, à une théorie du sujet qui, selon le vœu initial de cet article, prendrait appui sur l’obstacle, ferait couple avec l’adversaire.
C’est en effet au même niveau d’organisation et d’effectuation que le langage a une référence et qu’il a un sujet : alors que le système est anonyme ou plutôt n’a pas de sujet – même pas « on » –, parce que la question « qui parle ? » n’a pas de sens au niveau de la langue, c’est avec la phrase que vient la question du sujet du langage. Ce sujet peut n’être pas moi ou celui que je crois être ; du moins la question « qui parle ? » prend sens à ce niveau, même si elle doit rester une question sans réponse.
Ici encore, il serait vain de répéter les analyses classiques de la phénoménologie husserlienne et post-husserlienne. Il faut les incorporer au domaine linguistique, selon le style proposé plus haut : de même qu’il faut montrer le passage du sémiologique au sémantique dans la phrase et dans le mot, il faut montrer comment le sujet parlant advient à son propre discours.
Or la phénoménologie du sujet parlant trouve un appui solide dans les recherches de certains linguistes sur le pronom personnel et les formes verbales apparentées, sur le nom propre, sur le verbe et les temps du verbe, sur l’affirmation et la négation, et en général sur les formes de l’allocution inhérentes à toute instance de discours. L’expression même : instance de discours, indique assez qu’il ne suffit pas de juxtaposer une vague phénoménologie de l’acte de parole à une rigoureuse linguistique du système de la langue, mais qu’il s’agit de nouer langue et parole dans l’œuvre du discours.
Je me bornerai ici à un seul exemple, celui du pronom personnel et des relations de personne dans le verbe, qui a fait l’objet d’une étude décisive d’Émile Benveniste14. Les pronoms personnels (je-tu-il) sont certes d’abord des faits de langue : une étude structurale des relations de personne dans le verbe doit précéder toute interprétation de l’incidence du pronom dans chaque instance de discours ; ainsi je et tu s’opposent ensemble à il, comme la personne à la non-personne, et s’opposent entre eux, comme celui qui parle à celui à qui on s’adresse. Mais cette étude structurale ne saurait épuiser l’intelligence de ces relations ; elle en constitue seulement la préface. La signification je n’est formée que dans l’instant où celui qui parle s’en approprie le sens pour se désigner lui-même ; la signification je est chaque fois unique ; elle se réfère à l’instance de discours qui la contient et uniquement à elle ; « je est l’individu qui énonce la présente instance de discours contenant l’instance linguistique je »15. Hors de cette référence à un individu particulier qui se désigne lui-même en disant je, le pronom personnel est un signe vide dont n’importe qui peut s’emparer : le pronom attend là, dans ma langue, comme un instrument disponible pour convertir cette langue en discours, par l’appropriation que je fais de ce signe vide.
Nous surprenons ainsi l’articulation langue-parole : elle repose en partie sur des signes particuliers – ou « indicateurs » – dont les pronoms personnels ne sont qu’une espèce à côté des démonstratifs et des adverbes de temps et de lieu ; ces signes ne connotent pas une classe d’objets, mais désignent la présente instance de discours ; ils ne nomment pas, mais indiquent le je, le ici et le maintenant, le ceci, bref la relation d’un sujet parlant avec une audience et une situation. L’admirable est que « le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme je »16.
Le problème du verbe serait à reprendre dans le même sens. Il y a d’une part une structure des relations de temps caractéristique d’une langue donnée ; il y a d’autre part l’énonciation du temps dans une instance de langage, dans une phrase qui, en tant que telle, temporalise globalement son énoncé. C’est cette énonciation qui se désigne elle-même par le temps présent et, par ce moyen, met en perspective tous les autres temps. Cette référence au présent est tout à fait comparable au rôle ostensif (ou déictique) des démonstratifs (ceci, cela…) et des locutions adverbiales (ici, maintenant…) : « ce présent n’a comme référence temporelle qu’une donnée linguistique : la coïncidence de l’événement décrit avec l’instance de discours qui le décrit »17.
Est-ce à dire que le je est une création du langage ? Le linguiste est tenté de le dire (« le langage seul, écrit Benveniste, fonde en réalité, dans sa réalité, qui est celle de l’être, le concept d’ego »18). Le phénoménologue objectera que la capacité du locuteur à se poser comme sujet et à s’opposer un autrui comme interlocuteur est la présupposition extra-linguistique du pronom personnel. Il sera fidèle à la distinction du sémiologique et du sémantique selon laquelle c’est seulement dans la langue que les signes se réduisent à des différences internes ; à ce titre, je et tu, comme signes vides, sont des créations de la langue ; mais l’usage hic et nunc de ce signe vide, par lequel le vocable je devient une signification et acquiert une valeur sémantique, suppose l’appropriation de ce signe vide par un sujet qui se pose en s’exprimant. Certes, la position je et l’expression je sont contemporaines ; mais l’expression je crée aussi peu la position je que le démonstratif ceci ne crée le spectacle de ce monde vers lequel pointe l’indicateur déictique. Le sujet se pose comme le monde se montre. Pronoms et démonstratifs sont au service de cette position et de cette monstration ; ils désignent, au plus près, l’absolu de cette position et de cette monstration qui sont l’en deçà et l’au-delà du langage : l’au-delà mondain vers quoi il se dirige, en tant qu’il dit quelque chose sur quelque chose, l’en deçà non mondain de l’ego qui rayonne dans ses actes. Le langage n’est pas plus fondement qu’il n’est objet ; il est médiation ; il est le médium, le « milieu » dans quoi et par quoi le sujet se pose et le monde se montre.
La tâche de la phénoménologie se précise : cette position du sujet, que toute la tradition du Cogito invoque, il faut désormais l’opérer dans le langage et non à côté, sous peine de ne jamais dépasser l’antinomie de la sémiologie et de la phénoménologie. Il faut la faire paraître dans l’instance du discours, c’est-à-dire dans l’acte par lequel le système virtuel de la langue devient l’événement actuel de la parole.
Il nous reste à mettre la notion phénoménologique du sujet en rapport avec la réduction transcendantale. Nous nous sommes expliqués sur ce double rapport du sujet, d’une part à la signification, d’autre part à la réduction. Le premier rapport demeure au plan descriptif comme la discussion précédente l’a confirmé : le sujet, en effet, c’est ce qui a référence à soi dans la référence au réel ; rétro-référence et référence au réel se constituent symétriquement. Le second rapport n’ajoute rien au premier sur le plan de la description ; il concerne les conditions de possibilité de la référence à soi dans la référence à quelque chose : en ce sens, il est comme le « transcendantal » par rapport à l’« empirique ».
Qu’en est-il donc de la réduction après le structuralisme ?
Comme on sait, Husserl voyait dans la réduction l’acte philosophique primordial par lequel la conscience se scinde du monde et se constitue en absolu ; après la réduction, tout être est un sens pour la conscience, et, à ce titre, relatif à la conscience. La réduction met ainsi le Cogito husserlien au cœur de la tradition idéaliste, dans le prolongement du Cogito cartésien, du Cogito kantien, du Cogito fichtéen. Les Méditations cartésiennes vont plus loin encore dans le sens de l’autosuffisance de la conscience et s’avancent jusqu’à un subjectivisme radical qui ne laisse plus d’autre issue que de vaincre le solipsisme par ses propres excès et de dériver autrui de la constitution originaire de l’ego Cogito.
Le privilège ainsi conféré à la conscience dans une conception idéaliste de la réduction est radicalement incompatible avec le primat que la linguistique structurale reconnaît à la langue sur la parole, au système sur le procès, à la structure sur la fonction. Aux yeux du structuralisme, ce privilège absolu est le préjugé absolu de la phénoménologie. Avec cette antinomie, la crise de la philosophie du sujet atteint son point extrême.
Faut-il donc sacrifier la réduction phénoménologique en même temps que le préjugé de la conscience conçue comme absolue ? Ou bien une autre interprétation de la réduction est-elle possible ? Je voudrais explorer une autre voie et proposer une interprétation de la réduction qui la rendrait étroitement solidaire de la théorie de la signification dont nous avons reconnu la position axiale dans la phénoménologie. Renonçant donc à identifier la réduction à la percée directe qui, d’un seul coup, d’un seul bond, ferait jaillir l’attitude phénoménologique de l’attitude naturelle et arracherait la conscience à l’être, nous prendrons le long détour des signes ; et nous chercherons la réduction parmi les conditions de possibilité de la relation signifiante, de la fonction symbolique en tant que telle. Ainsi portée au ton d’une philosophie du langage, la réduction peut cesser d’apparaître comme une opération fantastique au terme de laquelle la conscience serait un reste, un résidu, par soustraction d’être. La réduction apparaît plutôt comme le « transcendantal » du langage, la possibilité pour l’homme d’être autre chose qu’une nature parmi les natures, la possibilité pour lui de se rapporter au réel en le désignant par le moyen des signes. Cette réinterprétation de la réduction, en liaison avec une philosophie du langage, est parfaitement homogène avec la conception de la phénoménologie comme théorie générale de la signification, comme théorie du langage généralisé.
Engageons-nous dans cette voie : nous y sommes encouragés par une pénétrante remarque de Lévi-Strauss dans sa fameuse « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » : « Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement… ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité19… »
La fonction symbolique n’est donc pas sur le même plan que les différentes classes de signes que peut discerner et articuler une science générale des signes, une sémiologie ; ce n’est pas du tout une classe, un genre, mais une condition de possibilité. Ce qui est ici en question, c’est la naissance même de l’homme à l’ordre des signes.
Posée en ces termes, la question de l’origine de la fonction symbolique me paraît susciter une interprétation toute nouvelle de la réduction phénoménologique : la réduction, dirons-nous, est le commencement d’une vie signifiante ; et ce commencement est non chronologique, non historique ; c’est un commencement transcendantal, à la manière dont le contrat est le commencement de la vie en société. Les deux commencements, ainsi compris dans leur radicalité, ne sont qu’un seul et même commencement, si, selon la remarque de Lévi-Strauss, la fonction symbolique est l’origine et non le résultat de la vie sociale : « Mauss croit encore possible d’élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu’il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société20. »
Mais une objection se présente : la genèse idéale du signe, dira-t-on, requiert seulement un écart, une différence, mais non nécessairement un sujet. Aussi bien le même Lévi-Strauss qui évoquait à l’instant la naissance soudaine du symbolisme refuse-t-il avec force toute philosophie qui mettrait le sujet à l’origine du langage et parle-t-il plus volontiers des « catégories inconscientes de la pensée »21 ; ne faut-il pas dès lors compter la différence parmi ces catégories inconscientes de la pensée, et cette différence sans sujet n’est-elle pas la condition de possibilité de toutes les différences qui apparaissent dans le champ linguistique : différence du signe au signe, différence dans le signe entre le signifiant et le signifié ? S’il en est ainsi, l’erreur fondamentale de Husserl serait d’avoir postulé un sujet transcendantal pour cette différence, laquelle n’est, à proprement parler, que la condition transcendantale qui rend possibles toutes les différences empiriques entre les signes et dans les signes. Il faut alors « désubjectiviser » la différence si elle doit être le transcendantal du signe.
Si l’objection valait, nous n’aurions donc rien gagné, pour une philosophie du sujet, à identifier la réduction à l’origine de la fonction symbolique, puisque l’ordre transcendantal auquel appartiendrait la différence ne requerrait aucun sujet transcendantal.
Mais l’objection ne vaut pas. Elle procède de la confusion du plan sémiologique et du plan sémantique. Or, nous l’avons dit, le discours est autre chose que la langue et la signification autre chose que le signe. Dès lors, la réflexion qui se bornerait à expliciter les conditions de possibilité de l’ordre sémiologique manquerait tout simplement le problème des conditions de possibilité de l’ordre sémantique en tant que tel, lequel est le vif, le concret, l’actuel du langage.
Il n’est pas étonnant qu’une recherche appliquée au transcendantal du langage, mais qui manque le passage de la langue au discours, ne découvre qu’une condition négative et non subjective du langage : la différence. Ce n’est pas rien, certes ! mais ce n’est encore que la première dimension de la réduction, à savoir la production transcendantale de la différence : Husserl aussi connaissait cette face négative de la relation signifiante ; il l’appelait « suspension », « mise entre crochets », « mise hors circuit » ; et il l’appliquait directement à l’attitude naturelle pour en faire surgir par différence l’attitude phénoménologique ; s’il appelait conscience l’être né de cette différence, cette différence n’était que la non-naturalité, la non-mondanité requise par le signe en tant que tel ; mais cette conscience n’offre aucun caractère égologique ; elle est seulement un « champ », le champ des cogitationes ; absolument parlant, une conscience sans ego est parfaitement concevable ; l’article fameux de Sartre sur la transcendance de l’ego l’a parfaitement démontré ; par conséquent, l’acte de naissance de la conscience, comme différence de la nature, ou, pour parler comme Lévi-Strauss, l’apparition du langage par quoi « l’univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif », ne requiert pas un sujet, même si elle requiert une conscience, c’est-à-dire un champ de cogitationes. Cette conclusion philosophique n’a rien d’étonnant : l’ordre sémiologique est par définition celui du système sans sujet.
Mais, précisément, l’ordre sémiologique ne constitue pas le tout du langage ; il faut encore passer de la langue au discours : c’est à ce plan seulement que l’on peut parler de signification.
Qu’en est-il alors de la réduction, dans ce passage du signe à la signification, du sémiologique au sémantique ? Il n’est plus possible de s’arrêter à sa dimension négative d’écart, de recul, de différence ; il faut accéder à sa dimension positive, à savoir la possibilité pour un être, qui s’est arraché par différence aux rapports intra-naturels, de se tourner vers le monde, de le viser, de l’appréhender, de le saisir, de le comprendre. Et ce mouvement est entièrement positif ; c’est celui où, selon l’expression de Gustave Guillaume évoquée plus haut, les signes sont reversés à l’univers ; c’est le moment de la phrase qui dit quelque chose sur quelque chose. Dès lors la « suspension » du rapport naturel aux choses est seulement la condition négative de l’institution du rapport signifiant. Le principe différentiel est seulement l’autre face du principe référentiel.
Il faut donc prendre la réduction, non seulement en son sens négatif, mais en son sens positif, et récuser toutes les inflations de la négativité, toutes les hypostases de la différence, qui procèdent d’un modèle tronqué du langage, dans lequel le sémiologique a pris la place du sémantique.
Mais si la réduction doit être prise en son sens positif, en tant que condition de possibilité de la référence, elle doit aussi être prise en son sens subjectif, en tant que possibilité pour un ego de se désigner lui-même dans l’instance de discours. Positivité et subjectivité vont de pair, dans la mesure où la référence au monde et la référence à soi, ou, comme nous le disions plus haut, la monstration d’un monde et la position d’un ego, sont symétriques et réciproques. Aussi bien ne saurait-il y avoir de visée du réel, donc de prétention à la vérité, sans l’auto-assertion d’un sujet qui se détermine et s’engage dans son dire.
Si donc je puis concevoir une origine non subjective de la différence qui institue le signe comme signe, il ne peut en être de même de l’origine de la référence. À cet égard, je dirais volontiers que la fonction symbolique, c’est-à-dire la possibilité de désigner le réel au moyen des signes, n’est complète que quand elle est pensée à partir du double principe de la différence et de la référence, donc à partir d’une catégorie « inconsciente » et d’une catégorie « égologique ». La fonction symbolique, c’est, certes, la capacité de placer tout échange (et parmi eux les échanges de signes) sous une loi, sous une règle, donc sous un principe anonyme qui transcende les sujets ; mais c’est plus encore la capacité d’actualiser cette règle dans un événement, dans une instance d’échange, dont l’instance de discours est le prototype ; celle-ci m’engage comme sujet et me situe dans la réciprocité de la question et de la réponse. Un sens trop souvent oublié du mot symbole nous le rappelle : sous sa forme sociale, et non plus seulement mathématique, le symbolisme implique une règle de reconnaissance entre sujets. Dans un beau livre, qui doit beaucoup à Lévi-Strauss, mais s’en éloigne en ce point précis, Edmond Ortigues écrit : cette loi « oblige toute conscience à revenir à soi à partir de son autre… la société n’existe que par ce procès intérieur à chaque sujet »22. La réduction, en son sens plénier, est ce retour à soi à partir de son autre qui fait le transcendantal non plus du signe, mais de la signification.
Tel est, après le défi sémiologique, le véritable « retour au sujet ». Il n’est plus séparable d’une méditation sur le langage, mais d’une méditation qui ne s’arrête pas en route ; d’une méditation qui franchit le seuil du sémiologique au sémantique ; pour cette considération, le sujet instauré par la réduction n’est rien d’autre que le commencement d’une vie signifiante, la naissance simultanée de l’être-dit du monde et de l’être-parlant de l’homme.
Le moment est venu de rapprocher les deux séries d’analyses qui composent cet essai. Le lecteur aura, sans nul doute, été frappé par le caractère discordant des critiques, et, plus encore, par celui des ripostes. D’un côté, il est bien difficile de superposer les deux espèces de « réalisme » qui procèdent de l’une et de l’autre critique : réalisme du Ça, réalisme des structures de langue. Quoi de commun entre les concepts topiques, économiques, génétiques de la psychanalyse, et les notions de structure et de système de la sémiologie, entre l’inconscient pulsionnel de l’une et l’inconscient catégorial de l’autre ?
Or, si les deux critiques sont indépendantes dans leurs présuppositions les plus fondamentales, il n’est pas étonnant que les renouvellements qu’elles suscitent dans la philosophie du sujet soient également de nature différente. C’est pourquoi la philosophie du sujet qui a de l’avenir n’est pas seulement celle qui aura subi en ordre dispersé l’épreuve de la critique psychanalytique et celle de la linguistique ; c’est la philosophie qui saura projeter une nouvelle structure d’accueil pour penser ensemble les instructions de la psychanalyse et celles de la sémiologie. La fin de cet exposé a pour but de jeter quelques jalons dans cette direction. Ce qui explique assez son caractère exploratoire et tâtonnant.
1. Il me semble d’abord que la réflexion sur le sujet parlant permet de revenir sur les conclusions atteintes au terme de la discussion touchant la psychanalyse, et de les placer dans une lumière nouvelle. La conscience, disions-nous alors, est sans cesse présupposée par la topique, ainsi que le Moi par la personnologie freudienne, et nous ajoutions : la critique psychanalytique ne saurait atteindre le noyau d’apodicticité du « je pense », mais seulement la croyance que je suis tel que je me perçois. Cette scission entre l’apodicticité du « je pense » et l’adéquation de la conscience prend une signification moins abstraite si on la rattache à la notion de sujet parlant ; le noyau d’apodicticité du « je pense » est aussi le transcendantal de la fonction symbolique ; autrement dit : ce qui est invincible à tout doute, c’est l’acte de recul et de distance qui crée l’écart par lequel le signe est possible et c’est la possibilité d’être relié de façon signifiante, et non pas seulement causale, à toutes choses.
Quel est le bénéfice de ce rapprochement entre apodicticité et fonction symbolique ? Ceci : que toute la réflexion philosophique sur la psychanalyse doit désormais se déployer dans le milieu du sens, de la signification. Si le sujet est par excellence sujet parlant, toute l’aventure de la réflexion, lorsqu’elle traverse la mise en question par la psychanalyse, est une aventure dans l’ordre du signifiant et du signifié. Cette relecture de la psychanalyse à la lumière de la sémiologie est la première tâche s’imposant à une anthropologie philosophique qui voudrait rassembler les résultats épars des sciences humaines. Il est remarquable que même lorsque Freud parle de pulsion, c’est toujours dans et à partir d’un plan expressif, dans et à partir de certains effets de sens qui se donnent à déchiffrer et qui peuvent être traités comme des textes : textes oniriques ou textes symptomatiques. C’est dans ce milieu des signes que se déploie l’expérience analytique elle-même, en tant qu’elle est œuvre de parole, duel de parole et d’écoute, complicité de parole et de silence. C’est cette appartenance à l’ordre des signes qui légitime fondamentalement non seulement la communicabilité de l’expérience analytique, mais son caractère homogène en dernier ressort à la totalité de l’expérience humaine que la philosophie entreprend de réfléchir et de comprendre.
Ce qui fait la spécificité du discours psychanalytique, c’est que les effets de sens qu’il déchiffre donnent expression à des rapports de force. D’où l’ambiguïté apparente du discours freudien ; il paraît opérer avec des notions appartenant à deux plans différents de cohérence, à deux univers de discours, celui de la force et celui du sens. Langage de la force : ainsi tout le vocabulaire désignant la dynamique des conflits et le jeu économique des investissements, désinvestissements, contre-investissements. Langage du sens : ainsi tout le vocabulaire concernant l’absurdité ou la signifiance des symptômes, les pensées du rêve, leur surdétermination, les jeux de mots qui s’y rencontrent. Ce sont des relations de sens à sens que l’on désimplique dans l’interprétation : entre sens apparent et sens caché, il y a le rapport d’un texte inintelligible à un texte intelligible. Ces relations de sens se trouvent ainsi enchevêtrées dans des rapports de force ; tout le travail du rêve s’énonce dans ce discours mixte : les rapports de force s’annoncent et se dissimulent dans des rapports de sens, en même temps que les rapports de sens expriment et représentent des rapports de force. Ce discours mixte n’est pas un discours équivoque par défaut de clarification : il serre de près la réalité même que la lecture de Freud a révélée et que nous pouvons appeler la sémantique du désir. Tous les philosophes qui ont réfléchi sur les rapports du désir et du sens ont rencontré ce problème, depuis Platon, qui double la hiérarchie des idées par la hiérarchie de l’amour, jusqu’à Spinoza, qui lie aux degrés d’affirmation et d’action du conatus les degrés de clarté de l’idée ; chez Leibniz aussi, les degrés d’appétition de la monade et ceux de sa perception sont corrélatifs : « L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre peut être appelée appétition ; il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose et parvient à des perceptions nouvelles23. »
Ainsi réinterprétée à la lumière de la sémiologie, la psychanalyse a pour thème le rapport de la libido et du symbole. Elle peut alors s’inscrire dans une discipline plus générale que nous pouvons appeler herméneutique. J’appelle ici herméneutique toute discipline qui procède par interprétation, et je donne au mot interprétation son sens fort : le discernement d’un sens caché dans un sens apparent. La sémantique du désir se découpe dans le champ plus vaste des effets de double sens : ceux-là mêmes qu’une sémantique linguistique rencontre sous un autre nom, qu’elle appelle transfert de sens, métaphore, allégorie. La tâche d’une herméneutique est de confronter les différents usages du double sens et les différentes fonctions de l’interprétation par des disciplines aussi différentes que la sémantique des linguistes, la psychanalyse, la phénoménologie et l’histoire comparée des religions, la critique littéraire, etc. On aperçoit alors comment, à travers cette herméneutique générale, la psychanalyse peut être reliée à une philosophie réflexive : en passant par une herméneutique, la philosophie réflexive sort de l’abstraction : l’affirmation d’être, le désir et l’effort d’exister qui me constituent trouvent dans l’interprétation des signes le chemin long de la prise de conscience ; désir d’être et signe sont dans le même rapport que libido et symbole ; cela veut dire deux choses ; d’un côté, comprendre le monde des signes, c’est le moyen de se comprendre ; l’univers symbolique est le milieu de l’auto-explication ; en effet, il n’y aurait plus de problème de sens si les signes n’étaient pas le moyen, le milieu, le médium, grâce à quoi un existant humain cherche à se situer, à se projeter, à se comprendre. En sens inverse, d’autre part, cette relation entre désir d’être et symbolisme signifie que la voie courte de l’intuition de soi par soi est fermée ; l’appropriation de mon désir d’exister est impossible par la voie courte de la conscience, seule la voie longue de l’interprétation des signes est ouverte. Telle est mon hypothèse de travail philosophique : je l’appelle la réflexion concrète, c’est-à-dire le Cogito médiatisé par tout l’univers des signes.
2. Il n’est pas moins urgent de soumettre une réflexion finale sur la sémiologie à l’instruction de la psychanalyse. Rien ne serait plus dangereux, en effet, que d’extrapoler les conclusions d’une sémiologie, et de dire : tout est signe, tout est langage. La réinterprétation du Cogito comme acte du sujet parlant peut aller dans ce sens ; et plus encore, l’interprétation de la réduction phénoménologique comme cet écart qui creuse la distance entre le signe et la chose : l’homme semble alors n’être plus que langage et le langage absence au monde. En reliant le symbole à la pulsion, la psychanalyse nous oblige à faire le trajet inverse et à replonger le signifiant dans l’existant. En un sens, le langage est premier puisque c’est toujours à partir de ce que l’homme dit que peut être déployé le réseau de signifiance dans lequel les présences sont prises ; mais, en un autre sens, le langage est second ; la distance du signe et l’absence du langage au monde sont seulement la contrepartie négative d’une relation positive : le langage veut dire, c’est-à-dire montrer, rendre présent, porter à l’être ; l’absence du signe à la chose est seulement la condition négative pour que le signe atteigne la chose, la touche, et meure à son contact. L’appartenance du langage à l’être exige donc que l’on renverse une dernière fois le rapport et que le langage apparaisse lui-même comme un mode d’être dans l’être.
Or la psychanalyse prépare ce renversement à sa façon : l’antériorité, l’archaïsme du désir, qui justifient de parler d’une archéologie du sujet, imposent de subordonner la conscience, la fonction symbolique, le langage, à la position préalable du désir. Comme Aristote, comme Spinoza et Leibniz, comme Hegel – disions-nous plus haut –, Freud met l’acte d’exister dans l’axe du désir. Avant que le sujet ne se pose consciemment et volontairement, il était déjà posé dans l’être au niveau pulsionnel. Cette antériorité de la pulsion par rapport à la prise de conscience et à la volition signifie l’antériorité du plan ontique par rapport au plan réflexif, la priorité du je suis sur le je pense. Ce que nous disions tout à l’heure du rapport de la pulsion à la prise de conscience, il faut le dire maintenant du rapport de la pulsion au langage. Le je suis est plus fondamental que le je parle. Il faut donc que la philosophie se mette en route vers le je parle à partir de la position du je suis, que du sein même du langage elle se mette « en chemin vers le langage », comme le demande Heidegger. La tâche d’une anthropologie philosophique est de montrer dans quelles structures ontiques le langage advient.
J’évoquais à l’instant Heidegger ; il faudrait qu’une anthropologie philosophique tente aujourd’hui, avec les ressources de la linguistique, de la sémiologie et de la psychanalyse, de refaire le trajet dessiné par Sein und Zeit, ce trajet qui part de la structure de l’être au monde, traverse le sentiment de la situation, la projection des possibilités concrètes et la compréhension, et s’avance vers le problème de l’interprétation et du langage.
Ainsi, l’herméneutique philosophique doit montrer comment l’interprétation elle-même advient à l’être au monde. Il y a d’abord l’être au monde, puis le comprendre, puis l’interpréter, puis le dire. Le caractère circulaire de cet itinéraire ne doit pas nous arrêter. Il est bien vrai que c’est du sein du langage que nous disons tout cela ; mais le langage est ainsi fait qu’il est capable de désigner le sol d’existence d’où il procède, et de se reconnaître lui-même comme un mode de l’être dont il parle. Cette circularité entre je parle et je suis donne tour à tour l’initiative à la fonction symbolique et à sa racine pulsionnelle et existentielle. Mais ce cercle n’est pas un cercle vicieux ; c’est le cercle bien vivant de l’expression et de l’être exprimé.
S’il en est ainsi, l’herméneutique par laquelle doit passer la philosophie réflexive ne doit pas se confiner dans les effets de sens et de double sens : elle doit être hardiment une herméneutique du je suis. De cette manière seulement peuvent être vaincues l’illusion et la prétention du Cogito idéaliste, subjectiviste, solipsiste. Seule cette herméneutique du je suis peut envelopper à la fois la certitude apodictique du je pense cartésien et les incertitudes, voire les mensonges et les illusions du soi, de la conscience immédiate ; seule, elle peut tenir côte à côte l’affirmation sereine : je suis et le doute poignant : qui suis-je ?
Telle est ma réponse à la question initiale : qu’est-ce qui dans la philosophie réflexive a de l’avenir ? Je réponds : une philosophie réflexive qui, ayant entièrement assumé les corrections et les instructions de la psychanalyse et de la sémiologie, prend la voie longue et détournée d’une interprétation des signes, privés et publics, psychiques et culturels, où viennent s’exprimer et s’expliciter le désir d’être et l’effort pour exister qui nous constituent.
Une partie de ce texte est issue d’un article composé à l’occasion d’une enquête sur L’Avenir de la philosophie.
Cf. ci-dessus : « Heidegger et la question du sujet ».
Cf. ci-dessus, « La structure, le mot, l’événement », p. 121.
Dans une communication faite au premier Colloque international de phénoménologie, en 1951, Maurice Merleau-Ponty écrivait : « Justement parce que le problème du langage n’appartient pas, dans la tradition philosophique, à la philosophie première, Husserl l’approche plus librement que les problèmes de la perception ou de la connaissance. Il le pousse en position centrale, et le peu qu’il en dit est original et énigmatique. Ce problème permet donc mieux qu’un autre d’interroger la phénoménologie et, non seulement de répéter Husserl, mais de recommencer son effort, de reprendre, plutôt que ses thèses, le mouvement de sa réflexion » (Signes, Paris, NRF-Gallimard, 1960, p. 105). J’aime à citer ce texte parce que notre rapport au plus grand des phénoménologues français est peut-être déjà devenu ce qu’était le sien à l’égard de Husserl : non une répétition, mais une reprise du mouvement même de sa réflexion.
Signes, ibid., p. 107.
Ibid.
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 121.
Ibid., p. 120.
« La structure, le mot, l’événement », p. 121.
Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Minuit, 1971, p. 21.
Cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 : « Au sentiment naïf du parlant comme pour le linguiste, le langage a pour fonction de “dire quelque chose”. Qu’est exactement ce quelque chose en vue de quoi le langage est articulé, et comment le délimiter par rapport au langage lui-même ? Le problème de la signification est posé » (p. 7). Or cette fonction n’est pas autre chose que « la faculté de représenter le réel par un “signe” et de comprendre le signe comme représentant le réel » (p. 26).
Sur la notion du mot comme signe lexical en position de phrase, cf. « La structure, le mot, l’événement », ci-dessus, p. 121. Le mot, disons-nous dans cet article, est le point d’articulation du sémiologique et du sémantique, de la forme et du sens, en chaque instance de discours.
Problèmes de linguistique générale, ibid., p. 226-236, 251-266.
Ibid., p. 252.
Ibid., p. 262.
Ibid.
Ibid., p. 259.
Sociologie et Anthropologie, recueil de textes, préface de Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 1950, p. 42.
Ibid., p. 23.
Anthropologie structurale, op. cit., p. 82.
Le Discours et le Symbole, op. cit., p. 199.
Monadologie, § 15.