Nous lisons, dans une des Confessions de foi des Églises de la Réforme, que la volonté de l’homme est « totalement captive sous le péché »1. Il est aisé de retrouver, sous cette expression de « captivité », toute la prédication prophétique et apostolique ; mais la Confession de foi ajoute aussitôt après : « Nous croyons que toute la lignée d’Adam est infectée de cette contagion, qui est le péché originel et un vice héréditaire, et non pas seulement une imitation comme les Pélagiens ont voulu dire, lesquels nous détestons en leurs erreurs »2. Péché originaire, vice héréditaire ; avec ces mots, un changement de niveau est opéré : nous sommes passés du plan de la prédication à celui de la théologie, du domaine du pasteur à celui du docteur ; et en même temps un changement s’est produit dans le domaine de l’expression : la captivité était une image, une parabole ; le péché héréditaire veut être un concept. Bien plus, quand nous lisons le texte qui suit : « Nous croyons aussi que ce vice est vraiment péché et qu’il suffit, pour condamner tout le genre humain, jusqu’aux petits enfants au ventre de leur mère, et qu’il est réputé péché devant Dieu (et la suite) »3 (art. 11). Nous avons l’impression d’entrer, non seulement dans la théologie comme discipline relevant des docteurs, mais dans la controverse, dans la dispute d’école : l’interprétation du péché originel comme culpabilité originelle des petits enfants dans le ventre de leur mère, non seulement n’est plus au niveau de la prédication, mais atteint un point où le travail du théologien vire à la spéculation abstraite, à la scolastique.
Mon intention n’est pas du tout d’opposer, à ce niveau d’abstraction, une formulation à une formulation : je ne suis pas dogmaticien. Mon intention est de réfléchir sur la signification du travail théologique cristallisé dans un concept comme celui de péché originel. Je pose donc un problème de méthode. En effet, ce concept pris comme tel n’est pas biblique, et pourtant il veut rendre compte, au moyen d’un appareil rationnel sur lequel nous aurons à réfléchir, du contenu même de la confession et de la prédication ordinaire de l’Église. Réfléchir sur la signification, c’est donc retrouver les intentions du concept, sa puissance de renvoi à ce qui n’est pas concept mais annonce, annonce qui dénonce le mal, et annonce qui prononce l’absolution. Bref, réfléchir sur la signification, c’est d’une certaine façon défaire le concept, décomposer ses motivations, et, par une sorte d’analyse intentionnelle, retrouver les flèches de sens qui visent le kerygme lui-même.
Je viens d’employer une expression inquiétante : défaire le concept. Oui. Je pense qu’il faut détruire le concept comme concept pour comprendre l’intention du sens : le concept de péché originel est un faux-savoir et il doit être brisé comme savoir ; savoir quasi juridique de la culpabilité des nouveau-nés, savoir quasi biologique de la transmission d’une tare héréditaire, faux-savoir qui bloque dans une notion inconsistante une catégorie juridique de dette et une catégorie biologique d’héritage.
Mais le but de cette critique – en apparence ruineuse – est de montrer que le faux-savoir est en même temps vrai symbole, vrai symbole de quelque chose qu’il est seul à pouvoir transmettre. La critique n’est donc pas simplement négative : l’échec du savoir est l’envers d’un travail de récupération du sens, par lequel sont retrouvés l’intention « orthodoxe », le sens droit, le sens ecclésial du péché originel ; ce sens, on le verra, n’est plus du tout savoir juridique, savoir biologique ou, pire encore, savoir juridico-biologique concernant quelque monstrueuse culpabilité héréditaire, mais symbole rationnel de ce que nous déclarons de plus profond dans la confession des péchés.
Sous quelle impulsion la théologie chrétienne a-t-elle été amenée à cette élaboration conceptuelle ? À cette question on peut donner deux réponses ; d’abord une réponse extérieure : c’est, dirons-nous, sous l’impulsion de la gnose. Dans les Extraits de Théodote, nous lisons ces questions qui, selon Clément d’Alexandrie, définissent la gnose : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous avant ? De quel monde avons-nous été jetés ? Vers quel but nous empressons-nous ? De quoi sommes-nous délivrés ? Qu’est-ce que la naissance (γέννησις4) ? Qu’est-ce que la renaissance (άναγέννησις) ? » Ce sont les gnostiques, dit encore un auteur chrétien, qui ont posé la question πόθεν τά κακά : d’où vient le mal ? Entendons : ce sont les gnostiques qui ont tenté de faire de cette question une question spéculative et de lui apporter une réponse qui soit science, savoir, γ?????, gnose.
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νώσις, gnose.
Notre première hypothèse de travail sera donc celle-ci : c’est pour des raisons apologétiques – pour combattre la gnose – que la théologie chrétienne a été amenée à s’aligner sur le mode de pensée gnostique. Foncièrement anti-gnostique, la théologie du mal s’est laissé entraîner sur le terrain même de la gnose et a ainsi élaboré une conceptualisation comparable à la sienne.
L’anti-gnose est devenue une quasi-gnose ; j’essaierai de montrer que le concept de péché originel est anti-gnostique dans son fond, mais quasi gnostique dans son énoncé.
Mais cette première réponse en appelle une seconde : le souci apologétique ne peut expliquer à lui seul pourquoi la théologie chrétienne s’est laissé entraîner sur un terrain étranger ; il faudra chercher dans le sens même véhiculé par cette quasi-gnose les raisons de son élaboration. Peut-être y a-t-il dans l’expérience du mal, dans l’aveu du péché, quelque chose de terrible et d’impénétrable qui fait de la gnose la tentation permanente de la pensée, un mystère d’iniquité dont le pseudo-concept de péché originel est comme le langage chiffré.
Une dernière remarque avant de nous enfoncer dans notre méditation : la plupart de nos exemples et nos citations vont être pris de saint Augustin. C’est inévitable : saint Augustin est le témoin de ce grand moment historique où le concept s’est noué ; c’est lui qui a mené d’abord le combat anti-manichéen, puis le combat anti-pélagien, et c’est dans ce combat sur un double front que s’est élaboré le concept polémique et apologétique de péché originel. Mais mon travail n’est pas non plus un travail d’historien : ce n’est pas l’histoire de la polémique anti-manichéenne, puis anti-pélagienne qui m’intéresse, mais les motivations mêmes d’Augustin, telles que nous pouvons les reprendre à notre propre compte lorsque nous tentons de penser ce que nous confessons et professons.
Ni dogmaticien, ni historien, je voudrais très précisément contribuer à ce que j’appellerai une herméneutique du soi-disant dogme du péché originel ; cette interprétation, réductrice sur le plan du savoir, récupératrice sur le plan du symbole, se situe dans le prolongement de ce que j’ai tenté ailleurs, sous le nom de « symbolique du mal », et porte la critique du langage théologique depuis le plan des symboles imagés et mythiques, tels que captivité, chute, errance, perdition, rébellion, etc., jusqu’à celui des symboles rationnels, tels que ceux du néo-platonisme, de la gnose et des Pères.
Comme concept polémique et apologétique, le « péché originel » signifie une première chose : que le mal n’est rien qui soit, n’a pas d’être, pas de nature, parce qu’il est de nous, parce qu’il est œuvre de liberté. Cette première thèse, nous le verrons, est insuffisante, car elle ne rend compte que de l’aspect le plus clair du mal, celui que nous pourrions appeler le mal actuel, au double sens de mal en acte, en exercice, et de mal présent, en train d’être fait, ou, comme dirait Kierkegaard, au sens de mal qui se pose dans l’instant. Toutefois, cette première thèse doit être bien assurée, car, quand nous parlerons tout à l’heure de peccatum originale ou naturale, il ne faudra pas que la réintroduction d’une quasi-nature du mal nous ramène en deçà de ce refus du mal-nature, du mal-substance ; ce qui fera toute la difficulté du pseudo-concept de peccatum naturale.
Pour bien comprendre la fidélité de ce concept à la tradition biblique – du moins sous ce premier aspect –, il faut avoir présent à la mémoire l’énorme pression contraire que la gnose a exercée pendant plusieurs siècles sur la confession de foi de l’Église. Si la gnose est gnose, c’est-à-dire connaissance, savoir, science, c’est parce que, fondamentalement, – comme l’ont montré Jonas, Quispel, Puech et d’autres –, le mal est pour elle une réalité quasi physique qui investit l’homme du dehors ; le mal est dehors ; il est corps, il est chose, il est monde, et l’âme est tombée dedans ; cette extériorité du mal fournit tout de suite le schème d’un quelque chose, d’une substance qui infecte par contagion. L’âme vient d’« ailleurs », tombe « ici », et doit retourner « là-bas » ; l’angoisse existentielle qui est à la racine de la gnose est tout de suite située dans un espace et un temps orientés ; le cosmos est machine de perdition et de salut, la sotériologie est cosmologie. Du coup, tout ce qui est image, symbole, parabole – comme errance, chute, captivité, etc. – prend dans un soi-disant savoir qui colle à la lettre de l’image. Ainsi naît une mythologie dogmatique, comme dit Puech, inséparable de la figuration spatiale, cosmique. Le cosmos, que le psalmiste entendait chanter la gloire de Dieu et dont le philosophe stoïcien disait la beauté et la divinité, ce cosmos est non seulement divinisé, mais contre-divinisé, satanisé, si l’on peut dire, et fournit ainsi à l’expérience humaine du mal l’appui d’une extériorité absolue, d’une inhumanité absolue, d’une matérialité absolue. Le mal est la mondanité même du monde. Loin que le mal procède de la liberté humaine vers la vanité du monde, il procède des puissances du monde vers l’homme.
Aussi, le péché que l’homme confesse, c’est moins l’acte de mal-faire, la mal-faisance, que l’état d’être-au-monde, que le malheur d’exister. Le péché est destin intériorisé. C’est pourquoi aussi le salut vient à l’homme d’ailleurs, de là-bas, par une pure magie de délivrance, sans attache dans la responsabilité, ni même dans la personnalité de l’homme. On voit comment, dans la gnose, le faux-savoir, le mime de la rationalité, tient à l’interprétation même du mal ; parce que le mal est chose et monde, le mythe est « connaissance ». La gnose du mal est un réalisme de l’image, une mondanisation du symbole. Ainsi est née la plus fantastique mythologie dogmatique de la pensée occidentale, la plus fantastique imposture de la raison qui a pour nom : gnose.
C’est contre cette gnose du mal que les Pères grecs et latins, avec une unanimité saisissante, ont répété : le mal n’a pas de nature, le mal n’est pas quelque chose ; le mal n’est pas matière, n’est pas substance, n’est pas monde. Il n’est pas en soi, il est de nous. Ce qu’il faut rejeter, ce n’est pas seulement la réponse à la question, mais la question elle-même. Je ne peux répondre malum esse (le mal est), parce que je ne peux demander quid malum ? (qu’est le mal ?), mais seulement unde malum faciamus ? (d’où vient que nous faisons le mal ?). Le mal n’est pas être, mais faire.
Par là, les Pères tenaient ferme la tradition ininterrompue d’Israël et de l’Église, ce que j’appellerai la tradition pénitentielle, qui a trouvé dans le récit de la chute sa forme plastique, son expression symbolique exemplaire. Ce que le symbole d’Adam transmet, c’est d’abord et essentiellement cette affirmation que l’homme est, sinon l’origine absolue, du moins le point d’émergence du mal dans le monde. Par un homme, le péché est entré dans le monde. Le péché n’est pas monde, il entre dans le monde ; bien avant la gnose, le Yahviste – ou son école – avait eu à lutter contre les représentations babyloniennes du mal, qui en faisaient une puissance contemporaine de l’origine des choses, que le dieu a combattue et vaincue avant la fondation du monde et pour fonder le monde. L’idée d’une catastrophe du créé survenant dans une création innocente, par le canal d’un homme exemplaire, animait déjà le grand mythe de l’Homme primordial. L’essentiel du symbole était résumé dans le nom même de l’artisan historique du mal : Adam, c’est-à-dire le Terreux, l’Homme tiré de la glèbe et destiné à la poussière.
C’est cette portée existentielle du récit adamique qu’Augustin retrouva contre Mani et les Manichéens. Dans la dramatique controverse qui l’opposa pendant deux jours à Fortunat, il dénonce le fond du mythe gnostique ; l’âme précipitée dans le mal pourrait dire à son Dieu : « Tu m’as précipitée dans le malheur, n’es-tu pas cruel d’avoir voulu que je souffre pour ton royaume, contre lequel cette nation de ténèbres ne pouvait rien ? » (fin du premier jour). Ainsi Augustin élabore une vision purement éthique du mal où l’homme est intégralement responsable ; il la dégage d’une vision tragique où l’homme n’est plus auteur, mais victime d’un Dieu qui lui-même pâtit, si même il n’est pas cruel. C’est peut-être dans le Contra Felicem qu’Augustin a poussé le plus loin la première conceptualisation du péché originel, lorsqu’il oppose volonté mauvaise à nature mauvaise ; commentant Matthieu 12, 33 (« ou faites l’arbre bon et son fruit bon, ou faites l’arbre mauvais et son fruit mauvais »), il s’écrie : ce « ou bien…, ou bien » désigne un pouvoir et non pas une nature (potestatem indicat, non naturam). Puis, il résume l’essence de la théologie chrétienne du mal face à la gnose : « S’il y a pénitence, c’est qu’il y a culpabilité ; s’il y a culpabilité, c’est qu’il y a volonté ; s’il y a volonté dans le péché, ce n’est pas une nature qui nous contraint.5 »
Arrivés à ce point, il pourrait nous sembler que la conceptualisation du péché dût s’orienter vers l’idée d’une contingence du mal, vers l’idée d’un mal qui surgit comme un événement purement irrationnel, comme un « saut » qualitatif, dira Kierkegaard. Mais un esprit contemporain du néo-platonisme n’avait aucun moyen de thématiser de tels concepts ; pour s’en approcher, il n’avait pas d’autres ressources que de retailler certains concepts reçus du néo-platonisme et pris dans la gamme des degrés d’être. Ainsi Augustin peut-il dire, dans le Contra Secundinum, que le mal est « inclination de ce qui a plus d’être vers ce qui a moins d’être » (inclinat ab… ad6) ; ou encore : « défaillir (deficere) n’est pas déjà néant, mais c’est tendre vers le néant. Car, lorsque les choses qui ont plus d’être déclinent (declinant) vers celles qui ont moins d’être, ce ne sont pas celles-ci qui défaillent, mais celles qui déclinent et qui dès lors ont moins d’être qu’auparavant, non pas en devenant les choses vers lesquelles elles ont décliné, mais en devenant moindres, chacune dans sa propre espèce »7.
Ainsi s’élabore péniblement le concept de defectus, comme celui d’un consentement négativement orienté ; le néant désigne ici, non pas ontologiquement un contre-pôle de l’être, mais une direction existentielle, l’inverse de la conversion, une aversio a Deo qui est le moment négatif de la conversio ad creaturam, comme dit le De libero arbitrio8.
Ainsi Augustin apercevait-il à ce moment que la confession du mal doit aller jusqu’à des concepts impossibles. À la question unde malum faciamus ?, il faut répondre : Sciri non potest quod nihil est9 ; « Le mouvement d’aversion qui, nous le reconnaissons, constitue le péché, étant un mouvement défectueux (defectivus motus), et toute défectuosité venant du non-être (omnis autem defectus ex nihilo est), vois d’où il peut venir et confesse sans hésiter que ce n’est pas de Dieu »10. De même, dans le contra Fortunatum : « S’il est vrai que la cupidité est la racine de tous les maux, c’est en vain que nous chercherons au-delà quelque autre sorte de mal. » Plus tard, il dira à Julien d’Eclane : « Tu cherches d’où est venue la volonté mauvaise ? Tu trouveras l’homme11. »
Sans doute ce concept impossible était-il trop négatif : defectus, declinatio, corruptio (ce dernier terme désignant chez Augustin un defectus dans une natura) ; de plus, la marche au néant – le ad non esse du mal – est difficilement distinguée du ex nihilo de la créature, qui désigne seulement son défaut d’être propre, sa dépendance comme créature. Augustin n’avait pas de quoi conceptualiser la position du mal ; aussi a-t-il dû reprendre le ex nihilo de la doctrine de la création, qui avait servi à combattre l’idée d’une matière incréée, et en faire un ad non esse, un mouvement vers le néant, pour combattre l’idée d’une matière du mal. Mais ce néant d’inclination restera toujours mal distingué, dans une théologie d’expression néo-platonicienne, du néant d’origine qui désigne seulement le caractère total, sans reste, de la création.
Ce n’est pourtant pas cette équivoque des deux néants – néant de création et néant de défection – qui devait faire éclater cette première conceptualisation qui se perpétue dans nos Confessions de foi, sous le titre de « corruption », de « nature totalement corrompue ».
Cette négativité ne rendait pas compte d’un certain nombre de traits de l’expérience hébraïque et chrétienne que le mythe adamique avait véhiculés et qui ne passent pas dans l’idée d’un defectus, d’une corruptio naturae. Or ce sont ces traits que la controverse anti-pélagienne va accentuer ; ce sont eux qui vont contraindre à élaborer un concept beaucoup plus positif – précisément notre concept de péché originel, de vice héréditaire – et ramener la pensée aux modes d’expression de la gnose, en lui faisant bâtir un concept aussi consistant que la chute précosmique des Valentiniens ou l’agression du prince des ténèbres selon les Manichéens, bref un mythe dogmatique parallèle aux mythes de la gnose.
C’est donc l’adjectif « originel » qu’il nous faut maintenant expliquer ; on a vu que saint Augustin emploie aussi l’expression : naturale peccatum ; il dit encore : per generationem ou generatim, indiquant par là qu’il ne s’agit pas des péchés que nous commettons, du péché actuel, mais de l’état de péché dans lequel nous nous trouvons exister par naissance.
Si nous tentons de reconstituer la filiation de sens, ce que j’appellerai les couches de sens qui se sont sédimentées dans le concept, nous trouvons, au départ, un schème interprétatif absolument irréductible à toute philosophie de la volonté : le schème de l’héritage (les Allemands disent : Erbsünde). Ce schème est même l’inverse de celui que nous avons commenté jusqu’à présent, l’inverse de la déclivité individuelle ; au contraire de tout commencement individuel du mal, il s’agit d’une continuation, d’une perpétuation, comparée à une tare héréditaire transmise à tout le genre humain par un premier homme, ancêtre de tous les hommes.
Comme on voit, ce schème de l’héritage est solidaire de la représentation du premier homme, considéré comme initiateur et propagateur du mal. C’est ainsi que la spéculation sur le péché originel se trouve liée à la spéculation adamique du judaïsme tardif que saint Paul a introduite dans le dépôt chrétien à l’occasion du parallèle entre le Christ, homme parfait, second Adam, initiateur du salut et le premier homme, le premier Adam, initiateur de la perdition.
Le premier Adam, qui n’était qu’un anti-type chez Paul, « la figure de celui qui devait venir », – τύπος του μέλλοντος12 –, va devenir par lui-même nœud de spéculation. La chute d’Adam coupe l’histoire en deux, comme la venue du Christ coupe l’histoire en deux ; les deux schémas sont de plus en plus superposés comme des images inversées ; une humanité parfaite et fabuleuse précède la chute, de la même manière que l’humanité de la fin des temps succède à la manifestation de l’Homme archétypal.
C’est à partir de ce noyau de sens que va se constituer, de proche en proche, le concept de péché originel tel qu’Augustin l’a lui-même légué à l’Église.
Il n’est pas inutile de souligner quel durcissement Augustin fait subir au texte même de saint Paul, consacré au parallèle des deux Adam de Romains 5, 12 et suivants.
D’abord, pour lui, l’individualité d’Adam, personnage historique, premier ancêtre des hommes, apparu quelques millénaires seulement avant nous, ne faisait pas de question. Mais cela ne faisait pas non plus de question pour Pélage et les Pélagiens. Le δι’ ένος άνθρώπου13 de Rom. 5, 12 et 19 signifie littéralement per unum, c’est-à-dire par un homme singulier. En outre, le ἐφ’ ὧ πάντες η̋μαρτον du verset 12 est compris par saint Augustin comme un in quo omnes peccaverunt, c’est-à-dire en qui nous avons péché ; in quo renvoyant à Adam ; l’exégèse augustinienne est déjà comme on voit interprétation théologique, car si ἐφ’ ὧ signifie que « tous ont péché en Adam », il est tentant de chercher de quelle façon tous les hommes étaient déjà contenus dans les reins d’Adam, comme il fut dit bien souvent ; par contre, si ἐφ’ ὧ signifie « moyennant quoi », « sur quoi », ou même « du fait que » tous ont péché, le rôle de la responsabilité individuelle dans cette chaîne du péché héréditaire est réservé.
Il faut ajouter à cela que l’exégèse augustinienne minimise tout ce qui, dans la spéculation adamique de Paul, vient limiter l’interprétation littéraliste du rôle du premier homme ; d’abord le fait que cette figure est un anti-type de celle du Christ : « de même que…, de même » ; ensuite la progression qui s’ajoute au parallèle des deux figures : « Si par la faute d’un seul…, combien plus ceux qui reçoivent la grâce… », « où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » ; enfin, pour saint Paul, le péché n’est pas inventé par le premier homme ; c’est plutôt une grandeur mythique qui dépasse la figure même d’Adam ; elle passe certes par le premier homme : δι’ ένὸς άνθρώπου, per unum, par un seul homme ; mais cet unus est moins un premier agent, un premier auteur qu’un premier véhicule, c’est le péché comme grandeur supra-individuelle qui rassemble les hommes, du premier jusqu’à nous, qui « constitue » chacun pécheur, qui « abonde » et qui « règne ». Autant de traits susceptibles de freiner une interprétation purement juridique et biologique de l’héritage. Ce que je viens d’appeler la grandeur mythique du péché chez saint Paul, pour désigner le caractère supra-personnel d’entités, telles que loi, péché, mort, chair, résiste à la juridisation qui pourtant se force la voie à travers d’autres concepts pauliniens, tels que celui d’imputation (ἐλλογεῖσθαι14) : le péché, dit Rom. 5, 13, n’est pas imputé quand il n’y a pas de loi. On peut s’attendre à ce que la perte de la dimension mythique encore présente chez saint Paul aboutisse à dissoudre la grandeur supra-personnelle du péché dans une interprétation juridique de la culpabilité individuelle corrigée par un biologisme de la transmission héréditaire.
C’est Augustin qui est responsable de l’élaboration classique du concept de péché originel et de son introduction dans le dépôt dogmatique de l’Église, sur un pied d’égalité avec la christologie, comme un chapitre de la doctrine de la grâce.
C’est ici qu’il faut peser à son juste poids le rôle de la querelle anté-pélagienne. Il est certain que la polémique contre les pélagiens a été déterminante, quoique, nous le verrons, elle ne dispense pas de chercher, dans la croissance interne de la pensée augustinienne, le motif profond du dogme du péché originel.
Pélage, en effet, est dans la ligne du volontarisme des écrits anti-manichéens ; dans son Commentaire de treize épîtres de saint Paul, publié par Souter, on le voit tirer toutes les conséquences d’un volontarisme cohérent : chacun pèche pour soi, et Dieu qui est juste et ne peut rien vouloir de déraisonnable ne saurait punir un homme pour le péché d’un autre qui lui reste radicalement étranger ; dès lors, le « en Adam », que tout le monde ou presque lisait dans Rom. 5, ne peut signifier qu’un rapport d’imitation ; en Adam veut dire comme Adam. Plus radicalement Pélage, homme austère et exigeant, ne doute point que l’homme n’invoque son impuissance propre et la puissance du péché pour s’excuser et se dispenser de vouloir ne pas pécher. C’est pourquoi, il faut dire qu’il appartient toujours à l’homme de pouvoir ne pas pécher, posse non peccare ; Pélage était ainsi dans le droit-fil de ce qu’on pourrait appeler la contingence du mal, dont nous avons vu qu’elle est et reste un thème biblique authentique : « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie. » Ce que Pélage traduit par la libertas ad peccandum et ad non peccandum15. Pour un tel volontarisme, poussé jusqu’à un contingentisme cohérent, le naturale peccatum interprété comme culpabilité héritée ne peut signifier qu’une rechute dans le manichéisme ; « Tu ne te laveras jamais des mystères de Manès », dira plus tard Julien d’Eclane à Augustin.
C’est pour contrebattre l’interprétation de Pélage, qui évacue le côté ténébreux du péché comme puissance englobant tous les hommes, que saint Augustin a été jusqu’au bout du concept de péché originel en lui donnant de plus en plus le sens, d’une part, d’une culpabilité de caractère personnel méritant juridiquement la mort, d’autre part, d’une tare héritée par naissance.
Mais si l’on peut attribuer à la polémique anti-pélagienne la raideur doctrinale et la fausse logique du concept, on ne peut lui attribuer sa motivation profonde. Tout en poursuivant la ligne volontariste contre les gnostiques, Augustin est porté, par l’expérience même de sa conversion, par l’expérience vive de la résistance du désir et de l’habitude à la bonne volonté, à refuser de toutes ses forces l’idée pélagienne d’une liberté sans nature acquise, sans habitude, sans histoire et sans bagages, qui serait en chacun de nous un point singulier et isolé d’absolue indétermination de la création ; la fin du livre VIII des Confessions est le témoin de cette expérience, qui rappelle saint Paul et annonce Luther, d’une volonté qui s’échappe à elle-même et obéit à une autre loi qu’elle-même.
La preuve décisive que la controverse avec Pélage n’explique pas tout, c’est que nous trouvons dans le Traité à Simplicien de 397 – donc plus de quinze ans avant le premier traité anti-pélagien (le De Peccatorum meritis et remissione contre Celestius est de 414/415) – l’énoncé quasi définitif du péché originel. Pour la première fois, Augustin ne parle plus seulement d’une « peine héritée », ni d’une « habitude mauvaise », comme dans les traités antérieurs, mais bien d’une culpabilité héritée, donc d’une faute méritant châtiment, antérieure à toute faute personnelle et liée au fait même de la naissance.
Comment ce pas fut-il fait ? Par la méditation de Romains 9, 10-29 qui déplace le centre exégétique du débat : ce n’est plus, comme dans Romains 5, l’antithèse de deux Hommes – Adam et Christ –, mais la dualité de deux choix de Dieu : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü. » « Il fait miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut. » Le problème du mal est donc encore celui d’un anti-type, mais non plus l’anti-type de l’Homme-Christ, mais l’anti-type d’un acte absolu de Dieu : l’élection. Cet anti-type, c’est la réprobation ; et c’est pour étayer la justice de cette réprobation, symétrique de l’élection, qu’Augustin pose la culpabilité d’Esaü dès avant sa naissance ; ici, le texte fameux qui lie prédestination et culpabilité de naissance : « Tous les hommes forment comme une masse de péché ayant une dette d’expiation envers la divine et souveraine justice. Cette dette, Dieu peut l’exiger ou la remettre sans commettre d’injustice (supplicium debens divinae summaeque justiciae quod sive exigatur, sive donetur, nulla est iniquitas). C’est acte d’orgueil des débiteurs que de décider à qui il faut exiger, à qui il faut remettre la dette » (I, 2, 16).
Voilà la belle image de l’argile et du potier mobilisée pour désigner l’infection de tous les hommes par le premier homme.
Je ne suivrai pas l’accumulation de l’argumentation au cours du dur combat contre Celestius d’abord, à partir de 412, puis contre Pélage, à partir de 415, et enfin contre Julien d’Eclane, plus Pélagien que le sobre Pélage. D’une part, l’argument juridique ne cesse de se resserrer et de s’endurcir : l’inculpation en masse de l’humanité, c’est la disculpation de Dieu. Le souci de la cohérence pousse à dire que puisque le péché est toujours volontaire, – sinon Mani a raison –, il faut bien que notre volonté, avant son exercice même, soit impliquée dans la volonté mauvaise d’Adam – reatu ejus implicatos. Il faudra parler alors d’une volonté de nature pour établir la culpabilité des enfants dans le ventre de leur mère. D’autre part, pour contrebattre la thèse de Pélage d’une simple imitation d’Adam par toute la suite des hommes, il faudra chercher dans la « génération » – per generationem – le véhicule de cette infection, quitte à raviver les antiques associations de la conscience archaïque entre souillure et sexualité. Ainsi s’est cristallisé ce concept d’une culpabilité héritée, qui bloque dans une notion inconsistante une catégorie juridique – le crime volontaire punissable –, et une catégorie biologique – l’unité de l’espèce humaine par génération. Je n’hésite pas à dire que, pris comme tel, je veux dire du point de vue épistémologique, ce concept n’est pas d’une structure rationnelle différente de celle des concepts de la gnose : chute préempirique de Valentin, empire des ténèbres selon Mani, etc.
Anti-gnostique à son origine et par intention, puisque le mal reste intégralement humain, le concept de péché originel est devenu quasi gnostique à mesure qu’il s’est rationalisé ; il constitue désormais la pierre angulaire d’une mythologie dogmatique comparable, au point de vue épistémologique, à celle de la gnose. C’est en effet pour rationaliser la réprobation divine – qui n’était chez saint Paul que l’anti-type de l’élection – que saint Augustin a construit ce que je me suis risqué à appeler une quasi-gnose. Certes, pour Augustin, le mystère divin reste entier, mais c’est le mystère de l’élection : nul ne sait pourquoi Dieu fait grâce à tel ou tel et non point à cet autre. En revanche, il n’y a pas de mystère de la réprobation : l’élection est par grâce, la perdition est par droit, et c’est pour justifier cette perdition de droit qu’Augustin a construit l’idée d’une culpabilité de nature, héritée du premier homme, effective comme un acte, et punissable comme un crime.
Je pose alors la question : Ce processus de pensée diffère-t-il pour l’essentiel de celui des amis de Job expliquant au juste souffrant la justice de ses souffrances ? N’est-ce pas la vieille loi de rétribution, vaincue au plan de la culpabilité collective d’Israël par Ézéchiel et par Jérémie, qui prend sa revanche au plan de l’humanité entière ? Ne faut-il pas dénoncer l’éternelle théodicée et son projet fou de justifier Dieu, – alors que c’est lui qui nous justifie ? N’est-ce pas la ratiocination insensée des avocats de Dieu qui habite maintenant le grand saint Augustin ?
Mais alors, dira-t-on, comment se fait-il que le concept de péché originel fasse partie de la tradition la plus orthodoxe du christianisme ? Je n’hésite pas à dire que Pélage peut avoir mille fois raison contre le pseudo-concept de péché originel, saint Augustin fait passer à travers cette mythologie dogmatique quelque chose d’essentiel que Pélage a entièrement méconnu ; Pélage a peut-être toujours raison contre la mythologie du péché originel et principalement contre la mythologie adamique, mais c’est Augustin qui a toujours raison à travers et malgré cette mythologie adamique.
C’est ce que je veux essayer de montrer dans la fin de cet exposé. Le moment est venu d’appliquer la règle de pensée que je proposais en commençant : il faut, disais-je, défaire le concept ; il faut passer par l’échec du savoir pour retrouver l’intention orthodoxe, le sens droit, le sens ecclésial. Et je suggérais que ce sens droit pourrait n’être plus concept, mais symbole – symbole rationnel, symbole pour la raison – de ce que nous déclarons de plus profond et de plus essentiel dans la confession des péchés.
Que voulais-je dire par symbole rationnel ? Ceci, que les concepts n’ont pas de consistance propre, mais renvoient à des expressions qui sont analogiques et le sont non par défaut de rigueur, mais par excès de signification ; ce qu’il faut donc sonder dans le concept de péché originel, ce n’est pas sa fausse clarté, mais sa ténébreuse richesse analogique. Il faut dès lors rebrousser chemin : au lieu de s’enfoncer plus avant dans la spéculation, revenir à l’énorme charge de sens contenue dans des « symboles » pré-rationnels comme ceux que contient la Bible, avant toute élaboration d’une langue abstraite : errance, révolte, cible manquée, voie courbe et tortueuse, et surtout captivité ; la captivité d’Égypte, puis celle de Babylone, devenant ainsi le chiffre de la condition humaine sous le règne du mal.
Par ces symboles, plus descriptifs qu’explicatifs, les écrivains bibliques visaient certains traits obscurs et obsédants de l’expérience humaine du mal, qui ne peuvent passer dans le concept purement négatif de défaut. Quels sont donc ces traits de la confession des péchés qui résistent à toute transcription dans le langage volontariste des écrits anti-manichéens, à toute interprétation par une déclinaison consciente de la volonté individuelle ?
De cette expérience pénitentielle, je soulignerai trois traits remarquables. D’abord ce que j’appellerai le réalisme du péché : la conscience du péché n’est pas sa mesure ; le péché est ma situation vraie devant Dieu ; le « devant Dieu » et non ma conscience est la mesure du péché ; c’est pourquoi il faut un Autre, un prophète, pour le dénoncer ; aucune prise de conscience de moi à moi-même n’y suffit, d’autant plus que la conscience est elle-même incluse dans la situation et se fait mensonge et mauvaise foi. Ce réalisme du péché ne peut pas être récupéré dans la représentation trop courte et trop claire d’une déclivité consciente de la volonté ; c’est plutôt une errance de l’être, un mode d’être plus radical que tout acte singulier ; ainsi Jérémie compare-t-il le mauvais penchant du cœur endurci à la noirceur de peau de l’Éthiopien et aux taches du léopard (13, 23). Ézéchiel appelle « cœur de pierre » cet endurcissement d’une existence devenue inaccessible à l’interpellation divine.
Deuxième trait : pour les prophètes, cette condition pécheresse n’est pas réductible à une notion de culpabilité individuelle, telle que l’esprit juridique gréco-romain l’a développée pour donner une base de justice à l’administration de la pénalité par les tribunaux ; elle a d’emblée une dimension communautaire : les hommes y sont inclus en corps ; c’est le péché de Tyr, de Edom, de Galaad, le péché de Juda ; un « nous » – le « nous autres pauvres pécheurs » de la liturgie – s’énonce dans la confession des péchés ; cette solidarité transbiologique et transhistorique du péché fait l’unité métaphysique du genre humain ; elle non plus n’est pas analysable en déclivités multiples des volontés humaines singulières.
Troisième trait : l’expérience pénitentielle d’Israël avait déjà souligné un aspect plus ténébreux du péché ; c’est non seulement un état, une situation dans laquelle l’homme est enfoncé, mais une puissance par laquelle il est lié, tenu captif ; par là, c’est moins un mouvement de déclinaison qu’une impuissance fondamentale ; c’est la distance du je veux au je peux. C’est le péché comme « misère ».
Or saint Paul, dans son expérience de la conversion, avait encore accentué cet aspect d’impuissance, d’esclavage, de passivité, au point de paraître concéder au vocabulaire gnostique : ainsi parle-t-il de « la loi du péché qui est dans nos membres » ; le péché est pour lui une puissance démonique, une grandeur mythique, comme la Loi et la Mort ; il « habite » l’homme plus que l’homme ne le produit et ne le pose. Il « entre » dans le monde, il « intervient », il « abonde », il « règne ».
Comme on voit, cette expérience, plus qu’aucune autre, échappe de tous côtés au fier volontarisme des premiers écrits augustiniens ; qu’on songe à la formule du Traité du libre-arbitre : nusquam nisi in voluntate esse peccatum16 que les Retractationes17 auront tant de peine à sauver des railleries pélagiennes. Pour le dire en un mot, cette expérience oriente vers l’idée d’une quasi-nature du mal, tirant dangereusement du côté de l’angoisse existentielle qui est à l’origine de la gnose. L’expérience de possession, de liement, de captivité, incline vers l’idée d’un investissement par le dehors, d’une contagion par une substance mauvaise qui donne source au mythe tragique de la gnose.
Peut-être commençons-nous à entrevoir la fonction symbolique du péché originel. Je dirai deux choses. D’abord, que c’est la même que celle du récit de la chute, qui se situe, non au niveau des concepts, mais à celui des images mythiques. Ce récit a une puissance symbolique extraordinaire, parce qu’il condense dans un archétype de l’homme tout ce qui est éprouvé de façon fugitive et confessé de façon allusive par le croyant ; loin que cette histoire explique quoi que ce soit, – sous peine de n’être qu’un mythe étiologique comparable à toutes les fables des peuples –, elle exprime, par le moyen d’une création plastique, le fond inexprimé – et inexprimable en langage direct et clair – de l’expérience humaine. On peut donc bien dire que le récit de la chute est mythique, mais on manque son sens si l’on s’en tient là ; il ne suffit pas d’exclure le mythe de l’histoire, il faut en dégager la vérité qui n’est pas historique ; C. H. Dodd, le théologien de Cambridge, dans son admirable petit livre : La Bible aujourd’hui18 touche juste lorsqu’il assigne au mythe adamique une première fonction, celle d’universaliser au genre humain l’expérience tragique de l’exil : « C’est le destin tragique d’Israël, projeté sur l’humanité dans son ensemble. La Parole de Dieu, qui fit sortir l’homme du paradis, est la parole du jugement, qui envoya Israël en exil, promue à une application universelle19. » Ce n’est donc pas le mythe comme tel qui est parole de Dieu, car son sens premier pouvait être tout à fait différent ; c’est son pouvoir révélant concernant la condition humaine dans son ensemble qui constitue son sens révélé. Quelque chose est découvert, décelé, qui sans le mythe serait resté couvert, celé.
Mais cette fonction d’universalisation au genre humain de l’expérience d’Israël n’est pas tout : le mythe adamique révèle en même temps cet aspect mystérieux du mal, à savoir que si chacun de nous le commence, l’inaugure – ce que Pélage a bien vu –, chacun de nous aussi le trouve, le trouve déjà là, en lui, hors de lui, avant lui ; pour toute conscience qui s’éveille à la prise de responsabilité, le mal est déjà là ; en reportant sur un ancêtre lointain l’origine du mal, le mythe découvre la situation de tout homme : cela a déjà eu lieu ; je ne commence pas le mal ; je le continue ; je suis impliqué dans le mal ; le mal a un passé ; il est son passé ; il est sa propre tradition ; le mythe noue ainsi dans la figure d’un ancêtre du genre humain tous ces traits que nous avons énumérés tout à l’heure : réalité du péché antérieure à toute prise de conscience, dimension communautaire du péché irréductible à la responsabilité individuelle, impuissance du vouloir enveloppant toute faute actuelle. Cette triple description, que peut articuler l’homme moderne, cristallise dans le symbole d’un « avant » que vient recueillir le mythe du premier homme. Nous sommes ici à la source du schème de l’héritage que nous avons trouvé à la base de la spéculation adamique, de saint Paul à saint Augustin. Mais le sens de ce schème n’apparaît que si on renonce entièrement à projeter dans l’histoire la figure adamique, si on l’interprète comme un « type », comme « le type du vieil homme ». Ce qu’il ne faut pas faire, c’est le passage du mythe à la mythologie. On ne dira jamais assez le mal qu’a fait à la chrétienté l’interprétation littérale, il faudrait dire « historiciste », du mythe adamique ; elle l’a enfoncé dans la profession d’une histoire absurde et dans des spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d’une culpabilité quasi juridique de la faute d’un autre homme, repoussé dans la nuit des temps, quelque part entre le pithécanthrope et l’homme de Neandertal. Du même coup, le trésor caché dans le symbole adamique a été dilapidé ; l’esprit fort, l’homme raisonnable, de Pélage à Kant, Feuerbach, Marx ou Nietzsche, aura toujours raison contre la mythologie ; alors que le symbole donnera toujours à penser par-delà toute critique réductrice. Entre l’historicisme naïf du fondamentalisme et le moralisme exsangue du rationalisme s’ouvre la voie de l’herméneutique des symboles.
On m’objectera ici que j’ai rendu compte seulement du symbole de niveau mythique, disons du récit yahviste de la chute, mais pas du tout du symbole de niveau rationnel, donc du concept de péché originel qui était pourtant l’objet de cette leçon. N’ai-je pas dit en effet que ce concept avait la même fonction symbolique que le récit de la chute dans la Genèse ? C’est vrai, mais ce n’est encore que la moitié du sens. D’une part, il faut dire que le concept renvoie au mythe et le mythe à l’expérience pénitentielle de l’ancien Israël et de l’Église ; l’analyse intentionnelle va de la pseudo-rationalité à la pseudo-histoire et de la pseudo-histoire au vécu ecclésial. Mais il faut faire le trajet inverse : le mythe n’est pas seulement pseudo-histoire, il est révélant ; comme tel, il découvre une dimension de l’expérience qui sans lui serait restée sans expression et, du même coup, eût avorté en tant même qu’expérience vécue. Nous avons suggéré quelques-unes des révélations propres au mythe. Faut-il dire que le processus de rationalisation, commencé par la spéculation adamique de saint Paul, et qui aboutit au concept augustinien du péché originel, soit dénué de sens propre qu’il ne soit qu’un pseudo-savoir greffé sur le mythe interprété littéralement et dressé en pseudo-histoire ?
Je vois la fonction essentielle du concept – ou pseudo-concept – de péché originel dans l’effort pour garder l’acquis de la première conceptualisation, à savoir que le péché n’est pas nature, mais volonté, et pour incorporer à cette volonté une quasi-nature du mal. C’est de cette quasi-nature, affectant ce qui pourtant n’est pas nature mais volonté, qu’Augustin poursuit le fantôme rationnel ; on le voit dans l’article des Retractationes où Augustin reprend l’affirmation anti-manichéenne de sa jeunesse : « Le péché n’est pas à chercher ailleurs que dans la volonté » ; cette affirmation, les Pélagiens la lui jettent maintenant à la tête et il répond : Le péché originel des enfants est « dit sans absurdité volontaire, puisqu’il a été contracté par suite de la volonté mauvaise du premier homme et qu’il est en quelque sorte héréditaire » (I, 13, 5), et plus loin, le péché par lequel nous sommes « impliqués dans sa culpabilité » est « œuvre de volonté » (I, 15, 2). Il y a là quelque chose de désespéré au point de vue de la représentation conceptuelle et de très profond au point de vue métaphysique : c’est dans la volonté même qu’il y a de la quasi-nature ; le mal est une sorte d’involontaire au sein même du volontaire, non plus en face de lui, mais en lui, et c’est cela le serf-arbitre. Et c’est pourquoi il faut combiner monstrueusement un concept juridique d’imputation, pour que ce soit volontaire, et un concept biologique d’héritage, pour que ce soit involontaire, acquis, contracté. Du même coup, la conversion est portée au même niveau de profondeur ; si le mal est au niveau radical de la « génération » en un sens symbolique et non factuel, la conversion elle-même est « régénération ». Je dirai qu’avec le péché originel est constitué, par le moyen d’un concept absurde, l’anti-type de la régénération, l’anti-type de la nouvelle naissance ; grâce à cet anti-type, la volonté y apparaît chargée d’une constitution passive impliquée dans un pouvoir actuel de délibération et de choix.
Mais alors, – et je terminerai sur ces trois avertissements : 1) Nous n’avons jamais le droit de spéculer sur le concept de péché originel – qui n’est, pris en lui-même, qu’un mythe rationalisé –, comme s’il avait une consistance propre : il explicite le mythe adamique, comme celui-ci explicitait l’expérience pénitentielle d’Israël. Il faut toujours en revenir à la confession des péchés de l’Église. 2) Nous n’avons jamais le droit de spéculer sur le mal déjà là hors du mal que nous posons. Là est sans doute le mystère ultime du péché : nous commençons le mal, par nous le mal entre dans le monde, mais nous ne commençons le mal qu’à partir d’un mal déjà là, dont notre naissance est le symbole impénétrable. 3) Nous n’avons jamais le droit de spéculer ni sur le mal que nous commençons, ni sur le mal que nous trouvons, hors de toute référence à l’histoire du salut. Le péché originel n’est qu’un anti-type. Or type et anti-type ne sont pas seulement parallèles (de même que… de même…), mais il y a un mouvement de l’un vers l’autre, un « combien plus », un « à plus forte raison » : « Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (Romains 5, 20).
Confession de foi de La Rochelle, art. 9.
Ibid., art. 10.
Ibid., art. 11.
Lire : gennêsis, puis anagennêsis, pothèn ta kaka et gnôsis.
Contra Felicem, § 8.
Ibid., § 12.
Ibid., § 11.
De libero arbitrio I, 16, 35 et II, 19, 53-4.
Ibid., II, 19, 54 (« Pourquoi faisons-nous le mal ? » – « Ce qui est néant ne peut être connu »).
Ibid.
Contra Julianum, chap. 41.
Lire : tupos tou mellontos.
Lire : di hénos anthrôpou, puis èf ho pantès hêmarton.
Lire : ellogeisthai.
« Liberté de pécher ou de ne pas pécher », puis « péché de nature » (N.d.É).
« Le péché ne réside pas ailleurs que dans la volonté » (N.d.É.).
I, 13, 2 et I, 15, 2.
Charles H. Dodd, La Bible aujourd’hui, Paris, Desclée de Brouwer, 1957.
Ibid., p. 117.