Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (I)


L’intention de cet essai est d’esquisser une théorie générale du symbole à l’occasion d’un symbole précis ou plutôt d’un complexe déterminé de symboles : la symbolique du mal.

La préoccupation autour de laquelle il s’organise est la suivante : comment une pensée qui a une fois accédé à l’immense problématique du symbolisme et au pouvoir révélant du symbole peut-elle se développer selon la ligne de rationalité et de rigueur qui est celle de la philosophie depuis ses origines ? Bref, comment articuler la réflexion philosophique sur l’herméneutique des symboles ?

Je dirai d’abord quelques mots de la question elle-même.

Une méditation sur les symboles survient à un certain moment de la réflexion, répond à une certaine situation de la philosophie et peut-être même de la culture moderne. Ce recours à l’archaïque, au nocturne et à l’onirique, qui est aussi un accès au point de naissance du langage, représente une tentative pour échapper aux difficultés du problème du point de départ en philosophie.

On sait l’harassante fuite en arrière de la pensée en quête de la première vérité et, plus fondamentalement encore, de la recherche d’un point de départ radical qui pourrait ne pas être du tout une première vérité.

Il faut peut-être avoir éprouvé la déception qui s’attache à l’idée de philosophie sans présupposition pour accéder à la problématique que nous allons évoquer. Au contraire des philosophies du point de départ, une méditation sur les symboles part du plein du langage et du sens toujours déjà là ; elle part du milieu du langage qui a déjà eu lieu et où tout a déjà été dit d’une certaine façon ; elle veut être la pensée, non point sans présupposition, mais dans et avec toutes ses présuppositions. Pour elle, la première tâche n’est pas de commencer, c’est, du milieu de la parole, de se ressouvenir.

Mais, en opposant la problématique du symbole à la recherche cartésienne et husserlienne du point de départ, nous lions trop étroitement cette méditation à une étape bien précise du discours philosophique ; il faut peut-être voir plus large : si nous soulevons le problème du symbole maintenant, à cette période de l’histoire, c’est en liaison avec certains traits de notre « modernité » et pour riposter à cette modernité même. Le moment historique de la philosophie du symbole, c’est celui de l’oubli et aussi celui de la restauration : oubli des hiérophanies ; oubli des signes du Sacré ; perte de l’homme lui-même comme appartenant au Sacré. Cet oubli, nous le savons, est la contrepartie de la tâche grandiose de nourrir les hommes, de satisfaire les besoins en maîtrisant la nature par une technique planétaire. Et c’est l’obscure reconnaissance de cet oubli qui nous meut et nous aiguillonne à restaurer le langage intégral. C’est à l’époque même où notre langage se fait plus précis, plus univoque, plus technique en un mot, plus apte à ces formalisations intégrales qui s’appellent précisément logique symbolique (nous reviendrons plus loin sur cette surprenante équivoque du mot symbole), c’est à cette même époque du discours que nous voulons recharger notre langage, que nous voulons repartir du plein du langage. Or cela aussi est un cadeau de la « modernité » ; car nous sommes, nous modernes, les hommes de la philologie, de l’exégèse, de la phénoménologie, de la psychanalyse, de l’analyse du langage. Ainsi c’est la même époque qui développe la possibilité de vider le langage et celle de le remplir à nouveau. Ce n’est donc pas le regret des Atlantides effondrées qui nous anime, mais l’espoir d’une recréation du langage ; par-delà le désert de la critique, nous voulons à nouveau être interpellés.

« Le symbole donne à penser » : cette sentence qui m’enchante dit deux choses ; le symbole donne ; je ne pose pas le sens, c’est lui qui donne le sens ; mais ce qu’il donne, c’est « à penser », de quoi penser. À partir de la donation, la position ; la sentence suggère donc à la fois que tout est déjà dit en énigme et pourtant qu’il faut toujours tout commencer et recommencer dans la dimension du penser. C’est cette articulation de la pensée donnée à elle-même au royaume des symboles et de la pensée posante et pensante, que je voudrais surprendre et comprendre.

I. L’ordre du symbole

Que vaut l’exemple de la symbolique du mal pour l’investigation d’une telle ampleur ? C’est une excellente pierre de touche à plusieurs égards.

1. Il est très remarquable qu’en deçà de toute théologie et de toute spéculation, en deçà même de toute élaboration mythique, nous rencontrions encore des symboles ; ces symboles élémentaires sont le langage insubstituable du domaine d’expérience que nous appellerons, pour faire bref, l’expérience de l’« aveu » ; il n’y a pas en effet de langage direct, non symbolique, du mal subi, souffert, ou commis ; que l’homme s’avoue responsable ou s’avoue la proie d’un mal qui l’investit, il le dit d’abord et d’emblée dans une symbolique dont on peut retracer les articulations grâce aux divers rituels « de confession » que l’histoire des religions a interprétés pour nous.

Qu’il s’agisse de l’image de la tache dans la conception magique du mal comme souillure, ou des images de la déviation, de la voie courbe, de la transgression, de l’errance, dans la conception plus éthique du péché, ou de celle du poids, de la charge, dans l’expérience plus intériorisée de la culpabilité, c’est toujours à partir d’un signifiant de premier degré, emprunté à l’expérience de la nature – le contact, l’orientation de l’homme dans l’espace – que se constitue le symbole du mal. J’ai appelé « symboles primaires » ce langage élémentaire pour le distinguer des symboles mythiques, qui sont beaucoup plus articulés, comportent la dimension du récit, avec des personnages, des lieux et des temps fabuleux, et racontent le Commencement et la Fin de cette expérience dont les symboles primaires sont l’aveu.

Ces symboles primaires montrent en clair la structure intentionnelle du symbole. Le symbole est un signe, en ceci que, comme tout signe, il vise au-delà de quelque chose et vaut pour ce quelque chose ; mais tout signe n’est pas symbole ; le symbole recèle dans sa visée une intentionnalité double : il y a d’abord l’intentionnalité première ou littérale, qui, comme toute intentionnalité signifiante, suppose le triomphe du signe conventionnel sur le signe naturel : ce sera la tache, la déviation, le poids ; mots qui ne ressemblent pas à la chose signifiée ; mais sur cette intentionnalité première s’édifie une intentionnalité seconde qui, à travers la tache matérielle, la déviation dans l’espace, l’expérience de la charge, vise une certaine situation de l’homme dans le Sacré ; cette situation, visée à travers le sens de premier degré, c’est précisément l’être souillé, pécheur, coupable ; le sens littéral et manifeste vise donc au-delà de lui-même quelque chose qui est comme une tache, comme une déviation, comme une charge. Ainsi, à l’opposé des signes techniques, parfaitement transparents, qui ne disent que ce qu’ils veulent dire en posant le signifié, les signes symboliques sont opaques parce que le sens premier, littéral, patent, vise lui-même analogiquement un sens second qui n’est pas donné autrement qu’en lui. Cette opacité c’est la profondeur même du symbole, inépuisable comme on dira. Mais comprenons bien ce lien analogique du sens littéral et du sens symbolique ; alors que l’analogie est un raisonnement non concluant, qui procède par quatrième proportionnelle (A est à B ce que C est à D), dans le symbole je ne peux objectiver la relation analogique qui lie le sens second au sens premier ; c’est en vivant dans le sens premier que je suis entraîné par lui au-delà de lui-même : le sens symbolique est constitué dans et par le sens littéral, lequel opère l’analogie en donnant l’analogue. À la différence d’une comparaison que nous considérons du dehors, le symbole est le mouvement même du sens primaire qui nous fait participer au sens latent et ainsi nous assimile au symbolisé, sans que nous puissions dominer intellectuellement la similitude. C’est dans ce sens que le symbole est donnant ; il est donnant, parce qu’il est une intentionnalité primaire qui donne le sens second.

2. Le second bénéfice de cette investigation des symboles primaires de l’aveu, c’est de faire apparaître tout de suite une dynamique, une vie des symboles. La sémantique nous met en face de véritables révolutions linguistiques, orientées dans un sens déterminé ; une certaine expérience se fraye la voie par le moyen de ces promotions verbales. La trajectoire de l’expérience de faute est ainsi jalonnée par une succession d’ébauches symboliques. Nous ne sommes donc pas livrés à une introspection douteuse sur le sentiment de la faute ; à la voie courte, et à mon sens suspecte, de la psychologie introspective, il faut substituer la voie longue et plus sûre de la réflexion sur la dynamique des grands symboles culturels1.

Cette dynamique des symboles primaires, jalonnée par les trois constellations de la souillure, du péché et de la culpabilité, a un double sens ; et l’équivoque même est très révélatrice de la dynamique du symbole en général : il y a, d’un symbole à l’autre, d’une part, un mouvement d’intériorisation incontestable ; d’autre part un mouvement d’appauvrissement de la richesse symbolique ; c’est pourquoi, notons-le au passage, il ne faut pas se laisser abuser par une interprétation « historiciste » et « progressiste » de l’évolution de la conscience dans ces symboles. Ce qui est gain d’un point de vue, est perte de l’autre. Aussi chaque « instance » ne se maintient-elle qu’en reprenant la charge symbolique de la précédente ; nous ne serons donc pas étonnés que la souillure, symbole le plus archaïque, survive pour l’essentiel dans la troisième instance. Bien que noyée dans la peur, l’expérience de l’impur accède déjà à la lumière du dire, à la faveur de la richesse symbolique extraordinaire du thème de la souillure. Dès le début, en effet, la souillure est plus qu’une tache ; elle pointe vers une affection de la personne dans son ensemble en tant que située par rapport au Sacré. Le quelque chose qui affecte le pénitent ne saurait être enlevé par aucun lavage physique. Les rites de purification visent eux-mêmes à travers des gestes substituables (enfouir, cracher, jeter au loin, etc.) une intégrité indicible dans aucun autre langage que symbolique ; c’est pourquoi, aussi archaïque et dépassée que soit la conception magique de la souillure, c’est elle qui nous a transmis la symbolique du pur et de l’impur, avec toute sa richesse d’harmoniques. Au centre de cette symbolique se tient le schème de l’« extériorité », de l’investissement par le mal, qui est peut-être le fond inscrutable du « mystère d’iniquité ». Le mal n’est mal qu’autant que je le pose, mais au cœur même de la position du mal par la liberté se révèle un pouvoir de séduction par le « mal déjà là », que l’antique souillure avait toujours déjà dit sur le mode symbolique.

Mais un symbole archaïque ne survit qu’à travers les révolutions de l’expérience et du langage qui le submergent. Le mouvement iconoclaste ne procède pas d’abord de la réflexion, mais du symbolisme lui-même ; un symbole est d’abord destructeur d’un symbole antérieur. Ainsi nous voyons la symbolique du péché s’organiser autour d’images inverses de celles de la souillure ; au lieu du contact extérieur, c’est maintenant l’écart (par rapport à la cible, à la voie droite, à la limite à ne pas franchir, etc.) qui sert de schème directeur. Or cette substitution de thème est l’expression d’un bouleversement dans les motifs fondamentaux. Une nouvelle catégorie d’expérience religieuse est née : celle du « devant Dieu », dont la bérit juive, l’Alliance, est le témoin. Une exigence infinie de perfection se fait jour, qui ne cesse de remodeler les commandements limités et précis des vieux codes. À cette exigence infinie, se joint aussi une menace infinie qui révolutionne la vieille peur des tabous et fait redouter la rencontre de Dieu dans sa Colère. Qu’arrive-t-il alors au symbole initial ? D’une part, le mal n’est plus un quelque chose, mais une relation rompue, donc un néant ; ce néant se dit dans les images du souffle, du vain, de la buée, de la vanité de l’idole. La Colère même de Dieu est comme le néant de son absence. Mais en même temps une nouvelle positivité du mal surgit, non plus un « quelque chose » extérieur, mais une puissance réelle qui asservit. Le symbole de la captivité, qui transforme un événement historique (la captivité d’Égypte, puis la captivité de Babylone) en un schème d’existence, représente l’expression la plus haute à laquelle ait accédé l’expérience pénitentielle d’Israël. C’est à la faveur de cette nouvelle positivité du mal que le premier symbolisme, celui de la souillure, a pu être repris : le schème d’extériorité est retrouvé, mais à un niveau éthique et non plus magique.

Le même mouvement de rupture et de reprise peut être observé dans le passage des symboles du péché au symbole de la culpabilité. D’un côté l’expérience purement subjective de la faute tend à se substituer à l’affirmation réaliste et, si l’on peut dire, ontologique du péché ; alors que le péché est réel, même lorsqu’il n’est pas connu, la culpabilité est mesurée par la conscience que l’homme en prend en devenant auteur de sa propre faute. C’est ainsi que l’image de poids et de charge se substitue à celle de l’écart, de la déviation, de l’errance ; dans les profondeurs de la conscience, le « devant Dieu » est en train de céder la place au « devant moi » ; l’homme est coupable comme il se sent coupable. À cette nouvelle révolution nous devons, sans conteste, un sens plus fin et plus mesuré de la responsabilité qui, de collective, devient individuelle et, de totale, devient graduelle. Nous sommes entrés dans le monde de l’inculpation raisonnable, celle du juge et celle de la conscience scrupuleuse. Mais l’antique symbole de la souillure n’est point perdu pour autant, car l’enfer s’est déplacé de l’extérieur vers l’intérieur ; écrasée par la loi à laquelle elle ne pourra jamais satisfaire, la conscience se reconnaît captive dans son injustice même et, pis encore, dans le mensonge de sa prétention à la propre justice.

À ce point extrême d’involution, le symbolisme de la souillure est devenu celui de la liberté serve, du serf-arbitre, dont parlent en des termes si différents, mais empruntés à la même symbolique, Luther et Spinoza.

3. J’ai tenu à mener jusqu’à ce point l’exégèse des symboles primaires de la faute et la théorie générale du symbole qui en dépend, sans recourir à la structure mythique qui, d’ordinaire, surcharge ces symboles. Il fallait mettre entre parenthèses ces symboles de second degré, à la fois pour faire apparaître la structure des symboles primaires et pour faire saillir la spécificité du mythe lui-même.

Ces grands récits dont nous avons dit plus haut qu’ils mettent en jeu un espace, un temps, des personnages, incorporés à leur forme, ont en effet une fonction irréductible. Une triple fonction. D’abord ils placent l’humanité entière et son drame sous le signe d’un homme exemplaire, d’un Anthropos, d’un Adam, qui représente, sur le mode symbolique, l’universel concret de l’expérience humaine. D’autre part ils donnent à cette histoire un élan, une allure, une orientation, en la déroulant entre un commencement et une fin ; ils introduisent ainsi dans l’expérience humaine une tension historique, à partir du double horizon d’une genèse et d’une apocalypse. Enfin, et plus fondamentalement, ils explorent la faille de la réalité humaine, représentée par le passage, le saut, de l’innocence à la culpabilité ; ils racontent comment l’homme originairement bon est devenu ce qu’il est dans le présent ; c’est pourquoi le mythe ne peut exercer sa fonction symbolique que par le moyen spécifique du récit : ce qu’il veut dire est déjà drame.

Mais du même coup le mythe ne peut prendre que dans une multiplicité de récits, et nous laisse en face d’une diversité sans fin des systèmes symboliques, semblables aux langues multiples d’un Sacré flottant. Dans le cas particulier de la symbolique du mal, la difficulté d’une exégèse des mythes apparaît d’emblée sous une double forme ; d’une part, il s’agit de surmonter la multiplicité infinie des mythes en leur imposant une typologie qui permette à la pensée de s’orienter dans leur variété sans fin, sans faire violence à la spécificité des figures mythiques portées au jour du langage par les diverses civilisations ; d’autre part, la difficulté est de passer d’une simple classification, d’une statique des mythes à une dynamique. C’est en effet la compréhension des oppositions et des affinités secrètes entre mythes divers qui prépare la reprise philosophique du mythe. Le monde des mythes, plus encore que celui des symboles primaires, n’est pas un monde tranquille et réconcilié ; les mythes n’ont cessé d’être en lutte les uns avec les autres ; tout mythe est iconoclaste par rapport à un autre, de la même façon que tout symbole livré à lui-même tend à s’épaissir, à se solidifier dans une idolâtrie. Il faut donc participer à cette lutte, à cette dynamique, par laquelle le symbolisme est lui-même en proie à son propre dépassement.

 

Cette dynamique est animée par une opposition fondamentale. D’un côté, les mythes qui rapportent l’origine du mal à une catastrophe ou à un conflit originaire antérieur à l’homme, de l’autre, les mythes qui rapportent l’origine du mal à l’homme.

Au premier groupe appartient le drame de la création, illustré par le poème babylonien de la création Enuma Elish, lequel raconte le combat originaire d’où procédèrent la naissance des dieux les plus récents, la fondation du cosmos et la création de l’homme. À ce même grand groupe appartiennent les mythes tragiques qui montrent le héros en proie à un destin fatal ; selon le schème tragique, l’homme tombe en faute comme il tombe en existence ; et le dieu qui le tente et l’égare représente l’indistinction primordiale du bien et du mal ; ce dieu a atteint, avec le Zeus du Prométhée enchaîné, sa stature effrayante et insoutenable pour toute pensée. Il faudrait mettre encore du même côté le mythe orphique de l’âme exilée dans un corps mauvais ; cet exil en effet est préalable à toute position du mal par un homme responsable et libre ; le mythe orphique est un mythe de situation projeté sans doute plus tardivement dans un mythe d’origine, qui replonge dans la théomachie proche du mythe cosmogonique et du mythe tragique.

Face à ce triple mythe, le récit biblique de la chute d’Adam. C’est le seul mythe proprement anthropologique ; on peut y voir l’expression mythique de toute l’expérience pénitentielle de l’ancien Israël ; c’est l’homme qui est accusé par le prophète ; c’est l’homme qui, dans la confession des péchés, se découvre être l’auteur du mal et discerne, par-delà les actes mauvais qu’il égrène dans le temps, une constitution mauvaise, plus originelle que toute décision singulière. Le mythe raconte le surgissement de cette constitution mauvaise dans un événement irrationnel survenu soudain du sein d’une création bonne. Il resserre l’origine du mal dans un instant symbolique qui finit l’innocence et commence la malédiction. Ainsi, c’est par le moyen de la chronique du premier homme que le sens de l’histoire de tout homme est dévoilé.

Le monde des mythes se trouve ainsi polarisé entre deux tendances, celle qui reporte le mal au-delà de l’humain et celle qui le concentre dans un choix mauvais, à partir duquel commence la peine d’être homme. Nous retrouvons, à un niveau supérieur d’élaboration, la polarité des symboles primaires, étirés entre un schème d’extériorité, qui domine dans la conception magique du mal comme souillure, et un schème d’intériorité, qui ne triomphe pleinement qu’avec l’expérience douloureuse de la conscience coupable et scrupuleuse.

Mais ce n’est pas encore le plus remarquable : le conflit n’est pas seulement entre deux groupes de mythes, il se répète à l’intérieur du mythe adamique lui-même. Ce mythe a en effet deux faces ; c’est d’une part le récit de l’instant de la chute, tel que nous venons de le rapporter ; mais c’est en même temps le récit de la tentation qui occupe une durée, un laps de temps, et met en jeu de multiples personnages : le dieu qui interdit, l’objet de la tentation, la femme qui est séduite, enfin et surtout le serpent qui séduit. Le même mythe qui concentre dans un homme, dans un acte, dans un instant, l’événement de la chute, le disperse par ailleurs sur plusieurs personnages et plusieurs épisodes ; le saut qualitatif de l’innocence à la faute est, sous ce deuxième aspect, un passage graduel et indiscernable ; le mythe de la césure est en même temps mythe de la transition ; le mythe du mauvais choix est mythe de la tentation, du vertige, du glissement insensible au mal. La femme, figure de la fragilité, répond polairement à l’homme, figure de la décision mauvaise. Le conflit des mythes est ainsi inclus dans un seul mythe. C’est pourquoi le mythe adamique qui, du premier point de vue, pouvait être considéré comme l’effet d’une énergique démythologisation de tous les autres mythes concernant l’origine du mal, introduit dans le récit la figure hautement mythique du serpent. Le serpent représente, au cœur même du mythe adamique, l’autre face du mal, que les autres mythes tentaient de raconter : le mal déjà là, le mal antérieur, le mal qui attire et séduit l’homme. Le serpent signifie que l’homme ne commence pas le mal. Il le trouve. Pour lui, commencer, c’est continuer. Ainsi, par-delà la projection de notre propre convoitise, le serpent figure la tradition d’un mal plus ancien que lui-même. Le serpent, c’est l’Autre du mal humain.

On comprend dès lors pourquoi il y a une dynamique des mythes. Le schème d’extériorité qui se projette dans le corps-tombeau des orphiques, dans le dieu méchant de Prométhée, dans le combat originaire du drame de création, ce schème est sans doute invincible. C’est pourquoi, chassé par le mythe anthropologique, il resurgit en son sein et se réfugie dans la figure du serpent. La figure elle-même d’Adam est beaucoup plus que le paradigme de tout mal présent. Adam, en tant qu’homme primordial, est antérieur à tout homme, et figure à sa façon, une fois encore, l’antériorité du mal à tout mal actuel. Adam est plus vieux que tout homme et le serpent plus vieux qu’Adam. Ainsi le mythe tragique est réaffirmé en même temps que détruit par le mythe adamique. C’est pourquoi, sans doute, la tragédie survit à sa double destruction par la philosophie grecque et par le christianisme ; si sa théologie ne peut être pensée, si elle est même, au sens propre du mot, inavouable, ce qu’elle veut dire – et ne peut dire – continue d’être montré dans le spectacle fondamental du héros tragique, innocent et coupable.

C’est cette guerre des mythes qui, d’elle-même, nous invite à tenter le passage d’une simple exégèse des mythes à une philosophie par les symboles.

II. De la symbolique à la pensée réfléchissante

La tâche est donc, maintenant, de penser à partir de la symbolique, et selon le génie de cette symbolique. Car il s’agit de penser. Je n’abandonne point, pour ma part, la tradition de rationalité, qui anime la philosophie depuis les Grecs ; il ne s’agit point de céder à je ne sais quelle intuition imaginative, mais bien d’élaborer des concepts qui comprennent et font comprendre, des concepts enchaînés selon un ordre systématique, sinon dans un système clos. Mais il s’agit en même temps de transmettre, par le moyen de cette élaboration de raison, une richesse de signification qui était déjà là, qui a toujours déjà précédé l’élaboration rationnelle. Car telle est la situation : d’une part, tout a été dit avant la philosophie, par signe et par énigme ; c’est un des sens du mot d’Héraclite : « Le Maître dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, ne dissimule pas : il signifie (άλλὰ σημαίνει2). » D’autre part, nous avons la tâche de parler clairement, en prenant peut-être aussi le risque de dissimuler, en interprétant l’oracle. La philosophie commence à soi, elle est commencement. Ainsi le discours suivi des philosophies est à la fois reprise herméneutique des énigmes qui le précèdent, l’enveloppent et le nourrissent, et recherche du commencement, quête de l’ordre, appétit du système. Heureuse et rare serait la rencontre, au sein d’une même philosophie, entre l’abondance des signes et des énigmes retenues et la rigueur d’un discours sans complaisance.

La clé, ou tout au moins le nœud de la difficulté, réside dans la relation entre herméneutique et réflexion. Il n’y a pas de symbole en effet qui ne suscite une compréhension par le moyen d’une interprétation. Mais comment cette compréhension peut-elle être à la fois dans le symbole et au-delà ?

Je vois trois étapes de ce comprendre. Trois étapes qui jalonnent le mouvement qui s’élance de la vie dans les symboles vers une pensée qui soit pensée à partir des symboles.

La première étape, celle d’une simple phénoménologie, reste une compréhension du symbole par le symbole, par la totalité des symboles ; c’est déjà une manière d’intelligence, puisqu’elle parcourt et relie et donne à l’empire des symboles la consistance d’un monde. Mais c’est encore une vie adonnée au symbole, livrée au symbole. La phénoménologie de la religion dépasse rarement ce plan ; pour elle, comprendre un symbole, c’est le replacer dans une totalité homogène, mais plus vaste que lui, et qui, à son plan même, forme système. Tantôt cette phénoménologie déploie les multiples valences d’un même symbole pour en éprouver le caractère inépuisable ; en ce premier sens, comprendre, c’est répéter en soi-même l’unité multiple, la permutation au sein du même thème de toutes les valences. Tantôt la phénoménologie s’emploie à comprendre un symbole par un autre symbole ; de proche en proche la compréhension s’étendra, selon une lointaine analogie intentionnelle, à tous les autres symboles qui ont de l’affinité avec le symbole étudié. D’une autre manière, la phénoménologie comprendra un symbole par un rite et un mythe, c’est-à-dire par les autres manifestations du Sacré. On montrera encore, et ce sera la quatrième façon de comprendre, comment le même symbole unifie plusieurs niveaux d’expérience ou de représentation : l’extérieur et l’intérieur, le vital et le spéculatif. Ainsi, de multiples manières, la phénoménologie du symbole fait apparaître une cohérence propre, quelque chose comme un système symbolique ; interpréter, à ce niveau, c’est faire apparaître une cohérence.

Telle est la première étape, le premier niveau d’une pensée, à partir des symboles. Mais on ne peut y demeurer ; car la question de la vérité n’est pas encore posée ; s’il arrive au phénoménologue d’appeler vérité la cohérence propre, la systématicité du monde des symboles, c’est une vérité sans croyance, une vérité à distance, une vérité réduite, d’où a été expulsée la question : est-ce que je crois cela, moi ? Qu’est-ce que je fais de ces significations symboliques ? Or cette question ne peut être posée tant que l’on reste au niveau du comparatisme, tant que l’on court d’un symbole à l’autre, sans être soi-même nulle part. Cette étape ne peut être qu’une étape, celle d’une intelligence en extension, d’une intelligence panoramique, curieuse mais non concernée. Il faut maintenant entrer dans un rapport passionné en même temps que critique avec les symboles : or cela n’est possible que si, quittant le point de vue comparatiste, je m’engage avec l’exégète dans la vie d’un symbole, d’un mythe.

Par-delà l’intelligence en extension – celle de la phénoménologie des comparatistes – s’ouvre le champ de l’herméneutique proprement dite, c’est-à-dire de l’interprétation appliquée chaque fois à un texte singulier. C’est en effet dans l’herméneutique moderne que se nouent la donation de sens par le symbole et l’initiative intelligente du déchiffrage. Elle nous fait participer à la lutte, à la dynamique, par laquelle le symbolisme est lui-même en proie à son propre dépassement. C’est seulement en participant à cette dynamique, que la compréhension accède à la dimension proprement critique de l’exégèse et devient une herméneutique. Mais il me faut quitter la position, ou pour mieux dire l’exil, du spectateur lointain et désintéressé, afin de m’approprier chaque fois un symbolisme singulier. C’est alors que se découvre ce que l’on peut appeler le cercle de l’herméneutique, que le simple amateur de mythes élude sans cesse. On peut énoncer brutalement ce cercle : « Il faut comprendre pour croire, mais il faut croire pour comprendre. » Ce cercle n’est pas un cercle vicieux, encore moins mortel ; c’est un cercle bien vivant et stimulant. Il faut croire pour comprendre : jamais en effet l’interprète ne s’approchera de ce que dit son texte s’il ne vit dans l’aura du sens interrogé. Et pourtant ce n’est qu’en comprenant que nous pouvons croire. Car le second immédiat que nous cherchons, la seconde naïveté que nous attendons, ne nous sont plus accessibles ailleurs que dans une herméneutique ; nous ne pouvons croire qu’en interprétant. C’est la modalité « moderne » de la croyance dans les symboles ; expression de la détresse de la modernité et remède à cette détresse. Tel est le cercle : l’herméneutique procède de la pré-compréhension de cela même qu’en interprétant elle tâche de comprendre. Mais grâce à ce cercle de l’herméneutique, je puis encore aujourd’hui communiquer au Sacré en explicitant la pré-compréhension qui anime l’interprétation. Ainsi, l’herméneutique, acquisition de la « modernité », est un des modes par lesquels cette « modernité » se surmonte en tant qu’oubli du Sacré. Je crois que l’être peut encore me parler, non plus sans doute sous la forme pré-critique de la croyance immédiate, mais comme le second immédiat visé par l’herméneutique. Cette seconde naïveté peut être l’équivalent post-critique de la hiérophanie pré-critique.

Cela dit, l’herméneutique n’est pas encore la réflexion ; elle est solidaire de textes singuliers dont elle règle l’exégèse. La troisième étape de l’intelligence des symboles, l’étape proprement philosophique, c’est celle d’une pensée à partir du symbole.

Mais ce rapport herméneutique entre le discours philosophique et la symbolique qui l’investit, est menacé de deux contrefaçons. D’une part, il peut se réduire à un simple lien allégorique ; ainsi firent les stoïciens avec les fables d’Homère, d’Hésiode ; le sens philosophique sort victorieux de son enveloppe imaginative ; il était là, tout armé, comme Minerve dans le crâne de Jupiter ; la fable n’était qu’un vêtement ; une fois tombée, sa dépouille est rendue vaine ; à la limite, l’allégorisme implique que le sens vrai, le sens philosophique a précédé la fable qui n’a été qu’un déguisement second, un voile intentionnellement jeté sur la vérité pour égarer les simples. Ma conviction est qu’il faut penser non point derrière les symboles, mais à partir des symboles, selon les symboles, que leur substance est indestructible, qu’ils constituent le fond révélant de la parole qui habite parmi les hommes ; bref, le symbole donne à penser. D’autre part, un péril qui nous guette est celui de répéter le symbole dans un mime de la rationalité, de rationaliser les symboles comme tels, et ainsi de les figer au plan imaginatif où ils naissent et se déploient. Cette tentation d’une « mythologie dogmatique », c’est celle de la gnose. On ne saurait exagérer l’importance historique de ce mouvement de pensée, qui a couvert trois continents, régné sur de nombreux siècles, animé la spéculation de tant d’esprits avides de savoir, de connaître et d’être sauvés par la connaissance. Entre la gnose et le problème du mal, il y a une alliance inquiétante et proprement égarante ; ce sont les gnostiques qui ont posé dans toute son âpreté pathétique la question πόθεν τὰ ϰαϰά : d’où vient le mal ?

Or en quoi consiste cette puissance d’égarement de la gnose ? En ceci d’abord que, par son contenu, elle s’édifie exclusivement sur le thème tragique de la déchéance, caractérisé par son schème d’extériorité : le mal, pour la gnose, est dehors ; c’est une réalité quasi physique qui investit l’homme de l’extérieur. Du même coup, et c’est le deuxième trait que nous retiendrons, toutes les images du mal, inspirées par ce schème d’extériorité, « prennent » dans cette matérialité représentée ; ainsi naît une mythologie dogmatique, comme dit Puech, inséparable de sa figuration spatiale et cosmique3.

Mon problème est donc celui-ci : comment peut-on penser à partir du symbole, sans retourner à la vieille interprétation allégorisante, ni tomber dans le piège de la gnose ? Comment dégager du symbole un sens qui mette en mouvement la pensée, sans supposer un sens déjà là, caché, dissimulé, recouvert, ni verser dans le pseudo-savoir d’une mythologie dogmatique ? Je voudrais essayer une autre voie qui serait celle d’une interprétation créatrice, d’une interprétation qui respecte l’énigme originelle des symboles, qui se laisse enseigner par elle, mais qui, à partir de là, promeuve le sens, forme le sens, dans la pleine responsabilité d’une pensée autonome. Comment une pensée peut-elle être à la fois liée et libre ? Comment tenir ensemble l’immédiateté du symbole et la médiation de la pensée ?

C’est cette lutte de la pensée et de la symbolique que je veux maintenant explorer, à la faveur du problème exemplaire du mal. Tour à tour, en effet, la pensée s’y déploie comme réflexion et comme spéculation.

La pensée comme réflexion est essentiellement « démythologisante » ; sa transposition du mythe est en même temps une élimination non seulement de sa fonction étiologique mais de son pouvoir d’ouvrir et de découvrir ; elle n’interprète le mythe qu’en le réduisant à l’allégorie. Le problème du mal est à cet égard exemplaire : la réflexion sur la symbolique du mal triomphe dans ce que nous appellerons désormais la vision éthique du mal. Cette interprétation philosophante du mal s’alimente à la richesse des symboles primaires et des mythes, mais elle en continue le mouvement de démythologisation que nous avons esquissé plus haut. D’une part, elle prolonge la réduction progressive de la souillure et du péché à la culpabilité personnelle et intérieure ; d’autre part, elle prolonge le mouvement de démythologisation de tous les mythes autres que l’adamique et réduit celui-ci à une simple allégorie du serf-arbitre.

La pensée réfléchissante est à son tour en lutte avec la pensée spéculative, qui veut sauver ce qu’une vision éthique du mal tend à éliminer ; non seulement le sauver, mais en montrer la nécessité ; le péril spécifique de la pensée spéculative, c’est la gnose.

Nous nous tournerons d’abord vers la vision éthique du mal ; c’est un niveau qu’il faut atteindre, qu’il faut traverser jusqu’au bout ; un niveau pourtant où nous ne pourrons séjourner ; mais c’est de l’intérieur qu’il faudra le dépasser ; pour cela, il faut avoir pensé de part en part une interprétation purement éthique du mal.

J’entends, par vision éthique du mal, une interprétation selon laquelle le mal est repris dans la liberté aussi complètement qu’il est possible ; pour laquelle le mal est une invention de la liberté ; réciproquement, une vision éthique du mal est une vision selon laquelle la liberté est révélée dans ses profondeurs comme pouvoir-faire et pouvoir-être ; la liberté que suppose le mal est une liberté capable de l’écart, de la déviation, de la subversion, de l’errance. Cette « explication » mutuelle du mal par la liberté et de la liberté par le mal est l’essence de la vision morale du monde et du mal.

Comment la vision morale du monde et du mal se situe-t-elle par rapport à l’univers symbolique et mythique ? Doublement : c’est, d’une part, une radicale démythologisation des mythes dualistes, tragique et orphique ; c’est, d’autre part, la reprise du récit adamique dans un « philosophème » intelligible. La vision morale du monde pense contre le mal-substance et selon la chute de l’homme primordial.

Historiquement, la vision éthique du mal paraît jalonnée par deux grands noms qu’on n’a pas coutume d’associer, mais dont je voudrais faire sentir l’intime parenté : Augustin et Kant ; Augustin : du moins saint Augustin dans sa lutte contre le manichéisme, car nous verrons plus loin que l’« augustinisme » – au sens précis et étroit que lui a donné Rottmayer4 – représente, face non plus cette fois à Mani mais à Pélage, le dépassement de la vision morale et, à certains égards, la liquidation de la vision morale du monde ; nous y reviendrons plus loin.

Par son côté démythologisant, l’interprétation augustinienne du mal, avant la lutte contre Pélage, est dominée par cette affirmation : le mal n’a pas de nature, le mal n’est pas quelque chose, il n’est pas matière, il n’est pas substance, il n’est pas monde. La résorption du schème d’extériorité est poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites : non seulement le mal n’a pas d’être, mais il faut supprimer la question : quid malum ? et lui substituer la question unde malum faciamus ?. Il faudra donc dire que le mal est un « rien », quant à la substance et à la nature.

Ce « rien », hérité du non-être platonicien et du néant plotinien, mais désubstantialisé, doit être maintenant couplé avec les concepts hérités eux aussi de la philosophie grecque, mais d’une autre tradition, celle de l’Éthique à Nicomaque. C’est là en effet qu’a été élaborée pour la première fois la philosophie du volontaire et de l’involontaire5 ; mais Aristote ne va pas jusqu’à une philosophie radicale de la liberté ; il élabore les concepts de « préférence » (προαίρεσις), de choix délibéré, de désir rationnel, non de liberté. On peut affirmer que c’est saint Augustin qui, en mettant en prise directe, si j’ose dire, la puissance de néant contenue dans le mal et la liberté à l’œuvre dans la volonté, a radicalisé la réflexion sur la liberté jusqu’à en faire le pouvoir originaire de dire non à l’être, le pouvoir de « défaillir » (deficere), de « décliner » (declinare), de tendre vers le néant (ad non esse).

Mais Augustin ne dispose pas, comme je l’ai dit ailleurs6, de l’appareil conceptuel qui pourrait rendre compte intégralement de sa découverte ; ainsi, nous le voyons, dans le Contra Felicem, opposer volonté mauvaise et nature mauvaise ; mais le cadre néoplatonicien de sa pensée ne lui permet pas d’inscrire et de stabiliser l’opposition nature-volonté dans une conception cohérente ; il faudrait une philosophie de l’agir et une philosophie de la contingence, où il serait dit que le mal surgit comme un événement, comme un saut qualitatif.

En outre, il n’est pas sûr que le concept trop négatif du defectus, de la declinatio, rende compte de la puissance positive du mal. Il eût fallu s’avancer jusqu’à concevoir la position du mal comme un « saut » qualitatif, comme un événement, un instant. Mais alors Augustin ne serait plus Augustin, mais Kierkegaard…

Quelle est maintenant la signification de Kant, et singulièrement de l’Essai sur le mal radical, par rapport aux traités anti-manichéens d’Augustin ? Je propose qu’on s’attache à les comprendre l’un par l’autre.

D’abord, Kant élabore le cadre conceptuel qui fait défaut à Augustin, en poussant à bout la spécificité des concepts « pratiques » : Wille, Willkür, Maxim, volonté, arbitre (libre arbitre ou libre choix), maxime de la volonté. Cette conceptualisation est achevée dans l’Introduction à la métaphysique des mœurs et dans la Critique de la raison pratique. Par là, Kant réalise l’opposition volonté-nature esquissée par Augustin dans le Contra Felicem.

Mais surtout, Kant a élaboré la condition principale d’une conceptualisation du mal comme mal radical, à savoir le formalisme en morale. Ce rapport n’apparaît pas quand on lit l’Essai sur le mal radical en dehors de ses liens avec la Critique de la raison pratique ; or par le formalisme, Kant achève un mouvement amorcé déjà chez Platon : si l’« injustice » peut être la figure du mal radical, c’est que la « justice » n’est pas une vertu parmi les autres, mais la forme même de la vertu, le principe unitif qui de plusieurs fait l’âme une (République, livre IV).

Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, est aussi en route vers une formalisation du bien et du mal : les vertus sont à la fois définies par leur objet et par leur caractère formel de médiété (μεσότης7), le mal est donc absence de médiété, écart, extrémité dans l’écart. L’άδιϰία platonicienne, l’άϰρασία aristotélicienne annoncent, à titre de formalismes imparfaits, l’entière formalisation du principe de la moralité. Je n’ignore pas qu’on ne peut rester dans le formalisme en éthique ; mais sans doute faut-il l’avoir atteint pour pouvoir le dépasser.

Or le bénéfice de cette formalisation est de construire le concept de la maxime mauvaise comme règle que le libre arbitre se forge lui-même. Le mal ne réside plus du tout dans la sensibilité ; finie la confusion entre le mal et l’affectif, le passionnel ; il est remarquable que ce soit l’éthique réputée la plus pessimiste qui ait achevé de disjoindre le mal de la sensibilité ; cette disjonction est le fruit du formalisme et de la mise entre parenthèses du désir dans la définition de la bonne volonté ; Kant peut dire : « Les inclinations naturelles qui résultent de la sensibilité n’ont même pas de rapport direct avec le mal. » Mais le mal ne peut non plus résider dans la subversion de la raison ; un être radicalement hors la loi ne serait plus méchant à force d’être diabolique ; reste que le mal réside dans un rapport, soit la subversion d’un rapport ; c’est ce qui arrive, dit Kant, lorsque l’homme subordonne le pur motif du respect aux motifs sensibles, quand « il renverse l’ordre moral des motifs en les accueillant dans ses maximes ». Ainsi, le schème biblique de l’écart, opposé au schème orphique de l’extériorité affectante, reçoit son équivalent rationnel dans l’idée kantienne de la subversion de la maxime. Plus précisément même, je vois dans Kant la manifestation philosophique complète de ce que le mal suprême n’est pas l’infraction grossière d’un devoir, mais la malice qui fait passer pour vertu ce qui en est la trahison ; le mal du mal, c’est la justification frauduleuse de la maxime par la conformité apparente avec la loi, c’est le simulacre de la moralité. Kant a, pour la première fois, il me semble, orienté le problème du mal du côté de la mauvaise foi, de l’imposture.

Voilà le point extrême de clarté atteint par la vision éthique du mal : la liberté est le pouvoir de l’écart, du renversement de l’ordre. Le mal n’est pas un quelque chose, mais la subversion d’un rapport. Mais qui ne voit qu’au moment même où nous disons cela nous triomphons en quelque sorte dans le vide ? Le prix de la clarté, c’est la perte de la profondeur.

III. L’obscurcissement de la réflexion et le retour au tragique

Qu’est-ce qui ne passe pas dans la vision éthique du mal ? Ce qui ne passe pas, ce qui est perdu, c’est cette ténébreuse expérience du mal qui affleure de diverses façons dans la symbolique du mal et qui constitue à proprement parler le « tragique » du mal.

Au niveau le plus bas de la symbolique, au niveau des symboles primaires, nous avons vu la confession des péchés avouer le mal comme mal déjà là, mal dans lequel je nais, mal que je trouve en moi en deçà de l’éveil de ma conscience, mal inanalysable en culpabilités individuelles et en fautes actuelles ; j’ai montré que le symbole de la « captivité », de l’esclavage, est le symbole spécifique de cette dimension du mal comme puissance qui lie, du mal comme règne.

C’est cette même expérience du mal déjà là, puissant dans mon impuissance, qui suscite tout le cycle des mythes autres que le mythe adamique, qui tous partent d’un schème d’extériorité ; or ce cycle mythique n’est pas simplement exclu par le mythe adamique, il est d’une certaine façon incorporé, à un rang subordonné, certes, mais non point négligeable ; Adam est pour tous les hommes l’homme antérieur et pas seulement l’homme exemplaire ; il est l’antériorité même du mal à l’égard de tout homme ; et il a lui-même son autre, son antérieur dans la figure du serpent, déjà là et déjà rusé. Ainsi la vision éthique du mal thématise seulement le symbole du mal actuel, l’« écart », la « déviation contingente » ; Adam est l’archétype, l’exemplaire de ce mal présent, actuel, que nous répétons et imitons chaque fois que nous commençons le mal ; et en ce sens chacun commence chaque fois le mal. Mais en commençant le mal, nous le continuons et c’est cela qu’il faut maintenant essayer de dire : le mal comme tradition, comme enchaînement historique, comme règne du déjà là.

Mais ici nous prenons aussi de grands risques, car en introduisant le schème de l’« héritage » et en tentant de le coordonner avec celui de l’« écart » dans un concept cohérent, nous côtoyons à nouveau la gnose, entendue au sens le plus large : 1) de mythologie dogmatique, 2) de réification du mal dans une « nature ». C’est en effet le concept de nature qui est proposé ici pour compenser celui de contingence, qui a réglé le premier mouvement de pensée. Ce que nous allons tenter de penser, c’est quelque chose comme une nature du mal, une nature qui ne serait pas nature des choses, mais nature originaire de l’homme, mais nature de la liberté, donc habitus contracté, manière d’être devenue de la liberté.

C’est ici que nous retrouvons Augustin et Kant, Augustin quand il passe du mal actuel au péché originel, Kant quand il remonte de la maxime mauvaise du libre arbitre au fondement de toutes les maximes mauvaises.

(Une remarque : je récuse la disjonction habituelle de compétence à laquelle on soumet volontiers l’œuvre d’Augustin, comme si la philosophie du mal actuel était du ressort du philosophe et celle du péché originel du ressort du théologien ; pour ma part, je ne scinde pas de cette façon philosophie et théologie ; en tant que révélant – et non point révélé –, le symbole adamique appartient à une anthropologie philosophique au même titre que tous les autres symboles ; son appartenance à la théologie est déterminée, non par sa structure propre, mais par sa relation dans une christologie avec l’« événement » et l’« avènement » de l’homme par excellence, le Christ Jésus. Pour ma part, je tiens que nul symbole en tant qu’ouvrant et découvrant une vérité de l’homme n’est étranger à la réflexion philosophique ; je ne tiens donc pas le concept du péché originel pour un thème extérieur à la philosophie, mais au contraire pour un thème qui relève d’une analyse intentionnelle, d’une herméneutique des symboles rationnels dont la tâche est de reconstituer les couches de sens qui se sont sédimentées dans le concept.)

Or qu’est-ce que cette analyse intentionnelle fait apparaître ? Ceci : comme concept soi-disant intelligible, le concept de péché originel est un faux-savoir et il doit être assimilé, quant à la structure épistémologique, aux concepts de la gnose : chute métempirique selon Valentin, agression du royaume des ténèbres selon Mani ; anti-gnostique dans son intention, le péché originel est un concept quasi gnostique dans sa forme. La tâche de la réflexion est ici de le briser comme faux-savoir, afin d’en recueillir l’intention à titre de symbole rationnel insubstituable du mal déjà là.

Faisons ce double mouvement de la réflexion.

Il faut, disions-nous, briser le concept comme faux-savoir : en effet l’« augustinisme », au sens étroit que nous avons dit en commençant, bloque dans une notion inconsistante d’une part un concept juridique, celui d’imputation, de culpabilité imputable, et un concept biologique, celui d’hérédité. D’une part il faut pour qu’il y ait péché que la faute soit une transgression de volonté : telle a été celle de l’homme compris comme un individu ayant réellement existé à l’origine de l’histoire ; il faut d’autre part que cette culpabilité imputable soit véhiculée per generationem pour que nous puissions être tous et chacun inculpés « en Adam ». Tout au long de la polémique avec Pélage et les Pélagiens nous voyons prendre consistance l’idée d’une culpabilité de caractère personnel méritant juridiquement la mort et héritée par naissance à la façon d’une tare : la motivation d’Augustin mérite qu’on s’y arrête8 : elle vise essentiellement à rationaliser le thème paulinien le plus mystérieux, celui de la réprobation : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü ». Puisque Dieu est juste, il faut que la réprobation des petits enfants dans le ventre de leur mère soit juste, que la perdition soit de droit et le salut par grâce ; de là l’idée d’une culpabilité de nature, effective comme un acte, punissable comme un crime, quoique héritée comme une maladie.

Idée intellectuellement inconsistante, disions-nous, en tant qu’elle mêle deux univers du discours – celui de l’éthique ou du droit, celui de la biologie. Idée intellectuellement scandaleuse, en tant qu’elle retourne en deçà d’Ezéchiel et de Jérémie à la vieille idée de la rétribution et de l’inculpation en masse des hommes. Idée intellectuellement dérisoire, en tant qu’elle relance l’éternelle théodicée et son projet de justifier Dieu.

Ce qu’il faut pourtant sonder dans le concept de péché originel, ce n’est pas sa fausse clarté, mais sa ténébreuse richesse analogique ; sa force est de renvoyer intentionnellement à ce qu’il y a de plus radical dans la confession des péchés, à savoir que le mal précède ma prise de conscience, qu’il est inanalysable en fautes individuelles, qu’il est mon impuissance préalable ; il est à ma liberté ce que ma naissance est à ma conscience actuelle, à savoir toujours déjà là ; naissance et nature sont ici des concepts analogiques ; l’intention du pseudo-concept de péché originel est alors celle-ci : incorporer à la description de la volonté mauvaise, telle qu’elle a été élaborée contre Mani et la gnose, le thème d’une quasi-nature du mal ; la fonction insubstituable du concept est alors d’intégrer le schème de l’héritage à celui de la contingence. Il y a là quelque chose de désespéré au point de vue de la représentation conceptuelle, et d’irremplaçable au point de vue métaphysique. C’est dans la volonté même qu’il y a de la quasi-nature ; le mal est une sorte d’involontaire au sein même du volontaire, non plus en face de lui, mais en lui ; et c’est cela le serf-arbitre. Du coup, la confession est reportée à un autre niveau de profondeur que le simple repentir des actes ; si le mal est au niveau radical de la « génération », en un sens symbolique et non factuel, la conversion elle-même est « régénération ». Ainsi est constitué, par le moyen d’un concept absurde, un anti-type de la régénération ; cet anti-type fait apparaître la volonté comme affectée par une constitution passive impliquée dans son pouvoir actuel de délibération et de choix.

 

C’est cet anti-type de la régénération que Kant a tenté d’élaborer comme un a priori de la vie morale ; l’intérêt philosophique de l’Essai sur le mal radical, que nous avons abandonné à mi-route, est d’avoir opéré ce que j’ai appelé tout à l’heure la critique du péché originel en tant que faux-savoir et d’en avoir tenté la « déduction » – au sens où la déduction transcendantale des catégories est une justification des règles par leur pouvoir de constituer un domaine d’objectivité ; le mal de nature est ainsi compris comme la condition de possibilité des maximes mauvaises, comme leur fondement.

À ce titre, le penchant au mal est « intelligible ». Kant dit : « Si le Dasein de ce penchant peut être montré (dargetan) par des preuves empiriques du conflit dans le temps, la nature (Beschaffenheit) et le fondement (Grund) de ce penchant doivent être reconnus a priori, car c’est un rapport de la liberté à la loi dont le concept est chaque fois non-empirique9. » L’expérience « confirme » nos jugements, mais elle « ne peut jamais découvrir la racine du mal dans la maxime suprême du libre-arbitre par rapport à la loi, car il s’agit d’une action intelligible précédant toute expérience »10. Ainsi est écarté tout naturalisme dans la conception d’un penchant « naturel », « inné » au mal ; il peut être dit donné « avec la naissance », quoique la naissance n’en soit pas la cause ; il est plutôt une « manière d’être de la liberté qui lui vient de la liberté ». L’idée d’une habitude « contractée » du libre-arbitre fournit ainsi le symbole de la conciliation de la contingence et de l’antécédence du mal11.

Mais alors, à la différence de toute « gnose » qui prétend savoir l’origine, le philosophe reconnaît ici qu’il débouche sur l’inscrutable et l’insondable : « Quant à l’origine rationnelle de ce penchant au mal, elle demeure pour nous impénétrable parce qu’elle doit nous être imputée et que par suite ce fondement suprême de toutes les maximes exigerait à son tour l’admission d’une mauvaise maxime »12 (p. 63). Plus fortement encore : « Il n’existe donc pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir » (p. 65). L’inscrutable, selon nous, consiste précisément en ceci que le mal qui toujours commence par la liberté soit toujours déjà là pour la liberté, qu’il soit acte et habitus, surgissement et antécédence. C’est pourquoi Kant fait expressément de cette énigme du mal pour la philosophie la transposition de la figure mythique du serpent ; le serpent, je pense, représente le « toujours déjà là » du mal, de ce mal qui pourtant est commencement, acte, détermination de la liberté par elle-même.

 

Ainsi Kant accomplit Augustin ; d’abord, en ruinant définitivement l’enveloppe gnostique du concept de péché originel ; ensuite, en tentant une déduction transcendantale du fondement des maximes mauvaises ; enfin, en replongeant dans le non-savoir la recherche d’un fondement du fondement. Il y a là pour la pensée comme un mouvement d’émergence, puis de replongée ; d’émergence à la clarté du transcendantal, puis de replongée dans les ténèbres du non-savoir. Mais peut-être la philosophie est-elle responsable non seulement de la circonscription de son savoir, mais aussi des limites par lesquelles elle confine au non-savoir ; la limite n’est plus ici une borne, mais une active et sobre auto-limitation : redisons avec Kant : « Quant à l’origine de ce penchant au mal, elle demeure pour nous impénétrable, parce qu’elle doit nous être imputée ».

Arrivés à ce point, nous pouvons légitimement nous demander pourquoi la réflexion réduit la richesse symbolique qui pourtant ne cesse de l’instruire. Peut-être faut-il revenir à la situation initiale : une symbolique qui ne serait qu’une symbolique de l’âme, du sujet, du moi, est dès le début iconoclaste ; car elle représente une scission entre la fonction « psychique » et les autres fonctions du symbole : fonction cosmique, nocturne, onirique, poétique ; une symbolique de la subjectivité marque déjà la rupture de la totalité symbolique. Le symbole commence d’être ruiné quand il cesse de jouer sur plusieurs registres : cosmique et existentiel. La séparation de l’« humain », du « psychique » est le commencement de l’oubli. C’est pourquoi une symbolique purement anthropologique est déjà sur la voie de l’allégorie, et annonce une vision éthique du mal et du monde. On comprend dès lors que la résistance du symbole à la réduction allégorisante procède de la face non éthique du mal. C’est la masse des autres mythes qui protège le symbole adamique contre toute réduction moralisante ; et c’est, au sein même du symbole adamique, la figure tragique du serpent, qui le protège contre toute réduction moralisante. C’est pourquoi il faut prendre ensemble tous les mythes du mal ; c’est leur dialectique même qui est instructive.

De même donc que la figure du serpent, à l’intérieur du mythe adamique, donne un coup d’arrêt à la démythologisation des mythes babyloniens, de même le péché originel marque, à l’intérieur de la vision éthique du monde, la résistance du tragique à l’éthique. Mais est-ce bien le tragique qui résiste ? Il faudrait plutôt dire que c’est un aspect irréductible à l’éthique et complémentaire de toute éthique, qui a trouvé une expression privilégiée dans le tragique. Car l’anthropologie tragique est inséparable, nous l’avons vu, d’une théologie tragique ; et celle-ci est, dans son fond, inavouable. Aussi la philosophie ne peut-elle réaffirmer le tragique comme tel sans se suicider. La fonction du tragique est de mettre en question l’assurance, la certitude de soi, la prétention critique, on oserait même dire la présomption de la conscience morale qui s’est chargée de tout le poids du mal. Beaucoup d’orgueil se cache peut-être dans cette humilité. C’est alors que les symboles tragiques parlent dans le silence de l’éthique humiliée ; ils parlent d’un « mystère d’iniquité » que l’homme ne peut entièrement prendre en charge, dont la liberté ne peut rendre raison en tant qu’elle le trouve déjà en elle. De ce symbole, il n’y a pas de réduction allégorique. Mais, dira-t-on, les symboles tragiques parlent d’un mystère divin du mal. Peut-être faut-il en effet enténébrer aussi le divin que la vision éthique a réduit à la fonction moralisante du Juge. Contre le juridisme de l’accusation et de la justification, le Dieu de Job parle « du fond de la tempête ».

En son fond, la symbolique du mal n’est jamais purement et simplement symbolique de la subjectivité, du sujet humain séparé, de la prise de conscience, de l’homme scindé de l’être, mais symbole de la suture de l’homme à l’être. Il faut alors accéder à ce point où le mal est l’aventure de l’être, fait partie de l’histoire de l’être.

IV. La pensée spéculative et son échec

Toute possibilité de penser est-elle donc éteinte avec le non-savoir concernant l’origine du fondement des maximes mauvaises ? La lutte entre la rigueur réflexive et la richesse symbolique s’éteint-elle avec le retour au symbole impénétrable de la chute ? Je ne le pense pas. Un hiatus en effet demeure entre, d’une part, la compréhension que nous pouvons avoir de la nature essentielle de l’homme et, d’autre part, l’aveu de cette insondable contingence du mal. Peut-on laisser côte à côte la nécessité de la faillibilité et la contingence du mal ?

Or il apparaît que nous avons négligé toute une dimension du monde des symboles de rang mythique, à savoir que les symboles du « commencement » ne reçoivent leur sens complet que de leur relation à des symboles de la « fin » : purification de la souillure, rémission des péchés, justification du coupable. Les grands mythes sont même, d’un seul jet, mythes du commencement et de la fin : ainsi la victoire de Mardouk dans le mythe babylonien, la réconciliation dans le tragique et par le tragique, le salut par la connaissance de l’âme exilée, enfin la rédemption biblique jalonnée par les figures de la fin : le roi des derniers temps, le serviteur souffrant, le Fils de l’Homme, le second Adam, type de l’homme à venir. Ce qui est remarquable, dans ces représentations symboliques, c’est que le sens procède de la fin vers le commencement, d’avant en arrière. Alors la question se pose : qu’est-ce que cet enchaînement de symboles, qu’est-ce que ce mouvement rétrograde du sens donne à penser ?

N’invite-t-il pas à passer de la contingence du mal à une certaine « nécessité » du mal ? C’est la plus grande tâche, mais aussi la plus périlleuse pour une philosophie instruite par les symboles. C’est la tâche la plus périlleuse : comme nous l’avons dit plus haut, la pensée s’avance entre les deux abîmes de l’allégorie et de la gnose. La pensée réfléchissante côtoie le premier abîme, la pensée spéculative côtoie le second. C’est pourtant la plus grande tâche, car le mouvement qui, dans la pensée symbolique, va du commencement du mal à sa fin, paraît bien supposer l’idée que tout cela a finalement un sens, qu’une figure signifiante se dessine impérieusement à travers la contingence du mal, bref que le mal appartient à une certaine totalité du réel. Une certaine nécessité… Une certaine totalité… Mais pas n’importe quelle nécessité, pas n’importe quelle totalité. Les schèmes de nécessité que nous pouvons mettre à l’épreuve doivent satisfaire à une bien étrange exigence ; le nécessaire n’apparaît qu’après coup, vu de la fin, et « en dépit de » la contingence du mal. Saint Paul invite, semble-t-il, à une telle recherche, lorsqu’il confronte les deux figures, celle du premier Adam et celle du second Adam, le type du vieil homme et le type de l’homme à venir ; il ne se borne pas à les comparer et à les opposer : « comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie » (Romains 5, 18) : outre le parallélisme, il y a, d’une figure à l’autre mouvement, progrès, renchérissement : « Si par la faute d’un seul la multitude est morte, combien plus (πολλὼ μα̃λλον13) la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude » (verset 15) : « Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (verset 20). Ce « combien plus », cette « surabondance », désignent une grande tâche pour la pensée.

Or il faut bien avouer qu’aucune grande philosophie de la totalité n’est en mesure de rendre compte, de rendre raison de cette inclusion de la contingence du mal dans un dessein signifiant.

Ou bien, en effet, la pensée de la nécessité laisse tomber en dehors d’elle la contingence, ou bien elle l’inclut si bien qu’elle élimine entièrement le « saut » du mal qui se pose et le « tragique » du mal qui se précède toujours lui-même.

Le premier cas, c’est celui des grands systèmes non-dialectiques, ceux de Plotin et de Spinoza, par exemple. L’un et l’autre ont connu quelque chose de ce problème, mais sans pouvoir en rendre compte à l’intérieur du système. Ainsi Plotin a-t-il jusqu’en ses derniers traités tenté de rendre raison de la « déclinaison » des âmes fascinées par leur propre image dans les corps et de l’accorder avec la nécessité de la procession. Le traité IV, 3, § 12-18, tente de réduire la séduction narcissique qui procède du reflet de l’âme dans son propre corps à un entraînement par lequel l’âme cède à une loi universelle : « c’est à croire qu’elle est mue et portée par une puissance magique d’une attraction irrésistible » (ibid. § 12). Ainsi le mal ne vient pas de nous, il existe avant nous et possède l’homme malgré lui (ϰατέχει ούχ έϰόντας14). Finalement, dans les derniers traités (III, 2-3) sur la Providence (πρόνοια), Plotin ranime le vieux thème du λόγος, venu d’Héraclite à travers les stoïciens et Philon, proclame que l’ordre naît de la dissonance et même que l’ordre est la raison du désordre (ὅτι τάξις άταξία). Ainsi la Providence se sert des maux qu’elle ne produit pas ; malgré l’obstacle, l’harmonie naît pourtant (όμω̃ς). Malgré le mal, le bien l’emporte.

Mais qui ne voit que la théodicée ne dépasse jamais le niveau d’une rhétorique argumentante et persuasive ? Ce n’est pas par hasard qu’elle recourt à tant d’arguments, d’autant plus abondants qu’ils manquent chacun de force. Comment, en effet, la pensée s’élèverait-elle au point de vue du tout et pourrait-elle dire : « parce qu’il y a de l’ordre, il y a du désordre » ? Et si elle le pouvait, comment ne réduirait-elle pas la douleur de l’histoire à une farce, à la sinistre farce d’un jeu de lumières et d’ombres, à moins que ce ne soit à une esthétique de la discordance (« la discordance a sa beauté »… « il faut un bourreau dans une ville, il est bon qu’il y soit, il y est à sa place ») ! Telle est la mauvaise foi de la théodicée : elle ne triomphe pas du mal réel, mais seulement de son fantôme esthétique.

Spinoza renoncera entièrement à cette argumentation suspecte de la théodicée ; dans une philosophie non dialectique de la nécessité comme la sienne, il y a place pour les modes finis certes, mais non pour le mal qui est une illusion, qui procède de l’ignorance du tout. Toutefois, même chez Spinoza, il reste une énigme, celle qui trouve son expression dans l’étonnant axiome du livre IV : « Il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissante par laquelle la première peut être détruite, est donnée ». Comme dans les derniers traités de Plotin, une loi de contrariété interne est bien incluse dans le mouvement d’expansion ou d’expression de l’être. Mais cette contrariété est nécessaire comme ce mouvement même. La contingence du mal, acquise dans une vision éthique du mal, n’y est pas retenue, mais dissipée comme une illusion.

Une philosophie dialectique de la nécessité rendra-t-elle mieux justice, si l’on peut dire, au tragique du mal ? Cela n’est pas douteux. C’est même la raison pour laquelle une philosophie comme celle de Hegel représente à la fois la plus grande tentative pour rendre compte du tragique de l’histoire et la plus grande tentation. L’abstraction dans laquelle s’enferme toute vision morale du monde est levée ; le mal est mis en place en même temps que l’histoire des figures de l’Esprit se met en marche ; le mal est vraiment retenu et dépassé ; la lutte est enrôlée comme instrument de la reconnaissance des consciences ; tout prend sens ; il faut passer par la lutte et par la conscience malheureuse, et par la belle âme, et par la moralité kantienne, et par la scission de la conscience coupable et de la conscience jugeante15.

Mais si le mal est reconnu et intégré dans la Phénoménologie de l’esprit, ce n’est plus à vrai dire comme mal, mais comme contradiction ; sa spécificité est noyée dans une fonction universelle, dont Kierkegaard disait qu’elle est le maître-Jacques de l’hégélianisme : la négativité. La négativité dit aussi bien l’inversion du singulier dans l’universel, l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur dans la force, la mort, la lutte, la faute. Toutes les négativités sont noyées dans la négativité. Aussi bien le chapitre de la Phénoménologie intitulé « Le mal et son pardon »16 ne laisse-t-il pas de doute. La rémission, c’est déjà la réconciliation dans le savoir absolu par passage d’un contraire dans l’autre, de la singularité dans l’universalité, de la conscience jugée dans la conscience jugeante et réciproquement ; le « pardon » c’est la destruction du « jugement » comme étant lui-même une catégorie du mal et non du salut ; c’est très paulinien, certes : la loi elle-même est jugée ; mais, en même temps, le symbole de la rémission des péchés est perdu, car le mal est moins « pardonné » que « dépassé » ; il disparaît dans cette réconciliation. Du même coup, l’accent tragique se déplace du mal moral sur le mouvement d’extériorisation, d’extranéation (Entfremdung, Entausserung) de l’Esprit lui-même. Puisque c’est l’histoire humaine qui est une révélation de Dieu, l’infini assume le mal de la finitude : « Toute cette longue histoire d’erreurs que présente le développement humain et que la phénoménologie retrace est bien une chute, écrit J. Hyppolite, mais il faut apprendre que cette chute fait partie de l’absolu lui-même, qu’elle est un moment de la vérité totale17. » Le pantragisme est la réplique de la dissolution de la vision éthique du monde ; il s’achève en savoir absolu avec la transposition de la rémission des péchés en réconciliation philosophique. Il ne reste rien de l’injustifiable du mal ni de la gratuité de la réconciliation.

Si donc échouent la nécessité non dialectique de Plotin et de Spinoza et la nécessité dialectique de Hegel, ne faut-il pas chercher la réponse à notre quête d’intelligibilité du côté d’une histoire sensée plutôt que dans une logique de l’être ? Le mouvement de la chute à la rédemption, mouvement plein de sens, n’est-il pas exclusif d’une « logique », qu’elle soit non dialectique ou dialectique ? Est-il alors possible de concevoir une histoire sensée, où la contingence du mal et l’initiative de la conversion seraient retenues et englobées ? Est-il possible de concevoir un devenir de l’être où le tragique du mal – de ce mal toujours déjà là – serait à la fois reconnu et surmonté ?

Je ne suis pas en état de répondre à la question ; j’entrevois seulement une direction possible pour la méditation. Je dirai pour finir ce que j’aperçois. Trois formules se proposent à mon esprit, qui expriment trois liaisons entre l’expérience du mal et l’expérience d’une réconciliation. D’abord, la réconciliation est attendue en dépit du mal. Ce « en dépit de » constitue une véritable catégorie de l’espérance, la catégorie du démenti. De cela il n’y a pas de preuve, mais des signes ; le milieu, le lieu d’implantation de cette catégorie, c’est une histoire, non une logique, une eschatologie, non un système. Ensuite, ce « en dépit de » est un « grâce à » ; avec le mal, le Principe des choses fait du bien. Le démenti final est en même temps pédagogie cachée : etiam peccata, dit saint Augustin en exergue du Soulier de satin, si j’ose dire ; « le pire n’est pas toujours sûr », réplique Claudel en forme de litote ; mais il n’y a pas de savoir absolu, ni du « en dépit de », ni du « grâce à ». Troisième catégorie de cette histoire sensée : « combien plus » (πολλὼ μᾱλλον) ; et cette loi de surabondance englobe à son tour le « grâce à » et le « en dépit de ». C’est là le miracle du Logos ; de lui procède le mouvement rétrograde du vrai ; de la merveille naît la nécessité qui place rétroactivement le mal dans la lumière de l’être. Ce qui, dans la vieille théodicée, n’était que l’expédient du faux-savoir, devient l’intelligence de l’espérance ; la nécessité que nous cherchons est le symbole rationnel le plus haut qu’engendre cette intelligence de l’espérance.


1.

La voie longue m’apparaît plus nécessaire encore lorsque je confronte mon interprétation à celle de la psychanalyse. Une psychologie introspective ne tient pas, face à l’herméneutique freudienne ou jungienne ; par contre, une approche réflexive, par le détour d’une herméneutique des symboles culturels, non seulement tient, mais ouvre un vrai débat d’herméneutique à herméneutique. Le mouvement de régression à l’archaïque, à l’infantile, à l’instinctuel, doit être confronté à ce mouvement de progression, de synthèse ascendante, de la symbolique de l’aveu.

2.

Lire : alla sêmainei.

3.

Sur tout ceci, cf. « Le “péché originel”, étude de signification », ci-dessus, p. 363.

4.

Dom O. Rottmayer, L’Augustinisme (1908), trad. fr., Paris, Mélanges de sciences religieuses, 1949 (N.d.É.).

5.

Éthique à Nicomaque, § livre III.

6.

Sur l’aversio a Deo, sur l’opposition potestas-natura dans le Contra Felicem, sur la distinction fragile entre les deux néants – ex nihilo de la création, ad non esse du mal –, cf. ci-dessus, p. 369.

7.

Lire : mésotês, puis adikia et akrasia.

8.

Le Traité à Simplicien de 397 est intéressant à cet égard car il précède de quatorze ans le premier traité antipélagien ; or il contient déjà l’essentiel de l’argumentation augustinienne.

9.

La Religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1952, p. 56 (dans l’édition de 1983, revue par M. Naar, p. 78-79 – N.d.É.).

10.

Ibid., p. 60, note 1 (éd. 1983, p . 81, note 1).

11.

« Par penchant (propensio), j’entends le fondement subjectif de la possibilité d’une inclination (appétit habituel, concupiscentia) en tant que contingente pour l’humanité en général », in ibid., p. 48 (éd. 1983, p. 73).

12.

Ibid, p. 63 (éd. 1983, p. 85).

13.

Lire : pollô mâllon.

14.

Lire : katechei ouch hekontas, puis pronoia, logos, hoti taxis ataxia et homôs.

15.

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr., Paris, Aubier, 1939, t. II, p. 190-197.

16.

Ibid., p. 197-200.

17.

Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1946, p. 509.