La question du mal, que j’ai naguère abordée par le côté de l’aveu, c’est-à-dire de la conscience jugée, je voudrais l’aborder aujourd’hui par le côté de l’accusation, c’est-à-dire de la conscience jugeante.
Cette approche nouvelle me permettra de reprendre la question de la culpabilité où je l’ai laissée à la fin de la « symbolique du mal » et d’introduire les points nouveaux que la lecture plus récente de Freud m’a fait découvrir.
Il me semble en effet que la question de l’accusation – plus précisément de l’instance accusatrice – est propre à faire apparaître la double fonction de la démythisation. D’un côté, démythiser, c’est reconnaître le mythe comme mythe, mais afin d’y renoncer ; en ce sens il faut parler de démystification ; le ressort de ce renoncement, c’est la conquête d’une pensée et d’une volonté désaliénées ; le positif de cette destruction est la manifestation de l’homme comme producteur de son existence humaine ; c’est une anthropogénèse. D’autre part démythiser, c’est reconnaître le mythe comme mythe, mais afin d’en libérer le fond symbolique ; il faut alors parler de démythologisation ; ce que l’on défait ici, c’est moins le mythe que la rationalisation seconde qui le tient captif, le pseudo-logos du mythe. Le ressort de cette découverte, c’est la conquête de la puissance révélante que le mythe dissimule sous le masque de l’objectivation ; le positif de cette destruction, c’est l’instauration de l’existence humaine à partir d’une origine dont elle ne dispose pas, mais qui lui est annoncée symboliquement dans une parole fondatrice.
Je me propose d’appliquer cette hypothèse de la double démythisation à l’instance de l’accusation.
Mais le philosophe ne saurait se contenter de juxtaposer dans un éclectisme plat les deux modalités de la démythisation ; il doit en construire la relation. Il lui faut donc déterminer la problématique sur la base de laquelle il devient possible d’articuler systématiquement démystification et démythologisation, renoncement au mythe et reconquête du fond symbolique.
Quelle est cette problématique proprement philosophique qui doit régler notre travail de pensée ? Ce n’est pas à mon sens ce que toute la tradition issue de Kant appelle l’obligation morale, sous son double aspect de formalisme et de contrainte. Cette double élimination du désir, à la fois comme étranger à la pure forme du devoir et comme rebelle au commandement, me paraît être l’illusion majeure de la morale kantienne. Je voudrais associer et incorporer le double mouvement de la démythisation – le renoncement à la fable et la reconquête du symbole – à un travail réflexif visant à dégager la question originaire de l’éthique. C’est ce travail réflexif qui fera tenir ensemble les deux mouvements de la démythisation.
Dans un premier temps, je chercherai la portée proprement philosophique de l’herméneutique destructrice, appliquée au thème de l’accusation et je montrerai que ce qui peut et doit être démystifié c’est la fausse transcendance de l’impératif ; ainsi sera libéré l’horizon pour une interrogation plus primitive, plus fondamentale, qui découvrirait l’essence de l’éthique dans notre désir d’être, dans notre effort pour exister.
Dans un deuxième temps, je chercherai la portée proprement philosophique de l’herméneutique positive et je montrerai que ce que le philosophe peut comprendre d’un kérygme du salut concerne moins le commandement qui nous opprime que le désir qui nous constitue. L’éthique du désir procurera ainsi l’articulation, le nœud, le sol philosophique, pour le double procès de la démythisation.
Alors seulement, et ce sera notre troisième temps, nous pourrons nous demander ce que devient l’aveu du mal, lorsque l’instance de l’accusation a traversé la crise de la démystification et que le problème éthique a été replacé dans la lumière d’un kérygme qui ne condamne pas mais appelle à la vie.
Il s’est constitué, à la suite de la critique hégélienne de la vision morale du monde, ce qu’on pourrait appeler une accusation de l’accusation. Elle se déploie à travers Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud.
En raison de mes études antérieures, je me bornerai à la critique freudienne ; non point d’ailleurs pour y demeurer ou m’y attarder, mais pour y amorcer la critique de l’obligation kantienne. Ce que je retiendrai en effet de l’énorme dossier freudien, qui va de Totem et Tabou à Malaise dans la civilisation, c’est le choc en retour de la psychanalyse du Surmoi sur la critique de l’obligation. Je partirai du divorce méthodologique entre Freud et Kant.
C’est à mon sens le bénéfice fondamental de la psychanalyse d’inaugurer ce que l’on pourrait tenir pour impossible, à savoir une généalogie du soi-disant principe de la moralité. Là où la méthode kantienne discerne une structure primitive, irréductible, une autre méthode discerne une instance dérivée, acquise. Ce qui est premier – et c’est cela que signifie principe – pour une analyse régressive des conditions formelles de la bonne volonté, ne l’est plus pour une analyse d’un autre genre. Or cette autre méthode, qui s’appelle aussi analyse, n’est plus une réflexion sur les conditions de possibilité, mais une interprétation, une herméneutique portant sur les figures dans lesquelles s’investit l’instance de la conscience jugeante.
Comprenons bien ce point ; si je dis : l’accusation est le non-dit de l’obligation, l’accusation est le sous-entendu de l’obligation, ce non-dit, ce sous-entendu ne sont accessibles à aucune analyse directe ; c’est une interprétation, c’est une proposition herméneutique ; elle suppose que l’on substitue à la méthode formelle, empruntée à une axiomatique de la connaissance de la nature, une méthode de déchiffrage, tirée de la philologie et de l’exégèse. Le kantisme procède d’une analyse catégorielle, le freudisme d’une analyse philologique. C’est pourquoi ce qui est premier pour l’une peut être dérivé pour l’autre, ce qui est principe pour l’une peut être généalogie pour l’autre. On ne saurait donc séparer la généalogie freudienne – pas plus d’ailleurs que la généalogie nietzschéenne qui lui sert de modèle – de la méthode herméneutique, qui suscite une structure de double sens là où une simple axiomatique de l’intention volontaire ne discerne qu’une forme simple, la forme de la moralité en général.
Cette opposition entre méthode généalogique et méthode formelle, se poursuit en profondeur ; le recours à la philologie est en même temps la mise en œuvre d’un soupçon qui déplace le sens apparent vers un autre texte que le premier dissimule. L’introduction de la dissimulation dans la sphère de la bonne conscience marque un retournement décisif. La conscience jugeante devient conscience jugée ; le tribunal est soumis à une critique du second degré qui replace la conscience jugeante dans le champ du désir, d’où l’analyse formelle de Kant avait tenté de l’éloigner. L’obligation, interprétée comme accusation, devient une fonction du désir et de la crainte.
Quelles sont les conséquences de cette opposition de méthode pour l’interprétation de l’accusation ? Je retiendrai pour la suite de l’analyse quatre traits que j’ordonnerai du plus superficiel au plus profond.
La démystification de l’accusation est d’abord obtenue par la convergence de quelques analogies cliniques : entre crainte de conscience et crainte tabou, entre scrupule et névrose obsessionnelle ; entre vigilance morale et folie de l’observation ; entre remords et mélancolie ; entre sévérité morale et masochisme. Ce réseau d’analogies dessine ce que l’on pourrait appeler une pathologie du devoir, là même où Kant parlait seulement de pathologie du désir. Selon cette nouvelle pathologie, l’homme est un être malade du sublime.
Cette parenté descriptive devient une filiation génétique, si l’on considère l’histoire exemplaire de l’individu ou de l’espèce ; mais ce qui distingue le génétisme freudien de tout autre, c’est qu’il s’élabore au niveau du fantasme, par le jeu des substitutions figurées ; il redécouvre ainsi un lien entre l’impératif et le figuratif, qui place l’instance de l’obligation dans les structures signifiantes du discours. Au centre de ce système symbolique, domine la figure du père du complexe d’Œdipe ; Freud l’appelle souvent le complexe paternel ; l’institution de la loi se trouve ainsi couplée à un système figuratif, disons même à une « scène primitive » – le meurtre du père –, qui, aux yeux d’un Kant, ne pourrait apparaître que comme constitution empirique de l’homme ; c’est précisément cette constitution contingente qui se révèle être, pour une méthode exégétique, structure fondatrice et finalement destin irréductible, comme l’atteste la parenté avec la tragédie de Sophocle.
Là donc où Kant dit : loi, Freud dit : père. La différence entre formalisme et exégèse est ici criante. Pour l’herméneutique de l’accusation, la loi formelle est une rationalisation seconde, finalement un substitut abstrait où se dissimule le drame concret, souligné par quelques signifiants-clés en nombre limité : naissance, père, mère, phallus, mort…
Troisième trait : de la parenté descriptive, par la filiation génétique, il faut aller jusqu’à la dérivation économique de l’instance de l’accusation, que nous appellerons maintenant surmoi, afin de la traiter comme une différenciation du monde intérieur : le surmoi, aime à dire Freud, est plus près du monde obscur des pulsions que ne l’est le moi, dont la fonction de conscience, fonction essentiellement superficielle, représente le monde extérieur. On connaît l’analyse de le Moi et le ça : l’hypothèse d’une répartition économique de l’énergie libidinale entre le ça et le surmoi a une signification profonde : c’est de l’étoffe de nos désirs que sont faits nos renoncements ; l’analogie entre conscience morale et structure mélancolique est à cet égard très éclairante : elle permet de rapprocher, au point de vue économique, l’instance morale de l’objet archaïque perdu et installé dans l’intériorité du moi.
Dernier trait : dans la figure surdéterminée et ambivalente du père, se croisent deux fonctions : la fonction de répression et la fonction de consolation. C’est la même figure qui menace et qui protège ; sur la même figure se nouent la crainte de la punition et le désir de la consolation. C’est ainsi que pourra dériver, par une suite de substitutions et d’équivalences, la figure cosmique du dieu, dispensateur de la consolation, à l’égard d’un homme resté enfant et livré à la dureté de la vie. C’est pourquoi le « renoncement au père » sera aussi renoncement à la consolation. Ce renoncement n’est pas le moindre, car nous préférons la condamnation morale à l’angoisse d’une existence non protégée et non consolée.
Tous ces traits – et le dernier plus que tous – font que la démystification de l’accusation ressemble à un travail de deuil.
La critique freudienne de l’accusation a une signification philosophique qu’il s’agit maintenant de dégager ; je la résumerai dans cette formule : remonter de la morale de l’obligation à une éthique du désir d’être ou de l’effort pour exister.
Or cette signification philosophique ne saurait résulter de la critique freudienne ; c’est au contraire l’éthique du désir qui décide du sens de la critique ; rien, en effet, n’y est résolu ; et même tout reste à faire après elle. Que signifie l’analogie de la conscience morale et des diverses structures pathologiques qui en sont l’équivalent clinique ? Que signifie la filiation génétique, si la source de la moralité reste étrangère au désir, comme l’est le père du fantasme œdipien ? Que signifie l’identification à ce père, s’il est vrai qu’il y a deux identifications : un désir cannibale d’avoir, de posséder, et un désir d’être comme, de ressembler ? Il faut l’avouer, la généalogie suffit à détrôner le prétendu absolu de l’obligation, mais l’origine qu’elle désigne n’est pas un originaire.
C’est la tâche du philosophe d’articuler la démystification de l’accusation sur une problématique de l’originaire éthique, dont l’horizon a seulement été dégagé par la destruction des fausses transcendances.
Pour ma part, c’est dans la ligne d’une philosophie réflexive, apparentée à celle de Jean Nabert, que je chercherai cet originaire éthique. Une philosophie réflexive, certes, c’est une philosophie du sujet, mais non nécessairement une philosophie de la conscience ; une philosophie où la question du sujet est la question centrale ; une philosophie où la question : « Qui est celui qui parle ? » est l’origine vers laquelle nous remontons. Mon hypothèse de travail, c’est donc : seule une philosophie réflexive peut assumer, et assumer ensemble, les deux modes de la démythisation : la destruction du mythe comme fausse transcendance de l’obligation, et la libération du potentiel symbolique du kérygme.
L’originaire éthique est donc à la charnière de nos deux mouvements de pensée de la destruction mythique et de l’instruction symbolique.
Que l’obligation ne soit pas la structure première de l’éthique, une simple référence au titre de l’Éthique spinoziste en atteste la possibilité ; l’Éthique, c’est l’appropriation de notre effort pour exister, dans son procès entier, de l’esclavage à la béatitude. Or, cela, une réflexion sur l’obligation d’abord le cache. Elle dissimule les dimensions propres de l’agir humain sous des catégories formelles, dérivées des structures de l’objectivité dans une critique de la connaissance. Le parallèle injustifié des deux Critiques kantiennes impose un départage entre a priori et a posteriori, contraire à la structure intime de l’agir. Le principe de la moralité est ainsi coupé de la faculté de désirer. Cette mise hors jeu de la faculté de désirer, considérée dans toute son ampleur, conduit à récuser le bonheur, dénoncé comme principe « matériel » de détermination du vouloir, et à isoler abstraitement un principe « formel » de l’obligation. La démystification de l’accusation a pour conséquence philosophique de remettre en question ce privilège du formalisme comme première démarche de l’éthique. Le formalisme nous apparaît – je l’ai déjà dit – comme une rationalisation seconde, obtenue par simple transposition, sur le plan pratique, de la critique de la connaissance et de la distinction du transcendantal et de l’empirique ; cette transposition méconnaît entièrement la spécificité de l’agir par rapport au connaître. Il faut donc renoncer à toute opposition du style forme-matière, qui tient aux opérations constitutives de la vérité, et accéder à une dialectique de l’agir, dont le thème central serait le rapport de l’opération à l’œuvre, du désir d’être à son effectuation.
Je dis effort, je dis aussi désir, afin de placer, à l’origine de la réflexion éthique, l’identité de l’effort, au sens du conatus spinoziste, et de l’érôs, tant platonicien que freudien.
Par effort, j’entends, comme Spinoza dans l’Éthique, la position d’existence – ponit sed non tollit –, l’affirmation d’être, en tant qu’elle enveloppe un temps indéfini, une durée qui n’est autre que la continuation même de l’existence ; c’est ce positif de l’existence qui fonde l’affirmation la plus originaire, le « Je suis », que Fichte appelait le jugement thétique. C’est cette affirmation qui nous constitue et dont nous sommes de multiples manières dépossédés ; c’est cette affirmation qui est à conquérir et à reconquérir indéfiniment, bien qu’en son fond elle soit inadmissible, inaliénable, originaire.
Mais cet effort, en même temps qu’il est affirmation, est d’emblée différence de soi, manque, désir de l’autre. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le conatus est en même temps érôs ; l’amour, dit Platon dans Le Banquet, est amour de quelque chose, de quelque chose qu’il n’a pas, de quelque chose dont il est dépourvu, dont il manque. L’affirmation de l’être dans le manque d’être, tel est l’effort dans sa structure la plus originaire.
En quoi cette affirmation originaire fonde-t-elle une éthique ?
En ceci que le « Je suis » est à lui-même sa propre exigence : il a à être ce qu’il est originairement. Le devoir n’est qu’une péripétie de l’exigence et de l’aspiration. Comme dit Nabert : « La position d’être, la conscience la doit au rapport que soutient son désir avec une certitude première, dont la loi n’est que la figure. L’ordre du devoir contribue à révéler au moi un désir d’être dont l’approfondissement se confond avec l’éthique elle-même1. »
La réorientation du problème éthique à partir du désir d’être, et non plus de l’obligation pure, nous permet de poser en termes nouveaux la question du noyau religieux de l’éthique.
Est-il sûr que l’on franchisse le seuil entre l’éthique et le religieux, lorsque le commandement moral est rapporté à la manifestation historique d’une volonté divine ? La morale devient-elle religion lorsque l’universel du devoir devient l’unique du semel jussit semper paret, l’ἅπαξ̒ λεγόμενον d’un commencement du commandement ? C’est ce que je voudrais sérieusement contester ici ; la démystification de l’accusation porte le soupçon au point précis où l’interdiction est sacralisée.
Or la restitution du fondement éthique à notre désir d’être nous autorise à poser le problème dans des termes tout à fait autres : elle nous permet d’entrevoir une suture d’un nouveau genre entre l’événement de l’Évangile et notre moralité. Suivons saint Paul, lorsqu’il ordonne toute sa théologie morale autour du conflit de la loi et de la grâce, ou l’auteur de l’Épître aux Hébreux, lorsqu’il réorganise les significations majeures de l’Ancien Testament autour de la foi et non de la loi : « C’est par la foi, dit-il, qu’Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage… c’est par la foi qu’Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac. »
Penser le noyau religieux de l’éthique comme commandement, ayant son commencement dans un événement divin, c’est peut-être cela le mythe de la religion morale, le mythe dont il y a, dont il doit y avoir démystification ; et c’est peut-être à partir de cette démystification que peut être retrouvé l’événement, le pur événement du kérygme, et son rapport à l’origine de notre désir d’être.
Pour ma part, je laisserai l’éthique dans son élément anthropologique, je relierai la notion de valeur à la dialectique d’un principe d’illimitation, lié au désir d’être, et d’un principe de limitation, lié aux œuvres, aux institutions, aux structures de la vie économique, politique et culturelle. Je ne projetterai pas au ciel la Valeur, l’idole de la Valeur. S’il est un événement, s’il est un commencement, s’il est un mystère historique qui n’est annoncé et attesté que dans l’élément du témoignage, c’est celui d’un kérygme qui replace l’homme – l’homme et sa loi, l’homme et son éthique – dans une histoire du salut, c’est-à-dire dans une histoire où tout peut être perdu et où tout peut être sauvé ; ou plutôt dans une histoire où tout est déjà perdu à partir d’un événement qui arrive sans cesse, la chute, et dans une histoire où tout est déjà sauvé, à partir d’un événement sans cesse remémoré et signifié, la mort du Juste. C’est cette mise en situation de l’homme et de son éthique humaine par rapport à l’interpellation évangélique qui constitue le moment kérygmatique de l’éthique.
Il me semble dès lors que la tâche d’une théologie morale est de penser, aussi loin qu’il est possible, le rapport du kérygme, non point d’abord avec l’obligation, mais avec le désir dont l’obligation est une fonction seconde. Je ne dis point que nous ne retrouverons pas quelque chose comme « l’obéissance » – Abraham obéit deux fois : à l’appel de partir, et à l’appel d’offrir Isaac –, mais il s’agit de tout autre chose que d’une sacralisation de l’obligation morale ; il s’agit, comme Kierkegaard l’a vu, d’une obéissance d’au-delà de la suspension de l’éthique, d’une obéissance « absurde », en rapport à la singularité d’un appel et d’une exigence qui rend le croyant étranger et voyageur sur la terre et qui, par conséquent, ouvre la béance de son désir : ce que, dans un langage quasi gnostique, l’auteur de l’Épître aux Hébreux appelle « l’aspiration à une patrie meilleure ». C’est dans l’origine, dans le vide et dans la tension du désir, que le moment kérygmatique de l’éthique doit être retrouvé. C’est parce que le kérygme a rapport à la singularité du « départ » et de « l’offrande », comme l’histoire d’Abraham le rappelle, et non point à la généralité de la loi – c’est parce qu’il est le rapport singulier d’un événement singulier à l’historicité de notre désir –, qu’il n’est accessible qu’au témoignage.
S’il en est ainsi, qu’est-ce qu’une philosophie de la religion et de la foi peut dire ? À mon sens, le départage entre philosophie et théologie se fait de la manière suivante : la théologie porte sur les relations d’intelligibilité dans l’élément du témoignage ; c’est une logique de l’interprétation christologique des événements du salut ; en disant cela, je reste foncièrement anselmien et barthien : la théologie est un intellectus fidei. La philosophie de la foi et de la religion est autre chose : ce que la théologie ordonne au foyer christologique du témoignage, la philosophie de la religion l’ordonne au désir d’être de l’homme. Et ici je n’hésite pas à dire que je retrouve les analyses kantiennes, celles de La Religion dans les limites de la simple raison ; et je les retrouve, dans la mesure même où elles sont discordantes par rapport au formalisme.
Je suivrai Kant deux fois : d’abord dans sa définition de la fonction éthique de la religion, ensuite dans sa définition du contenu représentatif de la religion.
La religion, pour Kant, a une fonction éthique irréductible à la Critique de la raison pratique ; irréductible mais non point étrangère ; elle a pour thème « l’objet entier de la volonté » ; ce thème est distinct du « principe de la moralité », lequel fait l’objet d’une simple analytique. C’est sur la dialectique que s’articule la problématique de la religion, puisque la dialectique concerne l’exigence de la raison dans l’ordre pratique, à savoir « la totalité inconditionnée de l’objet de la raison pure pratique ». C’est dans le champ de contradiction de cette requête qu’il faut placer la religion et qu’il faudra tout à l’heure replacer le mal. Que Kant ait conçu cet objet entier de la volonté comme synthèse de la vertu et du bonheur nous importe moins que l’exigence de totalité qui nous place dans le champ d’une question irréductible à tout autre ; dans le langage même de Kant, la question : « que puis-je espérer ? » est d’une autre nature que la question : « que dois-je faire ? ». Dans la mesure où la religion est le lieu de cette question, elle n’est pas un simple doublet de la morale, comme elle le serait si elle se bornait à énoncer le devoir comme un ordre divin ; à ce titre elle ne serait qu’une pédagogie ; et une pédagogie du « comme si » : obéis comme si Dieu Lui-même te commandait ; mais le commandement est replacé dans une problématique nouvelle, lorsqu’il devient un moment de l’espérance, celle de participer au royaume de Dieu, d’entrer dans le royaume de la réconciliation.
Chez Kant lui-même, l’inclusion du devoir, qui est le thème de l’analytique, dans le mouvement de l’espérance, qui est le ressort de la dialectique, marque la transition de la morale à la religion. La spécificité de l’objet religieux est ainsi dessinée au sein même d’une critique kantienne de la raison pratique. Il tient au caractère médiat de la synthèse qu’il opère entre vertu et bonheur ; c’est un objet nouveau par rapport au Faktum de la loi morale et qui garde une extériorité spécifique par rapport à la synthèse qu’il opère.
C’est bien pourquoi il y a une spécificité de l’aliénation religieuse, et pourquoi chez Kant la doctrine du mal radical n’est achevée qu’avec la doctrine même de la religion, avec la théorie de l’église et du culte, aux livres III et IV de La Religion dans les limites de la simple raison. Si, en effet, l’espérance s’ajoute au devoir, comme est distincte la question : « que puis-je espérer ? » de la question : « que dois-je faire ? », l’accomplissement qui fait l’objet de la promesse a le caractère d’un don entremêlé au faire humain et à sa moralité ; dès lors, l’aliénation religieuse est une aliénation propre à la dimension de la promesse : ce que Kant dénonce comme Schwärmerei et Pfaffentum – mysticisme et fanatisme de prêtres – tient à la problématique de la totalisation et de l’accomplissement, qui est elle-même spécifique de la religion. C’est un point qui n’a pas été assez souligné : le problème du mal, chez Kant, n’est pas seulement en rapport avec l’Analytique, c’est-à-dire avec la démonstration régressive du principe formel de la moralité, mais avec la Dialectique, c’est-à-dire avec la composition et la réconciliation de la raison et de la nature ; le mal vraiment humain concerne les synthèses prématurées, les synthèses violentes, les courts-circuits de la totalité ; il culmine dans le sublime, avec la « présomption » des théodicées, dont la politique moderne nous offre de si nombreux succédanés. Mais cela est possible, précisément, parce que la visée de la totalité est une visée irréductible et qu’elle ouvre l’espace d’une Dialectique de la volonté totale, irréductible à la simple Analytique de la volonté bonne. Il y a bien des synthèses perverses, parce qu’il y a une question authentique de la synthèse, de la totalité, ce que Kant appelle l’objet entier de la volonté.
Je suivrai Kant, une deuxième fois, dans sa définition du contenu représentatif de la religion ; nous n’avons encore défini que la possibilité la plus générale de la religion avec la question : « que puis-je espérer ? ». Le « postulat » même de Dieu ne fait pas encore une religion réelle ; la religion naît avec la « représentation » du « bon principe » dans un « archétype ». C’est ici que la christologie, que le théologien tient pour un espace propre d’intelligibilité, est rapportée, dans la philosophie de la religion, à la volonté. La question centrale de la philosophie de la religion est celle-ci : comment une volonté est-elle affectée, dans son désir le plus intime, par la représentation de ce modèle, de cet archétype de l’humanité agréable à Dieu, que le croyant appelle Fils de Dieu ? La question de la religion – et Kant préfigure ici Hegel – se déploie au niveau d’un schématisme du désir de la totalité ; elle est, pour l’essentiel, une problématique de la représentation, dans son rapport à la dialectique de la raison pratique ; elle concerne la schématisation du bon principe dans un archétype.
Comme on sait, la christologie de Kant n’est pas sans rappeler celle de Spinoza ; à ce titre elle me paraît satisfaire à ce que requiert une philosophie de la religion. Comme Spinoza, Kant ne pense point que l’homme puisse produire de lui-même l’idée d’un juste souffrant qui offre sa vie pour tous les hommes. Certes, le théologien n’admettra point la réduction à une idée de ce qui ne peut être qu’événement ; et nous pouvons bien dire que cette réduction est conforme au formalisme et à toute la mentalité abstraite du kantisme, philosophie qui méconnaît la dimension du témoignage, dans la mesure où elle méconnaît, plus généralement, la dimension de l’historicité ; aussi n’est-ce que comme un quasi-événement que le philosophe peut se représenter cet avènement de l’idée du Fils de Dieu dans la volonté humaine. Mais, si une théologie ne peut prendre son parti de cette infirmité du kantisme, la philosophie de la religion peut s’en satisfaire ; son problème c’est l’affection de la volonté humaine par cet archétype dans lequel se schématise le bon principe. Or, à cet égard, le kantisme est d’une netteté absolue : « Cette idée, dit Kant, a pris place dans l’homme sans que nous comprenions comment la nature humaine a seulement pu être susceptible de l’accueillir. » Ainsi, le Christ de Kant concerne notre méditation, dans la mesure précise où Il n’est pas le héros du devoir, mais le symbole de l’accomplissement ; Il n’est pas l’exemple du devoir, mais l’exemplaire du souverain bien. Je dirai, dans mon langage : pour le philosophe, le Christ est le schème de l’espérance ; il ressortit à une imagination mythico-poétique, qui concerne l’achèvement du désir d’être.
Cela ne suffit pas au théologien, qui se demande comment le schème s’enracine dans le témoignage historique d’Israël, et comment la génération apostolique a pu le reconnaître dans le « Verbe fait chair ». Mais cela suffit au philosophe qui a maintenant de quoi élaborer une conception kérygmatique de l’éthique qui ne soit plus, dans son principe, une sacralisation de l’interdiction. La religion – ou plutôt ce qui dans la religion est foi – n’est pas dans son essence condamnation, mais « bonne nouvelle » ; en témoignant de l’événement christique, elle offre à la réflexion et à la spéculation philosophiques un analogon du souverain bien, un schème de la totalité. Bref, la foi donne à penser au philosophe un autre objet que le devoir, elle lui offre la représentation d’une promesse. Du même coup, elle engendre une problématique originale : celle du rapport entre l’imagination productrice de tels schèmes et l’élan même de notre désir. À la problématique abstraite du formalisme se substitue la problématique concrète de la genèse du désir ; cette genèse du désir, cette poétique de la volonté, la foi la donne à comprendre dans le symbole de l’homme nouveau et dans tous les symboles de la seconde naissance, de la régénération, qu’il faudrait dès lors ressaisir dans leur puissance instauratrice, par-delà tout allégorisme moralisant.
Nous aurons réussi dans notre entreprise de démystifier l’accusation et nous aurons entièrement reconquis la dimension kérygmatique de l’éthique lorsque nous aurons replacé l’objet même de l’accusation – la culpabilité – dans le champ du kérygme, dans la lumière de la promesse.
Tant que la religion n’est qu’un doublet de l’accusation, tant qu’elle se borne à sacraliser l’interdiction, le mal reste lui-même transgression, désobéissance au commandement divin. La démystification de l’accusation doit aller jusqu’à la démystification de la transgression. La dimension religieuse du mal n’est pas là ; ici encore, saint Paul a dit l’essentiel : le péché, ce n’est pas la transgression, c’est le couple de la loi et de la convoitise, à partir de quoi il y a transgression ; le péché, c’est de rester dans l’économie périmée de la loi, où le commandement excite la convoitise. Le contraire du péché n’est pas la moralité, mais la foi.
Il faut donc procéder au renversement entier de la problématique : le mal n’est pas la première chose que nous comprenions, mais la dernière ; il n’est pas le premier article du Credo, mais le dernier ; une réflexion antécédante sur l’origine du mal n’est pas religieuse parce qu’elle va chercher un mal radical derrière les maximes mauvaises ; elle n’est même pas religieuse parce qu’elle discerne un inscrutable qui ne peut être énoncé que mythiquement ; ce qui qualifie comme religieuse cette méditation, c’est une entière réinterprétation de nos notions de mal et de culpabilité à partir du kérygme. C’est pourquoi je parle d’interprétation kérygmatique du mal.
Tentons cette réinterprétation du mal, je veux dire cette réinterprétation récurrente du mal à partir du kérygme évangélique ; si ce mouvement rétrograde de l’eschatologie vers la genèse ne doit pas constituer un honteux retour en arrière, il doit satisfaire à trois conditions fondamentales :
1. Il faut d’abord que se maintienne sans relâche la pression de la démystification appliquée à l’accusation ;
2. Il faut en outre que cette démystification de l’accusation reste couplée à celle de la consolation ;
3. Il faut enfin qu’elle procède du foyer kérygmatique de la foi, c’est-à-dire de la bonne nouvelle que Dieu est amour.
Reprenons ces trois points.
1. Que signifie le sentiment du mal, une fois démystifiée l’accusation ? Cette première question concerne ce que l’on pourrait appeler l’épigénèse du sentiment de culpabilité. Cette question est loin d’être simple. Elle ne peut être traitée avec les ressources d’une psychologie. Il serait puéril de croire qu’on puisse ajouter à la psychologie, ou à la psychanalyse du Surmoi ; il ne s’agit pas de compléter Freud ; cette épigénèse du sentiment de culpabilité ne peut être atteinte que par le moyen indirect d’une exégèse, au sens diltheyen du mot, d’une exégèse des textes de la littérature pénitentielle. C’est là qu’une histoire exemplaire de la culpabilité se constitue. L’homme accède à la culpabilité adulte lorsqu’il se comprend lui-même selon les figures de cette histoire exemplaire. Une épigénèse du sentiment de culpabilité ne peut donc être obtenue directement ; elle doit passer par une épigénèse de la représentation, qui serait une conversion de l’imaginaire en symbolique ou, dans un autre langage, du fantasme vestigial d’une scène primitive en un poème de l’origine. Le crime primordial, dans lequel Freud voit la scène primitive du complexe d’Œdipe collectif, peut devenir une représentation fondatrice, si elle est traversée par une authentique création de sens.
La question posée par la démythisation du mal est alors celle-ci : par-delà la démystification de l’accusation, le fantasme de « scène primitive » peut-il être réinterprété en symbole de l’origine ? En termes plus techniques : un tel fantasme peut-il fournir la première couche de sens pour une imagination des origines, de plus en plus détachée de sa fonction de répétition infantile et quasi névrotique, et de plus en plus disponible pour une investigation des significations fondamentales de la destinée humaine ?
Cette création culturelle sur la base d’un fantasme constitue ce que j’appelle la fonction symbolique. J’y vois la reprise d’un fantasme de scène primitive, converti en instrument de découverte et en exploration des origines.
Grâce à ces représentations « détectrices », l’homme dit l’instauration de son humanité. Ainsi, les récits de lutte de la littérature babylonienne et hésiodique, les récits de chute de la littérature orphique, les récits de faute primitive et d’exil de la littérature hébraïque, peuvent être traités, à la façon de Otto Rank, comme une sorte d’onirisme collectif ; mais cet onirisme n’est pas un mémorial de la préhistoire ; ou plutôt, à travers sa fonction vestigiale, le symbole montre à l’œuvre une imagination des origines, dont on peut dire qu’elle est geschichtlich, parce qu’elle dit un avènement, une venue à l’être, mais non historisch, parce qu’elle n’a aucune signification chronologique. Usant d’une terminologie husserlienne, je dirai que les fantasmes explorés par Freud constituent la hylétique de cette imagination mythico-poétique. Cette intentionnalité nouvelle, par laquelle le fantasme est interprété symboliquement, est suscitée par le caractère même du fantasme, en tant qu’il parle d’origine perdue, d’objets archaïques perdus, de manque inscrit dans le désir ; ce qui suscite le mouvement sans fin de l’interprétation, ce n’est pas le plein du souvenir, mais son vide, sa béance. L’ethnologie, la mythologie comparée, l’exégèse biblique le confirment : chaque mythe est la réinterprétation d’un récit antérieur ; les interprétations d’interprétations peuvent donc très bien opérer sur des fantasmes assignables à des âges et à des stades différents de la libido. Mais l’important est moins cette « matière impressionnelle » que le mouvement de l’interprétation inclus dans la promotion de sens et qui en constitue la novation intentionnelle. Le mythe peut ainsi recevoir une signification théologique, comme on voit dans les récits bibliques d’origine, par le moyen de cette correction sans fin, devenue concertée, puis systématique.
Il me semble donc qu’on doit faire converger deux méthodes : l’une, plus proche de la psychanalyse, qui montre les conditions de la réinterprétation du fantasme en symbole, l’autre plus proche de l’exégèse textuelle, qui montre cette promotion de sens à l’œuvre dans les grands textes mythiques. Prises séparément, ces deux méthodes sont impuissantes : car le mouvement du fantasme au symbole ne peut être reconnu que par la médiation des documents de culture, plus précisément des textes qui sont l’objet direct de l’herméneutique, selon l’instruction de Dilthey. C’est bien l’erreur de Freud, dans Moïse et le Monothéisme : il a prétendu faire l’économie de l’exégèse biblique, c’est-à-dire des textes dans lesquels l’homme biblique a formé sa foi, et procéder directement à la genèse psychologique des représentations religieuses, en se contentant de quelques analogies fournies par la clinique. Faute d’avoir couplé la psychanalyse du symbole avec l’exégèse des grands textes dans lesquels la thématique de la foi se constitue, il n’a retrouvé, au terme de son analyse, que ce qu’il connaissait avant de l’entreprendre : un dieu personnel qui n’est, selon le mot du Léonard, qu’un père transfiguré.
En retour, une exégèse textuelle reste en l’air, sans signification pour nous, tant que les « figuratifs » qu’elle commente ne sont pas insérés dans le dynamisme affectif et représentatif ; la tâche ici est de montrer comment les productions culturelles, d’une part prolongent des objets archaïques perdus, d’autre part transgressent la fonction de simple retour du refoulé. La prophétie de la conscience n’est pas extérieure à son archéologie. Le symbole est un fantasme désavoué et surmonté, mais non point aboli. C’est toujours sur quelque trace de mythe archaïque que sont greffées les significations symboliques appropriées à l’interprétation réflexive.
Finalement, c’est dans l’élément de la parole que se déploie cette promotion de sens : la conversion du fantasme et celle de l’affect sont seulement l’ombre portée sur le plan imaginaire et pulsionnel, de la conversion de sens. Si une épigénèse de l’affect et de l’image sont possibles, c’est parce que la parole est l’instrument de cette herméneia, de cette interprétation qu’est en lui-même le symbole par rapport au fantasme.
Il ressort de cette exégèse indirecte, irréductible à toute introspection directe, que la culpabilité progresse en franchissant deux seuils. Le premier est celui de l’injustice – au sens de l’άδιϰία platonicienne – et de la « justice » des prophètes juifs ; la crainte d’être injuste, le remords d’avoir été injuste, ne sont déjà plus crainte tabou, remords tabou ; la lésion du lien interpersonnel, le tort fait à la personne d’autrui, importent plus que le sentiment d’une menace de castration ; la conscience d’injustice constitue la première création de sens par rapport à la crainte de vengeance, à la peur d’être puni. Le second seuil est celui du péché du juste, du mal de propre justice ; dans cette présomption de l’honnête homme, la conscience fine découvre le mal radical ; à ce second cycle se rattachent les maux les plus subtils, ceux que Kant rapporte par ailleurs à la prétention de la conscience empirique à dire la totalité, à en imposer aux autres sa propre vision.
Il apparaît que le sexuel n’est pas au centre de cette exégèse de la culpabilité véritable ; la culpabilité sexuelle doit elle-même être réinterprétée : tout ce qui garde la trace d’une condamnation de la vie doit être éliminé d’une interprétation qui doit procéder entièrement de la considération du rapport à autrui.
Et si le sexuel n’est plus au centre, c’est parce que le lieu d’où procède le jugement n’est plus l’instance parentale, ni aucune instance dérivée de la figure du père ; c’est la figure du prophète, figure hors famille, hors politique, hors culture, figure eschatologique par excellence.
2. Mais la culpabilité n’est rectifiée que si la consolation traverse elle-même une ascèse radicale. Le dieu moral, en effet, est aussi le dieu providentiel, comme l’atteste la vieille loi de rétribution que déjà discutaient les sages de Babylone. C’est le dieu qui règle le cours physique des choses selon les intérêts moraux de l’humanité. Il faut atteindre le point où l’ascèse de la consolation prend la tête de l’ascèse de la culpabilité, conduisant le deuil de la punition et de la récompense.
Or c’est encore la littérature qui jalonne cette ascèse : la littérature de la « sagesse » ; sous ses formes archaïques, la « sagesse » est une longue méditation sur la prospérité des méchants et le malheur des justes. Cette littérature sapientiale, reprise et transposée dans le registre de la pensée réflexive, est essentielle à la rectification de l’accusation. Elle aussi porte un deuil, le deuil de la récrimination. C’est à partir de ce renoncement à la récrimination que la critique de l’accusation peut elle-même être portée à son point extrême. C’est elle, en effet, qui fait apparaître la conscience jugeante comme conscience impure. Sous la récrimination de la conscience jugeante, est démasquée la puissance du ressentiment qui est tout à la fois une haine très dissimulée et un hédonisme très retors.
Cette critique de la conscience jugeante, à son tour, donne accès à une nouvelle forme du conflit interne entre foi et religion. C’est la foi de Job, affrontée à la religion de ses amis. C’est maintenant la foi qui opère l’iconoclasme, au lieu de le subir. En se faisant elle-même critique de la conscience jugeante, la foi reprend à son compte la critique de l’accusation. C’est la foi elle-même qui accomplit la tâche que Freud appelait « renoncement au père ». Job, en effet, ne reçoit aucune explication quant au sens de sa souffrance ; sa foi est seulement soustraite à toute vision morale du monde. En retour, il ne lui est montré que la grandeur du tout, sans que le point de vue fini de son désir en reçoive directement un sens. Une voie est ainsi ouverte : celle de la réconciliation non narcissique ; je renonce à mon point de vue, j’aime le tout, tel qu’il est.
3. La troisième condition pour une réinterprétation kérygmatique du mal est que la figure symbolique de Dieu ne conserve de la théologie de la colère que ce qui peut être assumé dans la théologie de l’amour.
Qu’est-ce à dire ? Je ne pense point que toute sévérité soit abolie. Le « bon Dieu » est plus dérisoire que le Dieu caché de la colère. Il y a aussi une épigénèse de la colère de Dieu. Qu’est-ce que la colère de l’amour ? C’est peut-être ce que saint Paul appelle contrister l’Esprit. La tristesse de l’amour est plus difficile à supporter que la colère d’un père magnifié. Ce n’est plus la crainte de la punition – en langage freudien, la peur de castration – qui l’habite, mais la crainte de n’aimer pas assez, de n’aimer pas droitement. C’est là le dernier stade de la crainte, de la crainte de Dieu. En même temps serait accompli le mot de Nietzsche : « Seul le Dieu moral est réfuté. »
Je ne cache pas le caractère problématique de ce troisième thème ; il est faible dans ma bouche, alors qu’il devrait être le plus fort. Il est faible parce qu’il est au point de convergence de deux sublimations : celle de l’accusation, celle de la consolation. Or ces deux sublimations opèrent la suspension de l’éthique dans des sens apparemment inconciliables. La première, celle de l’accusation, met sur la voie de Kierkegaard, la deuxième, celle de la consolation, met sur la voie de Spinoza. Une théologie de l’amour aurait pour tâche d’en montrer l’identité. C’est pourquoi je dis que le thème du Dieu d’amour devrait être le point fort de toute cette dialectique ; loin d’être la perte dans l’effusion, la noyade dans la sentimentalité, une telle théologie aurait pour tâche d’attester l’unité profonde entre les deux modalités de suspension de l’éthique, l’identité profonde du Toi suprême et du Deus sive natura. C’est peut-être ici que la figure du père, désavouée et surmontée comme fantasme, perdue comme idole, ressuscite comme symbole. Mais elle n’est alors que le surplus de sens visé par ce théorème du livre V de l’Éthique spinoziste : « L’amour intellectuel de l’âme envers Dieu est une partie de l’amour infini duquel Dieu s’aime lui-même » – quo Deus seipsum amat.
Le dernier stade de la figure du père, c’est le seipsum spinoziste. Le symbole du père n’est plus du tout celui d’un père que je puisse avoir ; à cet égard le père est non-père ; mais il est la similitude du père, conformément à laquelle le renoncement au désir n’est plus mort, mais amour, au sens encore du corollaire du théorème spinoziste : « L’amour de Dieu envers les hommes et l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu sont une seule et même chose. »
Comment les deux modalités de la suspension de l’éthique – celle de l’accusation et celle de la consolation – sont-elles la même ? Le comprendre est la tâche de l’amour intellectuel. Ma thèse est ici que cette compréhension reste intelligence de la foi dans la rectification sans fin de ses symboles. Intelligence : car il lui faut lutter sans trêve avec l’antinomie ; foi – et plus encore amour – : car ce qui meut cette compréhension, c’est le travail sans relâche de purification appliqué au désir et à la crainte.
C’est seulement dans la lumière de l’amour intellectuel de Dieu que l’homme peut être accusé droitement et consolé en vérité.
Éléments pour une éthique, op. cit., p. 141.