Le mythe de la peine, en raison de l’enchevêtrement de ses thèmes, appelle un traitement délibérément analytique. C’est pourquoi j’ai voulu d’abord énumérer les difficultés et paradoxes qui adhèrent à la notion même afin de déterminer le noyau rationnel de la loi de la peine ; je chercherai ensuite s’il n’y a pas une loi plus forte que la loi de la peine par laquelle le mythe serait brisé.
Le paradoxe majeur est assurément de placer la notion de peine sous la catégorie du mythe. Mais nous ne comprendrons ce qui, pour ainsi dire, fait mythe dans la notion de peine qu’en examinant un paradoxe préalable, qui paraît conduire dans une autre direction que celle du mythe.
Cette première aporie, je l’appellerai l’aporie de la rationalité de la peine. Rien, en effet, n’est plus rationnel, ou du moins rien ne prétend plus à la rationalité, que la notion de peine. Le crime mérite châtiment, dit la conscience commune ; et l’Apôtre confirme : le salaire du péché, c’est la mort. Le paradoxe, c’est que cette rationalité présumée, prétendue, que nous appellerons la logique de la peine, est une rationalité introuvable. Elle pose une liaison nécessaire entre des moments manifestement hétérogènes que nous trouverons rassemblés dans la définition suivante que j’emprunte à Littré : « peine : ce qu’on fait subir pour quelque chose jugée répréhensible ou coupable ». Déployons sous le regard les éléments de cette définition.
Premièrement, la peine implique d’abord un souffrir (le pénible de la peine), qui se situe dans l’ordre affectif et par conséquent appartient à la sphère du corps ; ce premier élément fait de la peine un mal physique qui s’ajoute à un mal moral. Mais, deuxièmement, cette passivité, cette affection, cette affliction n’arrive pas à la façon des contingences de la vie et de l’histoire ; elle est ordonnée par un vouloir qui ainsi affecte un autre vouloir ; c’est le « faire subir » à l’origine du « subir » ; on dit : ordonner la peine, infliger la peine ; ce deuxième élément constitue le punir à l’origine du pénible. Troisièmement, le sens de la peine, en tant que liaison du subir et du faire subir, réside dans l’équivalence présumée entre, d’une part, le mal souffert et infligé, d’autre part, le mal commis, tel du moins qu’il a été jugé par une instance judiciaire. Cette équivalence constitue le rationale de la peine, autour duquel tournera toute notre discussion ; il va de soi pour la raison pénale qu’un châtiment peut valoir un crime ; c’est ce que dit notre définition : « ce qu’on fait subir pour quelque chose… » ; ce « pour » est un « pour » de valeur, que l’on exprime parfois dans le langage du prix ; on dit : faire payer la peine. Le châtiment est le prix du crime. Quatrièmement, le coupable est le sujet du vouloir dans lequel est posée l’équivalence du crime et du châtiment ; il est présumé un et le même dans le mal commis de la faute et dans le mal subi de la peine ; c’est en lui que la peine supprime, efface, annule la faute.
Tels sont les éléments dans lesquels s’analyse la peine.
Toute l’énigme réside dans le rationale que nous avons appelé prix ou valeur ; ce rationale de la peine n’est pas en effet une identité pour l’entendement. Pour deux raisons : quoi de commun d’abord entre le souffrir de la peine et le commettre de la faute ? Comment un mal physique peut-il équivaloir, compenser, supprimer un mal moral ? Crime et peine s’inscrivent en deux lieux différents, celui du pâtir et celui de l’agir ; il faudrait les penser unis dans le même vouloir, celui du coupable. En outre, le subir et le faire subir sont dans deux vouloirs différents, celui de l’inculpé et celui du juge, à supposer que le commettre et le subir soient dans le même sujet – mais nous avons vu que même alors ils n’étaient pas dans le même lieu –, le faire subir et le subir sont dans deux sujets différents : la conscience jugeante et la conscience jugée ; il faudrait penser comme un seul vouloir le juge et le coupable.
Ainsi, le rationale de la peine paraît brisé entre l’agir et le pâtir dans le même vouloir, entre le subir et le faire subir dans deux vouloirs distincts ; il se conquiert sur cette double fracture par la pensée d’une équivalence : l’équivalence du crime et du châtiment. Cette équivalence est présumée résider dans le coupable lui-même, afin que ce qui a été fait par le crime soit défait par le châtiment. Telle est la raison de la peine ; elle n’apparaît que dans une dualité pour l’entendement : dualité du crime commis et de la peine subie, dualité de la conscience jugeante et de la conscience jugée. Bref, une identité de raison se cache derrière cette dualité d’entendement.
C’est ici que se présente la seconde aporie ; et avec elle vient la question du mythe. Ce que l’entendement divise, le mythe le pense comme un dans le Sacré.
Considérons, en effet, la relation de la souillure à la purification dans l’univers sacré. La souillure est une certaine atteinte à un ordre, défini lui-même par un réseau d’interdits. La purification vient comme une conduite d’annulation ; elle consiste dans un ensemble d’actes, eux-mêmes codifiés par un rituel, qui sont réputés agir sur la conduite de souillure pour la détruire comme souillure. La peine est un moment de cette conduite d’annulation ; on appelle expiation cette qualité de la peine en vertu de laquelle elle peut annuler la souillure et ses effets dans l’ordre du sacré. L’expiation occupe ainsi dans l’univers sacré la place du rationale qu’une première analyse cherchait en vain au niveau de l’entendement.
En quoi l’expiation fait-elle aporie ? En ceci que le mythe et la raison y adviennent ensemble. Curieuse aporie en vérité. Le mythe, en effet, n’advient pas sous la forme d’un récit mais d’une loi. Certes, on trouve toujours des récits d’instauration qui racontent comment la loi a été une première fois donnée aux hommes, comment tel rituel a été une première fois fondé, pourquoi tel châtiment efface la souillure, pourquoi tel sacrifice vaut châtiment et purification. Par ces récits d’institution, le mythe de la peine se rend homogène, au point de vue littéraire – je veux dire par la forme même du récit –, aux autres mythes : mythes d’instauration du cosmos, d’intronisation du roi, de fondation de la cité, d’institution du culte, etc. Mais la forme du récit n’est ici que la forme extérieure d’une forme intérieure qui est la loi. Oui, étrange mythe que celui de la peine, puisque ici le mythe est raison. Le mythe de la peine a ce privilège, entre tous, de révéler la loi qui gît au cœur de tout récit d’instauration, la loi qui ancre le temps historique dans le temps primordial. Mais, en retour, étrange raison qui fonde l’entendement diviseur dans une loi qui ne relève pas d’une logique d’idées mais d’une logique de puissances ; par la peine, une puissance de souillure est annulée par une puissance de purification.
Telle est la deuxième aporie : l’identité de raison que nous avons cherchée à la racine de la dualité du crime et du châtiment pour l’entendement advient d’abord comme mythe de la loi, de la voie, de l’Odos, du Tao. C’est cette raison mythique qui fait la puissance de l’expiation. Ainsi la peine nous met en face d’une mythologique, d’un bloc indivis de mythologie et de rationalité.
Je développerai maintenant cette aporie dans deux directions : celle du droit pénal et celle de la religion, puisque ce sont les deux sphères culturelles dans lesquelles la question de la peine se pose. Mais c’est ce rapprochement même qui exprime l’aporie précédente : l’identité du mythe et de la raison dans la logique de la peine a son expression culturelle la plus extraordinaire dans la parenté entre le sacré et le juridique. Sans cesse, en effet, le Sacré sacralise le juridique : ce sera notre troisième aporie. Sans cesse, d’autre part, le juridique juridise le Sacré : ce sera notre quatrième aporie.
Que le Sacré sacralise le juridique, cela se voit aisément à l’espèce de respect religieux qui entoure l’action judiciaire jusque dans les sociétés les plus laïcisées. Cela ne devrait pas manquer d’étonner ; en effet, la sphère du droit pénal est celle où le plus grand effort de rationalité a été dépensé ; mesurer la peine, la proportionner à la faute, serrer par une approximation croissante l’équivalence entre les deux échelles de la culpabilité et de la peine, c’est bien là œuvre d’entendement : l’entendement mesure ; et mesure par le moyen d’un raisonnement de proportionnalité du type suivant : la peine A est à la peine B ce que le crime A’ est au crime B’. Affiner sans cesse ce raisonnement de proportionnalité, c’est l’œuvre entière de l’expérience juridique sous sa forme pénale. Son plus beau fleuron est de penser la peine en termes de droit du coupable : le coupable a droit à une peine proportionnée à son crime. Mais, et c’est là notre troisième aporie, à mesure que progresse cette rationalité, celle de l’entendement qui proportionne le châtiment au crime, se découvre aussi la rationalité mythique qui sous-tend tout l’édifice ; s’il est raisonnable de proportionner le châtiment au crime, c’est sous la condition d’une « identité intérieure qui, dans l’existence extérieure, se réfléchit pour l’entendement comme égalité » (cette citation de Hegel, que je présente ici en forme d’énigme, trouvera sa raison dans la seconde partie). Nous sommes renvoyés par le travail même d’approximation de l’entendement à la loi de la peine qui veut que le châtiment soit le prix du crime, donc à l’action de supprimer par un mal subi un mal commis : « si l’on ne conçoit pas la connexion interne virtuelle du crime et de l’acte qui l’abolit…, on en arrive à ne voir dans une peine proprement dite que la liaison arbitraire d’un mal infligé avec une action défendue ». Ainsi le progrès même de l’entendement dans la justice pénale révèle le caractère problématique du principe de la peine. L’impensé du crime, c’est la violation du droit, et l’impensé de la peine, c’est la suppression de la violation. C’est sur cette aporie que viennent buter toutes les théories de la peine. À quoi bon proportionner la grandeur de la peine à celle du crime, si l’on ne conçoit pas la fonction assignée à la peine ? Il est bien, il est nécessaire que la défense sociale l’emporte sur la vengeance, l’intimidation sur le châtiment, la menace sur l’exécution, l’amendement sur l’élimination. Mais si l’on exclut toute intention de supprimer la violation du droit dans le sujet de la violation, c’est l’idée même de peine qui s’évanouit. Le crime et le criminel sont alors simplement nocifs et « on peut peut-être juger déraisonnable de vouloir un mal pour cela qu’un mal existe déjà » (Hegel). Telle est l’aporie du droit pénal : rationaliser la peine selon l’entendement, en éliminant le mythe de l’expiation, c’est en même temps la priver de son principe. Ou, pour exprimer cette aporie dans les termes d’un paradoxe : ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel : à savoir qu’elle l’efface.
Si maintenant – quatrième aporie – nous nous tournons vers la sphère proprement religieuse, l’aporie de la peine devient particulièrement insupportable. Ce n’est plus la sacralisation du droit qui vient ici en cause, mais la juridisation du Sacré. La même proximité du Sacré et du juridique, dont nous venons de considérer les effets dans l’ordre pénal, se présente en sens inverse au plan théologique et régit ce que j’appellerai la théologie pénale. Si nous pouvons aujourd’hui parler du mythe de la peine en termes d’aporie, c’est à cause de cette théologie pénale. Plus précisément, c’est à cause de la mort de cette théologie pénale dans la prédication chrétienne et dans toute notre culture. L’homme moderne ne comprend plus de quoi on parle quand on définit le péché originel comme un crime juridiquement imputable, dans lequel l’humanité serait impliquée en masse ; appartenir à une massa perdita, coupable et punissable selon les termes juridiques du crime, être condamné à mort selon la loi juridique de la peine, voilà ce que nous ne comprenons plus. Or cette théologie pénale paraît indissociable du christianisme, du moins en première lecture. La christologie tout entière s’est inscrite dans le cadre de la théologie pénale, par le double canal de l’expiation et de la justification. Ces deux « lieux » théologiques sont traditionnellement liés à la peine par le plus solide des liens rationnels. La mort du Juste a été comprise comme le sacrifice d’une victime substituée qui satisfait à la loi de la peine. « Il a souffert pour nous » signifie : il a payé pour nous le prix du crime ancien. Je dirai plus loin que cette interprétation purement pénale ne couvre pas totalement le mystère de la Croix et que la théorie de la satisfaction est seulement une rationalisation de second degré d’un mystère dont le centre n’est pas la punition mais le don. Reste que la réinterprétation de ce mystère en des termes différents de ceux de la théologie pénale est rendue très difficile en raison de l’appui que celle-ci semble recevoir du thème paulinien de la « justification ». Comme on sait, saint Paul a exprimé le mystère de la nouvelle économie dans un langage imprégné de références judiciaires. La justification (διϰαιοσύνη1) se réfère à un procès dans lequel l’homme figure comme accusé (ϰαταϰρίνειν) et est soumis à condamnation (ϰατάϰριμα). La grâce est exprimée, en ce contexte judiciaire, dans les termes d’un acquittement ; être justifié, c’est être exempté de la punition, alors que le châtiment était dû. L’homme justifié est celui dont la foi est comptée (λογίζεσϑαι) comme justice. On sait la place que ces textes ont tenue dans le grand débat entre protestants et catholiques. Mais ils ne m’intéressent pas ici pour ce qui fut l’objet de ce débat, à savoir la part de l’homme dans la justification ; ils m’intéressent pour une raison beaucoup plus fondamentale ; ils semblent, en effet, confirmer la loi de la peine, au moment même où cette loi est brisée ; ils semblent dire qu’on ne peut penser la grâce, le pardon et la miséricorde que dans un rapport à la loi de la peine qui se trouve ainsi retenue autant que suspendue : l’acquittement ne fait-il pas encore référence à la loi de la peine ? La grâce même ne reste-t-elle pas grâce judiciaire, sur fond de rétribution judiciaire ? La surprise ne demeure-t-elle pas surprise judiciaire, dans la mesure où elle reste un verdict, fût-ce un verdict de non-imputation du crime ? fût-ce un acquittement ? Telle est l’ultime aporie : ce qui semble le plus contraire à la logique de la peine, à savoir la gratuité de la grâce, paraît en être la plus radicale confirmation.
Par cette ultime aporie, nous sommes mis à pied d’œuvre. Le mythe de la peine est d’un caractère si particulier qu’il faut lui appliquer un traitement spécifique et reprendre à nouveaux frais tout le programme de la démythologisation.
Qu’est-ce donc que démythologiser la peine ?
C’est d’abord, comme partout, déconstruire le mythe. Mais qu’est-ce que déconstruire un mythe d’apparence logique ? Il me semble que c’est, pour l’essentiel, ramener la logique de la peine à sa sphère de validité, et ainsi la priver de sa portée onto-théologique. Or, cette première étape, je la trouve entièrement accomplie par Hegel dans les Principes de la philosophie du droit2. Ce que Hegel a montré et, à mon sens, définitivement démontré, c’est que la loi de la peine vaut, mais seulement dans une sphère limitée qu’il appelle le droit abstrait. Justifier la peine dans cette sphère et la récuser hors de cette sphère, c’est une seule et même tâche qui, prise en bloc, constitue la déconstruction du mythe de la peine.
Hegel a donc pensé la peine. C’est à lui que j’ai emprunté tout à l’heure les formules les plus fortes de mon analyse de la peine. Il s’agit maintenant de penser selon le concept cette identité intérieure entre le crime et la peine, que l’entendement atteint seulement dans l’extériorité, sous la figure d’une liaison synthétique entre un agir et un souffrir, entre un juge et un coupable. Quelle est, demande Hegel, cette « identité intérieure qui, dans l’existence extérieure, se réfléchit pour l’entendement comme égalité »3 ? Réponse : concevons d’abord l’idée d’une « science philosophique du droit » et pour cela définissons son domaine comme étant celui de « la volonté libre » ou de « la liberté réalisée » (Hegel dit encore : « le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même », Introduction, § 4.) C’est donc sur un certain trajet, celui qui tourne le dos à « la liberté du vide », que peut se rencontrer une pareille logique. C’est lorsque la liberté rentre dans un ordre, renonce à n’être pour soi qu’une représentation abstraite et à ne se réaliser que comme une « furie de destruction » (§ 5), bref, c’est lorsqu’elle se lie dans des déterminations, se veut comme particularisation réfléchie, qu’elle peut entrer dans la dialectique du crime et du châtiment. Cette dialectique achève la première étape, la plus immédiate, que parcourt dans son développement l’idée de volonté libre en soi et pour soi ; cette étape est celle du droit abstrait et formel. Pourquoi abstrait et formel ? Parce que le réel n’est pas encore inclus dans la définition de la volonté libre, et que seule la relation consciente de soi sans contenu la pose comme sujet, comme personne. Seul un sujet de droit est posé : l’impératif du droit qui lui correspond dit seulement : « sois une personne et respecte les autres comme personnes » (§ 36).
Comment la dialectique du crime et du châtiment va-t-elle s’inscrire dans ce cadre formel ? Sous deux conditions. Il faut d’abord que, par l’appropriation, la personne juridique place sa volonté dans une chose ; le Moi a désormais quelque chose sous son pouvoir extérieur ; en retour, le Moi existe dans l’extériorité ; sous cette première condition, il devient compréhensible que la loi de la peine puisse se déployer elle-même dans l’extériorité. Il faut ensuite que, par le moyen du contrat, une relation se noue entre plusieurs volontés à l’occasion des choses appropriées. L’exclusion d’autrui, corrélative de l’appropriation des choses par une seule volonté particulière, prépare la voie pour une loi d’échange et, en général, une relation de réciprocité entre personnes indépendantes immédiates. Sous cette double condition – existence de la liberté dans une chose extérieure, relation contractuelle entre volontés extérieures l’une à l’autre –, est possible quelque chose comme une injustice : la violation du droit, à ce niveau abstrait et formel, ne sera pas autre chose qu’« une violence contre l’existence de ma liberté dans une chose extérieure » (§ 94).
Il devient alors possible de concevoir la peine à partir de l’injustice elle-même. En effet, la violence exercée contre la volonté est une violence et une contrainte qui « se détruisent immédiatement dans leur concept » (§ 92), puisqu’elles « suppriment l’expression de l’existence d’une volonté, la manifestation extérieure d’une liberté » (§ 92) ; or cela se contredit, la volonté n’étant idée ou liberté réelle que dans la mesure où elle s’inscrit dans l’extériorité. Tout tourne désormais autour de cette contradiction interne de l’injustice. Le droit de contrainte est second par rapport à cette contradiction interne qui ronge l’acte injuste. D’où le paragraphe 97 des Principes de la philosophie du droit dans lequel se résume toute la logique de la peine. Je lis ce paragraphe 97 : « La violation du droit comme droit a, sans doute, comme événement une existence positive extérieure, mais elle renferme la négation. La manifestation de cette négativité est la négation de cette violation entrant à son tour dans l’existence réelle ; – la réalité du droit n’est autre que sa nécessité se réconciliant avec elle-même par la suppression de la violation du droit. »
Nous tenons enfin le concept de la peine ; il résulte de la négativité même du crime. Le concept de la peine n’est pas autre chose que « cette liaison nécessaire qui fait que le crime, comme volonté en soi négative, implique sa négation même, qui apparaît comme peine. C’est l’identité intérieure qui, dans l’existence extérieure, se réfléchit pour l’entendement comme égalité » (§ 101).
Bien plus, nous comprenons pourquoi c’est le coupable lui-même qui doit payer : sa volonté est l’existence qui renferme le crime et qui est à supprimer. « C’est cette existence qui est le vrai mal à éloigner et le point essentiel est là où elle se trouve » (§ 99). Il faut même aller plus loin : « l’affliction qu’on impose au criminel n’est pas seulement juste en soi ; … elle est un droit par rapport au criminel lui-même, … elle est déjà impliquée dans sa volonté existante, dans son acte » (§ 100). En effet, en punissant le criminel, je le reconnais comme être raisonnable qui posait la loi en la violant ; je le soumets à son propre droit. Hegel va jusqu’à dire : « en considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel » (§ 100).
Voilà donc résolue l’énigme de la peine. Mais elle n’est résolue que si la logique de la peine reste contenue dans la problématique où elle se développe, à savoir dans les bornes de la philosophie du droit. Rassemblons en faisceau ces conditions de validité : 1) une philosophie de la volonté, c’est-à-dire de la réalisation de la liberté ; 2) le niveau du droit abstrait, c’est-à-dire de la volonté non encore réfléchie dans sa subjectivité ; 3) l’idée d’une détermination que la volonté tient des choses, plus précisément des choses appropriées et possédées ; 4) la référence à un droit contractuel qui lie des volontés extérieures les unes aux autres. Si telles sont les conditions de possibilité de la peine, il faut concevoir le droit pénal comme contemporain de ce droit des choses et des contrats. Comme lui, il est antérieur – logiquement, sinon chronologiquement – à la moralité subjective (2e partie des Principes de la philosophie du droit) et, a fortiori, antérieur à la moralité objective qui régit la famille, la société civile et enfin l’État (troisième partie des Principes de la philosophie du droit).
Sur cette base, la démythisation peut être rationnellement comprise ; elle ne signifie pas autre chose, du moins dans sa phase négative, que le retour de la peine au droit abstrait. Ce retour est lui-même simplement la contrepartie critique de la pensée du droit abstrait selon son concept.
Cela signifie quoi ? Eh bien, qu’on ne peut ni moraliser, ni diviniser la peine.
On ne peut la moraliser, parce que la première apparition de la volonté subjective consciente de soi dans l’exercice de la peine, c’est la vengeance. Dès que je considère l’infliction de la peine comme l’action d’une volonté subjective, la particularité et la contingence de cette volonté éclatent aux yeux. La vengeance est la contingence même de la justice dans le justicier. Dans le justicier, la peine est d’abord impure ; la punition n’est même d’abord qu’une manière de perpétuer la violence dans une chaîne infinie de crimes ; le « mauvais infini » rentre en scène et contamine la justice ; c’est sans doute à Eschyle et à l’Orestie que Hegel pensait quand il écrivait : « La vengeance devient une nouvelle violence en tant qu’action positive d’une volonté particulière. Elle tombe par cette contradiction dans le processus de l’infini et se transmet de génération en génération sans limite » (§ 102).
L’abolition de la faute ouvre ainsi une nouvelle contradiction, celle de la justice et du justicier, de la loi et de la contingence de la force. Pour que la punition ne soit pas la vengeance, il faudrait que la volonté, « comme particulière et subjective, veuille l’universel comme tel » (§ 103). C’est la tâche de la moralité subjective de réfléchir sur soi cette contingence, de manière que cet infini ne soit plus seulement en soi, mais pour soi.
Avec cette nouvelle tâche, remarque Hegel, nous quittons l’Antiquité pour le Christianisme et les temps modernes : « Le droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central dans la différence de l’Antiquité et des temps modernes. Ce droit dans son infinité est exprimé dans le christianisme et y devient le principe universel réel d’une nouvelle forme du monde » (§ 124).
Et pourtant cette entreprise de moraliser la peine, de vaincre l’esprit de vengeance au plan de la moralité subjective, doit échouer et conduire au point de vue de la moralité objective, c’est-à-dire des communautés concrètes, historiques (famille, société civile, État). Pourquoi cet échec et cette impossibilité de demeurer au point de vue de la moralité subjective ? Parce que, dit la Philosophie du droit, « la réflexion abstraite fige [le] moment de la [particularité] dans sa différence et dans son opposition à l’universel ; elle produit alors la croyance de la moralité qu’elle ne se maintient que dans un âpre combat contre la satisfaction propre » (§ 124).
On le voit, la philosophie du droit ne peut incorporer le concept de la certitude morale – du Gewissen – à la doctrine de la moralité subjective, sans le prendre avec tout le cortège des antinomies que la Phénoménologie de l’esprit, avait développées au chapitre IV4. Or la Phénoménologie de l’esprit avait montré qu’on ne peut transférer la logique de la peine hors de la sphère du droit abstrait et l’introduire dans une morale de l’intention sans entrer dans une problématique funeste ; vouloir extirper le mal, non plus comme violation du droit, mais comme intention impure, c’est se livrer au mortel conflit de la conscience jugeante et de la conscience jugée. Or ce conflit, on s’en souvient, trouve son issue dans une théorie non du châtiment, mais de la réconciliation appelée « pardon ». Le Gewissen ne peut donc conduire du crime au châtiment selon une logique de l’identité, mais au déchirement intérieur. C’est alors la conscience jugeante qui devra prendre l’initiative de rompre l’enfer de la punition ; elle devra se découvrir hypocrite et dure ; hypocrite, parce qu’elle s’est retirée de l’action et de toute effectivité ; dure, parce qu’elle a rejeté l’égalité avec la conscience agissante ; il ne lui reste donc qu’une issue : non la punition, qui reste le point de vue de la conscience jugeante, mais le pardon, par lequel la conscience jugeante renonce à la particularité et à l’unilatéralité de son jugement : « Le pardon qu’une telle conscience offre à la première conscience est la renonciation à soi-même, à son essence ineffective, essence à laquelle elle identifie cette autre conscience qui était action effective, et elle reconnaît bien ce qui était nommé mal d’après la détermination que l’action recevait dans la pensée ; ou, plus exactement, elle abandonne cette différence de la pensée déterminée et son jugement déterminant étant pour soi, de la même façon que l’autre abandonne la détermination étant pour soi de l’action. Le mot de la réconciliation est l’esprit étant-là qui contemple le pur savoir de soi-même comme essence universelle dans son contraire, dans le pur savoir de soi comme singularité qui est absolument au-dedans de soi – une reconnaissance réciproque qui est l’esprit absolu »5.
Le moment de réconciliation, que la Phénoménologie plaçait au tournant de la théorie de la culture et de la théorie de la religion, est pour nous plein de sens. Si l’on reporte ce développement sur celui qui lui correspond dans les Principes de la philosophie du droit6, on comprend que le problème de la peine ne trouve plus de place dans la sphère de la moralité subjective7. La logique du crime et du châtiment garde un sens seulement juridique, mais non point moral ; dès que l’on parle de mal et non plus de crime, de mal moral et non plus de violation du droit, on entre dans les antinomies de la subjectivité infinie : la conscience du mal, lorsqu’elle n’a plus l’appui du droit abstrait, sans avoir encore celui de la moralité objective, c’est-à-dire de la communauté concrète, est trop « subjective » pour développer une logique objective. À cet égard, le paragraphe 139 de la Philosophie du droit, consacré au mal moral, n’est pas en reste sur la Phénoménologie de l’esprit : la logique de l’injustice et de la peine, qui nous a servi de fil conducteur au plan du droit abstrait, ne peut plus être extrapolée au plan de la conscience subjective, parce que la réflexion et le mal ont la même origine, à savoir la séparation entre la subjectivité et l’universel ; c’est pourquoi, dit Hegel, la certitude morale est elle-même « sur le bord de tomber dans le mal »8. Étrange paradoxe, en vérité : la réflexion est condamnée à vaciller en ce point où la conscience du mal et la conscience comme mal deviennent indiscernables ; ce point d’indécision réside précisément « dans la certitude existant pour soi, connaissant et décidant pour soi »9. On peut certes en conclure, avec saint Paul, Luther et Kant, que le mal est nécessaire, c’est-à-dire que « l’homme est mauvais à la fois en soi ou par nature et par sa réflexion en soi-même »10. Mais aucune logique de la peine ne peut procéder d’un mal qui n’a plus de mesure objective dans le droit. Ici la contradiction est stérile. C’est pourquoi la conscience du mal ne se résout plus dans un châtiment égal à la faute, mais dans la décision de ne pas se tenir à cette « étape de la scission » ; le dépassement n’est pas dans la punition, mais dans l’abandon du point de vue de la subjectivité.
Alors que la Phénoménologie de l’esprit débouchait dans la problématique du pardon, à travers la dialectique de la conscience jugeante et de la conscience jugée, la Philosophie du droit sort du bourbier de la conviction subjective par le côté de la moralité objective, c’est-à-dire d’une théorie de l’État. Mais le sens profond est le même : la punition consacrait la distance de la conscience jugeante et de la conscience jugée ; l’au-delà de la punition, c’est l’égalisation des deux consciences, la réconciliation, qu’on appelle « pardon » dans le langage de la religion, ou « communauté » dans le langage de la moralité objective, c’est-à-dire finalement de la politique11.
Au terme de cette seconde partie, où Hegel nous a servi de guide, la tâche de démythologiser la peine paraît simple et claire ; dans la mesure où le mythe de la peine est une mythologique du crime et du châtiment, démythologiser la peine c’est ramener la logique de la peine au lieu originaire où elle est une logique sans mythe. Ce lieu originaire, c’est le droit abstrait, dont le droit pénal est un aspect. La raison de la peine y est sans mythe, parce qu’elle repose sur le concept de volonté rationnelle. Nous dirons donc que la logique de la peine est une logique sans mythe, dans la mesure où elle peut être ramenée à une logique de la volonté, c’est-à-dire des déterminations historiques de la liberté.
Le mythe commence lorsque la conscience morale tente de transposer dans la sphère de l’intériorité une logique de la peine qui n’a de sens que juridique et qui repose sur la double présupposition de l’extériorisation de la liberté dans une chose et de la liaison extérieure des volontés dans un contrat. Tel est le rationale de la peine. Mais la contrepartie n’en est pas moins rigoureuse : toute tentative pour moraliser la peine se perd dans les antinomies de la conscience jugeante et de la conscience jugée. À plus forte raison ne peut-on la diviniser sans retourner à la « conscience malheureuse » qui consacre la séparation, la distance : c’est le monde de la religion comme terreur ; c’est le monde du Procès de Kafka et de la dette impayée.
Ainsi, la logique sans mythe de la peine, en faisant retour au droit abstrait, découvre la vaste plage du mythe de l’expiation. Est-ce un mythe sans raison, réciproque d’une raison sans mythe ? Autrement dit, la démythologisation de la peine s’épuise-t-elle dans la déconstruction du mythe ? Pour ma part, je ne le crois pas. Tout n’est pas impensable dans l’idée d’une peine non juridique, hyper-juridique. Mais alors il faut donner un sens nouveau à la démythologisation, joindre à la déconstruction la réinterprétation.
Ce sera l’objet de la troisième partie.
Qu’est-ce que réinterpréter la peine ? En posant cette dernière question, nous sommes affrontés aux plus extrêmes difficultés, celles mêmes que nous avons considérées dans la quatrième aporie sous le titre de la juridisation du Sacré. Or nous apporterions à cette aporie une réponse incomplète, si nous nous bornions à passer du sens littéral de la peine dans le droit pénal à son sens analogique ou symbolique dans la dimension du Sacré. Certes, cela doit être fait. Mais le mythe de la peine, en raison de sa contexture rationnelle, exige un traitement spécial, aussi bien dans l’ordre de la réinterprétation que dans celui de la déconstruction. Nous resterions au plan de l’image ou de la représentation, si nous prétendions vaincre la logique de la loi et de la peine par un symbole qui resterait non pensé. Seule une nouvelle logique peut vaincre une logique vétuste. C’est donc toute l’économie de pensée dont la peine n’est qu’un moment, qui doit être dépassée dans une économie nouvelle, selon une progression intelligible. C’est pourquoi le traitement analogique de la peine sera seulement un premier moment en vue d’une autre logique ; cette autre logique – autre que la logique de l’équivalence –, je tenterai de la dégager de la doctrine paulinienne de la justification ; cette nouvelle lecture répondra à la lecture non dialectique qui soutenait notre quatrième aporie. Cette nouvelle logique, cette logique « absurde », pour parler comme Kierkegaard, s’exprimera dans la loi de la surabondance qui seule rend caduque l’économie de la peine et la logique de l’équivalence. Alors seulement pourra être proposé un bon usage du mythe de la peine ; le seul statut concevable du mythe de la peine est en effet celui d’un mythe foudroyé, d’un mythe ruiné, dont nous avons toujours à faire mémoire. C’est vers cette idée d’un mémorial de la peine que s’orientera désormais notre méditation. « Figuratif » de la peine, « logique » de la surabondance, « mémorial » de la peine, tels seront les trois moments de notre progression.
Voici ce que j’entends par le « figuratif » de la peine.
La peine appartient à une constellation de représentations, à côté d’expressions telles que tribunal, jugement, condamnation, acquittement ; cette constellation, prise en bloc, constitue un plan de représentation où des relations d’un autre ordre viennent se projeter.
Ce que le langage judiciaire codifie, au sens précis du mot, ce sont essentiellement des relations ontologiques susceptibles d’être représentées dans l’analogie des relations de personne à personne. Hegel a précisément montré que, dans une logique de la volonté, la peine est contemporaine de la constitution du droit des personnes. C’est cette même relation de personne à personne que nous retrouvons, en un sens analogique, dans ce qui serait une poétique de la volonté et non plus seulement une logique de la volonté. Avec cette relation de personne à personne viennent toutes les autres relations de même niveau : la dette, la rançon, le rachat.
Que cette poétique de la volonté ne s’épuise pas dans l’analogie de la relation de droit, d’autres analogies l’attestent, qui l’équilibrent et la rectifient. J’en évoquerai seulement deux qui s’opposent entre elles, mais qui s’opposent ensemble à la métaphore juridique. La première, la métaphore « conjugale », est d’ordre lyrique ; la seconde, la métaphore de la « colère de Dieu », est d’ordre tragique. Prises ensemble, elles permettent de dé-juridiser le rapport personnel lui-même que l’ancien Israël a exprimé dans une notion plus fondamentale que tout droit, la notion d’Alliance.
Certes, ce thème de l’Alliance se prête à une transcription juridique. L’investissement dans le « figuratif » judiciaire est rendu possible par le caractère éminemment éthique de la religion de Jahvé ; plus précisément, la transition entre le pacte hyper-juridique de l’Alliance et son analogon juridique a été assurée par la notion de Thora, qui signifie très largement instruction de vie, mais dont l’équivalent latin – lex –, à travers le Nomos des Septante, s’est chargé sans peine des connotations du droit romain dans le christianisme latin. À cet égard, la jurisprudence du droit rabbinique et toute la conceptualité qui s’y rattache a grandement facilité la juridisation de l’ensemble des relations concentrées dans le thème de l’Alliance.
Mais la conceptualité juridique n’a jamais épuisé le sens de l’Alliance. Celle-ci n’a jamais cessé de désigner un pacte vivant, une communauté de destin, un lien de création, qui dépasse infiniment la relation de droit. C’est pourquoi le sens de l’Alliance a pu s’investir dans d’autres « figuratifs », tels que la métaphore conjugale d’Osée et d’Isaïe ; c’est là que vient s’exprimer le surplus de sens qui ne passe pas dans la figure du droit. La métaphore conjugale serre de plus près que toute figure juridique la relation de fidélité concrète, le lien de création, le pacte d’amour, bref la dimension du don que nul code ne parvient à capter et à institutionnaliser. On peut se risquer à dire que cet ordre du don est, à celui de la loi, ce que l’ordre de la charité est à celui des esprits dans la fameuse doctrine pascalienne des Trois Ordres.
C’est dans cette dimension du don – propre à une poétique de la volonté – que le mythe de la peine doit être transposé. Dans une telle poétique, que peuvent signifier péché et peine ? Le péché, déjuridisé, ne signifie pas à titre primordial violation d’un droit, transgression d’une loi, mais séparation, déracinement.
Que, dans cette expérience de séparation, l’aspect juridique soit secondaire et dérivé, l’autre symbolique, évoquée plus haut, l’atteste encore : celle de la « colère de Dieu ». Cette symbolique, d’accent tragique, paraît d’abord incompatible avec la symbolique conjugale, d’accent lyrique ; par son côté nocturne, elle paraît même pencher vers la terreur et se ranger du même côté que la logique de la peine. Mais elle diffère profondément de celle-ci par son caractère de théophanie. À la différence de la loi anonyme de la peine, de l’exigence impersonnelle d’une restauration de l’ordre, le symbole de la « colère de Dieu » met en présence du Dieu vivant ; c’est ce qui le place dans le même cycle que le symbole conjugal, au sein d’une poétique de la volonté. L’ordre du don, contre toute apparence, ne conduit pas aux effusions douces ; on y entre par le porche du « terrible ». Tragique de la « colère », lyrisme du lien « conjugal » sont comme le côté nocturne et le côté diurne de la rencontre du Dieu vivant. Tragique et lyrisme transcendent chacun à sa façon le plan éthique de la loi, du commandement, de la transgression et de la punition.
J’entends bien que dans l’ancien Israël ce thème de la colère de Dieu a été lui aussi fortement moralisé au contact de la loi et des commandements. Mais son côté irrationnel a resurgi quand la « sagesse » de Babylone et d’Israël a été confrontée à un autre problème que celui de la transgression, à savoir le problème de l’échec de la théodicée. Si le cours de l’histoire et celui des destinées singulières échappent à la loi de rétribution, alors la vision morale du monde s’effondre ; il faut accepter dans la résignation, la confiance et l’adoration, un ordre qui n’est point transcriptible en termes éthiques. Le Dieu tragique resurgit des ruines de la rétribution, dans la mesure même où le Dieu éthique s’est juridisé sur le chemin de la loi et des ordonnances innombrables. C’est pourquoi le retour au thème de la colère de Dieu fait partie de la dé-juridisation du Sacré que nous poursuivons sur plusieurs voies à la fois. La symbolique de la « colère » et celle du lien « conjugal » sont ici concourantes : si en effet l’Alliance est plus qu’un contrat, si elle est le signe d’un rapport créateur, et si le péché est plus qu’une transgression, s’il est l’expression d’une séparation ontologique, alors la colère de Dieu peut être un autre symbole de cette même séparation, vécue comme menace et comme active destruction.
Si tel est le péché en son sens hyper-juridique, il faut dire que la peine n’est pas autre chose que le péché lui-même ; ce n’est pas un mal qui s’ajoute au mal ; ce n’est pas ce qu’une volonté punitive fait subir pour prix d’une volonté rebelle. Ce rapport juridique de vouloir à vouloir est seulement l’image d’une situation plus fondamentale où la peine du péché est le péché lui-même comme peine, à savoir la séparation elle-même. En ce sens, je me risquerai à dire qu’il faut dé-juridiser la peine autant qu’il faut désacraliser le juridique. Il faut retrouver cette dimension radicale où péché et peine sont solidaires, comme lésion d’une communauté créatrice. Les deux opérations sont conjointes : il faut à la fois ramener la peine à la sphère du droit abstrait et l’approfondir en son sens non juridique, jusqu’au point où elle s’identifie au mal fondamental de séparation.
Tel est le « figuratif » de la peine. Nous en comprenons à présent le caractère dérivé et, en même temps, la prégnance et la séduction. C’est un mythe de second degré, une rationalisation, qui relaie des symboles plus primitifs, de caractère lyrique ou tragique ; à ce titre, toute la symbolique de la loi est à mettre sur le même rang que les mythologies de caractère cosmologique. Mais elle a une prééminence sur les mythes artificialistes et animistes qui s’explique aisément : d’abord, le mythe de la loi, qui enveloppe celui de la peine, figure l’intention personnalisante du lien de création, en vertu même des aspects « personnalistes » du droit abstrait, alors que le mythe artificialiste ou animiste figure les aspects non personnels, cosmiques, de ce lien. En outre, à la différence des autres métaphores du créationnisme judéo-chrétien, la métaphore juridique articule des traits hautement rationalisables de l’expérience humaine, rien n’ayant plus de clarté, de rigueur, de continuité historique que l’expérience juridique, sous sa double forme du contrat et de la peine ; la mythologie juridique a cet avantage sur toute autre d’être une « mythologique ». Enfin, comme la rationalité du droit rejoint dans le mythe les sources de la terreur, en ce point où le Sacré signifie la menace absolue, la conjonction de la Raison et du Danger fait de cette « mythologique » la plus captative, la plus fallacieuse des mythologies, la plus difficile par conséquent à déconstruire, mais surtout celle qui résiste le plus énergiquement à la réinterprétation.
Maintenant, avons-nous satisfait aux exigences d’une réinterprétation digne de cette « mythologique », en traitant la peine comme un simple « figuratif » ? Devons-nous nous contenter d’un procédé qui se borne à briser la coque d’une métaphore, en la heurtant contre celle de métaphores adverses ? Il est clair que ce jeu reste prisonnier de la représentation et ne vainc pas la loi de la peine au plan du concept. C’est pourquoi l’analogie doit seulement donner accès à une nouvelle logique qui d’abord se déclare sous les traits de l’antilogie, ou de la logique « absurde ». C’est la voie du paradoxe paulinien, dans les fameux textes sur la justification que nous avons déjà évoqués une fois, mais selon la logique de la peine. Il s’agit maintenant de faire exploser le mythe de la peine par une sorte de renversement du pour au contre, opéré au plan même de la loi, et avec les ressources du langage judiciaire lui-même. Je tenterai donc une seconde lecture de la justification paulinienne, qui répondra point par point à la lecture littérale du début.
Dès les premiers mots du grand texte de l’Épître aux Romains (1, 16 ; 5, 21), il est clair que ce que Paul appelle la justice de Dieu – διϰαιοσύνη Θεοῦ12 – est hyper-juridique dans son concept ; voici l’exergue de ce développement fameux : « Je ne rougis pas de l’Évangile : il est une force de Dieu pour le salut de tout croyant, du Juif d’abord, puis du Grec. Car en lui la justice de Dieu se révèle de la foi à la foi, comme il est écrit : Le juste vivra de la foi13. » Il est remarquable que tous les commentateurs aient buté sur ce thème complexe qui les condamne à étaler et à juxtaposer des éléments hétérogènes : justice judiciaire et grâce ; punition et fidélité aux promesses ; expiation et miséricorde. Mais le moment proprement juridique peut-il subsister simplement à côté du moment de miséricorde, sans subir une transformation qui le détruit en tant que juridique ? Comment la justice vivante qui vivifie, resterait-elle judiciaire dans une part intacte d’elle-même ?
Suivons le mouvement de l’épître.
Comme nous l’avons dit dans notre première lecture, Paul entre dans la problématique de la justification par la porte de la Colère : « Car la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui tiennent la vérité captive dans l’injustice » (Romains 1, 18). Voici donc que la justice qui vivifie réitère la justice qui condamne ; la soi-disant logique de la peine est même insérée comme un bloc dans le développement : « Au jour de la colère… se révélera le juste jugement de Dieu qui rendra à chacun selon ses œuvres : à ceux qui par la constance dans le bien recherchent gloire, honneur et incorruptibilité, la vie éternelle ; aux autres, âmes rebelles, indociles à la vérité et dociles à l’injustice, la colère et l’indignation » (Romains 1, 5-8). Cette économie close du jugement, qui départage les bons et les méchants hors de tout Évangile, comment peut-elle cohabiter avec autre chose qu’elle-même à l’intérieur d’une économie plus vaste, dont nous dirons tout à l’heure le principe ? Comment un fragment de justice judiciaire peut-il subsister à l’intérieur de la justice vivifiante ? Ce « pré-évangile » restera-t-il un îlot non converti à l’Évangile de la grâce ?
Il me semble que la logique de Paul est beaucoup plus paradoxale que nous ne pouvons le concevoir dans une mentalité juridique dont Hegel a montré qu’elle demeure une logique de l’identité.
Paul est véritablement le créateur de ce renversement du pour au contre que Luther, Pascal et Kierkegaard ont érigé au rang de logique de la foi.
Pour Paul, il faut d’abord aller à l’extrême de la condamnation pour ensuite aller à l’extrême de la miséricorde : « Le salaire du péché c’est la mort ; mais le don gratuit de Dieu c’est la vie éternelle, dans le Christ Jésus notre Seigneur14. » Cette logique absurde, comme l’appelle Kierkegaard, fait éclater la logique de la loi par contradiction interne : la loi prétendait donner la vie, elle donne seulement la mort. Logique absurde qui produit seulement son contraire. Ce qui nous apparaissait comme une logique de l’identité – « le salaire du péché c’est la mort » – devient la contradiction vécue, qui fait éclater l’économie de la loi ; par cette logique « absurde », le concept de loi se détruit lui-même et, avec le concept de loi, tout le cycle de notions qui y ressortissent : jugement, condamnation, peine ; cette économie est maintenant placée en bloc sous le signe de la mort.
La logique de la peine sert ainsi de contraste, de contrepartie, de contrepoint pour l’annonce et la proclamation qui est l’Évangile même : « Mais maintenant, sans la loi, la justice de Dieu s’est manifestée15… » C’est encore la justice, mais la justice qui vivifie : « Cette justification par la foi, sans les œuvres de la loi »16, pose à la pensée un problème insolite : est-ce la justification qui se range dans la logique de la peine par l’expiation du Christ, comme nous le disions en commençant ? On peut certes maintenir la justification dans le cadre juridique où elle s’exprime, et prétendre que le tribunal est confirmé par l’acquittement, lequel, pris à la lettre, est encore un acte judiciaire. Mais ne reste-t-on pas prisonnier des mots, des images, et, si j’ose dire, de la mise en scène ? L’appareil judiciaire joue le rôle, dans la doctrine de la justification, d’une terrible et grandiose mise en scène, comparable aux « scènes » primitives que l’archéologie de l’inconscient découvre. On pourrait parler, par symétrie, de « scène eschatologique » : on traîne l’accusé devant le tribunal ; l’accusateur public le convainc de crime ; il mérite la mort ; et puis, voici la surprise : il est déclaré juste ! Un autre a payé ; la justice de cet autre lui est imputée. Mais comment pourrait-on prendre au pied de la lettre cette imagerie ? Qu’est-ce qu’un tribunal où l’accusé, convaincu de crime, est acquitté ? N’est-ce pas un non-tribunal ? Le verdict d’acquittement n’est-il pas un non-verdict ? L’imputation une non-imputation ?
On ne saurait donc traiter la logique de la peine comme une logique autonome : elle s’épuise dans la démonstration absurde de son contraire ; elle n’a aucune consistance propre et nous ne savons de la colère, de la condamnation et de la mort, qu’une chose : à savoir qu’en Jésus-Christ nous en avons été délivrés. C’est seulement dans la rétrospection de la grâce que nous avons une vue frontière de ce dont nous avons été exemptés.
C’est vers cette interprétation que pointe l’argument de Paul lorsque, dans son second moment, la logique absurde se dépasse dans ce que l’on peut appeler la logique de la « surabondance ». On connaît le parallèle souvent cité entre Adam et Jésus-Christ, au chapitre v de l’Épître aux Romains : « Comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par la puissance d’un seul la multitude sera-t-elle constituée juste »17. Ce parallèle est seulement le cadre rhétorique dans lequel s’insère une autre logique : avec une négligence feinte, Paul commence le parallèle, puis le suspend et soudain le brise : « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes du fait que tous ont péché… » – suivent une cascade d’incidentes : « Car jusqu’à la loi… », « Cependant la mort… » –, et puis soudain la rupture de construction et le renversement : « Mais il n’en va pas du don comme de la faute18. » C’est une autre économie qui s’exprime rhétoriquement par cette rupture de syntaxe : « Si par la faute d’un seul, la multitude est morte, combien plus (πολλὼ μαλλον19) la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. Et il n’en va pas du don comme des conséquences du péché d’un seul : le jugement venant après un seul péché aboutit à une condamnation, l’œuvre de grâce à la suite d’un grand nombre de fautes aboutit à une justification. Si en effet par la faute d’un seul homme la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus (πολλὼ μαλλον) ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ20. » « Combien plus… », « combien plus… ». Osera-t-on encore appeler logique ce renversement du pour au contre qui fait sauter la grammaire de la comparaison ? « La loi est intervenue pour que se multiplie la faute ; mais où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé21. » La logique de la peine était une logique d’équivalence (le salaire du péché c’est la mort) ; la logique de la grâce est une logique du surplus et de l’excès. Elle n’est pas autre chose que la folie de la Croix.
Les conséquences sont considérables : la représentation d’un jugement qui départagerait les justes et les injustes, par une sorte de méthode de division qui enverrait les uns en enfer, les autres au paradis, n’est-elle pas elle-même dépassée, comme non-dialectique, comme étrangère à cette logique de la surabondance ? Le paradoxe ultime semble être celui d’une double destination imbriquée en chacun : la justification de tous se superpose en quelque sorte à la condamnation de tous, à la faveur d’une sorte de surenchère au cœur de la même histoire. L’économie de la surabondance y est entremêlée au travail de la mort, au milieu de la même « multitude » des hommes. Qui comprendrait le « combien plus » de la justice de Dieu et la « surabondance » de sa grâce en aurait fini avec le mythe de la peine et son apparence logique.
Mais qu’est-ce qu’en avoir fini avec le mythe de la peine ? Est-ce le reléguer au grenier des illusions perdues ? Je voudrais suggérer une solution à toutes nos apories, qui satisferait à la fois à la démythologisation hégélienne et à la logique absurde de Paul : la logique de la peine me paraît subsister à la façon d’un mythe brisé, telle une ruine, au cœur de cette nouvelle logique, qui est en même temps la folie, la folie de la Croix. Le statut du mythe est alors celui du mémorial. Par mémorial, j’entends ce statut paradoxal d’une économie qui ne peut plus être prêchée que comme une époque ruinée. Pour Paul, la peine fait partie d’une économie entière qu’il appelle nomos, loi, et qui a sa logique interne : loi entraîne convoitise, qui appelle transgression, qui implique condamnation et mort. Cette économie entière bascule dans le passé sous la poussée du « mais maintenant » : « Mais maintenant, sans la loi, la justice de Dieu s’est manifestée… »22.
Ainsi le mémorial est un passé dépassé, auquel on ne peut conférer ni le statut de l’illusion, dont on se délivrerait sans retour par un simple mouvement de démythologisation à la disposition de notre pensée, ni comme une loi éternelle de la vérité, qui trouverait dans l’expiation du Juste sa suprême confirmation. La peine est plus qu’une idole à briser et moins qu’une loi à idolâtrer. C’est une économie qui « fait époque » et que la prédication retient dans la mémoire de l’Évangile. Si la colère de Dieu n’avait plus aucun sens pour moi, je ne comprendrais pas non plus ce que signifient pardon et grâce ; mais si la logique de la peine avait un sens propre, si elle se suffisait à elle-même, elle serait à jamais invincible comme loi de l’être ; l’expiation du Christ devrait s’inscrire à l’intérieur de cette logique, dont ce serait la plus grande victoire, comme il arrive dans les théologies de la « satisfaction vicaire » qui restent des théologies de la peine et non du don et de la grâce.
Maintenant, pouvons-nous penser ce mémorial de la peine ? C’est peut-être la dernière aporie que nous ayons ici à assumer ; cette aporie concerne le caractère épochal d’une économie ruinée, qui est un peu plus qu’une représentation humaine ou qu’une illusion à dissoudre, et un peu moins qu’une loi éternelle. Pouvons-nous penser le passage d’une économie à l’autre comme un événement dans le divin, comme un avènement dans le Sacré ? Les philosophes n’ont peut-être pas encore de logique conforme à ce penser ; les poètes, du moins, ont toujours eu un langage pour dire ces époques de l’être. Eschyle interroge dans l’Orestie : « Et maintenant encore, pour la troisième fois, vient de venir à nous – que dois-je dire ? la mort ou le salut ? Où donc s’achèvera, où s’arrêtera, enfin endormi, le courroux de la Vengeresse23 ? » Amos répond à Eschyle : « La colère de Dieu est d’un instant, sa hesed, sa fidélité, de toute la vie. ».
Lire : dikaiosûnê, puis katakrinein, katakrima, logidzesthaï.
Principes de la philosophie du droit, p. 90-99 (Paris, Vrin, 1986, p. 137-146).
Ibid., p. 96 (édition Vrin, p. 144).
Phénoménologie de l’esprit, op. cit, t. I (1939) et t. II (1941), ici t. I, p. 190-200.
Ibid., p. 198.
Les Principes de la philosophie du droit renvoient expressément à la Phénoménologie de l’esprit, à la fin des paragraphes 135 et 140.
Hegel parle une fois du crime, mais pour dire qu’il ne faut pas faire intervenir la psychologie du criminel dans l’imputation du crime : « Dire que le criminel, au moment de son action, doit s’être représenté clairement son caractère injuste et coupable pour qu’on puisse la lui imputer comme crime, c’est poser une exigence qui semble lui sauvegarder le droit de la subjectivité, mais qui dénie en réalité sa nature intelligente immanente » (§ 133). Ainsi la subjectivité ne doit pas être rétrospectivement projetée dans la sphère du droit abstrait. Hegel ajoute : « La sphère où ces circonstances peuvent entrer en considération pour atténuer la peine n’est pas celle du droit, c’est celle de la grâce » (ibid.). N’est-il pas légitime de rapprocher cette remarque de la dialectique du mal et du pardon dans la Phénoménologie de l’esprit ? La seule projection possible de la moralité subjective sur le droit abstrait, ce n’est pas la moralisation de la peine mais le pardon lui-même ; mais, du même coup, nous sortons du droit pur.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
C’est sur la base de cette comparaison que la Philosophie du droit intègre les analyses de la Phénoménologie de l’esprit : « Dans la Phénoménologie de l’esprit, dont tout le chapitre Das Gewissen peut être comparé aussi quant au passage à un degré plus élevé (d’ailleurs autrement défini), j’ai traité une série de questions analogues : jusqu’à quel point cette complaisance en soi n’est pas une idolâtrie isolée de soi ? Peut-elle former aussi quelque chose comme une communauté dont le lien et la substance sont la sécurité réciproque dans la bonne conscience, les bonnes intentions, la joie de la pureté mutuelle, mais surtout la volupté splendide de cette connaissance et de cette expression de soi-même que l’on cultive et que l’on maintient ? Est-ce que les belles âmes (comme on les appelle), la noble subjectivité s’éteignant elle-même dans la vanité de toute objectivité et aussi dans l’irréalité de soi, et encore d’autres manifestations, sont des manières d’être parentes du degré que nous étudions ? » (§ 140 fin).
Lire : dikaiosunê Theou.
Romains 1,16.
Ibid., 6,23.
Ibid., 3,21.
Ibid., 1,28.
Ibid., 5,18-19.
Ibid., 5,2-15.
Lire : pollô mallon.
Épître aux Romains, op. cit., 5,15-17.
Ibid., 5,20-21.
Ibid., 3,21.
Choéphores, 1073-1075.