Culpabilité, éthique et religion


Je m’attacherai principalement ici à déterminer ce qui distingue le discours de l’éthique et le discours de la religion sur la question de la culpabilité.

Mais, avant d’entrer dans ces deux discours successifs, en vue de les distinguer et d’en comprendre le rapport, je propose un accord sur les significations en jeu. On me permettra donc de consacrer une analyse sémantique préalable au terme même de culpabilité.

I. Culpabilité : analyse sémantique

Ma première proposition sera pour prendre ce terme non dans son usage psychologique, psychiatrique ou psychanalytique, mais dans les textes où sa signification s’est constituée et fixée. Ces textes sont ceux de la littérature pénitentielle dans lesquels les communautés de croyants ont exprimé l’aveu du mal ; le langage de ces textes est un langage spécifique qui peut être appelé très généralement « confession des péchés », sans qu’il soit attaché à cette expression une connotation confessionnelle particulière, ni même une signification spécifiquement juive ou chrétienne. Le professeur Pettazzoni de Rome a écrit un ensemble d’ouvrages couvrant le champ entier des religions comparées et qu’il appelait précisément « Confession des péchés ». Mais ce n’est pas en tant que comparatiste que j’aborde à mon tour le problème. C’est dans une phénoménologie de la confession ou de l’aveu que je prends mon point de départ. J’appelle ici phénoménologie la description des significations impliquées dans l’expérience en général, que cette expérience soit celle des choses, des valeurs, des personnes, etc. Une phénoménologie de la confession est donc la description des significations, et des intentions signifiées, présentes dans une certaine activité de langage : la confession. Notre tâche, dans le cadre d’une telle phénoménologie, est de répéter (re-enacting) en nous-mêmes la confession du mal pour en dégager les visées. Le philosophe adopte, par sympathie et en imagination, les motivations et les intentions de la conscience confessante ; il ne « sent pas », il « ressent », sur un mode neutralisé, sur le mode du « comme si », ce qui a été vécu par la conscience confessante.

Mais de quelles expressions faut-il partir ? Non des expressions les plus élaborées, les plus rationalisées de la confession, par exemple du concept ou du quasi-concept de péché originel avec lequel la philosophie s’est souvent mesurée. Ce sont au contraire les expressions les moins élaborées, les plus inarticulées, de la confession du mal que la raison philosophique doit consulter.

Nous ne devons pas être embarrassés par le fait que derrière ces expressions rationalisées, derrière ces spéculations, ce sont des mythes qui s’offrent à nous, c’est-à-dire des récits traditionnels qui racontent des événements survenus à l’origine du temps et qui fournissent un appui de langage à des actions rituelles ; les mythes ne sont plus aujourd’hui pour nous des explications de la réalité ; mais, précisément parce qu’ils ont perdu leur prétention explicative, ils révèlent une signification exploratrice ; ils manifestent une fonction symbolique, c’est-à-dire une manière de dire indirectement le lien entre l’homme et ce qu’il considère comme son Sacré. Aussi paradoxal qu’il puisse paraître, le mythe ainsi démythologisé au contact de la physique, de la cosmologie, de l’histoire scientifique, devient une dimension de la pensée moderne. Il nous renvoie à son tour à une couche d’expressions plus fondamentale que toute narration et que toute spéculation ; ainsi, le récit de la chute dans la Bible tient sa signification d’une expérience du péché enracinée dans la vie de la communauté : c’est l’activité cultuelle et l’appel prophétique à la « justice » et à la « miséricorde » qui fournissent au mythe sa substructure de significations.

C’est donc à cette expérience et à son langage qu’il faut recourir ; ou plutôt à cette expérience dans son langage. Car c’est le langage de la confession qui élève à la lumière du discours une expérience chargée d’émotion, de crainte et d’angoisse. La littérature pénitentielle manifeste une invention linguistique qui jalonne les éruptions existentielles de la conscience de faute.

Interrogeons donc ce langage.

Son trait le plus remarquable, c’est qu’il ne comporte pas d’expressions plus primitives que les expressions symboliques auxquelles renvoie le mythe. Le langage de la confession est symbolique. J’entends ici par symbole un langage qui désigne une chose par voie indirecte, en désignant une autre chose, qu’elle vise directement ; c’est ainsi que je parle symboliquement : de pensées élevées, de sentiments bas, d’idées claires, de la lumière de l’entendement, du royaume des cieux, etc. Le travail de répétition appliqué aux expressions du mal sera donc, pour l’essentiel, l’explicitation, le développement des diverses couches de significations directes et indirectes qui sont confondues dans le même symbole. Je l’ai montré ailleurs1. Le symbolisme le plus archaïque d’où l’on puisse partir est celui du mal conçu comme une souillure, c’est-à-dire comme une tache qui infecte du dehors ; dans des littératures plus évoluées, comme celle des Babyloniens et surtout des Hébreux, le péché est exprimé dans des symbolismes divers, tels que manquer la cible, suivre un chemin tortueux, se rebeller, avoir la nuque raide, être infidèle à la manière de l’adultère, être sourd, être perdu, errer, être vide et creux, inconsistant comme la poussière.

Cette situation linguistique est étonnante : la conscience de soi, si aiguë dans le sentiment du mal, ne dispose pas d’abord d’un langage abstrait, mais d’un langage très concret sur lequel s’exerce un travail spontané d’interprétation.

Le deuxième trait remarquable de ce langage, c’est qu’il se sait symbolique et que, avant toute philosophie et toute théologie, il est sur le chemin de l’explicitation ; comme je l’ai dit ailleurs, le symbole donne à penser ; le mythos est sur le chemin du logos. Cela est vrai même de l’idée archaïque de souillure ; l’idée d’un quelque chose quasi matériel qui infecte du dehors, qui nuit par le moyen de propriétés invisibles, a une richesse symbolique, un potentiel de symbolisation, qui s’atteste par la survivance même de ce symbole sous des formes de plus en plus allégoriques ; on parle encore aujourd’hui, en un sens non médical, de la contamination par l’esprit de lucre, par le racisme, etc. ; nous n’avons pas entièrement abandonné le symbolisme du pur et de l’impur. Et cela, précisément parce que la représentation quasi matérielle de la souillure est déjà symbolique d’autre chose ; dès le début, elle a le pouvoir du symbole. La souillure n’a jamais signifié littéralement une tache, l’impureté n’a jamais été littéralement la saleté ; elle se tient dans le clair-obscur d’une infection quasi physique et d’une indignité quasi morale. On le voit bien dans les rites de purification, qui ne sont jamais tout à fait un simple lavage ; ablution et lustration sont déjà des actions partielles et fictives qui signifient, au plan du corps, une action totale qui s’adresse à la personne considérée comme un tout indivis.

La symbolique du péché, telle qu’on la trouve dans la littérature babylonienne, hébraïque ou chez les tragiques grecs, chez les Orphiques, est assurément plus riche que celle de la souillure dont elle se distingue nettement. À l’image du contact impur, elle oppose celle d’une relation blessée, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et lui-même ; mais cette relation, qui ne sera pensée comme relation que par le philosophe, est signifiée symboliquement par tous les moyens de dramatisation qu’offre l’expérience quotidienne. Aussi bien l’idée de péché ne se réduit-elle pas à l’idée sèche de la rupture d’une relation ; elle y ajoute l’idée d’une puissance qui domine l’homme, gardant ainsi une certaine affinité et continuité avec la symbolique de la souillure ; mais cette puissance est aussi le signe de la vacuité, de la vanité de l’homme, figurée par le souffle, par la poussière. Ainsi le symbolisme du péché est tour à tour le symbole du négatif (rupture, éloignement, absence, vanité) et le symbole du positif (puissance, possession, captivité, aliénation).

C’est sur ce fond symbolique, dans ce réseau d’images et d’interprétations naissantes, qu’il faut replacer le mot culpabilité.

Si l’on veut respecter l’intention propre des mots, l’expression culpabilité ne couvre pas tout le champ sémantique de la « confession ». L’idée de culpabilité représente la forme extrême d’intériorisation que nous avons vue se dessiner en passant de la souillure au péché ; la souillure était encore contagion externe, le péché déjà rupture d’une relation ; mais cette rupture existe même si je ne le sais pas ; le péché est une condition réelle, une situation objective, j’oserais dire une dimension ontologique de l’existence.

La culpabilité, au contraire, a un accent nettement subjectif : son symbolisme est beaucoup plus intérieur ; il dit la conscience d’être accablé par un poids qui écrase ; il dit encore la morsure d’un remords qui ronge du dedans, dans la rumination tout intérieure de la faute ; ces deux métaphores du poids et de la morsure disent bien l’atteinte au niveau de l’existence. Mais le symbolisme le plus significatif de la culpabilité est celui qui se rattache au cycle du tribunal ; le tribunal est une institution de la cité ; transposé métaphoriquement dans le for intérieur il devient ce que nous appelons la « conscience morale » ; la culpabilité est alors une manière de se tenir devant une sorte de tribunal invisible qui mesure l’offense, prononce la condamnation et inflige la punition ; au point extrême d’intériorisation, la conscience morale est un regard qui surveille, juge et condamne ; le sentiment de culpabilité est la conscience d’être inculpé et incriminé par ce tribunal intérieur ; finalement elle se confond avec l’anticipation de la punition ; en bref, la coulpe, en latin culpa, est l’auto-observation, l’auto-accusation et l’auto-condamnation par une conscience dédoublée.

Cette intériorisation de la culpabilité développe deux séries de résultats. D’un côté, la conscience de culpabilité marque un progrès certain par rapport à ce que nous avons décrit comme « péché ». Alors que le péché est encore une réalité collective dans laquelle toute une communauté est impliquée, la culpabilité tend à s’individualiser. En Israël, les prophètes de l’Exil furent les artisans de ce progrès (Ezéchiel 31, 34) ; cette prédication eut une action libérante ; en un temps où le Retour collectif de l’exil, comparable à l’Exode ancien hors d’Égypte, s’avérait impossible, un chemin personnel de conversion s’ouvrait devant chacun. Dans la Grèce ancienne, ce sont les poètes tragiques qui ont assuré le passage du crime héréditaire à la culpabilité du héros individuel, placé seul devant son propre destin. En outre, en s’individualisant, la culpabilité reçoit des degrés ; à l’expérience égalitaire du péché, s’oppose l’expérience graduée de la culpabilité : l’homme est entièrement et radicalement pécheur, mais plus ou moins coupable. Ce sont les progrès du droit pénal lui-même, principalement en Grèce et à Rome, qui se reportent ici sur la conscience morale ; tout le droit pénal est un effort pour limiter et mesurer la peine, en fonction d’une mesure de la faute. L’idée d’une échelle parallèle des crimes et des péchés s’intériorise à son tour à la faveur de la métaphore du tribunal ; la conscience morale devient elle-même une conscience graduée de culpabilité.

Cette individualisation et cette gradualisation de la culpabilité marquent assurément un progrès par rapport au caractère collectif et sans nuance du péché. On ne peut en dire autant d’une autre série de résultats : avec la culpabilité naît en effet une sorte d’exigence qu’on peut appeler le scrupule et dont le caractère ambigu est très attachant ; une conscience scrupuleuse est une conscience délicate, une conscience fine, éprise de perfection croissante ; c’est une conscience soucieuse d’observer tous les commandements, de satisfaire à la loi en toutes choses, sans réserver aucun secteur de l’existence, sans tenir compte des obstacles extérieurs, voire de la persécution du prince, et en donnant autant d’importance aux petites choses qu’aux grandes. Mais, en même temps, le scrupule marque l’entrée de la conscience morale dans sa propre pathologie ; le scrupuleux s’enferme dans un labyrinthe inextricable de commandements ; l’obligation prend un caractère énumératif et cumulatif qui contraste avec la simplicité et la sobriété du commandement d’aimer Dieu et les hommes ; la conscience scrupuleuse ne cesse d’ajouter de nouveaux commandements ; cette atomisation de la loi entraîne une juridisation sans fin de l’action et une ritualisation quasi obsessionnelle de la vie quotidienne ; le scrupuleux n’a jamais fini de satisfaire à tous les commandements et à chacun. En même temps se pervertit la notion même d’obéissance ; l’obéissance au commandement, parce qu’il est commandé, devient plus importante que l’amour du prochain et que l’amour même de Dieu ; cette exactitude dans l’observance est ce que nous appelons le légalisme. Avec lui, nous entrons dans l’enfer de la culpabilité, tel que saint Paul l’a décrit : la loi devient elle-même source de péché ; en donnant la connaissance du mal, elle excite le désir de la transgression, suscite le mouvement sans fin de la condamnation et de la punition. Le commandement, dit saint Paul, « a donné vie au péché » et ainsi « me donne la mort » (Romains 7) ; loi et péché s’engendrent mutuellement en un cercle vicieux qui devient un cercle mortel.

La culpabilité révèle ainsi la malédiction d’une vie sous la loi. À la limite, lorsque s’effacent la confiance et la tendresse qui s’exprimaient encore dans les métaphores conjugales du prophète Osée, la culpabilité annonce une accusation sans accusateur, un tribunal sans juge, un verdict sans auteur. La culpabilité est devenue ce malheur sans retour décrit par Kafka : la condamnation est devenue damnation.

 

Il résulte de cette analyse sémantique que la culpabilité ne couvre pas tout le champ de l’expérience humaine du mal ; l’étude des expressions symboliques a permis de distinguer en elles un moment particulier de cette expérience, et le moment le plus ambigu. D’un côté, ces expressions marquent l’intériorisation de l’expérience du mal et par conséquent la promotion d’un sujet moral responsable, – de l’autre elles marquent le début d’une pathologie spécifique dont le scrupule désigne le point d’inversion.

Le problème est maintenant posé : qu’est-ce que l’éthique et la philosophie de la religion font de cette expérience ambiguë et du langage symbolique dans lequel elle s’exprime ?

II. Dimension éthique

En quel sens le problème du mal est-il un problème éthique ? En un double sens, me semble-t-il. Ou plutôt en vertu d’un double rapport, d’une part avec la question de la liberté, d’autre part avec la question de l’obligation. Mal, liberté, obligation constituent un réseau très complexe que nous allons essayer de démêler et d’ordonner en plusieurs moments de réflexion. Je commencerai et je finirai par la liberté, car c’est le point essentiel.

Dans un premier temps, je dis : affirmer la liberté, c’est prendre sur soi l’origine du mal. Par cette proposition, j’atteste un lien si étroit entre mal et liberté que ces deux termes s’impliquent mutuellement ; le mal a la signification de mal parce qu’il est l’œuvre d’une liberté ; je suis l’auteur du mal. Par là, je répudie comme un alibi l’allégation que le mal existe à la manière d’une substance ou d’une nature, qu’il a le statut des choses observables par un spectateur étranger ; cette allégation que j’écarte polémiquement n’est pas seulement à trouver dans des métaphysiques fantastiques comme celles que saint Augustin combattit – manichéisme et ontologies de toute sorte du mal-être – : elle se donne une apparence positive, voire scientifique, sous la forme du déterminisme psychologique ou sociologique ; prendre sur soi l’origine du mal, c’est écarter comme une faiblesse l’allégation que le mal est quelque chose, qu’il est l’effet dans le monde des choses observables, que ce soient des réalités physiques, psychiques ou sociales. Je dis : c’est moi qui ai fait… Ego sum qui feci. Il n’y a pas de mal-être. Il n’y a que le mal-faire-par-moi. Prendre sur soi le mal est un acte de langage assimilable au performatif, en ce sens que c’est un langage qui fait quelque chose ; il m’impute l’acte.

Je disais que le rapport est réciproque. En effet, si la liberté qualifie le mal comme « faire », le mal est le révélateur de la liberté. Par là, je veux dire : le mal est une occasion privilégiée de prendre conscience de la liberté. Qu’est-ce en effet que m’imputer à moi-même mes actes ? C’est d’abord, pour l’avenir, en assumer les conséquences ; c’est poser : celui qui a fait est aussi le même que celui qui portera le tort, qui réparera le dommage, qui supportera le blâme ; en d’autres termes, je m’offre comme porteur de la sanction, j’accepte d’entrer dans la dialectique de la louange et du blâme. Mais en me portant au-devant des conséquences de mon acte, je me reporte en arrière de mon acte, comme celui qui non seulement a fait, mais aurait pu faire autrement. Cette conviction d’avoir fait librement n’est pas une constatation ; c’est encore un performatif ; je déclare après coup être celui qui a pu autrement ; cet après coup est le choc en retour du prendre sur soi les conséquences : qui prend sur soi les conséquences se déclare libre et discerne cette liberté déjà à l’œuvre dans l’acte incriminé ; je puis dire alors que je l’ai commis. Ce mouvement d’avant en arrière de la responsabilité est essentiel : il constitue l’identité du sujet moral à travers passé, pensé, futur ; celui qui portera le tort est le même que celui qui maintenant prend sur soi l’acte et que celui qui a fait. Je pose l’identité de celui qui se porte volontairement au-devant des conséquences et de celui qui a agi ; et les deux dimensions, future et passée, se nouent dans le présent ; le futur de la sanction et le passé de l’acte commis se relient dans le présent de l’aveu.

 

Tel est le premier moment de réflexion dans l’expérience du mal : la constitution réciproque de la signification libre et de la signification mal dans un performatif spécifique : l’aveu. Le second moment de réflexion concerne le lien entre le mal et l’obligation.

Je ne veux pas du tout discuter ici la signification d’expressions telles que « Tu dois », ni de leur rapport avec les prédicats « bon » et « mauvais ». Ce problème est bien connu de la philosophie anglaise. Je m’en tiendrai à la contribution qu’une réflexion sur le mal peut apporter à ce problème.

Partons de l’expression et de l’expérience : « j’aurais pu faire autrement ». C’est, nous l’avons vu, une implication de l’acte par lequel je m’impute la responsabilité d’une action passée. Or la conscience d’avoir pu faire autrement est très étroitement liée à celle d’avoir faire autrement : c’est parce que je me reconnais des devoirs que je me reconnais des pouvoirs ; un être obligé est un être qui présume qu’il peut ce qu’il doit ; on sait l’usage que Kant a fait de cette affirmation : tu dois, donc tu peux. Ce n’est certainement pas un argument, au sens que je déduirais le pouvoir du devoir. Je dirais plutôt que le devoir sert ici de détecteur ; si je me sens, ou me crois, ou me sais obligé, c’est que je suis un être qui peut agir non seulement sous l’impulsion ou la contrainte du désir et de la crainte, mais sous la condition d’une loi que je me représente. En ce sens, Kant a raison : agir selon la représentation d’une loi est autre chose qu’agir selon des lois. Et ce pouvoir d’agir selon la représentation d’une loi est la volonté.

Or cette découverte va loin : car avec le pouvoir de suivre la loi (ou ce que je considère comme étant la loi pour moi), je découvre aussi le pouvoir terrible d’agir contre. En effet, l’expérience du remords, qui est l’expérience du rapport de la liberté à l’obligation, est une expérience double : d’une part, je me reconnais un devoir, donc un pouvoir correspondant à ce devoir, mais d’autre part, j’avoue avoir agi contre la loi qui continue de m’apparaître obligatoire. Cette expérience est communément nommée une transgression. La liberté est le pouvoir d’agir selon la représentation d’une loi et de passer outre à l’obligation. Voici ce que j’aurais dû, et donc que j’aurais pu, et voilà ce que j’ai fait. L’imputation de l’acte est ainsi qualifiée moralement par son rapport au devoir et au pouvoir.

Du même coup une nouvelle détermination du mal et une nouvelle détermination de la liberté apparaissent ensemble, s’ajoutant aux formes de réciprocité décrites plus haut ; et la nouvelle détermination du mal peut s’exprimer en termes kantiens : c’est le renversement du rapport entre le mobile et la loi à l’intérieur de la maxime de mon action. Cette définition se comprend ainsi : si j’appelle maxime l’énoncé pratique de ce que je projette de faire, le mal n’est rien en soi, ni dans la nature, ni dans la conscience, qu’un certain rapport renversé ; un rapport, non une chose ; et un rapport renversé, eu égard à un ordre de préférence et de subordination indiqué par l’obligation. Par là même, nous avons achevé de « déréaliser » le mal : non seulement le mal n’est que par l’acte de le prendre sur soi, de l’assumer, de le revendiquer, mais ce qui le caractérise au point de vue moral est l’ordre dans lequel un agent dispose ses maximes ; c’est une préférence qui ne devrait pas être : ce que nous appelions un rapport renversé.

Une nouvelle détermination de la liberté apparaît en même temps : j’ai parlé du pouvoir terrible d’agir contre. C’est en effet dans l’aveu du mal que je découvre le pouvoir de subversion de la volonté ; appelons-le l’arbitraire, pour traduire le Willkür allemand, qui est à la fois le libre-arbitre, c’est-à-dire le pouvoir des contraires, celui que nous avons aperçu dans la conscience d’avoir pu autrement, et le pouvoir de ne pas suivre une obligation qu’en même temps je reconnais comme juste.

 

Avons-nous épuisé la signification du mal pour l’éthique ? Je ne le pense pas. Dans l’Essai sur le mal radical qui ouvre La Religion dans les limites de la simple raison, Kant pose le problème d’une origine commune à toutes les maximes mauvaises. On n’a pas, en effet, été bien loin dans la réflexion sur le mal tant que l’on considère séparément une intention mauvaise, puis une autre, puis encore une autre : « Il faudrait, dit Kant, conclure de plusieurs, même d’une seule mauvaise action consciente, a priori à une mauvaise maxime comme fondement ; et de cette maxime à un fondement général inhérent au sujet de toutes les maximes moralement mauvaises, fondement qui serait maxime à son tour, afin de pouvoir qualifier un homme de méchant2. »

Ce mouvement d’approfondissement qui va des maximes mauvaises à leur fondement mauvais est la transposition philosophique du mouvement des péchés au péché (au singulier), dont nous avons parlé dans la première partie, au plan des expressions symboliques, en particulier du mythe ; le mythe d’Adam signifie entre autres choses que tous les péchés se rattachent à une unique racine, qui est en quelque sorte antérieure à chacune des expressions particulières du mal ; et le mythe a pu être raconté parce que la communauté confessante s’est élevée à l’aveu d’un mal englobant tous les hommes ; c’est parce que la communauté fait l’aveu d’une culpabilité fondamentale que le mythe présente, comme un événement arrivé une seule fois, le surgissement unique du mal. La doctrine kantienne du mal radical veut être la reprise philosophique de cette expérience et de ce mythe.

Qu’est-ce qui qualifie cette reprise comme philosophique ? Essentiellement le traitement du mal radical comme fondement des multiples maximes mauvaises. C’est donc sur cette notion de fondement que doit porter l’effort critique.

Or que peut signifier ici un fondement des maximes mauvaises ? On peut bien l’appeler une condition a priori, pour souligner que ce n’est pas un fait que l’on puisse constater, ni une origine temporelle que l’on puisse retracer. Ce n’est pas un fait empirique mais une disposition première de la liberté qu’il faut supposer pour que s’offre à l’expérience le spectacle universel de la méchanceté humaine ; ce n’est pas non plus une origine temporelle, sous peine de retomber à la causalité naturelle. Le mal cesserait d’être le mal s’il cessait d’être « une manière d’être de la liberté qui lui vient de la liberté ». Le mal n’a donc pas d’origine au sens de cause antécédente : « Toute mauvaise action, quand on en recherche l’origine rationnelle, doit être considérée comme si l’homme y était arrivé directement de l’état d’innocence3. » Tout est dans ce « comme si », qui est l’équivalent philosophique du mythe de la chute ; c’est le mythe rationnel du surgissement, du passage instantané de l’innocence au péché ; comme Adam (plutôt que en Adam) nous commençons le mal.

Mais qu’est-ce que ce surgissement unique qui contient en lui toutes les maximes mauvaises ? Il faut bien l’avouer, nous n’avons plus de concept pour penser une volonté mauvaise.

Car ce surgissement n’est plus du tout un acte de ma volonté arbitraire que je puisse faire ou ne pas faire ; l’énigme de ce fondement, c’est que la réflexion le découvre comme un fait : la liberté a dès toujours mal choisi. Ce mal est déjà là. C’est en ce sens qu’il est radical, c’est-à-dire antérieur, quoique d’une façon non temporelle, à chaque intention mauvaise, à chaque action mauvaise.

Mais cet échec de la réflexion n’est pas vain ; il achève de donner un caractère propre à une philosophie des limites et à la distinguer d’une philosophie du système comme celle de Hegel.

La limite est double : limite de mon savoir, limite de mon pouvoir. D’un côté, je ne sais pas l’origine de ma liberté mauvaise ; ce non-savoir de l’origine est essentiel à l’acte même de l’aveu que je fais de ma liberté radicalement mauvaise ; le non-savoir fait partie du performatif de l’aveu, ou, en un autre langage, de la reconnaissance et de l’appropriation de moi-même. D’un autre côté, je découvre le non-pouvoir de ma liberté. Étrange non-pouvoir, puisque j’avoue être responsable de ne pas pouvoir. Ce non-pouvoir est tout le contraire de l’allégation d’une contrainte étrangère. J’avoue que ma liberté s’est déjà rendue non-libre. Cet aveu est le plus grand paradoxe de l’éthique. Il semble contredire notre point de départ : nous avons commencé en disant : le mal c’est ce que j’aurais pu ne pas faire ; et cela reste vrai ; mais en même temps j’avoue : le mal est cette captivité antérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire le mal. Cette contradiction est intérieure à la liberté, elle marque le non-pouvoir du pouvoir, la non-liberté de la liberté.

Est-ce une leçon de désespoir ? Non point : cet aveu est, au contraire, l’accès au point où tout peut recommencer. Le retour à l’origine est le retour à ce lieu où la liberté se découvre comme étant à délivrer, bref au lieu où elle peut espérer être délivrée.

III. Dimension religieuse

Je viens d’essayer, avec le secours de la philosophie de Kant, de caractériser le problème du mal comme problème éthique. C’est le double rapport du mal à l’obligation et à la liberté qui m’a paru le caractériser comme tel.

Si maintenant je demande ce qu’est le discours proprement religieux sur le mal, je n’hésite pas un instant et je réponds : c’est le discours de l’espérance. Cette thèse demande une explication. Laissant pour le moment la question du mal, à laquelle je reviendrai plus loin, je veux justifier la place centrale de l’espérance dans la théologie4. Celle-ci en a rarement fait son concept central. Et pourtant la prédication de Jésus a porté essentiellement sur le Royaume de Dieu ; le Royaume est proche, le Royaume s’est approché de vous ; le Royaume est parmi vous. Si la prédication de Jésus et de l’Église primitive procède ainsi du foyer eschatologique, il faut repenser toute la théologie à partir de l’eschatologie. Le Dieu qui vient est un nom, le Dieu qui se montre est une idole. Le Dieu de la promesse ouvre une histoire, le Dieu des épiphanies naturelles anime une nature.

Qu’en résulte-t-il pour la liberté et pour le mal que la conscience éthique a saisis dans leur unité ? Je commence par la liberté, pour une raison qui apparaîtra dans un instant. Il me semble que la religion se distingue de la morale en ce qu’elle demande de penser la liberté elle-même sous le signe de l’espérance.

En termes proprement évangéliques, je dirai : penser la liberté selon l’espérance, c’est replacer mon existence dans le mouvement que l’on peut appeler avec Jürgen Moltmann le futur de la résurrection du Christ. Cette formule « kérygmatique » peut être traduite de plusieurs manières en langage moderne5. On peut d’abord appeler, avec Kierkegaard, la liberté selon l’espérance, la passion pour le possible ; cette formule souligne, à l’encontre de la sagesse du présent et de toute résignation à la nécessité, la marque de la promesse sur la liberté ; la liberté confiée au Dieu qui vient est prête pour le radicalement nouveau ; elle est l’imagination créatrice du possible.

Mais, plus profondément encore, la liberté selon l’espérance est une liberté qui se pose en dépit de la mort, et se veut, en dépit de tous les signes de la mort, démenti de la mort.

À son tour la catégorie du « en dépit de… » est la contrepartie ou l’envers d’un élan de vie, d’une perspective de croissance qui vient s’exprimer dans le fameux combien plus de saint Paul. Cette catégorie plus fondamentale que le « en dépit de… » exprime ce qu’on peut appeler la logique de la surabondance, qui est la logique de l’espérance.

Cette logique du surplus et de l’excès est à déchiffrer dans la vie quotidienne, dans le travail et dans le loisir, dans la politique et dans l’histoire universelle. Le « en dépit de… » qui nous tient prêts pour le démenti, est seulement l’envers, la face d’ombre de ce joyeux « combien plus » par lequel la liberté se sent, se sait et se veut appartenir à cette économie de la surabondance.

Cette notion d’une économie de la surabondance nous permet de revenir au problème du mal. C’est à partir d’elle et en elle que peut être tenu un discours religieux ou théologique sur le mal. L’éthique a tout dit sur le mal en le nommant : 1) une œuvre de liberté, 2) une subversion du rapport de la maxime à la loi, 3) une disposition insondable de la liberté qui la rend indisponible à elle-même.

La religion tient un autre discours sur le mal. Et ce discours se tient tout entier à l’intérieur du périmètre de la promesse et sous le signe de l’espérance. Ce discours place d’abord le mal devant Dieu. Contre toi, contre toi seul j’ai péché, j’ai mal fait à tes yeux. L’invocation qui transforme l’aveu moral en confession du péché paraît, au premier abord, une aggravation dans la conscience du mal. C’est là une illusion, l’illusion moralisante de la chrétienté ; replacé devant Dieu, le mal est remis dans le mouvement de la promesse ; l’invocation est déjà le commencement de la restauration d’un lien, l’amorce d’une recréation. La « passion du possible » s’est déjà emparée de l’aveu du mal ; le repentir, essentiellement tourné vers l’avenir, s’est déjà scindé du remords qui est une réminiscence du passé.

Ensuite, le discours religieux change profondément le contenu même de la conscience du mal. Le mal dans la conscience morale est essentiellement transgression, c’est-à-dire subversion d’une loi ; c’est ainsi que la plupart des hommes pieux continuent de considérer le péché. Et pourtant, replacé devant Dieu, le mal est qualitativement changé ; il consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie ; la volonté de vivre selon la loi est alors aussi une expression du mal et même la plus funeste, parce que la plus dissimulée ; pire que l’injustice est la propre justice ; la conscience éthique ne le sait pas ; la conscience religieuse le sait. Et cette seconde découverte peut, elle aussi, être exprimée en termes de promesse et d’espérance.

La volonté, en effet, n’est pas seulement constituée, comme nous avons feint de le croire dans le cadre de l’analyse éthique, par le rapport de l’arbitraire et de la loi (en termes kantiens, par le rapport entre le Willkür ou volonté arbitraire et le Wille ou détermination par la loi de raison). La volonté est plus fondamentalement constituée par un désir d’accomplissement ou d’achèvement. Je l’ai rappelé ailleurs6 : Kant lui-même, dans la Dialectique de la Critique de la raison pratique, a reconnu cette visée de totalisation ; c’est elle précisément qui engendre la Dialectique, comme le rapport à la loi fondait l’Analytique. Or cette visée de totalisation, selon Kant, exige la réconciliation des deux moments que le rigorisme a séparés : la vertu, c’est-à-dire l’obéissance au pur devoir, et le bonheur, c’est-à-dire la satisfaction du désir. Cette réconciliation est l’équivalent kantien de l’espérance.

Ce rebondissement de la philosophie de la volonté marque aussi le rebondissement de la philosophie du mal. Si la visée de totalisation est ainsi l’âme de la volonté, on n’a pas encore atteint le fond du problème du mal tant qu’on l’a contenu dans les bornes d’une réflexion sur les rapports de l’arbitraire et de la loi. Le mal véritable, le mal du mal, se montre avec les fausses synthèses, c’est-à-dire avec les falsifications contemporaines des grandes entreprises de totalisation de l’expérience culturelle, dans les institutions politiques et ecclésiastiques. Alors le mal montre son vrai visage ; le mal du mal est le mensonge des synthèses prématurées, des totalisations violentes.

Or cet approfondissement du mal est encore une conquête de l’espérance : c’est parce que l’homme est visée de totalité, volonté d’accomplissement total, qu’il se jette dans des totalitarismes qui constituent proprement la pathologie de l’espérance ; les démons, dit le proverbe antique, ne fréquentent que les parvis des dieux. Mais, du même coup, nous pressentons que le mal lui-même fait partie de l’économie de la surabondance. Paraphrasant saint Paul, j’ose dire : là où le mal « abonde », l’espérance « surabonde ». Il faut donc avoir le courage d’incorporer le mal à l’épopée de l’espérance ; d’une manière que nous ne savons pas, le mal lui-même coopère à l’avance du Royaume de Dieu. Cela, c’est le regard de la foi sur le mal.

Ce regard n’est pas celui du moraliste ; le moraliste oppose le prédicat mal au prédicat bien ; il condamne le mal ; il l’impute à la liberté ; et finalement s’arrête à la limite de l’inscrutable ; car nous ne savons pas d’où a pu venir que la liberté se soit rendue serve. La foi ne regarde pas dans cette direction ; le commencement du mal n’est pas son problème, mais la fin du mal ; et cette fin, elle l’incorpore, avec ses prophètes, à l’économie de la promesse, avec Jésus, à la prédication du Dieu qui vient, avec saint Paul, à la loi de la surabondance. C’est pourquoi le regard de la foi sur les événements et sur les hommes est essentiellement bienveillant. La foi donne finalement raison à l’homme de l’Aufklärung pour qui, dans le grand roman de la culture, le mal fait partie de l’éducation du genre humain, plutôt qu’au puritain ; car celui-ci n’arrive jamais à franchir le pas de la condamnation à la miséricorde ; enfermé dans la dimension éthique, il n’entre jamais dans le point de vue du Royaume qui vient.


1.

Cf. ci-dessus, p. 389-398.

2.

La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 38-39 (éd. Vrin, op. cit., p. 66).

3.

Ibid., p. 62 (trad. Gibelin, p. 83).

4.

Cf. « La liberté selon l’espérance », ci-dessus, p. 529. On y expose les bases exégétiques, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, de l’interprétation eschatologique de la théologie biblique.

5.

Cf. « La liberté selon l’espérance », ci-dessus, p. 536, sur la « passion du possible », le « en dépit de… » et le « combien plus ».

6.

Cf. « La liberté selon l’espérance », ci-dessus, p. 529.