Religion, athéisme, foi


Introduction

Ce thème me contraint à relever un défi radical et à dire jusqu’où je suis capable d’assumer pour ma propre pensée la critique de la religion issue d’un athéisme tel que celui de Nietzsche et de Freud, et jusqu’à quel point je me considère comme chrétien au-delà de cette mise à l’épreuve. Si le titre « Signification religieuse de l’athéisme » n’est pas vain, il implique que l’athéisme n’épuise pas sa signification dans la négation et la destruction de la religion, mais qu’il libère l’horizon pour quelque chose d’autre, pour une foi susceptible d’être appelée, au prix de précisions ultérieures, une foi post-religieuse, une foi pour un âge post-religieux. Telle est l’hypothèse que je me propose de mettre à l’épreuve et éventuellement de défendre.

Le titre plus personnel que je propose exprime assez bien ma propre intention : « Religion, athéisme et foi » Le mot « athéisme » a été placé en position intermédiaire, à la fois comme une coupure et comme un lien entre la religion et la foi ; il regarde en arrière vers ce qu’il nie, et en avant vers ce qu’il ouvre. Je n’ignore pas les difficultés de cette entreprise ; elle est à la fois trop facile et trop difficile. Trop facile, si l’on tient la distinction entre religion et foi pour acquise, ou si l’on se permet d’utiliser l’athéisme comme un instrument indiscret d’apologétique pour « sauver la foi » ; ou pire, si on en use comme d’un procédé habile et hypocrite destiné à reprendre d’une main ce qu’il a fallu céder de l’autre : cette opposition elle-même doit être élaborée de manière responsable ; ce n’est pas un donné : c’est une tâche difficile offerte à la pensée. Je préfère courir le risque inverse, celui de manquer le but en ouvrant un chemin qui se perd en route. En un sens c’est ce qui arrivera dans ces deux études qui commencent quelque chose mais n’achèvent rien, qui pointent vers quelque chose mais ne montrent point et à plus forte raison ne donnent point ce qu’elles désignent de loin et en ce sens, l’entreprise est trop difficile. Mais je pense que telle est la position inéluctable du philosophe lorsqu’il est confronté, en tant que tel, à la dialectique entre religion, athéisme et foi. Il n’est pas un prédicateur ; il peut écouter la prédication, comme il m’arrive de le faire ; mais, en tant que penseur professionnel et responsable, il reste un débutant ; son discours demeure un discours préparatoire. Peut-être ne faut-il pas le regretter. Ce temps de confusion, où la mort de la religion cache peut-être le véritable enjeu, est aussi le temps de préparations longues, lentes et indirectes.

N’étant pas capable de couvrir tout le champ des questions suggérées, j’ai choisi deux thèmes, celui de l’accusation et celui de la consolation. Je les ai choisis parce qu’ils représentent les deux pièces maîtresses de la religion : le tabou et le refuge ; et ces deux significations fondamentales déterminent les deux pôles du sentiment religieux, du moins dans sa forme la plus naïve et la plus archaïque : la crainte de punition et le désir de protection. En outre, c’est la même figure du dieu qui menace et qui réconforte. Je prends donc la religion comme une structure archaïque de la vie qui doit toujours être surmontée par la foi et qui repose sur la crainte de la punition et le désir de la protection. Accusation et protection sont, pour ainsi dire, « les points pourris de la religion », au sens où Karl Marx appelait la religion elle-même le point pourri de la philosophie. C’est ici que l’athéisme trouve sa raison d’être et, peut-être, révèle sa double signification, comme destruction et comme libération. C’est ici aussi que l’athéisme fraie la voie à une foi qui serait située au-delà de l’accusation et de la protection. Telle est la sorte de dialectique que je voudrais explorer dans ces deux études. La première portera sur l’accusation, la seconde sur la consolation.

I. De l’accusation

I. La sorte d’athéisme que j’ai en vue est celle de Nietzsche et de Freud. Pourquoi ce choix ? Il ne suffit pas de dire qu’ils sont les représentants les plus éclatants de la critique de la religion en tant qu’interdiction, accusation, punition, condamnation. La question est plutôt de savoir pourquoi ils ont pu attaquer la religion sur ce terrain : parce qu’ils ont créé une sorte d’herméneutique tout à fait différente de la critique de la religion enracinée dans la tradition de l’empirisme britannique ou du positivisme français. Le problème n’est pas celui des soi-disant preuves de l’existence de Dieu. Ils ne mettent pas non plus en question le concept de Dieu comme dénué de signification. Ils ont créé une nouvelle sorte de critique, une critique des représentations culturelles considérées comme des symptômes déguisés du désir et de la crainte.

Pour eux, la dimension culturelle de l’existence humaine à laquelle appartiennent éthique et religion a une signification cachée, qui requiert un mode spécifique de déchiffrage, de levée des masques. La religion a une signification inconnue du croyant, en raison d’une dissimulation spécifique qui soustrait son origine réelle à l’investigation de la conscience. C’est pourquoi elle requiert une technique de l’interprétation adaptée à son mode de dissimulation, c’est-à-dire une interprétation de l’illusion comme distincte de la simple erreur, au sens épistémologique du mot, ou du mensonge, au sens moral ordinaire. L’illusion est elle-même une fonction culturelle, qui présuppose que les significations publiques de notre conscience masquent les significations réelles auxquelles seul le regard méfiant de la critique, le regard du soupçon, peut accéder.

Nietzsche et Freud, d’une manière parallèle, ont développé une sorte d’herméneutique réductrice qui est en même temps une sorte de philologie et une sorte de généalogie. C’est une philologie, une exégèse, une interprétation dans la mesure où le texte de notre conscience peut être comparé à un palimpseste sous la surface duquel un autre texte est écrit. Déchiffrer ce texte est la tâche de cette exégèse spéciale. Mais cette herméneutique est en même temps une généalogie, parce que la distorsion du texte procède d’un conflit de forces, de pulsions et de contre-pulsions, dont l’origine doit être désoccultée. Évidemment, ce n’est pas une généalogie au sens chronologique du mot ; même quand elle recourt à des stades historiques, cette genèse ne ramène pas à une origine temporelle, mais plutôt à un foyer virtuel ou mieux à une place vide, d’où les valeurs de l’éthique et de la religion procèdent. Découvrir cette place comme vide, telle est la tâche de la généalogie.

Le fait que Nietzsche appelle cette origine réelle volonté de puissance, que Freud l’appelle libido, n’est pas essentiel au présent argument ; au contraire : en dépit de leurs différences d’arrière-plan, de préoccupation, voire d’intention, leurs analyses respectives de la religion, en tant que source de l’interdiction, se renforcent mutuellement. On peut même dire que nous les comprenons mieux chacune pour soi quand nous les prenons ensemble.

Nietzsche, d’un côté, montre dans le soi-disant idéal un « lieu » extérieur et supérieur à la volonté mondaine. C’est à partir de ce dehors ou de cet en haut illusoire, que l’interdiction et la condamnation descendent. Mais ce « lieu » n’est « rien ». Il procède de la faiblesse de la volonté esclave qui se projette elle-même aux cieux. Révéler cette origine idéale comme rien est la tâche de la méthode philologique et généalogique. Le Dieu de l’interdiction est ce lieu idéal qui n’est pas et d’où l’interdiction s’écoule. Cette place néante est ce que la métaphysique traditionnelle a décrit comme l’intelligible, comme le bien absolu, comme l’origine transcendante et invisible des valeurs ; mais, parce que cette place est vide en tant qu’idéal, la destruction de la métaphysique doit prendre à notre époque la forme du nihilisme. Ce n’est pas Nietzsche qui invente le nihilisme, ni le nihilisme qui invente le néant ; le nihilisme est le procès historique dont Nietzsche est le témoin, et le nihilisme en lui-même est seulement la manifestation historique du néant qui appartient à l’origine illusoire. C’est pourquoi ce n’est pas du nihilisme que le néant émerge, encore moins de Nietzsche que le nihilisme procède. Le nihilisme est l’âme de la métaphysique, dans la mesure où la métaphysique pose un idéal et une origine surnaturelle qui n’expriment rien d’autre que le mépris de la vie, la calomnie de la terre, la haine pour la vigueur des instincts, le ressentiment des faibles à l’égard des forts. Le christianisme est visé par cette herméneutique réductrice dans la mesure où il se borne à être « un platonisme pour le peuple », une variété de surnaturalisme en éthique. Finalement, la fameuse Umwertung, la « transvaluation », le renversement des valeurs, est seulement le renversement d’un renversement, la restauration de l’origine des valeurs qui est la volonté de puissance.

Cette critique bien connue de la religion, que l’on peut lire dans Par delà le bien et le mal et dans la Généalogie de la morale, est une bonne introduction à ce que Freud a appelé le Surmoi. Le Surmoi est aussi une construction idéale d’où procèdent interdiction et condamnation. La psychanalyse est ainsi à sa propre façon une exégèse, qui nous permet de lire le drame œdipien derrière le texte officiel de la conscience morale, et une généalogie qui rattache les énergies investies dans le refoulement aux forces empruntées au Ça, c’est-à-dire à la profondeur de la vie. De cette manière, le Surmoi, élevé au-dessus du Moi, devient un tribunal, une « instance » qui épie, juge et condamne. Le Surmoi est dépouillé de son apparence d’absolu ; il s’avère être une institution dérivée et acquise. Certes, il y a quelque chose dans Freud qui n’est pas dans Nietzsche : la réduction de la conscience éthique au Surmoi procède de la convergence entre, d’une part, l’expérience clinique appliquée à la névrose obsessionnelle, à la mélancolie et au masochisme moral, et, d’autre part, une sociologie de la culture. C’est ainsi que Freud a pu élaborer ce que nous pourrions appeler une pathologie du devoir ou de la conscience. En outre, la genèse de la névrose lui a fourni une clé pour interpréter en termes génétiques les phénomènes de totem et de tabou reçus de l’ethnologie. Ces phénomènes, dans lesquels Freud a cru voir l’origine de notre conscience éthique et religieuse, apparaissent comme le résultat d’un processus de substitution, qui renvoie à la figure cachée du père, héritée du complexe d’Œdipe ; à son tour, l’Œdipe individuel a servi de modèle pour une sorte d’Œdipe collectif appartenant à l’archéologie de l’humanité. L’institution de la loi est ainsi rattachée à un drame primitif, le fameux meurtre du père. Mais il est difficile de dire si c’est là seulement le mythe de la psychanalyse, le « mythe freudien », ou si Freud a réellement atteint l’origine radicale des dieux. Quoi qu’il en soit, même si nous n’avons ici que la mythologie personnelle de Freud, elle exprime une intuition très proche de celle de Nietzsche dans la Généalogie de la morale, à savoir que le bien et le mal sont engendrés par projection dans une situation de faiblesse et de dépendance. Mais Freud a quelque chose de propre à dire ; l’Umwertung, la transvaluation que nous avons appelée le renversement d’un renversement, ne doit pas seulement passer par l’angoisse d’une épreuve de culture, que Nietzsche appelait nihilisme, mais encore à travers une renonciation personnelle, que Freud a appelée dans son Léonard « la renonciation au père » ; laquelle peut être comparée au processus du deuil, ou mieux au travail de deuil, dont il est parlé ailleurs. Nihilisme et deuil sont de cette façon les deux voies parallèles sur lesquelles l’origine des valeurs est rappelée à elle-même, c’est-à-dire à la volonté de puissance, à l’Erôs dans son éternel conflit avec Thanatos.

Si maintenant nous nous interrogeons sur la signification théologique de cet athéisme, il nous faut d’abord dire quelle sorte d’athéisme est ainsi posé. Tout le monde connaît le mot fameux de l’insensé dans Le Gai Savoir : « Dieu est mort » ; mais la question est de savoir d’abord quel dieu est mort ; ensuite qui l’a tué, s’il est vrai que cette mort est un meurtre ; et enfin quelle sorte d’autorité appartient à la parole qui proclame cette mort. Ces trois questions qualifient l’athéisme de Nietzsche et de Freud en opposition à celui de l’empirisme anglais ou du positivisme français, qui ne sont ni exégétiques ni généalogiques au sens que nous avons dit.

Quel dieu est mort ? Nous pouvons maintenant répondre : le dieu de la métaphysique et aussi celui de la théologie, dans la mesure où la théologie repose sur la métaphysique de la cause première, de l’être nécessaire, du premier moteur, conçu comme l’origine des valeurs et comme le bien absolu ; disons que c’est le dieu de l’ontothéologie, pour employer le mot forgé par Heidegger, après Kant.

Cette ontothéologie a trouvé dans la philosophie kantienne son expression philosophique la plus haute, du moins en ce qui concerne la philosophie éthique. Comme on sait, Kant relie très étroitement la religion à l’éthique : considérer les commandements de la conscience comme commandements de Dieu, c’est là la première fonction de la religion. Certes, la religion a d’autres fonctions, selon Kant, en relation au problème du mal, à la réalisation de la liberté, à la totalisation de la volonté et de la nature dans un monde éthique. Mais, à la faveur du lien initial entre Dieu, conçu comme législateur suprême, et la loi de la raison, Kant appartient encore à l’âge de la métaphysique et reste fidèle à sa dichotomie fondamentale entre un monde intelligible et un monde sensible.

La fonction de la critique nietzschéenne et freudienne est de soumettre le principe d’obligation, sur lequel est greffé le dieu éthique de la philosophie kantienne, à une analyse régressive qui dépouille ce principe de son caractère a priori. L’herméneutique réductive fraie la voie à une généalogie du soi-disant a priori. En même temps, ce qui semblait être un réquisit, à savoir le principe formel d’obligation, apparaît comme le résultat d’un processus caché, lequel renvoie à un acte d’accusation enraciné dans la volonté. L’accusation concrète apparaît alors comme la vérité de l’obligation formelle. L’accusation ne peut pas être atteinte par la sorte de philosophie réflexive qui sépare l’a priori de l’empirique ; seule une procédure herméneutique est capable de découvrir l’accusation à la racine de l’obligation. En substituant une méthode philologique et généalogique à une simple méthode abstractive, telle que l’analyse catégoriale de Kant, l’herméneutique réductive découvre derrière la raison pratique une fonction des instincts, l’expression de la crainte et du désir ; derrière la soi-disant autonomie de la volonté, se dissimule le ressentiment d’une volonté particulière, la volonté des faibles. Grâce à cette exégèse et à cette généalogie, le dieu moral – pour parler comme Nietzsche – se révèle être le dieu de l’accusation et de la condamnation. Tel est le dieu qui a échoué.

Nous sommes ainsi conduits à la seconde question : Qui est le meurtrier ? Ce n’est pas l’athée, mais le néant spécifique qui habite au cœur de l’idéal, le manque d’absoluité du Surmoi. Le meurtre du dieu moral n’est rien d’autre que ce que Nietzsche a décrit comme un procès culturel, le procès du nihilisme, ou ce que nous pouvons exprimer avec Freud, en termes plus psychologiques, comme le travail du deuil appliqué à l’image du père.

Mais lorsque nous nous tournons vers la troisième question : Quelle sorte de crédit détient la parole qui proclame cette mort du dieu moral ? tout, soudain, redevient problématique. Nous croyons savoir quel dieu est mort ; nous avons dit : le dieu moral ; nous croyons savoir la cause de cette mort ; l’autodestruction de la métaphysique par le moyen du nihilisme. Mais tout redevient douteux dès que nous demandons : Qui dit cela ? Le fou ? Zarathoustra ? Le fou en tant que Zarathoustra ? Peut-être. Du moins pouvons-nous dire en termes négatifs : ce n’est pas là une manière démonstrative de penser. « L’homme au marteau » a seulement l’autorité du message qu’il proclame : la souveraineté de la volonté de puissance. Rien ne le prouve, sinon la sorte nouvelle de vie que cette parole est capable d’ouvrir, sinon le oui donné à Dionysos, sinon l’amour du destin, l’acquiescement au « retour éternel du même ». Or cette philosophie positive de Nietzsche, qui seule pourrait donner une autorité à son herméneutique négative, reste enfouie sous les ruines que Nietzsche a accumulées autour de lui. Personne peut-être n’est capable de vivre au niveau de Zarathoustra ; Nietzsche lui-même, l’homme au marteau, n’est pas le surhomme qu’il annonce ; son agression contre le christianisme reste prise dans le ressentiment ; le rebelle n’est pas et ne peut pas être au niveau du prophète ; son œuvre principale reste une accusation de l’accusation et demeure en deçà de la pure affirmation de la vie.

C’est pourquoi je pense que rien n’est décidé, que tout reste ouvert après Nietzsche, que seule une voie, me semble-t-il, est fermée après Nietzsche, celle d’une ontothéologie culminant dans un dieu moral, conçu comme le principe et le fondement d’une éthique de l’interdiction et de la condamnation. Je crois que nous sommes désormais incapables de restaurer une forme de la vie morale qui se présenterait comme une simple soumission à des commandements, à une volonté étrangère ou suprême, même si cette volonté était représentée comme volonté divine. Nous devons tenir pour un bien la critique de l’éthique et de la religion menée par l’école du soupçon : d’elle nous avons appris à discerner un produit et une projection de notre faiblesse dans le commandement qui donne la mort et non la vie.

 

II. La question se pose maintenant de manière plus pressante et plus déconcertante aussi que jamais : pouvons-nous reconnaître une signification religieuse quelconque à l’athéisme ? Sûrement pas, si nous prenons le mot religion au sens étroit de la relation archaïque de l’homme au pouvoir dangereux du Sacré ; mais, s’il est vrai que « seul le Dieu moral est réfuté », une voie est ouverte, pleine d’incertitude et de danger, que nous allons maintenant tenter d’explorer.

Comment entrons-nous dans cette voie ? Nous pourrions être tentés d’aller directement au but et de donner un nom, un nom nouveau et ancien, à ce dernier stade de notre itinéraire, de l’appeler la foi. J’ai osé le faire dans mon introduction quand j’ai parlé d’une dialectique entre religion et foi par l’intermédiaire de l’athéisme ; mais j’ai dit aussi que le philosophe ne peut aller aussi loin et aussi vite : seul un prédicateur, je veux dire un prédicateur prophétique, qui aurait la force et la liberté du Zarathoustra de Nietzsche, serait capable, tout à la fois, de faire un retour radical à l’origine de la foi juive et chrétienne, et de faire de ce retour un événement de notre temps ; cette prédication serait en même temps originaire et post-religieuse. Le philosophe n’est pas ce prédicateur prophétique ; tout au plus est-il, comme Kierkegaard s’est appelé lui-même, « le poète du religieux » ; il imagine un prédicateur prophétique qui actualiserait pour aujourd’hui le message de l’Exode, antérieur à toute loi : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai retiré du pays d’Égypte, de la maison de servitude. » Il imagine le prédicateur qui prononcerait seulement un mot de libération, mais jamais un mot d’interdiction et de condamnation ; qui prêcherait la croix et la résurrection du Christ comme le commencement d’une vie créatrice et qui tirerait toutes les conséquences pour notre temps de l’antinomie paulinienne entre l’Évangile et la Loi ; selon cette antinomie, le péché lui-même apparaîtrait moins comme la transgression d’une interdiction que comme le contraire d’une vie sous la grâce ; le péché signifierait alors la vie sous la loi, c’est-à-dire le mode d’être d’une existence humaine demeurée captive dans le cercle infernal de la loi, de la transgression, de la culpabilité et de la rébellion.

Le philosophe n’est pas ce prédicateur prophétique ; et cela pour plusieurs raisons ; d’abord, parce qu’il appartient à un temps de sécheresse et de soif dans lequel le christianisme, en tant qu’institution culturelle, demeure encore « un platonisme pour le peuple », une sorte de loi au sens de saint Paul ; deuxièmement, le processus du nihilisme n’a pas atteint son terme, peut-être même pas son sommet : le travail du deuil appliqué aux dieux morts n’est pas encore terminé et c’est dans ce temps intermédiaire que le philosophe pense ; troisièmement, le philosophe, en tant que penseur responsable, se tient à mi-chemin entre l’athéisme et la foi, parce qu’il ne peut pas se contenter de mettre simplement côte à côte une herméneutique réductrice qui détrône les idoles des dieux morts et une herméneutique positive qui devrait être une récollection, une répétition, par-delà la mort du dieu moral, du kérygme biblique, celui des prophètes et de la communauté chrétienne primitive ; la responsabilité du philosophe est de penser, c’est-à-dire de creuser sous la surface de l’antinomie présente, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le niveau de questionnement qui rend possible une médiation entre la religion et la foi à travers l’athéisme. Cette médiation doit être un long détour ; elle peut même apparaître comme un chemin perdu ; Heidegger appelle quelques-uns de ses essais des Holzwege, c’est-à-dire des chemins forestiers qui ne conduisent nulle part, sinon à la forêt elle-même et au travail des bûcherons.

Je propose que nous fassions deux pas sur cette voie détournée, sur cette voie qui par conséquent est peut-être un Holzweg au sens heideggerien.

Je veux d’abord considérer ma relation à la parole – à la parole du poète ou du penseur, voire même à toute parole qui dit quelque chose, qui révèle quelque chose concernant les êtres et concernant l’être. C’est dans cette relation à la parole, à toute parole signifiante, qu’est impliquée une sorte d’obéissance entièrement dénuée de toute résonance éthique ; c’est donc cette obéissance non éthique qui peut nous tirer du labyrinthe de la théorie des valeurs, laquelle est peut-être le point pourri de la philosophie elle-même.

Il faut l’avouer : la philosophie est maintenant entièrement dans l’impasse, en ce qui concerne le problème de l’origine des valeurs ; nous sommes condamnés à osciller entre une impossible création des valeurs et une impossible intuition des valeurs ; cet échec théorique se réfléchit dans l’antinomie pratique de la soumission et de la rébellion qui infecte la pédagogie, la politique et l’éthique quotidiennes. Si nulle décision ne peut plus être prise à ce niveau, il nous faut rebrousser chemin, sortir de l’impasse, et tenter d’accéder, par un abord non éthique, au problème de l’autonomie et de l’obéissance.

La seule manière de penser éthiquement consiste d’abord à penser non éthiquement. Pour atteindre ce but, il nous faut atteindre un lieu où l’autonomie de notre volonté est enracinée dans une dépendance et une obéissance qui ne sont plus infectées par l’accusation, l’interdiction et la condamnation. Ce lieu pré-éthique est celui de « l’écoute » ; ainsi se révèle un mode d’être qui n’est pas encore un mode de faire et qui, pour cette raison, échappe à l’alternative de la sujétion et de la révolte. Héraclite disait : « N’écoutez pas mes paroles mais le logos. » Quand la parole dit quelque chose, quand elle découvre non seulement quelque chose du sens des êtres, mais quelque chose de l’être en tant que tel, comme c’est le cas avec le poète, nous sommes alors confrontés par ce qu’on pourrait appeler l’événement de parole : quelque chose est dit dont je ne suis pas l’origine, le possesseur. La parole n’est pas à ma disposition comme le sont les instruments du travail et de la production ou les biens de la consommation ; dans l’événement de parole je ne dispose de rien, je ne m’impose pas moi-même, je ne suis plus le maître, je suis conduit par-delà le souci, la préoccupation. C’est dans cette situation de non-maîtrise que réside l’origine simultanée de l’obéissance et de la liberté. Je lis dans L’Être et le Temps de Heidegger : « L’imbrication du discours dans la compréhension et le compréhensible devient claire, sitôt qu’on s’arrête à une possibilité existentiale qui relève de l’essence même du discours : l’ouïr ; ce n’est point par hasard que nous disons n’avoir pas “compris” lorsque nous n’avons pas “bien” ouï (“entendu”). L’ouïr est consécutif du discours… L’être-là ouït parce qu’il comprend. En tant qu’il est un être au monde avec autrui qui comprend, l’être-là est “attentif” à celui qui coexiste avec lui et à lui-même ; ceux qui coexistent sont ensemble soumis à la loi de cette attention1. » Ce n’est pas par hasard si dans la plupart des langages le mot obéissance a une proximité sémantique à l’audition ; écouter (en allemand horchen) est la possibilité d’obéir (gehorchen). Il y a ainsi une circulation de sens entre parole, écoute, obéissance : « Ce savoir-ouïr originel existential rend possible une action comme celle d’écouter, qui est elle-même phénoménalement plus originelle encore que ce que le psychologue détermine ordinairement comme étant l’ouïe, c’est-à-dire la sensation de son et la perception de bruit. Cette écoute est elle-même sur le mode d’être de l’ouïe qui comprend »2. Cette ouïe qui comprend est le nœud de notre problème.

Certes, rien n’est dit quant à la parole comme parole de Dieu ; et il est bon qu’il en soit ainsi ; à ce point, le philosophe est loin d’être en état de désigner une parole qui mériterait véritablement le nom de parole de Dieu ; mais il peut désigner le mode d’être qui rend existentiellement possible quelque chose comme une parole de Dieu ; « cette ouïe attentive et mutuelle qui institue l’être avec autrui se présente selon les modes possibles de l’obéissance (de l’“écouter”) et de l’acquiescement, ou selon les modes privatifs du refus d’entendre, de l’opposition, du défi, de l’aversion »3. Ainsi, pour la première fois et avant tout enseignement moral et tout moralisme, nous discernons dans l’écoute le fondement d’autres modes de « l’entente » : le suivre et le non-entendre. Cette écoute (hören) implique une appartenance (zugehören) qui constitue l’obéissance pré-éthique vers laquelle je tente de m’orienter.

Ce n’est pas tout : non seulement l’écoute a une priorité existentiale sur l’obéir, mais garder le silence précède parler. Dirons-nous le silence ? Oui, si le silence ne signifie pas le mutisme. Garder le silence c’est encore écouter, laisser les choses être dites. Le silence ouvre un espace pour l’écoute : « Le même fondement existential porte encore cette autre possibilité essentielle du discours : le silence. Celui qui en un dialogue se tait peut “se faire comprendre” plus authentiquement, c’est-à-dire contribuer davantage au développement d’une compréhension que celui auquel les mots ne font jamais défaut. Une abondance de paroles à propos de tout et de rien ne garantit pas qu’on ait fait avancer la compréhension ; au contraire un bavardage intarissable dissimule ce que l’on croit comprendre et conduit à une clarté trompeuse, c’est-à-dire à l’incompris banalisé… Seul le vrai discours rend possible le silence authentique. Pour pouvoir se taire l’être-là doit avoir quelque chose à dire, ce qui signifie qu’il doit disposer d’une révélation authentique et étendue de lui-même ; c’est à ce moment que le silence prend son sens et qu’il abat le “bavardage” ; le silence comme mode du discours articule si originellement la compréhension de l’être-là qu’il vient à fonder le savoir-ouïr authentique et l’être en commun lucide4. » Nous sommes ici au point où le silence est l’origine de l’écoute et de l’obéissance.

Cette analyse et « l’analyse fondamentale du Dasein » à laquelle elle appartient découvrent l’horizon et ouvrent la voie aux approximations qui restent à faire d’une relation à Dieu en tant que parole qui précéderait toute interdiction et toute accusation. Je suis préparé à reconnaître que je ne rencontrerai pas l’événement de parole, qui s’appelle lui-même évangile, par une simple extension des catégories de la raison pratique. Le Dieu que nous cherchons ne sera pas la source d’obligation morale, l’auteur de commandement, celui qui met le sceau de l’absolu sur l’expérience éthique de l’homme ; au contraire, ce genre de méditation m’invite à ne pas laisser le kérygme se prendre dans le labyrinthe de l’obligation et du devoir.

Et maintenant le second pas. Quelle sorte d’éthique est rendue possible sur la base de cette relation existentielle à la parole ? Si nous gardons présent à l’esprit le travail de deuil développé par l’athéisme et le mode de compréhension non éthique impliqué dans l’écoute et le silence, nous sommes prêts à poser le problème éthique dans des termes qui n’impliquent pas, du moins pour commencer, la relation à l’interdiction, et qui sont encore neutres à l’égard de l’accusation et de la condamnation. Tentons d’élaborer le problème éthique original vers lequel pointe à la fois la destruction du dieu moral et l’instruction non-éthique par la parole.

J’appellerai cette éthique antérieure à la morale de l’obligation une éthique du désir d’être ou de l’effort pour exister. L’histoire de la philosophie nous offre un précieux précédent, celui de Spinoza. Celui-ci appelle éthique le procès entier par lequel l’homme passe de l’esclavage à la béatitude et à la liberté ; ce processus n’est pas réglé par un principe formel d’obligation, encore moins par une intuition des fins et des valeurs, mais par le déploiement de l’effort, du conatus, qui nous pose dans l’existence en tant que mode fini d’être. Nous disons effort, mais il nous faut aussitôt ajouter désir, afin de poser à l’origine du problème éthique l’identité entre l’effort, au sens du conatus de Spinoza, et le désir au sens de l’érôs de Platon et de Freud (Freud n’hésite pas à dire que ce qu’il appelle libido et érôs est parent de l’érôs du Banquet). Par effort, j’entends la position dans l’existence, la puissance affirmative d’exister, qui implique un temps indéfini, une durée qui n’est rien d’autre que la continuation de l’existence ; cette position dans l’existence fonde l’affirmation la plus originaire, celle du « je suis ». Ich bin, I am. Mais cette affirmation doit être recouvrée, restaurée, parce que, et c’est ici que vient le problème du mal, elle a été aliénée de bien des manières ; c’est pourquoi elle doit être reconquise, restituée. Ainsi la réappropriation de notre effort pour exister est-elle la tâche de l’éthique. Mais parce que notre pouvoir d’être est aliéné, cet effort demeure un désir, le désir d’être ; désir, ici comme partout, signifie manque, besoin, demande. Ce néant, au centre de notre existence, fait de notre effort un désir et égale le conatus de Spinoza à l’érôs de Platon et de Freud ; l’affirmation de l’être dans le manque de l’être, telle est la structure la plus originaire à la racine de l’éthique.

L’éthique, en ce sens radical, consiste dans l’appropriation progressive de notre effort pour être.

Cette dimension radicale du problème éthique est pour ainsi dire dissimulée par la considération de l’obligation comme principe de la raison pratique ; le formalisme en éthique cache la dialectique de l’action humaine, ou pour user d’un mot plus fort, la dialectique de l’acte humain d’exister. Celle-ci est recouverte par une problématique qui n’est pas originaire mais dérivée, la problématique du principe a priori de la raison pratique. Je l’appelle une problématique dérivée parce que, me semble-t-il, elle est empruntée à la critique de la raison pure où elle a sa pleine signification, dans le cadre d’une analyse régressive conduisant aux structures catégoriales qui rendent possible l’acte de connaître. Mais la même dichotomie entre l’empirique et l’a priori peut-elle être étendue à la structure interne de l’action humaine, à ce que j’appelais la dialectique de l’acte d’exister ? j’en doute. Ce transfert à la raison pratique d’une distinction qui a reçu sa pleine signification dans la première critique est responsable de l’opposition instaurée par Kant entre l’obligation, considérée comme l’a priori de la volonté, et le désir qui représente l’élément empirique de l’action. L’exclusion du désir de la sphère éthique a des conséquences ruineuses : la visée du bonheur est exclue du champ de considération du moraliste, en tant que principe matériel du vouloir ; le principe formel de l’obligation est ainsi isolé du processus de l’action ; le rigorisme éthique est mis à la place du problème spinoziste de la béatitude et de la liberté. L’herméneutique de Nietzsche et de Freud met en question ce privilège du formalisme en tant que fondement de l’éthique. Le formalisme apparaît maintenant comme une rationalisation de second rang, résultant du transfert dans le champ de la raison pratique d’une distinction valide dans le champ de la raison théorique.

Est-ce à dire que le problème de l’obligation n’a pas de signification éthique ? Je ne le pense pas ; même l’interdiction a sa place ; mais ce n’est pas celle de l’origine, celle du principe : c’est, au plus, un critère du caractère objectif de notre volonté bonne. La même chose pourrait être dite du concept de valeur : il a aussi sa place, mais ce n’est pas la première ; la notion de valeur survient à un certain stade de la réflexion éthique, lorsqu’il nous faut déterminer l’accord de notre puissance avec la situation, les institutions, la structure de la vie économique, politique et culturelle ; la valeur apparaît au point de croisement de notre désir indéfini d’être et des conditions finies de son actualisation. Cette fonction de la valeur ne nous autorise pas à hypostasier la Valeur, encore moins à adorer l’idole de la valeur. Il est bien suffisant de relier le processus de l’évaluation et de la valeur à la dialectique de l’action et aux conditions historiques de l’expérience éthique de l’homme.

Or ce n’est pas seulement l’herméneutique de Nietzsche et de Freud qui nous invite à rapporter le formalisme en éthique, et le processus de la formation des valeurs, à la base existentielle de notre effort et de notre désir. La sorte de philosophie de la parole que nous avons développée nous invite à faire le même pas. Quand nous parlons de la parole comme d’une réalité vivante et effective, nous évoquons une connexion souterraine entre la parole et le noyau actif de notre existence ; à la parole appartient le pouvoir de changer la compréhension que nous prenons de nous-mêmes. Ce pouvoir n’est plus alors, à titre primaire, de la nature de l’impératif ; avant de s’adresser à une volonté, à la manière d’un ordre qui doit être obéi, la parole s’adresse à ce que j’appelais notre existence, en tant qu’effort et désir ; elle nous change, non parce qu’une volonté s’impose à notre volonté, mais parce que nous sommes changés par « l’écoute qui comprend ». La parole nous atteint au niveau des structures symboliques de notre existence, des schèmes dynamiques qui expriment notre manière de comprendre notre situation et de projeter notre pouvoir dans cette situation. Il y a par conséquent quelque chose qui précède la volonté et le principe d’obligation, lequel, selon Kant, est la structure a priori de cette volonté. Ce quelque chose, c’est notre existence elle-même, en tant que capable d’être modifiée par la parole. Cette connexion intime entre notre désir d’être et le pouvoir de la parole est une conséquence de l’acte d’écouter, de faire attention, d’obéir, dont nous parlions plus haut. Et cette articulation, à son tour, rend possible ce que nous décrivons en termes ordinaires comme volonté, évaluation, décision, choix. Cette psychologie de la volonté est seulement la projection à la surface de nous-mêmes d’une articulation plus profonde entre le sens de la situation, la compréhension et le discours, pour reprendre les notions principales de l’analyse heideggerienne du Dasein.

Tel est le second pas, sur le long détour de l’athéisme à la foi. Je n’irai pas plus loin dans le présent essai. J’avoue volontiers qu’il reste bien en deçà de son but. Toutefois la discussion qui suit, concernant la consolation et la résignation, nous permettra peut-être de faire quelques nouveaux pas dans la même direction. Mais même après cette nouvelle progression, un abîme subsistera entre l’interminable exploration des préambules par le philosophe, et la prédication puissante du prédicateur. Néanmoins, une certaine congruence peut, en dépit de cet abîme, apparaître entre une théologie qui serait fidèle à son origine et une recherche philosophique qui aurait pris en charge la critique de la religion par l’athéisme. Je m’expliquerai sur cette congruence dans la seconde étude.

II. De la consolation

I. La connexion entre accusation et consolation est peut-être le trait le plus frappant de la religion. Le dieu menace et protège. Il est le danger ultime et l’ultime protection. Dans les théologies les plus rudimentaires, dont nous trouvons des traces dans l’Ancien Testament, ces deux faces de la divinité ont été coordonnées en une figure rationnelle, la loi de rétribution. Le dieu qui donne protection est le dieu moral : il corrige le désordre apparent de la distribution des destins, en reliant la souffrance à la méchanceté et le bonheur à la justice. À la faveur de cette loi de la rétribution, le dieu qui menace et le dieu qui protège sont un seul et même dieu, et ce dieu est le dieu moral. Cette rationalisation archaïque fait de la religion non seulement la fondation absolue de la morale mais encore une Weltanschauung, à savoir la vision morale du monde sertie dans une cosmologie spéculative. En tant que providence (pronoia en grec, providentia en latin), le dieu moral est l’ordonnateur d’un monde qui satisfait à la loi de rétribution. Telle est peut-être la structure la plus archaïque et la plus englobante de la religion. Mais cette vision religieuse du monde n’a jamais épuisé le champ des relations possibles de l’homme à Dieu, et il y a toujours eu des hommes de foi qui l’ont rejetée comme entièrement impie. Déjà dans la littérature babylonienne et biblique connue comme littérature sapientiale (et plus que tout dans le livre de Job), la véritable foi en Dieu est opposée avec la plus grande violence à cette loi de la rétribution, pour être décrite comme une foi tragique par-delà toute assurance et toute protection.

D’où mon hypothèse de travail : l’athéisme signifie au moins la destruction du dieu moral, non seulement en tant que source ultime d’accusation, mais en tant que source ultime de protection, en tant que providence.

Mais si l’athéisme doit avoir quelque signification religieuse, la mort du dieu providentiel pourrait pointer vers une nouvelle foi, vers une foi tragique qui serait à la métaphysique classique ce que la foi de Job a été à la loi archaïque de la rétribution, professée par ses pieux amis. Par « métaphysique », je désigne ici le tissu serré de philosophie et de théologie qui a pris forme de théodicée, sous la tâche de défendre et de justifier la bonté et la toute-puissance de Dieu, face à l’existence du mal. La théodicée de Leibniz est le paradigme de toutes les entreprises pour comprendre l’ordre de ce monde comme providentiel : c’est-à-dire comme exprimant la subordination des lois physiques aux lois éthiques sous le signe de la justice de Dieu.

Je n’ai pas l’intention de critiquer la théodicée au niveau de son argumentation, par conséquent sur le terrain épistémologique, comme Kant l’a fait dans ses fameux essais contre les théodicées leibniziennes et post-leibniziennes. Cette critique, comme on sait, porte principalement sur les concepts téléologiques en général et sur la notion de cause finale en particulier ; elle mérite d’être considérée pour elle-même avec le plus grand soin. Je préfère prendre en considération, en accord avec le chapitre précédent, l’athéisme de Freud et de Nietzsche ; et cela pour deux raisons : d’abord parce que la critique du dieu moral trouve son achèvement dans une critique de la religion comme refuge et comme protection ; ensuite, la critique développée par Freud et par Nietzsche va beaucoup plus loin que toute critique épistémologique ; creusant sous l’argumentation, elle met à nu la couche sous-jacente des motivations de la théodicée. Cette substitution de l’herméneutique à l’épistémologie n’atteint pas seulement la théodicée de style leibnizien, mais toutes les philosophies qui prétendent surmonter la théodicée et tentent néanmoins d’instituer une réconciliation rationnelle entre les lois de la nature et la destinée humaine. Ainsi Kant, après avoir critiqué Leibniz, tente à son tour, avec les fameux Postulats de la raison pratique, de réconcilier la liberté et la nature sous la règle du Dieu moral. De la même manière, Hegel critique Kant et sa vision morale du monde, mais construit un système rationnel dans lequel toutes les contradictions sont réconciliées : l’idéal n’est plus opposé au réel ; il en est devenu la loi immanente ; aux yeux de Nietzsche, la philosophie de Hegel réalise l’essence de toute philosophie morale. Certes, cette violente réduction à la morale de philosophies aussi différentes que celle de Leibniz, de Kant et de Hegel est inacceptable aux yeux de l’historien de la philosophie : lequel doit protéger la structure rationnelle singulière de chacune de ces philosophies contre une commune confusion de toutes les philosophies de l’âge classique sous le titre de la morale ; mais, par le moyen de cette violence, qui réduit et nie les différences les plus évidentes, Nietzsche ouvre la voie à une herméneutique qui discerne le motif commun derrière les manières les plus opposées de philosopher. L’enjeu de cette herméneutique est la sorte de volonté qui s’exprime elle-même à travers la recherche d’une réconciliation rationnelle, que ce soit dans la théodicée de Leibniz, dans les Postulats kantiens de la raison pratique ou dans le savoir absolu de Hegel. Pour Nietzsche, la volonté qui se cache derrière ces rationalisations est toujours une volonté faible ; cette faiblesse consiste précisément dans le recours à une vision du monde dans laquelle le principe éthique que Nietzsche appelle l’idéal domine le processus de la réalité. L’intérêt et la valeur de cette démarche résident là : toute critique épistémologique de la téléologie est transposée dans une herméneutique de la volonté de puissance, qui rapporte les doctrines du passé aux degrés de faiblesse ou de force de la volonté, à la disposition négative ou positive de celle-ci, à son impulsion réactive ou active.

 

Dans le premier essai, nous avions interrompu l’herméneutique nietzschéenne au point où elle demeure une « accusation de l’accusation » ; il était légitime de s’en tenir là dans une discussion consacrée à l’interdiction ; bien plus, la manière de philosopher de Nietzsche nous encourage à accentuer ce côté critique de son œuvre : pour l’essentiel, celle-ci consiste en une accusation de l’accusation et reste tributaire de la sorte de ressentiment qu’elle reproche aux moralistes.

Il nous faut maintenant aller plus loin. Notre critique de la métaphysique et de sa quête de réconciliation rationnelle doit accéder à une ontologie positive, par-delà le ressentiment et l’accusation. Une telle ontologie positive consiste dans une vision entièrement non éthique, celle que Nietzsche décrit comme « l’innocence du devenir » (die Unschuld des Werdens). C’est là un autre nom pour « par-delà le bien et le mal ». Certes, cette sorte d’ontologie ne peut devenir dogmatique sous peine de retomber sous ses propres critiques ; elle doit rester une interprétation, inséparable de l’interprétation de toutes les interprétations ; et il n’est pas sûr qu’une telle philosophie puisse échapper à l’autodestruction. Bien plus, une telle ontologie reste inéluctablement prise dans le filet de la mythologie – que ce soit une mythologie au sens grec du mot, telle que la mythologie de Dionysos ; ou une mythologie dans le langage de la cosmologie moderne, telle que le mythe de l’éternel retour du Même, joint à l’amour du destin ; ou une mythologie dans le langage de la philosophie de l’histoire, telle que le mythe du surhomme, ou, finalement, une mythologie au-delà de l’opposition entre ces trois autres mythologies, telle que le mythe du monde comme jeu. Toutes disent la même chose : elles proclament l’absence de culpabilité, c’est-à-dire l’absence de caractère éthique du tout de l’être.

Confronté à cette rude doctrine, je n’ai pas du tout l’intention de la prouver ou de la réfuter, encore moins de la mettre au service de quelque apologétique habile et de la convertir en foi chrétienne. Je la laisse là où elle est, à un endroit où elle demeure seule et peut-être hors d’atteinte, et inaccessible à toute répétition. Elle se tient en ce lieu, comme le meilleur adversaire, comme la mesure de radicalité avec laquelle je dois me mesurer ; je me dis à moi-même : quoi que je pense et quoi que je croie doit être digne d’elle.

 

Mais avant de reprendre le chemin de l’athéisme à la foi, de la manière qui a été tentée plus haut, je voudrais élucider quelques implications de la critique nietzschéenne de la religion à travers celle de Freud. La sorte de mythologie représentée par l’idée nietzschéenne de l’innocence du devenir a une contrepartie prosaïque dans ce que Freud a appelé le principe de réalité. Ce n’est pas par hasard que Freud donne parfois à ce principe un autre nom, qui rappelle l’amour du destin chez Nietzsche : le nom d’Ananké, c’est-à-dire de nécessité, qui est emprunté à la tradition de la tragédie grecque et qui rappelle l’amour du destin selon Nietzsche. Comme on sait, Freud a toujours opposé le principe de réalité au principe de plaisir et à toutes les manières de penser qui sont influencées par le principe de plaisir, à savoir toutes les figures de l’illusion.

C’est ici qu’une certaine critique de la religion prend place dans l’œuvre de Freud. J’y ai plusieurs fois insisté : la religion, pour Freud, n’est pas pour l’essentiel le foyer de la sanction absolue par rapport aux exigences de la conscience morale ; elle est une compensation apportée à la dureté de la vie ; la religion, en ce sens, est la fonction la plus haute de la culture ; sa tâche est de protéger l’homme contre la supériorité de la nature et de le dédommager des sacrifices pulsionnels requis par la vie en société. La face nouvelle que la religion tourne vers l’individu n’est plus celle de l’interdiction, mais celle de la protection. Du même coup elle s’adresse moins à la crainte qu’au désir.

Cette analyse régressive-réductive ramène une seconde fois à la notion d’une image paternelle collective ; mais la figure du père est maintenant plus ambiguë, plus ambivalente ; ce n’est plus seulement la figure qui accuse, c’est la figure qui protège ; elle ne répond plus seulement à notre crainte de punition mais à notre désir de protection et de consolation : le nom de ce désir est la nostalgie du père. La religion passe ainsi du côté du principe de plaisir, dont elle devient un des modes les plus retors et les plus déguisés. Le principe de réalité, dès lors, enveloppe la renonciation à cette nostalgie du père, non seulement au niveau de nos craintes, mais à celui de nos désirs. Une vision dépouillée de la figure du père est le prix à payer pour cette ascèse du désir.

C’est à ce point que Freud rattrape Nietzsche ; le renversement freudien du principe de plaisir au principe de réalité a la même signification que, chez Nietzsche, le renversement de la vision morale du monde à l’innocence du devenir et à la notion du monde comme « jeu ». Le ton de Freud est moins lyrique que celui de Nietzsche ; il est aussi plus près de la résignation que de la jubilation ; Freud connaît trop la détresse de l’homme pour s’aventurer au-delà d’une simple acceptation de l’ordre inexorable de la nature, et il dépend trop d’une vision froidement scientifique du monde pour laisser libre cours à un lyrisme sans contrôle. Néanmoins, dans ses dernières œuvres, le thème d’Ananké est atténué et équilibré par un autre thème qui le met plus près de Nietzsche : je veux dire le thème d’Érôs, qui le ramène au motif faustien de sa jeunesse, que ses préoccupations scientifiques avaient recouvert. L’humeur philosophique de Freud est peut-être déterminée par la lutte obscure entre un sens positiviste de la réalité et un sens romantique de la vie. Quand le second l’emporte, nous entendons une voix qui pourrait être celle de Nietzsche : « Et maintenant nous pouvons attendre que l’autre des deux puissances célestes, l’éternel Erôs, s’affirme lui-même dans sa lutte contre son adversaire non moins immortel » – cet adversaire étant la mort. Cette grande dramaturgie d’Erôs et de Thanatos, sous-jacente à l’ordre inexorable de la nature, est l’écho de Nietzsche dans Freud. La discrète mythologie de Freud, qui tempère le regard du savant, n’a jamais la puissance à la fois lyrique et philosophique de la mythologie de Nietzsche ; mais elle rapproche en quelque sorte Nietzsche de nous : à travers Freud, quelque chose vient à nous de l’enseignement escarpé de Sils-Maria.

 

II. Quelle sorte de foi mérite de survivre à la critique de Freud et de Nietzsche ?

J’ai évoqué dans la première étude une prédication prophétique qui retournerait aux origines de la foi judéo-chrétienne et qui serait en même temps un commencement pour notre temps. À l’égard du problème de l’accusation, cette prédication prononcerait seulement un mot de libération et tirerait toutes les conséquences pour notre temps de l’antinomie paulinienne entre l’Évangile et la Loi. En ce qui concerne le problème de la consolation, cette prédication prophétique serait l’héritière de la foi tragique de Job ; elle prendrait la même attitude, à l’égard des métaphysiques téléologiques de la philosophie occidentale, que Job à l’égard des discours pieux de ses amis sur le dieu de la rétribution. Ce serait une foi qui s’avancerait dans les ténèbres, dans une nouvelle « nuit de l’entendement » – pour prendre le langage des mystiques –, devant un Dieu qui n’aurait pas les attributs « de la providence », d’un Dieu qui ne me protègerait pas mais qui me livrerait aux dangers d’une vie digne d’être appelée humaine. Ce Dieu n’est-il pas le Crucifié, le Dieu dont la faiblesse seule, dit Bonhöffer, peut m’aider ? Ce qui signifie nuit pour l’entendement signifie avant tout nuit pour le désir autant que pour la crainte, nuit pour la nostalgie d’un père qui protège. Au-delà de cette nuit, et seulement au-delà d’elle, pourrait être recouvrée la signification véritable du Dieu de la consolation, du Dieu de la résurrection, du Pantocrator byzantin et roman.

J’imagine ce prédicateur prophétique ; quelquefois je l’entends ; mais, encore une fois, le philosophe n’est pas ce prédicateur prophétique. Il pense dans le temps intermédiaire du nihilisme et de la foi purifiée ; mais, plus que tout, sa tâche n’est pas de réconcilier, dans un éclectisme faible, l’herméneutique qui détruit les vieilles idoles et l’herméneutique qui restitue le kérygme. Penser, c’est creuser plus profond, jusqu’à la couche de questions qui rend possible une médiation entre la religion et la foi par le moyen de l’athéisme ; médiation apparue comme un long détour, sinon comme un chemin perdu. Peut-être avancerons-nous plus avant dans la même direction, puisque la purification de la crainte de punition et du désir de protection constituent un seul et même procès, au-delà de ce que Nietzsche a appelé « l’esprit de vengeance ».

 

Premier pas : comme on s’en souvient, nous avons trouvé dans notre relation à la parole – celle du poète et celle du penseur, ou même à toute parole qui découvre quelque chose de notre situation dans le tout de l’être –, le point de départ, l’origine et le modèle d’une « obéissance à l’être » par-delà toute crainte de punition, par-delà toute interdiction et toute condamnation. Peut-être pourrons-nous découvrir dans cette obéissance même la source d’une consolation qui serait aussi éloignée du désir enfantin de protection, que l’obéissance l’est de toute crainte de punition. Ma relation initale à la parole, quand je la reçois comme pleinement signifiante, non seulement neutralise toute accusation, et par ce moyen toute crainte, mais place entre parenthèses mon désir de protection ; elle met hors circuit, pour ainsi dire, le narcissisme de mon désir. Je rentre dans un royaume de signification où il n’est plus question de moi-même, mais de l’être comme tel. Le tout de l’être est rendu manifeste, dans l’oubli de mes désirs et de mes intérêts.

C’est ce déploiement de l’être, en l’absence du souci personnel et par le moyen de la plénitude de la parole, qui était déjà en jeu dans la révélation sur laquelle s’achève le Livre de Job : « Yahvé répondit à Job du sein de la tempête et dit… » ; mais que dit-il ? rien qui puisse être considéré comme une réponse au problème de la souffrance et de la mort ; rien qui puisse être utilisé comme une justification de Dieu dans une théodicée ; au contraire, il est parlé d’un ordre étranger à l’homme, de mesures qui n’ont pas de proportion à l’homme : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé ! » La voie de la théodicée est fermée ; même la vision du Béhemoth et du Léviathan, dans laquelle culmine la révélation, n’a aucun rapport au problème personnel de Job ; nulle téléologie n’émerge de la tempête, nulle connexion intelligible entre un ordre physique et un ordre éthique ; reste le déploiement du tout dans la plénitude de la parole ; reste seulement la possibilité d’une acceptation qui serait le premier degré de la consolation, par-delà le désir de protection.

J’appelle ce premier degré : résignation.

En quel sens cette résignation à un ordre non éthique du tout constitue-t-elle le premier degré de la consolation ? en ce sens que cet ordre non éthique n’est pas étranger au langage, en dépit du fait qu’il est étranger à mes intérêts narcissiques. L’être peut être amené à la parole.

Pour Job, la révélation du tout n’est d’abord pas une vue mais une voix. Le Seigneur parle, c’est là l’essentiel. Il ne parle pas de Job ; Il parle à Job ; et cela suffit. L’événement de parole comme tel crée un lien ; la situation de dialogue est en elle-même un mode de consolation. L’événement de parole est un devenir-verbe de l’être ; l’écoute de la parole rend possible la vue du monde comme ordre : « Je ne te connaissais que par ouï-dire et maintenant mes yeux t’ont vu. » Mais, même alors, la question de Job à propos de lui-même ne reçoit pas résolution, elle subit dissolution à la faveur du déplacement de centre que la parole opère.

À ce point, nous sommes ramenés de Job aux présocratiques. Les penseurs présocratiques aussi ont perçu le déplacement de centre effectué par la parole : « Être et être pensé sont une seule et même chose. » Là est la possibilité fondamentale de la consolation ; l’unité de l’être et du logos rend possible pour l’homme d’appartenir au tout en tant qu’être parlant. Parce que ma parole appartient à la parole, parce que le parler de mon langage appartient au dire de l’être, je ne demande plus que mon désir soit réconcilié avec l’ordre de la nature ; dans cette sorte d’appartenance réside l’origine, non seulement de l’obéissance par-delà la crainte, mais du consentement par-delà le désir.

 

Élaborons ce concept de consentement. Ce sera notre second pas. Nous ne le ferons pas en termes psychologiques : le philosophe n’est pas un thérapeute ; il guérit les désirs en changeant les idées. C’est pourquoi pour aller du désir de protection au consentement, il doit prendre la voie difficile de la critique appliquée à la sorte de métaphysique qui est implicite au désir de protection.

La sorte de métaphysique qui est ici en jeu est celle qui tente de relier valeur et fait à l’intérieur d’un système que nous aimons appeler le sens de l’univers ou le sens de la vie. Dans un tel système, l’ordre naturel et l’ordre éthique sont unifiés sous une totalité de rang plus élevé. La question est de savoir si cette tentative ne procède pas elle-même de l’oubli de la sorte d’unité que les présocratiques ont reconnue lorsqu’ils ont parlé de l’identité de l’être et du logos. C’est là, comme on sait, la question que Heidegger pose à la métaphysique. Les concepts mêmes de valeur et de fait, entre lesquels nous partageons le royaume de la réalité, impliquent déjà la perte de l’unité primordiale dans laquelle il n’y a encore ni valeur ni fait, ni éthique ni physique. S’il en est ainsi, nous ne devons pas être surpris si nous ne sommes pas capables de rejoindre les fragments éclatés de l’unité perdue. Pour ma part, je prends au sérieux cette question de Heidegger. Il se peut que toutes les constructions de la métaphysique classique, concernant la subordination des lois causales aux lois finales, représentent une tentative désespérée pour recréer une unité à un niveau qui est lui-même le résultat d’un oubli fondamental de la question de l’être. Dans l’essai appelé : L’Époque des visions du monde, Heidegger caractérise l’âge de la métaphysique comme l’âge dans lequel « l’étant est mis à la disposition d’une représentation explicative » : « L’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de la représentation et la vérité comme certitude de la représentation dans la métaphysique de Descartes »5. En même temps, le monde est devenu un tableau : « Là où le monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation6. » Le caractère représentatif de l’étant est ainsi le corrélat de l’émergence de l’homme comme sujet. L’homme se pousse lui-même au centre du tableau ; dès lors l’étant est placé devant l’homme comme l’objectif et le disponible. Plus tard, avec Kant, avec Fichte et finalement avec Nietzsche lui-même, l’homme comme sujet devient l’homme comme vouloir. La volonté apparaît comme l’origine des valeurs, tandis que le monde recule à l’arrière-plan comme simple fait, dépourvu de valeur. Le nihilisme n’est pas loin. L’abîme ne peut plus être franchi entre un sujet qui se pose lui-même comme l’origine des valeurs et un monde qui se déploie comme un ensemble d’apparences dénuées de valeur. Aussi longtemps que nous continuerons de regarder le monde comme un objet pour la représentation et la volonté humaine comme position de valeur, la conciliation et l’intégration seront impossibles. Le nihilisme est la vérification historique de cette impossibilité. En particulier, le nihilisme met à nu l’échec du Dieu métaphysique à opérer la réconciliation, l’échec de toutes les tentatives pour compléter la causalité par la téléologie. Tant que le problème de Dieu est posé dans ces termes et à ce niveau, la question même de Dieu procède de l’oubli qui a engendré la conception du monde comme un objet de représentation et le concept de l’homme comme un sujet qui pose des valeurs.

C’est pourquoi il nous faut rebrousser chemin, jusqu’à un point situé en deçà de la dichotomie du sujet et de l’objet, si nous voulons surmonter les antinomies qui en procèdent, antinomie de la valeur et du fait, antinomie de la téléologie et de la causalité, antinomie de l’homme et du monde. Cette régression ne nous ramène pas à la nuit d’une philosophie de l’identité, elle nous conduit à la manifestation de l’être comme le logos qui rassemble toutes choses.

S’il en est bien ainsi, le commencement de toute réponse à Nietzsche réside dans une méditation sur le logos rassemblant plutôt que dans l’émergence de la volonté de puissance, laquelle, peut-être, appartient encore à l’âge de la métaphysique, dans lequel l’homme a été défini comme volonté. Pour Heidegger, le logos est l’aspect ou la dimension de notre langage relié à la question de l’être. Par le moyen du logos, la question de l’être est portée au langage ; grâce au logos, l’homme émerge non seulement comme une volonté de puissance, mais comme un être qui interroge sur l’être.

Telle est la voie radicale de pensée qui ouvre l’horizon à un nouveau sens de la consolation, qui ferait de l’athéisme une réelle médiation entre la religion et la loi. Si l’homme n’est fondamentalement posé comme homme que lorsqu’il est « rassemblé » par le logos qui lui-même « rassemble toutes choses », une consolation est rendue possible, qui n’est rien d’autre que le bonheur d’appartenir au logos et à l’être comme logos. Ce bonheur survient d’abord dans le « poétiser primordial » (Urdichtung), ensuite dans le penser. Heidegger dit quelque part que le poète voit le sacré et le penseur l’être ; qu’ils se tiennent sur des montagnes différentes d’où leurs voix se font écho.

 

Faisons un pas de plus vers cette fonction du logos comme consolation.

Heidegger a d’autres expressions qui disent quelque chose dans cette direction ; il dit que le logos des présocratiques est la même chose que la physis, laquelle n’est pas la nature, en tant qu’opposée à la convention, à l’histoire ou à l’esprit. C’est quelque chose qui, en rassemblant, domine ; c’est ce qui « surpasse » (das überwaltigende). Une fois de plus, nous sommes renvoyés à la connexion entre Job et les présocratiques. Il y avait déjà, dans la révélation du Livre de Job, une expression de ce qui surpasse et l’expérience d’être joint à ce qui surpasse. Or cela ne se produit ni physiquement ni spirituellement, ni mystiquement, mais seulement dans la clarté du « dire » (Sagen). Non seulement le logos signifie la puissance qui rend manifeste et qui rassemble, mais il associe le poète à ce rassemblement sous le signe de ce qui surpasse. La puissance de rassembler les choses par le moyen du langage ne nous appartient pas à titre primaire, à nous sujets parlants. Rassembler et révéler appartiennent d’abord à ce qui surpasse et prédomine, tel que cela fut symbolisé par la physis des premiers Grecs. Le langage est de moins en moins l’œuvre de l’homme ; le pouvoir de dire n’est pas ce dont nous disposons, mais ce qui dispose de nous ; et c’est parce que nous ne sommes pas les maîtres de notre langage que nous pouvons être « rassemblés », c’est-à-dire joints à ce qui rassemble. Dès lors, notre langage devient quelque chose de plus qu’un simple moyen pratique de communication avec les autres et de domination sur la nature ; quand le parler devient le dire, ou, mieux, quand le dire habite le parler de notre langage, nous faisons l’expérience du langage comme d’un don et de la pensée comme de la reconnaissance de ce don. La pensée rend grâce pour le don du langage et une fois encore naît une forme de consolation. L’homme est consolé lorsque dans le langage il laisse les choses être ou être montrées ; parce que Job entend la parole comme cela qui rassemble, il voit le monde comme rassemblé.

Kierkegaard appelle cette consolation « répétition » ; dans le Livre de Job, il voit cette répétition exprimée sous la forme mythique d’une restitution : « et Yahvé restaura la situation de Job parce qu’il avait intercédé pour ses amis ; et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. » Or, si la « répétition » selon Kierkegaard n’est pas seulement un autre nom de la loi de rétribution que Job a rejetée et une ultime justification des pieux amis de Job que le Seigneur a condamnés, elle ne peut signifier qu’une chose, la consommation de l’écoute dans la vue. Ce concept de répétition peut alors apparaître comme la contrepartie du thème présocratique ; elle est même essentiellement semblable à l’intelligence présocratique du logos, comme de ce qui rassemble, et de la physis, comme de ce qui surpasse et prédomine. Une fois encore, le Livre de Job et les Fragments d’Héraclite disent une seule et même chose.

Pour comprendre ce dernier point, revenons une dernière fois à Nietzsche. Nietzsche également a donné le nom de « consolation » (Trost) au grand désir, au « plus grand espoir » : que l’homme soit surmonté. Pourquoi a-t-il appelé cet espoir consolation ? parce qu’il porte en lui la délivrance de la vengeance (Rache) : « Que l’homme soit délivré de la vengeance, c’est là pour moi le pont vers la plus haute espérance et un arc-en-ciel après de longues intempéries7. » La délivrance de la vengeance est le cœur de notre méditation sur la consolation, puisque la vengeance signifie que « là où était la souffrance, là devait être la punition ». Heidegger commente de la manière suivante : la vengeance est la poursuite qui s’oppose à elle-même et qui dégrade – non pourtant d’abord et fondamentalement en un sens moral ; la critique de la vengeance n’est pas elle-même une critique morale. L’esprit de vengeance est dirigé contre le temps et ce qui passe. Zarathoustra dit : « Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même, le ressentiment de la volonté envers le temps et son ce fut »8. La vengeance est la contre-volonté de la volonté (des Willens Widerwille) et à ce titre ressentiment contre le temps ; que le temps passe, voilà la chose adverse qui fait souffrir la volonté et dont celle-ci prend vengeance en diffamant ce qui passe en tant qu’il passe. Surmonter la vengeance, c’est surmonter le non dans le oui.

La « récapitulation » de Zarathoustra n’est-elle pas proche de la « répétition » que Kierkegaard lit dans le Livre de Job et du « rassemblement » que Heidegger lit dans les présocratiques ? La parenté ne saurait être niée ; mais la ressemblance serait encore plus grande si l’œuvre de Nietzsche n’appartenait pas elle-même à l’esprit de la vengeance dans la mesure où elle reste accusation de l’accusation. Nous lisons dans les dernières lignes de Ecce Homo : « Ai-je été mal compris ? Dionysos contre le Crucifié. » Là réside la limitation de Nietzsche. Et pourquoi est-il inégal à l’appel de Zarathoustra à surmonter la vengeance ? N’est-ce pas parce que, pour Nietzsche, la création du surhomme capable de surmonter la vengeance dépend de la volonté et non de la parole ? La volonté de puissance de Nietzsche ne reste-t-elle pas, pour cette raison, à la fois acceptation et vengeance ? Seule la sorte de Gelassenheit qui marque la soumission du langage individuel au discours est au-delà de la vengeance. Le consentement doit être joint à la poésie.

Heidegger commente le poème de Hölderlin qui contient ce vers : dichterisch wohnt der Mensch, « c’est poétiquement… que l’homme habite sur cette terre » ; dans la mesure où l’acte poétique n’est pas pur égarement mais le commencement de la fin de l’errance par l’acte de construire, la poésie permet à l’homme d’habiter sur la terre. Ceci advient lorsque ma relation au langage est renversée, lorsque le langage parle. Alors l’homme répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit ; en même temps, habiter devient, pour nous mortels, « poétique ». « Habiter » est un autre nom de la « répétition » de Kierkegaard. Habiter est le contraire de fuir. En vérité, Hölderlin dit : « Riche en mérite, c’est poétiquement, pourtant, que l’homme habite sur cette terre. » Le poème suggère que l’homme habite sur cette terre dans la mesure où une tension est entretenue entre son souci pour les cieux, pour le divin, et l’enracinement de son existence dans la terre. Cette tension confère une mesure et assigne une place à l’acte d’habiter. Selon son extension totale et sa compréhension radicale, la poésie est ce qui enracine l’acte d’habiter entre ciel et terre, sous le ciel mais sur la terre, dans la puissance de la parole.

La poésie est plus que l’art de faire des poèmes, elle est poiesis, création, au sens le plus vaste du mot ; c’est en ce sens que la poésie égale l’habiter primordial ; l’homme n’habite que lorsque les poètes sont.

Cette recherche philosophique sur la signification religieuse de l’athéisme nous a conduits de la résignation au consentement et du consentement à un mode d’habiter sur terre réglé par la poésie et par la pensée. Ce mode d’être n’est plus l’« amour du destin », mais un amour pour la création qui inclut quelque chose du mouvement de l’athéisme vers la foi. L’amour de la création est une forme de consolation qui ne dépend d’aucune récompense externe et qui est également distante de toute vengeance. L’amour trouve en lui-même sa récompense, il est lui-même la consolation.

Ainsi se dessine une certaine congruence entre cette analyse philosophique et une interprétation du kérygme qui serait à la fois fidèle aux origines de la foi judéo-chrétienne et appropriée à notre temps. La foi biblique représente Dieu, le Dieu des Prophètes et le Dieu de la Trinité chrétienne, comme un père ; l’athéisme nous enseigne à renoncer à l’image du père. Surmontée comme idole, l’image du père peut être recouvrée comme symbole. Ce symbole serait une parabole du fondement de l’amour ; il serait la contrepartie, dans une théologie de l’amour, de la progression qui nous a conduits de la simple résignation à une vie poétique. Telle est, je crois, la signification religieuse de l’athéisme. Il faut qu’une idole meure pour que commence de parler un symbole de l’être.


1.

L’Être et le Temps, op. cit., p. 201-202.

2.

Ibid., p. 202.

3.

Ibid.

4.

Ibid., p. 203-204.

5.

Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 79.

6.

Ibid., p. 81.

7.

Ainsi parlait Zarathoustra, IIe partie, Les Tarentules.

8.

Ibid., IIIe partie, La Grande Nostalgie.