La paternité : du fantasme au symbole


Je présenterai d’abord, sous forme raccourcie, l’hypothèse de travail que je me propose de mettre à l’épreuve. Elle peut s’énoncer en trois points :

1. La figure du père n’est pas une figure bien connue, dont la signification serait invariable et dont on pourrait suivre les avatars, la disparition ou le retour sous des masques divers ; c’est une figure problématique, inachevée et en suspens ; une désignation, susceptible de traverser une diversité de niveaux sémantiques, depuis le fantasme du père castrateur qu’il faut tuer, jusqu’au symbole du père qui meurt de miséricorde.

2. Pour comprendre cette mutation symbolique, il faut replacer l’image paternelle dans le milieu des autres paradigmes de la relation interhumaine ; selon mon hypothèse, l’évolution interne du symbole paternel résulte de l’attraction, en quelque sorte externe, exercée par les autres figures qui l’arrachent à son primitivisme ; la figure du père doit à son insertion dans le jeu réglé de la parenté une limitation initiale, une inertie, voire une résistance à la symbolisation, qui ne sont surmontées que par l’action, en quelque sorte latérale, qu’exercent d’autres figures qui n’appartiennent pas aux relations de parenté ; ce sont ces figures non parentales, qui, par leur action de rupture, brisent la coque de littéralité de l’image du père et libèrent le symbole de la paternité et de la filiation.

3. Mais, si le symbolisme de la paternité doit passer par une certaine réduction de l’image initiale, qui pourra même apparaître comme un renoncement, voire un deuil, les expressions terminales du symbolisme restent en continuité avec les formes initiales, dont elles sont en quelque sorte la reprise à un niveau supérieur. Ce retour de la figure primitive au-delà de sa propre mort constitue à mon sens le problème central du procès de symbolisation qui est à l’œuvre dans la figure du père. Car ce retour, dans la mesure où il est susceptible de plusieurs effectuations, ouvre le champ à plusieurs interprétations qui appartiennent à leur tour à la désignation du père.

Telle est, dans son articulation schématique, mon hypothèse de travail. Elle désigne la paternité comme un procès, plutôt que comme une structure, et en propose une constitution dynamique et dialectique.

Voici maintenant l’épreuve à laquelle je propose de la soumettre ; je considérerai successivement trois registres, trois « champs », susceptibles d’offrir une constitution analogue du procès de la paternité.

Je ne me prononcerai pas ici sur la position respective de ces trois champs ; je me bornerai à dire qu’ils sont découpés par des méthodologies différentes et impliquent chaque fois une conceptualité et des procédures spécifiques. À défaut de justifier radicalement le droit à l’existence de plusieurs problématiques et de plusieurs lectures de la réalité, je prendrai plutôt avantage de la diversité des approches pour justifier la solidité de l’hypothèse de travail. Si dans trois registres différents se laisse discerner quelque chose comme une même constitution de la paternité, une même structure rythmique, un même retour de la figure initiale à travers l’écolage des autres figures, alors il y aura quelque chance que l’analogie, ou mieux l’homologie de constitution, révèle un unique schème de la paternité.

I. La figure du père dans une économie du désir

Je définis le premier champ par le destin des pulsions, pour reprendre l’expression même de Freud, donnant ainsi le pas à l’explication économique sur toute autre. Je ne peux le justifier ici ; je pense que c’est l’intention la plus fondamentale, et d’ailleurs la plus explicite, du freudisme ; c’est aussi l’explication la plus intéressante pour le philosophe, en raison du décalage qu’elle impose par rapport au champ de conscience. J’admets donc que la sphère de compétence de la psychanalyse est définie par la présence et le jeu des pulsions de vie et de mort, ainsi que des figures qui sont tributaires de leurs vicissitudes.

Il me semble pouvoir retenir de l’œuvre de Freud, concernant la figure du père, trois thèmes qui correspondent aux trois moments de mon hypothèse de travail ; ce sont ceux-là mêmes qui nous permettront de construire ultérieurement le schème de la paternité, quand nous aurons traversé les autres plans d’articulation de la figure du père. Je nomme ces trois thèmes :

D’abord la position de l’Œdipe, comme point de passage obligé. Freud l’a dit et répété : avec l’Œdipe la psychanalyse tient ou tombe. C’est à prendre ou à laisser. L’Œdipe, c’est en quelque sorte la question de confiance posée par la psychanalyse à son public. Je supposerai ici connu l’essentiel de la théorie du complexe d’Œdipe ; ce que j’en retiendrai pour la suite est ceci : le point critique de l’Œdipe est à chercher dans la constitution initiale du désir, à savoir sa mégalomanie, la toute-puissance infantile. C’est d’elle que procède le fantasme d’un père qui détiendrait des privilèges dont le fils devrait s’emparer pour pouvoir être lui-même. Ce fantasme d’un être qui détient la puissance et qui la refuse pour en priver son fils, est, comme on sait, la base du complexe de castration, sur lequel s’articule le désir de meurtre. Il n’est pas moins important de savoir que c’est de la même mégalomanie que procèdent la glorification du père tué, la recherche de conciliation et de propitiation avec l’image intériorisée, et finalement l’instauration de la culpabilité. Mort du père et châtiment du fils sont ainsi placés à l’origine d’une histoire qui est bien réelle quant à la pulsion, quoiqu’elle soit irréelle quant à la représentation.

Position de l’Œdipe ; puis destruction de l’Œdipe.

Nous avons appris de Freud qu’il y a plusieurs façons de sortir de l’Œdipe ; plus précisément la grande question pour la suite de l’histoire du psychisme, et donc pour l’histoire de la culture tout entière, est bien de savoir non pas seulement comment on entre dans l’Œdipe, mais comment on en sort. Dans un essai relativement tardif – « la Dissolution de l’Œdipe » (1924) – Freud introduit le concept de destruction ou de démolition de l’Œdipe, dont nous montrerons tout à l’heure les parallèles dans les deux autres registres. Dans le registre freudien, c’est un concept économique, au même titre que le refoulement, l’identification, la sublimation, la désexualisation. Elle concerne le destin des pulsions, le remaniement de leur distribution profonde.

Mais entendons bien la destruction. C’est en tant qu’il structure le psychisme que l’Œdipe se détruit comme complexe. On peut faire comprendre de la manière suivante le rapport entre destruction (du complexe) et structuration (du psychisme) : l’enjeu de la dissolution de l’Œdipe, c’est le remplacement d’une identification au père à proprement parler mortelle – et même doublement mortelle, puisqu’elle tue le père par le meurtre et le fils par le remords – par une reconnaissance mutuelle, où la différence est compatible avec la similitude.

La reconnaissance du père : voilà l’enjeu ; il n’y en aura pas d’autres dans les deux registres que nous considérerons ultérieurement. Ce sera en particulier la tâche d’une histoire des figures de mettre en place les médiations – de l’avoir, du pouvoir, du valoir et du savoir – qui articulent cette destruction structurante. Ce n’est pas là la tâche de la psychanalyse. Mais c’est sa tâche de repérer la trace de ces médiations dans les remaniements pulsionnels, au niveau d’une histoire du désir et du plaisir. Dans l’Œdipe réussi, si l’on peut s’exprimer ainsi, le désir est rectifié dans son vœu le plus profond de toute-puissance et d’immortalité ; ce qui est ruiné, c’est l’économie du tout ou rien. L’épreuve par excellence à cet égard, c’est de pouvoir accepter le père comme mortel, et finalement d’accepter la mort du père ; aussi bien son immortalité n’était-elle que la projection fantastique de la toute-puissance du désir. C’est sur cette acceptation de la mortalité que pourra s’articuler une représentation de la paternité distincte de l’engendrement physique et moins adhérante à la personne même du père. L’engendrement est de nature, la paternité est de désignation. Il faut que le lien de sang se distende, soit marqué de mort, pour que la paternité soit véritablement instituée ; alors le père est père, parce qu’il est désigné comme et appelé père.

Reconnaissance mutuelle, désignation réciproque : avec ce thème nous touchons à la frontière commune à la psychanalyse et à une théorie de la culture ; on entrait dans la psychanalyse par le concept de pulsion, à la frontière de la biologie et de la psychologie, on en sort par d’autres concepts-limites, à la frontière de la psychologie et de la sociologie de la culture ; l’identification est un tel concept, et Freud s’emploie à répéter qu’il n’a pas résolu le problème qu’un tel concept introduit. Pour le résoudre il faudra changer de champ.

Mais avant de changer de champ, il est capital de prendre en considération le troisième thème qui donne, si j’ose dire, le ton – le ton psychanalytique – à ce qui précède. Ce troisième thème est celui-ci : d’une certaine façon l’Œdipe est indépassable. D’une certaine façon – ou plutôt en plusieurs sens.

Au sens d’abord de la répétition : la psychanalyse a rendu attentif aux régressions, aux traversées nouvelles du conflit œdipien, aux reviviscences du complexe archaïque auxquelles donnent lieu les nouveaux « choix d’objets ». Il est arrivé plusieurs fois à Freud d’écrire que les nouveaux choix d’objets sexuels se font inéluctablement sur le modèle des premières fixations. Tout dans le freudisme tend vers un certain pessimisme quant à la capacité de sublimation, comme si le complexe d’Œdipe condamnait la vie psychique à une sorte de piétinement, voire de sempiternel recommencement. L’héritage œdipien en ce sens est bien un destin. Il est certain que le poids principal de la doctrine freudienne penche de ce côté ; c’est à cette notion de la répétition que se rattachent les concepts de latence et de retour du refoulé, qui, comme on sait, tiennent le rôle décisif, sinon exclusif, dans l’interprétation du phénomène religieux ; Freud y est resté attaché de façon obstinée de Totem et Tabou à Moïse et le Monothéisme.

Mais, si l’Œdipe était indépassable en ce sens seulement, il ne resterait, pour comprendre non seulement la religion mais tous les faits de culture où une certaine sublimation s’exprime, qu’une alternative : il faudrait soit les méconnaître, en les portant sans autre procès au compte du retour du refoulé, soit tenter de les inscrire hors du champ de l’Œdipe, dans quelque sphère non libidinale et libre de conflit. Or ce que nous avons dit précédemment de la fonction structurante de l’Œdipe permet de risquer un autre sens de l’indépassable, un autre sens de la répétition, selon lequel c’est du même Erôs, du même fonds pulsionnel que nous nous portons vers de nouvelles constellations d’objets et de nouvelles organisations pulsionnelles. Ce que la psychanalyse nous dit est alors ceci : nous n’avons pas à renier notre désir mais à le démasquer et à le reconnaître. Agapé n’est pas autre chose qu’Erôs. C’est du même amour que nous aimons les objets archaïques et ceux que l’éducation du désir nous découvre. Il n’y a qu’une économie du désir et la répétition est la grande loi de cette économie. C’est donc dans cette unique économie de la répétition qu’il faut penser comme identiques et différentes les organisations névrotiques et les organisations non névrotiques du désir ; la transfiguration du père dans la culture et dans la religion est la même chose et pas la même chose que le retour du refoulé ; la même chose, en ce sens que tout continue de se passer dans le champ de l’Œdipe ; pas la même chose, dans la mesure où notre désir, renonçant à la toute-puissance, accède à la représentation d’un père mortel qu’il n’est plus besoin de tuer mais qui peut être reconnu.

Si tel est bien l’avenir du complexe d’Œdipe, on comprend que toute la vie psychique puisse être interrogée en fonction de l’Œdipe et qu’il n’y ait pas lieu, comme le dit fortement le père Pohier, d’« instaurer la religion en dehors du champ structuré par le complexe d’Œdipe ».

C’est cette même dialectique de la répétition que nous allons retrouver, sur un mode analogue, dans le champ de la phénoménologie de l’esprit. Mais avant de quitter la psychanalyse, comprenons bien que c’est la même réalité qui va être interrogée, dans une perspective différente ; en sortant de la psychanalyse, nous ne voulons pas dire qu’elle a manqué la moitié ou les deux tiers de la réalité humaine ; nous croyons volontiers que rien d’humain ne lui est étranger et qu’elle appréhende véritablement la totalité, mais sous un angle de vision limité par sa théorie, par sa méthode, et d’abord par la situation analytique elle-même. Comme le dit Leibniz de la vision de la monade, la psychanalyse voit le tout, mais d’un point de vue. C’est pourquoi ce sont les mêmes éléments, les mêmes structures et surtout les mêmes procès, qui reviennent dans les deux autres champs, mais sous une autre perspective.

II. La figure du père dans une phénoménologie de l’esprit

Le deuxième « champ » que nous prenons en considération est celui dans lequel se déploie et que découpe la méthode que j’ai appelée plusieurs fois de réflexion concrète. Méthode réflexive, en ce qu’elle vise à une reprise des actes, des opérations, des productions dans quoi se constitue la conscience de soi de l’humanité. Mais réflexion concrète, en ce qu’elle n’atteint la subjectivité que par le long détour des signes que cette subjectivité a produits d’elle-même dans les œuvres de culture. L’histoire de la culture plus encore que la conscience individuelle est la grande matrice de ces signes. Mais la philosophie ne se borne pas à une chronologie de leur production ; elle tente de les ordonner dans des séries intelligibles, susceptibles de dessiner un itinéraire de conscience, un chemin, sur lequel se produit une avance de la conscience de soi. Cette démarche n’est ni psychologique ni historique : elle impose à la conscience psychologique, trop courte, le détour des textes de culture dans lesquels se documente le soi ; et elle impose à l’historicité événementielle la constitution d’un sens qui est un véritable travail du concept ; c’est ce travail du sens qui fait le caractère philosophique de la réflexion et de l’interprétation où la réflexion s’investit.

Ces rapides remarques de méthode suffisent à établir la différence de plan entre la réflexion concrète et l’économie du désir. Mais plus remarquable que la différence des méthodes, est l’homologie des structures et des procès qui s’y rencontrent.

C’est ce que l’exemple privilégié du père va montrer.

Commençons donc notre « seconde navigation », comme eût dit Platon !

On ne s’étonnera pas que je reprenne ici pour guide la philosophie de l’esprit de Hegel, comme je l’avais fait dans De l’interprétation ; mais j’espère aller plus loin, en particulier au-delà de la phénoménologie proprement dite, dont Hegel a montré dans l’Encyclopédie l’insuffisance ; c’est pourquoi je ne chercherai qu’une impulsion, une première mise en route dans la Phénoménologie de l’esprit. Si l’on suit, en effet le mouvement qui conduit de la conscience à la conscience du soi, en passant par l’expérience de la vie inquiète et infinie, tout semble se passer comme chez Freud ; comme chez Freud, la conscience de soi est enracinée dans la vie et dans le désir. Et l’histoire de la conscience de soi est l’histoire de l’éducation du désir. Comme chez Freud aussi, le désir est d’abord infini, extravagant : « ainsi la conscience de soi est certaine de soi-même, seulement par la suppression de cet autre qui se présente à elle comme vie indépendante ; elle est désir. Certaine de la nullité de cet autre, elle pose pour soi cette nullité comme vérité propre, anéantit l’objet indépendant et se donne par là la certitude de soi-même comme vraie certitude… »1. On pourrait encore à la rigueur interpréter en termes œdipiens les premières phases de la réflexion doublée ou du doublement de la conscience de soi. Le père et le fils, n’est-ce pas une histoire de doublement de conscience ? N’est-ce pas aussi une lutte à mort ? oui, mais jusqu’à un certain point seulement. Car il est important que la dialectique éducative, pour Hegel, ne soit pas celle du père et du fils mais bien celle du maître et de l’esclave. C’est elle qui a de l’avenir et, disons-le tout de suite, qui donne de l’avenir à la sexualité. Il me paraît absolument fondamental que le mouvement de la reconnaissance naisse dans une autre sphère que la paternité et la filiation. Ou, si l’on veut, la paternité et la filiation n’entrent dans le mouvement de la reconnaissance qu’à la lumière du rapport maître-esclave. C’est ce que j’avais en vue dans l’introduction, quand je disais que c’est des autres figures du champ culturel que la figure du père tire son dynamisme et sa capacité de symbolisation.

Pourquoi ce privilège de la relation maître-esclave ? D’abord parce que c’est la première qui comporte un échange des rôles : l’opération de l’une, dit Hegel, « est aussi bien son opération que l’opération de l’autre »2. Aussi inégaux que soient les rôles ils sont réciproques.

Mais surtout, la conquête de la maîtrise passe par le risque de la propre vie ; le maître a mis sa vie en jeu et ainsi s’est déclaré autre que la vie : « c’est seulement par le risque de la vie qu’on conserve la liberté ». Il apparaît rétrospectivement que le cycle de la reproduction et de la mort, à quoi appartiennent la paternité et la filiation naturelle – l’engendrement et l’être engendré –, se ferme sur lui-même : la croissance des enfants est la mort des parents. En ce sens, la paternité et la filiation naturelle restent prises dans l’immédiateté de la vie, dans ce que Hegel appelait, à l’époque de la philosophie d’Iéna, « la vie du genre qui ne se sait pas encore ». Pour cette vie, « le néant n’existe pas comme tel ». Ce que le maître inaugure en risquant sa vie. Or, nous l’avons dit avec Freud, la grande affaire, c’est de renoncer à l’immortalité vitale du désir, d’accepter la mort du père et sa propre mort. C’est cela précisément que fait le maître : ce que Hegel appelle la suprême preuve par le moyen de la mort, la conquête de l’indépendance de l’esprit à l’égard de l’immédiateté de la vie. Ce que Hegel décrit ici est donc très exactement ce que Freud a appelé sublimation et désexualisation.

Enfin, et surtout – et nous passons maintenant du côté de l’esclave –, la dialectique du maître et de l’esclave rencontre la catégorie du travail : si le maître s’est élevé au-dessus de la vie par le risque de la mort, l’esclave s’est élevé au-dessus du désir informe par le rude écolage de la choséité – en langage freudien, par le principe de réalité. Alors que le désir extravagant supprimait la chose, l’esclave s’écorche au réel : « il se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier, venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc seulement par son travail »3. Une Bildung est mise en branle ; en « formant » (bilden) la chose, l’individu se forme lui-même. « Le travail, dit Hegel, est désir refréné, disparition retardée : le travail forme4. »

Ainsi la Phénoménologie de l’esprit présente-t-elle une dialectique du désir et du travail dont Freud avait seulement désigné la place en creux en parlant de la dissolution du complexe d’Œdipe. Cette dialectique permet d’introduire la paternité elle-même dans un procès de reconnaissance ; mais la reconnaissance du père et du fils passe par la double médiation de la maîtrise des hommes et des choses, et de la conquête de la nature par le travail. C’est pourquoi la Phénoménologie de l’esprit ne recoupe plus la psychanalyse, ni le père, ni le fils, au-delà du tournant de la vie à la conscience de soi. Car elle se déroule désormais dans le grand intervalle blanc qui s’étale entre la dissolution de l’Œdipe et le retour final du refoulé dans les couches supérieures de la culture ; pour l’économie du désir, ce grand intervalle est le temps de l’existence souterraine, le temps de latence. Pour la phénoménologie de l’esprit ce temps est rempli par toutes les autres figures non parentales qui édifient la culture humaine. Ce grand intervalle, il nous faut l’étendre démesurément et multiplier les seuils intermédiaires. J’ai évoqué le tout premier seuil, celui de la lutte sauvage pour la reconnaissance. Je n’en évoquerai qu’un seul, très postérieur – du moins pour une genèse du sens –, celui par lequel deux volontés, luttant pour la possession, entrent en relation de contrat. Je retiens ce moment, ignoré de la Phénoménologie de l’esprit et qui ouvre la Philosophie du droit, parce qu’il constitue la relation fondamentalement non parentale, à partir de laquelle la paternité pourra être repensée.

Le contrat répète la dialectique du maître et de l’esclave, mais à un autre niveau ; le désir y est encore impliqué dans le moment de la prise de possession ; le vouloir arbitraire y est aussi extravagant que le désir vital : il n’est rien, en effet, qu’il ne puisse en principe s’approprier, faire sien : « le droit d’appropriation de l’homme se porte sur toute chose » (§ 44). Affronté à un autre vouloir arbitraire, mon vouloir doit composer : c’est le contrat. Et ce qui est remarquable avec le contrat, c’est qu’un autre vouloir fait médiation entre mon vouloir et la chose, et qu’une chose fait médiation entre deux vouloirs. Alors naît, par l’échange des vouloirs, un rapport juridique aux choses : c’est la propriété ; et un rapport juridique aux personnes : c’est le contrat. Le moment dont nous venons de rappeler brièvement la constitution définit la personne juridique, le sujet de droit.

Or on peut bien dire que ni la paternité ni la filialité ne sauraient prendre consistance au-delà de la simple génération naturelle, si ne s’étaient consolidées, l’une en face de l’autre, non seulement deux consciences de soi, comme dans la dialectique du maître et de l’esclave, mais deux volontés, objectivées par leur rapport aux choses et par leurs liens contractuels. Je dis bien deux volontés. Le mot volonté doit nous arrêter, car il est ignoré de Freud. On comprend pourquoi : la volonté n’est pas une catégorie du « champ » freudien ; elle ne relève pas d’une économie du désir ; non seulement on ne peut pas l’y trouver, mais on ne doit pas l’y chercher, sous peine de commettre une category mistake, une méprise concernant les lois du champ considéré. La volonté est une catégorie de la philosophie de l’esprit. Elle ne prend corps que dans la sphère du droit, au sens large que Hegel lui donne, et qui est plus vaste que l’ordre juridique, puisqu’elle va du droit abstrait à la conscience morale et à l’existence politique. Avant le droit formel, il n’y a pas encore de personne, ni de respect de la personne ; et ce droit abstrait, il faut le prendre pour ce qu’il est : non seulement avec l’idéalisme du contrat, mais avec le réalisme de la propriété. Pas de Personenrecht qui ne soit un Sachenrecht. Comme dans la dialectique du maître et de l’esclave, les choses sont les entremetteuses. Ainsi le principe de réalité continue-t-il d’éduquer le principe de plaisir. Hegel n’hésitait même pas à dire que mon corps n’est mien, que je ne possède un corps, que postérieurement à la relation de droit, c’est-à-dire de contrat et de propriété : « en tant que personne, je possède aussi ma vie et mon corps comme des choses étrangères, dans la mesure où c’est ma propriété » ; et il ajoute : « je ne possède ces membres et ma vie que dans la mesure où je le veux. L’animal ne peut pas se mutiler ou se tuer mais l’homme » (§ 47) ; dans la mesure où je peux me dessaisir de ma vie, elle m’appartient. Alors le corps est pris en possession, in Besitzgenommen, par l’esprit.

La conclusion s’impose maintenant : si la personne est postérieure au contrat et à la propriété, si même le rapport au corps comme possession leur est postérieur, alors la reconnaissance mutuelle du père et du fils l’est aussi ; c’est comme libres volontés qu’ils peuvent maintenant s’affronter. Le passage d’une identification exclusive à une identification différentielle – énigme non résolue de la dialectique du désir – est opéré dans la dialectique du vouloir (§ 73-74).

Arrêtons-nous ici : le point que nous avons atteint est celui de ce que Hegel appelle l’indépendance. Indépendance par rapport aux désirs et à la vie, indépendance par rapport à l’autre ; l’indépendance par rapport aux désirs, Hegel l’appelle conscience de soi ; l’indépendance par rapport à autrui, la personne. Il semble qu’à ce point nous ayons dissous la parenté dans la non-parenté.

Il n’en est rien.

Pour la seconde fois, nous allons voir la parenté véritable réinstaurée, au-delà de la simple continuité des générations, par la médiation de la non-parenté.

En effet, à quel niveau peut encore s’inscrire le lien proprement familial ? Non pas avant, mais après, très loin après, la dialectique des volontés, laquelle n’a laissé face à face que des propriétaires ligués, des sujets de droit indépendants, des personnes certes, mais déliées de tous liens concrets. Par deux petites remarques, Hegel nous en avertit. D’abord à propos du droit des personnes (§ 40) : « Alors que chez Kant les relations de famille constituent les droits personnels à modalités extérieures », Hegel exclut expressément les relations de famille de la sphère du droit abstrait ; « plus loin, dit-il, on montrera que la relation de famille a bien plutôt pour fondement substantiel l’abandon de la personnalité ». Deuxième incidence : après avoir déclaré (§ 75) que les deux parties d’un contrat sont « des personnes indépendantes immédiates », il remarque : « on ne peut donc subsumer le mariage sous le concept de contrat. Cette subsomption est établie chez Kant dans toute son horreur, il faut bien le dire ». Les deux remarques se correspondent bien, comme l’atteste la double référence horrifiée à Kant. Et en effet, dans la dialectique ascendante, il faut chercher la relation de famille bien au-delà du droit abstrait, sauter par-dessus la Moralität, qui pose une volonté subjective et morale, c’est-à-dire un sujet capable de dessein responsable devant lui-même, bref un sujet schuldig, comptable d’une action qui peut lui être imputée comme faute de sa volonté. Oui, il faut traverser toute cette épaisseur des médiations du droit abstrait et de la moralité, pour accéder au royaume spirituel et charnel de la Sittlichkeit, de la vie éthique. Or le seuil de ce royaume, c’est la famille. Comprenons bien : il y a père parce qu’il y a famille et non l’inverse. Et il y a famille, parce qu’il y a Sittlichkeit et non l’inverse. Il faut donc d’abord poser ce lien spirituel et vivant de la Sittlichkeit pour retrouver le père. Ce qui caractérise ce lien, c’est qu’il enveloppe ses membres dans un rapport d’appartenance qui n’est plus de libre volonté et qui en ce sens répète quelque chose de l’immédiateté de la vie. Cette fameuse répétition, qui nous a occupés avec Freud, est signalée chez Hegel par un mot : le mot substance ; la relation de famille, disions-nous tout à l’heure « a plutôt pour fondement substantiel l’abandon de la personnalité ». Équivalemment (§ 144), la famille est une totalité concrète, qui rappelle la totalité organique, mais après avoir traversé les médiations abstraites du droit et de la moralité. Elle exige « l’abandon de la personnalité », l’individu y est à nouveau lié, pris dans un réseau, dans un système de déterminations sensées, raisonnables, intelligibles : « la substance, dit Hegel, dans cette conscience de soi réelle qui est la sienne, se connaît et devient donc objet de ce savoir » (§ 151), et encore : « c’est l’esprit donné et vivant comme un monde dont la substance est ainsi, pour la première fois, à titre d’esprit » (§ 158). La Sittlichkeit est l’individu surmonté dans la communauté concrète. C’est pourquoi la famille ne procède pas d’un contrat.

C’est sur ce fond de Sittlichkeit que la figure du père fait retour. Et il revient à travers cette communauté concrète que Hegel appelle « la substance immédiate de l’esprit » (§ 158). Il revient, comme chef, certes, mais d’abord comme membre. Comme membre de…, c’est-à-dire « non pas comme personne pour soi » (§ 158). Bien plus, pour être reconnu à travers la Sittlichkeit de la communauté familiale vivante, le père ne peut être reconnu que dans le conjoint du conjoint. Ce que je reconnais d’abord dans la substance de la communauté familiale, c’est le mariage qui la fonde. Rapprochons ce point de Freud. Reconnaître le père, c’est le reconnaître avec la mère. C’est renoncer à posséder l’un en tuant l’autre. C’est accepter que le père soit à la mère et la mère au père. Alors la sexualité est reconnue ; la sexualité du couple qui m’a engendré ; mais elle est reconnue comme dimension charnelle de l’institution. Cette unité réaffirmée du désir et de l’esprit est ce qui rend possible la reconnaissance du père.

Ou plutôt celle de la paternité : car dans ce texte étonnant sur la famille, le père comme tel n’est jamais nommé ; ce qui est nommé ce sont les Pénates, c’est-à-dire la représentation de la paternité, dans l’absence du père mort. L’esprit sittlich – l’esprit de la communauté concrète – n’est lui-même que débarrassé de la diversité extérieure de ses apparences, donc délié de son support dans les individus et leurs intérêts : l’esprit de la communauté éthique « se dégage alors comme une forme concrète pour la représentation, comme par exemple les Pénates, et il est honoré et donne le caractère religieux de la famille et du mariage, devient objet de piété pour leurs membres » (§ 158). En ce sens la famille c’est le religieux, mais pas encore le religieux chrétien ; c’est le religieux des Pénates. Or qu’est-ce que les Pénates ? C’est le père mort élevé à la représentation ; c’est comme mort, comme absent, qu’il passe dans le symbole de la paternité. Symbole, il l’est doublement : d’abord, comme signifié de la substance éthique ; ensuite, comme lien qui rapproche les membres, selon un autre sens du mot symbole ; car c’est devant les Pénates que toute union nouvelle est contractée : « au lieu de se réserver la contingence et l’arbitraire de l’inclination sensible, la conscience enlève le pouvoir d’engager à l’arbitraire et le rend à la substance, en s’engageant devant les Pénates » (§ 164, remarque).

Arrêtons ici cette « seconde navigation ». Qu’en résulte-t-il ? L’analyse que nous venons de faire est homologue à la précédente. Homologue seulement, car ce sont bien deux discours distincts. La figure paraît une première fois dans le réseau d’une économie du désir, une deuxième fois dans le réseau d’une histoire spirituelle. C’est pourquoi les relations d’un réseau à l’autre ne sont pas des relations terme à terme. Les figures qui séparent le monde du désir de sa répétition dans la communauté concrète correspondent plutôt au grand silence apparent des pulsions que Freud appelle période de latence. Mais les deux réseaux présentent des articulations analogues. L’articulation maîtresse est celle de la répétition de la figure initiale dans la figure terminale – les Pénates –, par-delà toutes les médiations juridiques et morales. Nous pouvons maintenant dire : du fantasme au symbole ; autrement dit : de la paternité non reconnue, mortelle et mortifiante pour le désir, à la paternité reconnue, devenue lien d’amour et de vie.

III. La dialectique de la paternité divine

Le troisième champ dans lequel nous entreprenons maintenant de discerner la structure de paternité est celui de la « Représentation religieuse ».

Je prends le mot « Représentation » au sens que lui donne constamment Hegel, lorsqu’il parle de la religion, aussi bien dans la Phénoménologie de l’esprit que dans l’Encyclopédie et dans les Leçons sur la philosophie de la religion : la « Représentation » est la forme figurée de l’automanifestation de l’absolu. Je suis donc également d’accord pour dire que l’investigation de la Représentation religieuse ne relève plus d’une phénoménologie à proprement parler, c’est-à-dire de la suite des figures de la conscience de soi. Il ne s’agit plus de la conscience de soi, mais du déploiement, dans la représentation, de la pensée spéculative du divin en tant que tel.

Par contre je suis moins d’accord pour dire avec Hegel que le règne de la représentation peut être surmonté dans une philosophie du concept, dans un savoir absolu. Le savoir absolu n’est peut-être que la visée, jamais effectuée, de la représentation elle-même. Cette question est inséparable de la définition de la religion. Pour ma part je me sens plus près de Kant, finalement – celui de La Religion dans les limites de la simple raison – que de Hegel, et définirais volontiers comme Kant la religion par la question : que m’est-il permis d’espérer ?

Cette place donnée à l’espérance n’est pas sans rapport avec le statut de la Représentation en général et avec la représentation du père en particulier. Si la représentation ne peut être évacuée, c’est bien parce que la religion est moins constituée par la foi que par l’espérance. Car si la foi est en défaut par rapport à la vision et donc la représentation par rapport au concept, l’espérance est en excès par rapport au connaître et à l’agir. C’est de cet excès qu’il n’y a plus concept. Mais toujours seulement représentation. La question sera de savoir si le schème de la paternité ne se relie pas aussi à cette théologie de l’espérance. On voit l’enjeu de ce troisième parcours.

Je me propose maintenant, comme le père Pohier, de reprendre le problème de Dieu « Père », dans le judéo-christianisme. Mais ma méthode sera légèrement différente de la sienne. Je ne prendrai pas pour guide la théologie mais l’exégèse. Pourquoi l’exégèse plutôt que la théologie ? L’exégèse a l’avantage de rester au ras de la représentation et de livrer le procès même de la représentation, sa constitution progressive. En déconstruisant la théologie, jusque dans ses éléments représentatifs originaux, l’exégèse nous plonge directement dans le jeu des désignations de Dieu, elle risque de nous en livrer l’intention originaire et le dynamisme propre. J’aime à dire que le philosophe, lorsqu’il réfléchit sur la religion, doit avoir pour vis-à-vis l’exégète plutôt que le théologien. Une autre raison de recourir à l’exégèse plutôt qu’à la théologie, c’est qu’elle nous invite à ne pas séparer les figures de Dieu des formes de discours dans lesquelles ces figures adviennent. J’entends par forme de discours le récit ou la « saga », le mythe, la prophétie, l’hymne et le psaume, l’écrit sapiential, etc. Pourquoi cette attention aux formes de discours ? Parce que la désignation de Dieu est chaque fois différente selon que le récitant le mentionne en troisième personne, comme l’actant d’une grande geste telle que la sortie d’Égypte, ou selon que le prophète l’annonce comme celui au nom de qui il parle en première personne, ou selon que le fidèle s’adresse à Dieu en deuxième personne dans la prière liturgique du culte ou dans la prière solitaire. Or la théologie elle-même, quand elle veut être théologie biblique, se contente trop souvent d’extraire de tous ces textes une conception de Dieu, de l’homme et de leurs relations d’où ont été évacués les traits spécifiques qui tiennent aux formes de discours. Nous ne demanderons donc pas ce que la Bible dit sur Dieu, par abstraction théologique, mais comment Dieu advient aux divers discours qui structurent la Bible.

Telle étant la méthode, quelle est l’instruction ?

Eh bien, la constatation la plus importante et à première vue la plus déroutante, est que, dans l’Ancien Testament (nous réservons le cas du Nouveau Testament), la désignation de Dieu comme père est quantitativement insignifiante. Les spécialistes de sciences véréro ou néo-testamentaires sont d’accord pour souligner – en s’en étonnant d’abord – cette grande réserve, limitant l’emploi de l’épithète de père dans les écrits de l’Ancien Testament. Marchel5 et Jeremias6 en comptent moins de vingt occurrences dans l’Ancien Testament.

C’est cette réserve qui nous occupera d’abord. Je voudrais la mettre en rapport avec l’hypothèse qui m’a guidé tout au long de ce travail, à savoir que la figure du père, avant de faire retour, doit d’une certaine façon être perdue, et qu’elle ne peut faire retour que réinterprétée par le moyen d’autres figures non parentales, non paternelles. L’épuration qui conduit du fantasme au symbole exige, aux trois niveaux que nous avons considérés, au niveau pulsionnel, au niveau des figures culturelles, au niveau des représentations religieuses, une sorte de réduction de la figure initiale par le moyen d’autres figures.

La figure initiale, au plan où nous nous plaçons maintenant, est bien connue : tous les peuples du Moyen-Orient désignent leurs dieux comme père et même les invoquent du nom de père. Cette appellation n’est pas seulement le bien commun des Sémites ; l’histoire comparée des religions nous apprend qu’elle se retrouve en Inde, en Chine, en Australie, en Afrique, chez les Grecs et les Romains. Tous les hommes faisaient appeler père leur Dieu, c’est la donnée initiale ; c’est même une grande banalité, qui, comme telle, est assez insignifiante. Il en est ici comme de la position de l’Œdipe au plan pulsionnel ; l’entrée dans l’Œdipe est le donné commun ; l’important c’est l’issue, névrotique ou non ; c’est la dissolution de l’Œdipe et son retour. Ici, de même, le fait de la désignation de Dieu comme père n’est encore rien, c’est la signification attachée à cette désignation qui fait problème : ou plutôt c’est le procès de la signification, car c’est le procès qui recèle le schème de la paternité.

Or l’exégèse de l’Ancien Testament nous montre que la réserve des Hébreux à l’égard de la désignation de Dieu comme père est la contrepartie de leur manière positive d’appréhender Yahvé comme le héros souverain d’une histoire singulière, ponctuée d’actes de salut et de délivrance, dont le peuple d’Israël, considéré comme un tout, est le bénéficiaire et le témoin. C’est ici qu’interviennent les catégories du discours et que leur incidence sur la dénomination de Dieu est décisive. Le premier genre de discours dans lequel les écrivains bibliques ont tenté de parler de Dieu est de l’ordre du récit. Les actes de salut et de délivrance sont confessés par le moyen de la « saga » qui raconte la geste de Yahvé avec Israël.

Ce récit a pour centre de gravité la confession de la sortie d’Égypte ; c’est l’acte de délivrance qui institue le peuple d’Israël comme peuple. Tout le travail théologique des écoles d’écrivains à qui nous devons l’Hexateuque a consisté à ordonner les récits fragmentaires, éventuellement d’origine variée et disparate, dans les intervalles du grand récit, à prolonger celui-ci en arrière vers les grands ancêtres et jusqu’aux mythes de création, qui sont ainsi pris dans l’espace de gravitation de la confession de foi historique d’Israël et en reçoivent une historicisation très particulière. Cette jonction de la confession kérygmatique avec la forme du récit commande l’aspect de théologie qui domine l’Hexateuque et que Gerhard von Rad appelle « la théologie des traditions historiques » à quoi il oppose « la théologie des traditions prophétiques », que nous retrouverons tout à l’heure avec le retour de la figure du père. C’est cette théologie des traditions historiques qui est le creuset des premières représentations bibliques de Dieu. Or dans la première structure – celle du récit – Yahvé n’est pas en position de père. Si nous complétons la méthode exégétique de von Rad par l’analyse structurale des récits venue de Propp et des formalistes russes et appliquée en France par Greimas et Barthes, nous dirons que les catégories dominantes sont ici celles d’action et d’actant, c’est-à-dire de héros défini par sa fonction dans le récit. Plus exactement l’analyse de l’action en segments hiérarchisés fait apparaître, corrélativement à la logique du récit, un jeu combiné de personnages ou d’actants. Toute la théologie des traditions consiste à articuler l’actant ultime, Yahvé, l’actant principal et collectif, Israël, pris comme un unique personnage historique, et divers actants individuels, au premier rang desquels Moïse –, dans une dialectique qui n’est jamais réfléchie mais racontée. C’est cette dialectique des actions et des actants qui est le support dramatique de la théologie de l’Hexateuque.

Dans cette dialectique des actions et des actants, la relation de paternité et de filiation est inessentielle. S’il y a un père, c’est Israël lui-même : « Mon père était un Araméen…, etc. » et Yahvé est « Dieu de nos pères » avant d’être père. Aussi bien la dialectique de l’action se déploie-t-elle à l’échelle d’un peuple et d’une histoire. Le rapport des actants pourra, dans un temps second, entrer dans la catégorie père-fils, mais parce que d’abord elle aura été instituée dans une autre catégorie. Laquelle ?

Comme on sait, la théologie de l’Hexateuque repose sur la réinterprétation des grands récits de la geste de Yahvé et d’Israël à partir de la relation de l’alliance. Il faut d’ailleurs dire tout de suite : des alliances. Celles-ci ne sont pas d’abord et à titre primordial représentées comme alliances de parenté ; au contraire, c’est l’alliance qui donne sens à la parenté, avant que celle-ci n’ajoute sa note propre (on verra laquelle). Il ne faut pas, en effet, interpréter l’alliance par la paternité, mais à partir des clauses et des rôles qu’elle développe et articule ; et ceci ne s’interprète ni dans des catégories de parenté ni dans des catégories juridiques. Dans ses études sur l’Hexateuque, von Rad montre comment s’est peu à peu constituée une théologie originale de l’alliance, à travers une diversité d’alliances : alliance avec Noé, alliance avec Abraham, alliance du Sinaï ; et à travers une diversité d’interprétations de ces alliances : alliance à un pôle, alliance à pôles inégaux, alliance réciproque ; le Document sacerdotal (source P) articule cette théologie autour de trois thèmes : Israël sera constitué comme peuple, Israël recevra le don de la terre, Israël entrera avec Dieu dans une relation privilégiée. La théologie de l’alliance est en même temps une théologie de la promesse. Ce point est évidemment capital pour la paternité qui pourra être réinterprétée à partir du troisième thème de l’alliance : « je serai votre Dieu ».

Mais avant de réintroduire la paternité il faut encore considérer plusieurs points et d’abord le rôle de la thora, de l’instruction, de la loi, dans cette genèse constitutive du sens. Si Israël a une relation privilégiée avec Yahvé, c’est parce qu’il a la Loi : Yahvé l’actant prime, Yahvé, le pôle actif de l’alliance, Yahvé est celui qui donne la loi. Et ici encore, c’est Israël tout entier, personnage individuel et collectif, qui est le vis-à-vis : « Écoute Israël, je suis l’Éternel ton Dieu, etc. »

Une dernière touche, avant d’introduire la figure du père : il est capital que Yahvé soit désigné par un nom, avant d’être désigné comme père. Dans certains milieux psychanalytiques, on aime à parler du nom du père. Mais il faut distinguer, sinon même dissocier. Le nom, c’est le nom propre. Le père, c’est une épithète. Le nom c’est une connotation. Le père c’est une description. Il est essentiel pour la foi d’Israël que la révélation de Yahvé s’élève à ce niveau terrible où le nom est une connotation sans dénotation, même pas celle de père. Relisons le récit du buisson ardent (Exode 3, 13 à 15) : « S’il demande quel est son nom [au Dieu de vos Pères] que leur répondrai-je ? Dieu dit alors à Moïse : Je suis celui qui suis, éhyéh hasher éhyéh » et dans la suite du texte le « je suis » devient sujet : « Tu leur diras : Je suis m’a envoyé vers vous ». Cette révélation du nom est capitale pour notre réflexion. Car la révélation du nom, c’est la dissolution de tous les anthropomorphismes, de toutes les figures et figurations, y compris celle du père. Le nom contre l’idole. Toute filiation non métaphorique, toute descendance littérale est ainsi réduite. Cette action dissolvante de la théologie du nom nous a été longtemps masquée par les efforts d’harmonisation avec l’ontologie grecque ; comme si « je suis celui qui suis » était une proposition ontologique. Ne faut-il pas plutôt entendre, en un sens presque ironique : ce que je suis je le suis pour moi, mais vous avez ma fidélité et ma guidance : « Tu leur diras : Je suis m’a envoyé vers vous » ?

Cette réduction de l’idole, et donc aussi de la figure paternelle, dans la théologie du nom, ne doit pas être perdue de vue quand on considère les récits de création. Il est remarquable qu’à cette occasion Dieu ne soit pas désigné comme père et qu’un verbe spécifique – bara – soit employé pour dire l’acte créateur ; tout relent d’engendrement est ainsi éliminé. La création – thème mythique emprunté aux peuples ambiants et introduit tardivement et avec une infinie prudence – n’est pas une pièce de théologie paternelle ; elle est plutôt réinterprétée à partir de la théologie des traditions historiques et placée en préface à l’histoire des actes de salut, comme le premier acte de fondation. Ce n’est donc pas parce qu’il est père qu’il est créateur. La théologie de la création sera plutôt la clé de la réinterprétation de la figure du père, lorsque celle-ci fera retour. Il faut en dire autant de la qualification de l’homme dans le récit de création de l’école sacerdotale (Genèse 1-2) ; il y est dit que l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Le mot de fils n’est pas plus prononcé que le Créateur n’est appelé père. C’est plutôt la filiation qui pourra être réinterprétée à partir de cette relation de similitude (d’ailleurs corrigée sans doute par celle de ressemblance qui rétablit la distance) ; cette similitude élève l’homme au-dessus des choses créées et l’institue maître et dominateur de la nature. La théologie du nom n’est ici aucunement reniée ; on dirait plutôt que c’est le nom sans image et sans idole qui se donne comme image la transcendance même de l’homme.

Ainsi, l’évolution de la figure du père vers un symbolisme supérieur est tributaire des autres symboles qui n’appartiennent pas à la sphère de parenté ; le libérateur de la « saga » hébraïque primitive, le donneur de loi du Sinaï, le porteur du Nom sans image et même le créateur du mythe de création : autant de désignations hors parenté ; on pourrait dire, de façon à peine paradoxale, que Yahvé n’est pas d’abord père ; à cette condition, il est aussi Père.

Il fallait en effet faire tout ce parcours ; il fallait aller jusqu’à ce qu’on peut appeler le degré zéro de la figure – de la figure en général, de la figure paternelle en particulier – pour pouvoir désigner Dieu comme père.

Maintenant – mais seulement maintenant –, nous pouvons parler du retour de la figure du père, c’est-à-dire interpréter, au niveau du texte biblique, la désignation réticente, mais du même coup très signifiante, de Dieu comme père. Ce trajet de la représentation de Dieu correspond, au plan biblique, à ce qui est le retour du refoulé au plan pulsionnel, ou à l’instauration de la catégorie familiale, après le droit abstrait et la conscience morale, dans la philosophie de l’esprit.

Cette répétition de la figure du père présente elle-même une progression significative, qu’on peut jalonner schématiquement ainsi : d’abord la désignation comme père qui est encore une description au sens que l’analyse linguistique donne à ce mot, puis la déclaration du père, enfin l’invocation au père qui est proprement l’adresse à Dieu comme père. Ce mouvement n’est mené à son terme qu’en la prière de Jésus dans laquelle s’achèvent le retour de la figure du père et la reconnaissance du père.

On voit bien comment la désignation de Dieu comme père procède des autres désignations de Yahvé dans l’alliance ; la clé est ici la relation d’élection. Israël a été choisi entre les peuples ; Yahvé se l’est acquis ; il est sa part ; c’est cette élection qui vaut adoption ; ainsi Israël est fils : mais il n’est fils que par une parole de désignation. Du même coup, la paternité elle-même est entièrement dissociée de l’engendrement.

Qu’est-ce que la représentation de la paternité ajoute alors aux catégories historiques qui la déterminent ? Si on considère les occurrences peu nombreuses de la désignation de Dieu comme père, il apparaît qu’elle survient toujours à un moment où la relation en quelque sorte extériorisée par le récit – Yahvé, c’est Il – s’intériorise. Je prends le mot intériorise au sens de l’Erinnerung qui est à la fois mémoire et intériorité – récollection. L’entrée dans l’Erinnerung est en même temps l’entrée dans le sentiment ; les connotations affectives sont d’ailleurs fort complexes : de l’autorité souveraine jusqu’à la tendresse et à la pitié, comme si le père était aussi la mère. Ainsi la paternité se déploie-t-elle selon un éventail fort vaste : « sentiments de dépendance, de nécessité, de protection, de confiance, de gratitude, de familiarité »7 : « peuple insensé et sans sagesse n’est-ce pas lui ton Père qui t’a procréé, lui qui t’a acquis et par qui tu subsistes ? » (Jérémie 32, 6). Dieu qui n’a qu’un nom, qui n’est qu’un nom, reçoit un visage ; en même temps que cette figure achève son mouvement du fantasme vers le symbole.

C’est ainsi que la désignation s’infléchit vers l’invocation, mais sans oser franchir le seuil : « Il m’appellera : tu es mon père, mon Dieu, et le rocher de mon salut » ; ce n’est pas encore une invocation. Jamais d’ailleurs dans l’Ancien Testament Yahvé n’est invoqué comme père ; les appellations de Jérémie 3, 4 et 19, que nous considérerons plus loin, ne sont pas des invocations, note Marchel, mais de simples énonciations que Dieu profère sur lui-même par la voix des prophètes.

Que signifie ce mouvement inachevé vers l’invocation au père, que j’ai appelé la déclaration du père ? C’est ici qu’il faut tenir compte de la distinction évoquée plus haut des deux discours : le récit et la prophétie ; et des deux théologies qui s’y rattachent : la théologie des traditions historiques et la théologie des traditions prophétiques, pour parler comme von Rad. En effet, si l’on fait le compte des textes où Dieu est dénommé père, il apparaît que ceux-ci sont des textes prophétiques : Osée, Jérémie, le troisième Isaïe, à quoi on peut joindre le Deutéronome issu des milieux prophétiques. Que signifie ce lien entre le nom de père et la prophétie ? La prophétie marque une rupture à la fois dans la forme du discours et dans l’intention théologique : le récit raconte les actes de délivrance dont Israël a été gratifié dans le passé ; la prophétie, elle, ne raconte pas, mais annonce, sur le mode performatif de l’oracle ; le prophète annonce en première personne, au nom de Dieu en première personne ; et il annonce quoi ? Il annonce autre chose que ce qui a été confessé dans le cadre du grand récitatif : d’abord, l’épuisement de cette même histoire, sa ruine prochaine, et, à travers sa ruine, une nouvelle alliance, une nouvelle Sion, un nouveau David. On comprend dès lors que dans les textes prophétiques Yahvé ne soit pas seulement désigné du titre de père, mais se déclare être le père8 ; et cette déclaration de Dieu comme père paraît inséparable de la visée vers le futur que la prophétie recèle. Par trois fois Jérémie prononce : « Je suis un père pour Israël, tu m’appelleras mon père et tu ne seras pas séparé de moi. » Si l’on suit la suggestion que la prophétie se tourne et regarde vers l’accomplissement à venir, vers le banquet eschatologique, ne faut-il pas aller jusqu’à dire que la figure du père est elle-même entraînée par ce mouvement et qu’elle n’est plus seulement la figure de l’origine – le Dieu de nos pères, l’en deçà de l’ancêtre – mais celle de la nouvelle création ?

C’est à ce prix que le père peut être reconnu.

Non seulement le père n’est plus du tout l’ancêtre, mais il est indiscernable de l’époux, comme si les figures de la parenté éclataient et s’échangeaient ; lorsque le prophète Osée réinterprète l’alliance, il voit Dieu beaucoup plus comme un époux que comme un père. Toutes les métaphores de la fidélité et de l’infidélité, du mal comme adultère, sont des métaphores de nature conjugale, comme le sont aussi les sentiments de jalousie, de tendresse blessée et l’appel au retour. Jérémie dit encore : « J’avais pensé : tu m’appelleras mon père et tu ne te sépareras pas de moi. Mais comme une femme qui trahit son amant, ainsi m’a trahi la maison d’Israël » (Jérémie 3, 19-20). À la faveur de cette étrange contamination mutuelle de deux figures de la parenté, l’écorce de littéralité de l’image se brise et le symbole se libère. Un père qui est un époux n’est plus un géniteur, ni non plus un ennemi de ses fils ; l’amour, la sollicitude et la pitié l’emportent sur la domination et la sévérité. De ce renversement dans les rapports de sentiments témoigne le magnifique texte du troisième Isaïe : « Car tu es notre père » (Isaïe 64, 16).

Dans le : Tu es notre père, nous sommes au seuil de l’invocation. Avec encore cette pudeur qui fait paraître l’invocation dans une sorte de langage indirect, comme dans le psaume 89, 27 : « Il m’appellera : Toi, mon père, mon Dieu et le rocher de mon salut. »

Avec le Nouveau Testament s’achève le mouvement de retour de la figure du père, par l’invocation de Jésus : Abba ; encore faut-il comprendre le caractère audacieux et insolite de l’invocation en la replaçant sur le fond de l’Évangile tout entier. Si on prend en considération le tout de l’Évangile et non quelques citations isolées, il faut bien avouer que le Nouveau Testament garde quelque chose de la réserve et de la pudeur de l’Ancien Testament. Si Jean comporte plus de cent occurrences de la désignation de Dieu comme père, Marc n’en comporte que quatre, Luc quinze et Matthieu quarante-deux. C’est dire que la désignation de Dieu comme père est d’abord rare et résulte d’une expansion postérieure, qui ne doit pas être sans rapport avec la permission donnée par Jésus d’appeler Dieu le père. Mais d’abord, il faut admettre que la paternité n’a pas été la catégorie initiale de l’Évangile ; la cellule mélodique de l’Évangile, comme on voit dans Marc, c’est la venue du royaume, notion eschatologique par excellence ; il en est ici comme dans l’Ancien Testament : parce que l’alliance, alors la paternité ; plus exactement, le royaume qui vient, prêché par le kérygme évangélique, est l’héritier de la nouvelle économie annoncée par les prophètes. C’est à partir de la catégorie du royaume qu’il faut interpréter celle de la paternité. Royauté eschatologique et paternité restent inséparables jusque dans la prière du Seigneur ; celle-ci commence par l’invocation du père et se continue par des « demandes » concernant le nom, le règne et la volonté qui ne se comprennent que dans la perspective d’un accomplissement eschatologique. La paternité est ainsi placée dans la mouvance d’une théologie de l’espérance. Le père de l’invocation est le même que le Dieu de la prédication du royaume, dans lequel on n’entre que si l’on est comme un enfant. Ainsi la figure du père, inséparable de la prédication du royaume, relève-t-elle, selon le mot de Jeremias, de la sich realisierende Eschatologie.

Replacé dans cette perspective de la prédication eschatologique, le titre de père prend un relief singulier, en même temps que la filiation reçoit une nouvelle signification, comme on voit dans les paroles de Jésus comportant l’expression : Mon père. Lisons Matthieu 11, 27, qui contient le noyau de la future théologie johannique. Une relation unique de connaissance mutuelle, de reconnaissance, constitue désormais la vraie paternité et la vraie filiation. « Tout m’a été remis par mon Père et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. »

C’est sur ce fond qu’on peut comprendre la prière de Jésus : Abba, qu’on pourrait traduire par « cher père ». Ici s’achève le mouvement qui va de la désignation à l’invocation. Jésus, selon toute probabilité, s’est adressé à Dieu en lui disant : Abba. Cette invocation est absolument insolite et sans parallèle dans toute la littérature de la prière juive. Jésus ose s’adresser à Dieu comme un enfant à son père. La réserve dont toute la Bible témoigne est rompue sur un point précis. L’audace est possible parce qu’un temps nouveau a commencé.

Loin donc que l’adresse à Dieu comme père soit facile, à la façon d’une rechute à l’archaïsme, elle est rare, difficile et audacieuse, parce qu’elle est prophétique, tournée vers l’accomplissement plus que vers l’origine. Elle regarde non en arrière du côté d’un grand ancêtre, mais en avant en direction d’une nouvelle intimité sur le modèle de la connaissance du fils. Dans l’exégèse de Paul, c’est parce que l’Esprit témoigne de notre filiation (Romains 8, 16), que nous pouvons crier Abba, Père. Loin donc que la religion du père soit celle d’une transcendance lointaine et hostile, il y a paternité parce qu’il y a filiation, et il y a filiation parce qu’il y a communauté d’esprit.

Il nous reste, pour achever la constitution de ce paradigme de la paternité selon l’esprit, à dire comment la mort – la mort du fils et éventuellement la mort du père – s’insère dans cette genèse du sens. On se rappelle en quels termes la psychanalyse freudienne pose le problème : au plan du fantasme, il y a une mort du père, mais c’est un meurtre ; ce meurtre est l’œuvre du désir tout-puissant qui se rêve immortel ; il donne naissance, par intériorisation de l’image paternelle, à un fantasme complémentaire, celui du père immortalisé par-delà le meurtre. C’est ce fantasme qui fait retour, à travers le meurtre du prophète, dans la religion hébraïque. Quant au christianisme, il invente une religion du Fils dans laquelle le Fils tient un rôle double : d’un côté, il expie pour nous tous le crime d’avoir tué Dieu ; mais en même temps, en prenant en charge la culpabilité, il devient Dieu à côté du père et ainsi remplace le père, donnant une issue au ressentiment contre le père. Freud conclut : le christianisme, issu d’une religion du père, devient une religion du fils.

Que la mort du Christ puisse être inscrite dans la lignée des rejetons du fantasme du meurtre paternel, qu’elle ajoute à ce fantasme le trait additionnel de réaliser à la fois le vœu de soumission au père et celui de rébellion du fils, cela ne fait pas de doute, pour nous qui admettons que les structures œdipiennes constituent un plan d’articulation pulsionnelle pour la vie entière de l’homme. Mais la question est de savoir quelle sorte de répétition est ainsi opérée par la mort du juste dans le christianisme, et sans doute déjà dans le thème prophétique du « serviteur souffrant » que Freud n’a pas pris en considération.

Or la psychanalyse nous offre peut-être une seconde voie : une autre signification de la mort du père, nous l’avons suggéré aussi, appartient aux issues non-névrotiques du complexe d’Œdipe ; elle est la contrepartie de la reconnaissance mutuelle du père et du fils, dans laquelle peut se dénouer heureusement le complexe d’Œdipe. S’il est vrai que la toute-puissance du désir est la source de la projection d’un père immortel, la rectification du désir passe par l’acceptation de la mortalité du père.

La philosophie des figures culturelles de base nous a fait faire un pas de plus dans cette direction. Le véritable lien de parenté, avons-nous dit avec la Philosophie du droit de Hegel, c’est celui qui s’établit au plan de la Sittlichkeit, de la vie éthique concrète ; or ce lien élève la paternité au-dessus de la contingence des individus et s’exprime dans la représentation des Pénates ; la mort du père est ainsi incorporée à la représentation du lien de paternité qui domine la suite des générations. Cette mort n’a plus besoin d’être un meurtre : elle est seulement la suppression de la particularité et de la « diversité extérieure des apparences »9 qu’implique l’instauration du lien spirituel.

Il y a donc quelque part une mort du père qui n’est plus un meurtre et qui appartient à la conversion du fantasme en symbole.

Mon hypothèse, c’est que la mort du juste souffrant conduit à une certaine signification de la mort de Dieu qui correspondrait, au plan des représentations religieuses, à ce qui a commencé d’apparaître dans les deux autres plans de symbolisation. Cette mort de Dieu se situerait dans le prolongement de la mort non criminelle du père, et achèverait l’évolution du symbole dans le sens d’une mort par miséricorde. Un mourir pour… viendrait prendre la place d’un être tué par… Comme on sait, le symbole du juste qui offre sa vie plonge ses racines dans le prophétisme juif et trouve son expression lyrique la plus pathétique dans les chants « du serviteur souffrant » du second Isaïe. Certes, le « serviteur souffrant » d’Isaïe n’est pas Dieu : mais si Freud a raison de tenir le meurtre du prophète – de Moïse d’abord, puis de tout prophète qui tient le rôle de Moïse redivivus – pour une réitération du meurtre du père, alors on peut bien dire que la mort du serviteur souffrant appartient au cycle de la mort du père. Le juste est tué, certes, et par là la pulsion agressive contre le père est satisfaite à travers les rejetons de l’image paternelle archaïque ; mais en même temps, et c’est là l’essentiel, le sens de la mort est inversé : en devenant « mort pour autrui », la mort du juste achève la métamorphose de l’image paternelle dans le sens d’une figure de bonté et de miséricorde. La mort du Christ est au terme de ce développement : c’est comme oblation que l’Épître aux Philippiens la célèbre dans son hymne liturgique : « Il s’anéantit lui-même…, obéissant jusqu’à la mort10… »

Ici s’achève le renversement de la mort comme meurtre en la mort comme offrande. Or cette signification est tellement hors d’atteinte de l’homme naturel que l’histoire de la théologie abonde en interprétations purement punitives et pénales du sacrifice du Christ qui donnent entièrement raison à Freud : tant le fantasme du meurtre du père et du châtiment du fils est tenace. Je croirais pour ma part que seule est vraiment évangélique une christologie qui prendrait entièrement au sérieux le mot du Christ johannique : « Personne ne m’ôte la vie. Je la donne. »

N’est-ce pas alors cette mort du fils qui peut nous fournir le dernier schème de la paternité, dans la mesure où le fils est aussi le père ? Comme on sait, ce dernier développement, amorcé seulement dans l’Écriture – en particulier dans le texte de Matthieu que nous avons lu plus haut – appartient plutôt à l’époque des grandes constructions trinitaires et théologiques. Il est à la limite de compétence d’une méthode exégétique comme celle que j’ai pratiquée ici. J’en dirai néanmoins deux mots, à cause de Freud et de Hegel.

Freud, en effet, a eu raison de dire que Jésus « en prenant sur lui la faute est devenu lui-même Dieu à côté du père et s’est ainsi mis à sa place » ; mais si le Christ est ici le serviteur souffrant, ne révèle-t-il pas, en prenant la place du père, une dimension même du père à laquelle appartiendrait originairement la mort par miséricorde ? En ce sens, on pourrait véritablement parler de la mort de Dieu comme mort du père. Et cette mort serait à la fois un meurtre au niveau du fantasme et du retour du refoulé, et un suprême dessaisissement, une suprême dépossession de soi, au niveau du symbole le plus avancé.

C’est ce que Hegel a parfaitement aperçu. Hegel est le premier philosophe moderne à avoir assumé la formule « Dieu lui-même est mort » comme une proposition fondamentale de la philosophie de la religion. La mort de Dieu pour Hegel, c’est la mort de la transcendance séparée. Il faut perdre une idée du Divin comme Tout-Autre pour accéder à l’idée du Divin comme esprit immanent à la communauté. La dure parole, comme dit Hegel, la dure parole « Dieu lui-même est mort » est une parole non pas de l’athéisme mais de la vraie religion, qui est celle non du Dieu là-haut, mais de l’Esprit parmi nous.

Mais cette phrase peut être énoncée à des niveaux différents et prendre alors des significations différentes. Chez Hegel lui-même, elle résonne à deux niveaux. C’est d’abord la parole de la « conscience malheureuse » qui, cherchant à atteindre la certitude absolue et immuable de soi-même, la repousse dans l’au-delà. Hegel en fait mémoire au début de son chapitre sur la religion révélée, dans la récapitulation des figures antérieures. Voici en quels termes il rapporte cette « perte totale » : « nous voyons que cette conscience malheureuse constitue la contrepartie et le complément de la conscience en soi-même parfaitement heureuse, celle de la comédie… Elle est la conscience de la perte de toute essentialité dans cette certitude de soi et de la perte justement de ce savoir de soi, – de la substance comme du soi ; elle est la douleur qui s’exprime dans la dure parole : Dieu est mort »11.

Mais la conscience malheureuse c’est encore la conscience tragique ; comme telle elle appartient aux présuppositions de la religion révélée et correspond à la fin et à la décadence générale du monde antique ; elle n’est pas au niveau du concept de la religion manifeste, dans laquelle, dit Hegel, l’esprit va se savoir lui-même sous la forme de l’esprit. Selon ce concept, c’est l’esprit lui-même qui s’aliène : « on peut donc dire de cet esprit qui a délaissé la forme de la substance et entre dans l’être-là sous la figure de la conscience de soi – si on veut se servir de relations empruntées à la génération naturelle – qu’il a une mère effective mais un père étant en soi ; car l’effectivité ou la conscience de soi et l’en-soi, comme la substance, sont ses deux moments par l’aliénation mutuelle desquels – chacun devenant l’autre – l’esprit passe dans l’être-là comme leur unité »12 ; et un peu plus loin : « l’esprit vient à être su comme conscience de soi, et il est immédiatement révélé (manifeste) à cette conscience de soi, car il est celle-ci même ; la nature divine est la même que la nature humaine et c’est cette unité qui devient donnée à l’intuition »13.

C’est dans ce mouvement de la manifestation comme aliénation que la mort prend sa signification ultime, non seulement comme mort du fils, mais comme mort du père. La mort du fils, d’abord : « la mort de l’homme divin, comme mort, est la négativité abstraite, le résultat immédiat, un mouvement qui s’achève seulement dans l’universalité naturelle… La mort n’est plus ce qu’elle signifie immédiatement, le non-être de cette entité singulière, elle est transfigurée en l’universalité de l’esprit qui vit dans sa communauté, en elle chaque jour meurt et ressuscite »14.

Ainsi la mort elle-même change de sens à chaque niveau d’effectuation de l’esprit ; comme Freud, Hegel parle de transfiguration, mais au sens d’une dialectique qui passe plusieurs fois par le même point, à des niveaux différents. Aussi faut-il dire que le dernier sens que la mort du fils est susceptible d’assumer est la clé du dernier sens que la mort du père est à son tour capable de recevoir, par une sorte de remodelage de la paternité par le biais de la filialité : « la mort du médiateur n’est pas seulement la mort de son aspect naturel ou de son être-pour-soi particulier ; ne meurt pas seulement l’enveloppe déjà morte, soustraite à l’essence, mais encore l’abstraction de l’essence divine… La mort de cette représentation contient donc en même temps la mort de l’abstraction de l’essence divine qui n’est pas posée comme Soi. Cette mort est le sentiment douloureux de la conscience malheureuse que Dieu lui-même est mort »15. La formule de la conscience malheureuse est ainsi reprise, seulement elle n’appartient plus à la conscience malheureuse, mais bien à l’esprit de la communauté. Ce qui s’esquisse ici pourrait être une théologie de la faiblesse de Dieu, comme celle que Bonhöffer envisageait lorsqu’il disait : « Seul un Dieu faible peut porter secours » ; si cette théologie était possible, l’analogie serait complète entre les trois plans que nous avons parcourus : entre psychanalyse, philosophie de l’esprit et philosophie de la religion ; le thème ultime, pour chacune de ces trois disciplines, serait l’inclusion de la mort du père dans la constitution finale du symbole de la paternité. Et cette mort ne serait plus un meurtre mais le plus extrême dessaisissement de soi.

 

Vous me permettrez, en conclusion, de faire un bref bilan des questions résolues et des questions non résolues.

Parmi les questions résolues je compterai les points suivants :

1. La comparaison entre la première analyse dans le champ du désir et la dernière dans le champ des symboles religieux fait apparaître une sorte d’analogie entre les organisations pulsionnelles et la chaîne des figures symboliques de la foi ; cette analogie porte d’ailleurs moins sur les structures que sur les procès ; sa découverte paraît susceptible d’engendrer un esprit d’équité entre psychanalyse et religion, comme on dit. Certes, rien n’est tranché pour autant ; et tout reste ouvert et même indécis à ce stade de la réflexion ; du moins le droit de la psychanalyse à traiter du phénomène religieux demeure entier : toutes les analyses de notre troisième partie s’inscrivent dans le « champ » des formations pulsionnelles ; d’une certaine façon, l’histoire des noms divins appartient aux aventures de la libido ; cette conclusion cesse d’étonner si l’on reste attentif à la diversité des issues de la crise œdipienne et à l’espèce de continuité discontinue qui relie les organisations de l’issue non névrotique à celles de l’issue névrotique. C’est pourquoi la notion de retour du refoulé doit rester très ouverte et problématique. En sens inverse, la psychanalyse n’a pas le pouvoir de réduire les significations de la sphère religieuse, ni de les priver de leur sens propre, quel que soit leur degré d’investissement libidinal. À cet égard on peut reprocher à Freud, surtout dans Moïse et le Monothéisme, d’avoir voulu procéder directement à une psychanalyse du croyant, sans faire le détour d’une exégèse des textes dans lesquels sa foi se documente.

Mais cette première conclusion m’intéresse aujourd’hui moins que les suivantes. Après tout, l’armistice qu’elle propose exprime au mieux les vertus diplomatiques d’un bon arbitre dans la guerre des herméneutiques. J’insisterai plutôt sur la deuxième et la troisième conclusion.

2. La seconde conclusion est celle-ci : le centre de gravité et le pivot de toute l’investigation, c’est la phénoménologie et la philosophie de l’esprit développées dans la deuxième partie ; là est le ressort philosophique de l’analyse ; les deux autres volets s’articulent sur ce panneau central, en direction d’une part de ce que j’ai appelé naguère une archéologie, d’autre part en direction d’une téléologie, laquelle pointe vers une théologie de l’espérance, sans pourtant l’impliquer nécessairement. Ôtez ce plan médian, et l’analyse se défait, ou se ruine en conflits insolubles ; bien des affrontements entre psychanalyse et religion sont mal conduits et mal maîtrisés, faute de cet instrument philosophique et de la médiation exercée par ce que j’appelle la réflexion concrète.

3. Ma troisième conclusion est plus importante encore à mes yeux : elle porte sur le résultat même de cette investigation, à savoir le schème de la paternité. Si je reprends la description sommaire donnée dans l’introduction, il apparaît qu’elle s’est enrichie de quelques traits importants. J’insistais dans mon hypothèse de travail sur le passage du fantasme au symbole, sur le rôle des figures autres que la parenté dans l’émergence du symbole, enfin sur le retour du fantasme initial dans le symbole terminal. La triple analyse à laquelle ce procès du symbolisme a été soumis a mis en évidence des traits qui donnent beaucoup à penser. D’abord, le recul de la génération physique au profit d’une parole de désignation ; ensuite, le remplacement d’une identification doublement destructrice par la reconnaissance mutuelle du père et du fils ; enfin, l’accès à un symbole de la paternité détaché de la personne du père. C’est peut-être ce dernier trait qui est le plus exigeant pour la pensée : car il introduit non seulement la contingence, mais la mort, dans l’édification du symbole. On en a aperçu quelque chose au plan pulsionnel avec l’acceptation de la mort du père et la mort du désir, puis, au plan des figures culturelles de base, avec le thème hégelien de la communauté familiale rassemblée sous le signe des Pénates ; enfin, au plan théologique, avec la « mort de Dieu » en l’un ou l’autre sens que ce thème est susceptible de revêtir. Ce lien de la mort et du symbole est ce qui n’a pas encore été assez pensé.

Avec cette dernière remarque nous sommes déjà passés du côté des problèmes non résolus. C’est là-dessus que je terminerai. Un problème fondamental reste en suspens. Que signifie la distribution en trois champs qui a présidé à l’analyse ? Je vois bien qu’ils sont découpés par des méthodologies différentes : une économique, une phénoménologie, une herméneutique. Mais on ne saurait se cacher indéfiniment derrière ce genre de réponse qui élude la question de confiance : à savoir, qu’en est-il des réalités elles-mêmes ? Car enfin, l’économique est une économique du désir, la phénoménologie une phénoménologie de l’esprit, l’herméneutique une exégèse des figures religieuses. Comment s’enchaînent le désir, l’esprit, Dieu ? Autrement dit, quelle est la raison des analogies de structure et de procès entre les trois champs considérés ? Ce que cette question demande du philosophe n’est rien de moins que ceci : reprendre, à nouveaux frais, la tâche assumée au siècle dernier par Hegel, d’une philosophie dialectique qui assumerait la diversité des plans d’expérience et de réalité dans une unité systématique. Or, c’est bien à nouveaux frais qu’il faut maintenant reprendre l’ouvrage, s’il est vrai que, d’une part, l’inconscient doit s’inscrire à une autre place que les catégories de la philosophie réflexive – et que, d’autre part, l’espérance est destinée à ouvrir ce que le système voudrait fermer. Voilà la tâche. Mais qui pourrait aujourd’hui l’assumer ?


1.

Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. I, p. 151.

2.

Ibid., p. 156.

3.

Ibid., p. 162.

4.

Ibid., p. 165.

5.

Witold Marchel, Dieu-Père dans le Nouveau Testament, Paris, Le Cerf, 1966.

6.

Joachim Jeremias, Abba, Untersuchungen zur neutestamentlichen Theologie und Zeitgeschichte, Göttingen, 1965.

7.

Dieu-père dans le Nouveau Testament, op. cit., p. 33.

8.

Ibid., p. 41.

9.

Philosophie du droit, op. cit., § 163.

10.

Philippiens 2,6-11.

11.

Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, p. 260-261.

12.

Ibid., p. 263.

13.

Ibid., p. 267.

14.

Ibid., p. 286.

15.

Ibid., p. 287.