Auprès de beaucoup de médiévistes, Michelet n'a pas bonne presse aujourd'hui. Son Moyen Age apparaît comme la partie la plus démodée de l'Histoire de France. Par rapport à l'évolution de la science historique, d'abord. Malgré les Pirenne, les Huizinga, les Marc Bloch et ceux qui, après eux, ouvrent le Moyen Age à l'histoire des mentalités, à l'histoire des profondeurs, à l'histoire totale, le Moyen Age demeure la période de l'histoire la plus marquée par l'érudition du XIXe siècle (de l'École des chartes aux Monumenta Germaniae Historica) et par l'école positiviste du tournant du XIXe au XXe siècle. Qu'on lise les volumes irremplacés de l'Histoire de France de Lavisse consacrés au Moyen Age. Que Michelet est loin ! Le Moyen Age de Michelet appartient, en apparence, à son côté le plus littéraire et le moins « scientifique ». C'est là que le romantisme pourrait avoir exercé le plus de ravages. Michelet médiéviste ne semble guère plus sérieux que le Victor Hugo de Notre-Dame de Paris ou de La Légende des siècles. Ils sont moyenâgeux.
Le Moyen Age est devenu et reste la citadelle de l'érudition. Or les rapports de Michelet avec l'érudition sont ambigus. Certes Michelet, ce grand appétit, ce dévoreur d'histoire, a manifesté une faim insatiable du document. Il a été, avec passion, et l'a rappelé sans cesse, un homme d'archives, un travailleur des Archives. Dans la Préface de 1869, il a souligné qu'une des nouveautés de son œuvre était son assise documentaire : « Jusqu'en 1830 (même jusqu'en 1836), aucun des historiens remarquables de cette époque n'avait senti encore le besoin de chercher les faits hors des livres imprimés, aux sources primitives, la plupart inédites alors, aux manuscrits de nos bibliothèques, aux documents de nos archives. » Et il insiste : « Aucun historien que je sache, avant mon troisième volume (chose facile à vérifier), n'avait fait usage des pièces inédites... c'est la première fois que l'histoire eut une base si sérieuse (1837). » Mais le document et plus particulièrement le document d'archives n'est, pour Michelet, qu'un tremplin pour l'imagination, le déclic de la vision. Les pages célèbres sur les Archives nationales témoignent de ce rôle de stimulant poétique du document qui commence, avant même que le texte ne soit lu, par l'action créatrice de l'espace sacré du dépôt d'archives. Un pouvoir d'atmosphère s'exerce sur l'historien. Ces grands cimetières de l'histoire sont aussi, sont d'abord les lieux de la résurrection du passé. La célébrité de ces pages a pu en atténuer le pouvoir. Elles jaillissent pourtant de quelque chose de beaucoup plus profond en Michelet qu'un don littéraire d'évocation. Michelet est un nécromant : « J'aimais la mort... » Mais il parcourt les nécropoles du passé comme les allées du Père-Lachaise, pour arracher, au propre et non au figuré, les morts à leur ensevelissement, pour « réveiller », faire « revivre ». Le Moyen Age, qui a prolongé jusqu'à nous sur les fresques, aux tympans des églises, l'appel des trompettes du Jugement, qui sont d'abord celles du réveil, a trouvé en Michelet celui qui sut le mieux les faire sonner : « Dans les galeries solitaires des Archives où j'errai vingt années dans ce profond silence, des murmures cependant venaient à mon oreille... » Et dans la longue notice qui clôt le deuxième volume de l'Histoire de France : « J'ai tiré ce volume, en grande partie, des Archives nationales. Je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort... Tous vivaient et parlaient... Et, à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts... » Oui, Michelet est beaucoup mieux qu'un nécromant ; il est, selon le beau néologisme qu'il a inventé pour lui-même et qu'on n'a pas osé garder après lui, un « ressusciteur1 ».
Michelet a été un archiviste consciencieux, passionné par son métier. Ses successeurs d'aujourd'hui le savent et peuvent le prouver en montrant les traces de son labeur. Il a enrichi son Histoire de France et, singulièrement, son Moyen Age de notes et de pièces justificatives qui témoignent de son attachement à l'érudition. Il appartient à ces générations romantiques (Victor Hugo aussi) qui ont su allier érudition et poésie. Mérimée, premier inspecteur général des monuments historiques, en est un autre exemple, encore qu'il ait davantage séparé son métier et son œuvre. Le temps de Michelet, c'est celui de la Société celtique devenue la Société nationale des antiquaires de France, de l'École nationale des chartes, de l'Inventaire monumental de la France, alors avorté, renaissant aujourd'hui, de l'architecture érudite de Viollet-le-Duc... Mais l'érudition pour Michelet n'est qu'une phase initiale et préparatoire. L'histoire commence après, avec l'écriture. L'érudition n'est plus alors qu'un échafaudage que l'artiste, l'historien devra enlever quand l'œuvre aura été réalisée. Elle est liée à un état imparfait de la science et de la vulgarisation. Le temps doit venir où l'érudition, cessant d'être les béquilles visibles de la science historique, sera incorporée à l'œuvre historique et reconnue de l'intérieur par le lecteur formé à cette connaissance intime. Une image de constructeurs de cathédrales exprime, dans la Préface de 1861, cette conception de Michelet : « Les pièces justificatives, sorte d'étais et de contreforts de notre édifice historique, pourraient disparaître à mesure que l'éducation du public s'identifiera davantage avec les progrès mêmes de la critique et de la science. » Développer en lui, autour de lui, un instinct de l'histoire, infaillible comme celui des animaux qu'il étudiera à la fin de sa vie, voilà le grand dessein de Michelet historien.
Quel médiéviste pourrait aisément aujourd'hui renoncer à l'ostentation des bas de page, des annexes et des appendices ? Un débat qui irait loin dans l'analyse de la production sociale de l'histoire pourrait opposer des arguments à première vue également convaincants. Certains, prolongeant au plan politique et idéologique l'attitude de Michelet, pourraient récuser les pratiques d'une érudition dont la conséquence, sinon le but, est de perpétuer la domination d'une caste sacralisée d'autorités. D'autres, qui pourraient aussi se réclamer de Michelet, allégueraient qu'il ne peut y avoir de sciences sans preuves vérifiables et que l'âge d'or de l'histoire sans justification érudite n'est encore qu'une utopie. N'insistons pas. Les faits sont là. Un médiéviste, aujourd'hui, ne peut que reculer ou hésiter au bord de la conception que Michelet a de l'érudition. Le Moyen Age est encore affaire de clercs. Le temps ne semble pas venu, pour le médiéviste, de renoncer à la liturgie de l'épiphanie érudite et de perdre son latin. Même si l'on considère que Michelet médiéviste est, sur ce point capital, plus prophétique peut-être que dépassé, il faut admettre que son Moyen Age n'est pas celui de la science médiévale aujourd'hui.
Mais le Moyen Age de Michelet semble aussi démodé par rapport à Michelet lui-même. Que l'on considère Michelet comme un homme de son temps, ce bouillant XIXe siècle, ou qu'on le lise en homme de notre époque, ce convulsif XXe siècle, Michelet paraît bien loin du Moyen Age. Il le paraît encore plus si, comme il nous y a engagés, nous déchiffrons son œuvre historique comme une autobiographie – « biographer l'histoire comme d'un homme, comme de moi » –, Moyen Age des permanences, XIXe siècle des révolutions, Moyen Age de l'obéissance, XXe siècle de la contestation. Le Moyen Age de Michelet ? Triste, obscurantiste, pétrifié, stérile. Michelet, homme de la fête, de la lumière, de la vie, de l'exubérance. Si Michelet s'attarde au Moyen Age de 1833 à 1844, c'est pour y mener un long deuil, c'est comme si l'oiseau Michelet ne parvenait pas à s'arracher à l'aveuglement, à l'étouffement d'un long tunnel. Ses battements d'ailes se heurtent aux murs d'une cathédrale enténébrée. Il ne respire, il ne prend son élan, il ne s'épanouit – oiseau-fleur – qu'avec la Renaissance et la Réforme. Enfin Luther vint...
Et pourtant...
Si, à l'intérieur de ce qu'on appelle l'école des Annales, ce sont les historiens de l'histoire « moderne », un Lucien Febvre hier, un Fernand Braudel aujourd'hui, qui ont vu les premiers en Michelet le père de l'histoire nouvelle, de l'histoire totale qui veut saisir le passé dans toute son épaisseur, de la culture matérielle aux mentalités, ne sont-ce pas aujourd'hui des médiévistes qui, plus que d'autres, demandent à Michelet de les éclairer dans cette quête – qu'il prônait dans la Préface de 1869 – d'une histoire à la fois plus « matérielle » et plus « spirituelle » ? Et si un Roland Barthes a révélé en Michelet un des premiers représentants de la modernité, cette modernité ne se manifeste-t-elle pas, d'abord, dans sa vision de l'âge qui est l'enfance de notre société, le Moyen Age ?
Pour éclairer cette apparente contradiction, tentons un examen du Moyen Age de Michelet qui réponde en même temps à une double exigence, celle de la science moderne et celle de Michelet lui-même, c'est-à-dire qui s'efforce de restituer le Moyen Age de Michelet dans son évolution, dans sa vie même. De 1833 à 1862, le Moyen Age de Michelet n'a pas été immobile. Il s'est transformé. L'étude de ses avatars est indispensable à la compréhension du Moyen Age pour Michelet, pour les médiévistes et pour les hommes d'aujourd'hui. Comme Michelet aima à le faire (avec ou sans Vico), comme la science historique s'y attache aujourd'hui, périodisons le Moyen Age de Michelet, fût-ce au prix d'un peu de simplification. Le mouvement de la vie – comme celui de l'histoire – est fait de plus de chevauchements que de successions franches. Mais, pour s'emboîter les uns dans les autres, les avatars de l'évolution n'en revêtent pas moins des figures successives.
Je crois pouvoir distinguer trois et peut-être quatre Moyen Age de Michelet. La clé de cette évolution, c'est la façon dont Michelet, plus que quiconque, lit et écrit l'histoire du passé à la lumière de l'histoire du présent. Le rapport « historique » entre Michelet et le Moyen Age change selon les rapports de Michelet avec l'histoire contemporaine. Il se déploie autour de deux pôles, essentiels dans l'évolution de Michelet : 1830 et 1871, qui encadrent la vie adulte de l'historien (né en 1798 et mort en 1874). Entre « l'éclair de juillet » et le crépuscule de la défaite de la France face à la Prusse, la lutte contre le cléricalisme, les déceptions de la Révolution avortée de 1848, le dégoût face à l'affairisme du second Empire, les désillusions nées du matérialisme et des injustices de la société industrielle naissante font bouger l'image que Michelet a du Moyen Age.
De 1833 à 1844, au cours des dates de la publication des six volumes de l'Histoire de France, consacrés au Moyen Age, le Moyen Age de Michelet est un Moyen Age positif. Il se détériore lentement, de 1845 à 1855, au rythme des nouvelles éditions, en un Moyen Age renversé, négatif, qui aboutit à un baisser de rideau dans la Préface des tomes VII et VIII de l'Histoire de France (1855), consacrés à la Renaissance et à la Réforme. Après le grand entracte de l'Histoire de la Révolution, surgit un nouveau Moyen Age, que j'appelle le Moyen Age de 1862, date où paraît La Sorcière. C'est donc le Moyen Age de la Sorcière : par un étrange mouvement dialectique, resurgit, du fond du désespoir, un Moyen Age satanique, mais, parce que satanique, luciférien, c'est-à-dire porteur de lumière et d'espoir. Enfin pointe peut-être un quatrième Moyen Age, celui qui, par antithèse avec le monde contemporain, le monde de la « grande révolution industrielle » auquel est consacrée la dernière partie – peu connue – de l'Histoire de France, retrouve la fascination d'une enfance vers laquelle le retour est désormais impossible, comme est impossible, au seuil de la mort qui a toujours hanté Michelet, le retour vers l'asile chaud du ventre maternel.
Comme l'a établi minutieusement Robert Casanova, la partie de l'Histoire de France de Michelet qui concerne le Moyen Age a connu trois éditions avec des variantes : la première édition (baptisée A) dont les six tomes ont paru de 1833 à 1844 (tomes premier et second en 1833, troisième en 1837, quatrième en 1840, cinquième en 1841, sixième en 1844), l'édition Hachette de 1852 (B) et l'édition définitive de 1861 (C). Des rééditions partielles ont vu le jour entre-temps, pour les tomes I et II en 1835 et le tome III en 1845 (A') et pour certaines parties des tomes V et VI en 1853, 1856 et 1860 (Jeanne d'Arc pour le tome V, et pour le tome VI, Louis XI et Charles le Téméraire, édités dans la Bibliothèque des chemins de fer de Hachette). L'édition A′ des trois premiers tomes est peu différente de l'édition A. C'est entre A-A' et B qu'est le grand changement, surtout pour les tomes I et II, alors que les tomes V et VI de B reproduisent ceux de A. C n'est en gros qu'un renforcement, considérable, il est vrai, des tendances de B.
De 1833 à 1844 Michelet subit le charme du Moyen Age, d'un Moyen Age positif jusqu'en ses malheurs et ses horreurs. Ce qui le séduit alors dans le Moyen Age, c'est, d'abord, qu'il peut en faire cette histoire totale qu'il exaltera dans la Préface de 1869. Le Moyen Age est matière à histoire totale parce qu'il permet d'écrire l'histoire à la fois plus matérielle et plus spirituelle dont rêve Michelet et parce que la documentation qu'offrent les archives et les monuments, les textes de parchemin et de pierre, alimente assez l'imagination de l'historien pour qu'il puisse ressusciter intégralement cette époque.
Moyen Age matériel d'où émergent tant de circonstances « physiques et physiologiques », le « sol », le « climat », les « aliments ». France médiévale physique parce que c'est le moment où la nationalité française apparaît avec la langue française, mais où, en même temps, le morcellement féodal compose une France provinciale (pour Michelet, France féodale et France provinciale, c'est tout un), « formée d'après sa division physique et naturelle ». D'où l'idée géniale de placer le Tableau de la France, cette merveilleuse méditation descriptive sur la géographie française non en tête de l'Histoire de France, comme une plate ouverture des « données » physiques qui auraient de toute éternité conditionné l'histoire, mais à l'époque, vers l'An Mil, où l'histoire fait de ce finistère eurasiatique à la fois une unité politique, celle du royaume d'Hugues Capet, et une mosaïque de principautés territoriales. La France naît. Michelet peut, à son berceau, prédire la destinée de chacune de ses provinces, les doter.
Histoire climatique, alimentaire et physiologique. La voilà en évidence dans les calamités de l'An Mil : « Il semblait que l'ordre des saisons se fût interverti, que les éléments suivissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l'Aquitaine ; la chair des malades semblait frappée par le feu, se détachait de leurs os, et tombait en pourriture... »
Oui, ce Moyen Age est fait de matières, de produits qui s'échangent, de désordres physiques et mentaux. La Préface de 1869 l'évoque à nouveau : « Comment l'Angleterre et la Flandre furent mariées par la laine et le drap, comment l'Angleterre but la Flandre, s'imprégna d'elle, attirant à tout prix les tisserands chassés par les brutalités de la maison de Bourgogne : c'est le grand fait. » Et encore : « La peste noire, la danse de Saint-Gui, les flagellants et le sabbat, ces carnavals du désespoir, poussent le peuple, abandonné, sans chef, à agir pour lui-même... Le mal arrive à son haut paroxysme, la furieuse folie de Charles VI. » Mais ce Moyen Age est aussi spirituel, et d'abord au sens où l'entend alors Michelet, c'est-à-dire que c'est en son sein que s'accomplit « le grand mouvement progressif, intérieur, de l'âme nationale ».
Michelet trouve même dans deux églises, au cœur du Paris de Charles VI, l'incarnation de la matérialité et de la spiritualité, ces deux pôles entre lesquels doit, selon lui, osciller l'histoire nouvelle : « Saint-Jacques-de-la-Boucherie était la paroisse des bouchers et des lombards, de l'argent et de la viande. Dignement enceinte d'écorcheries, de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait de la rue Trousse-Vache au quai des Peaux ou Pelletier... Contre la matérialité de Saint-Jacques s'élevait, à deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de cette chapelle une grande église, une grande paroisse : le miracle de la rue des Billettes, où « Dieu fut boulu par un juif » puis la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier... »
Mais ce Moyen Age, c'est aussi le temps qui se met à regorger de témoins pour l'érudition et l'imagination, où peut se faire entendre ce que Roland Barthes a appelé « le document comme voix » : « Entrant aux siècles riches en actes et en pièces authentiques, l'histoire devient majeure... » C'est alors que s'élèvent les « murmures » des Archives, que les parchemins, les ordonnances royales vivent et parlent. La pierre, elle aussi, vit et parle. Avant, elle était matérielle et inerte, désormais elle se spiritualise et vit. Cet hymne à la pierre vivante est l'essentiel du célèbre texte sur « la passion, comme principe d'art au Moyen Age ». « L'art ancien, adorateur de la matière, se classait par l'appui matériel du temple, par la colonne... L'art moderne, fils de l'âme et de l'esprit, a pour principe, non la forme, mais la physionomie, mais l'œil, non la colonne, mais la croisée, non le plein, mais le vide. » Et aussi : « La pierre s'anime et se spiritualise sous l'ardente et sévère main de l'artiste. L'artiste en fait jaillir la vie. »
« J'ai défini l'histoire Résurrection. Si cela fut jamais, c'est au 4e volume (le Charles VI). » C'est Michelet qui souligne. Ces archives du Moyen Age, d'où l'on peut faire revivre les morts, permettent même de faire revivre ceux qui plus que d'autres touchent Michelet, ceux dont le rappel à la vie fait de ce réveilleur un grand ressusciteur, ceux qui sont plus morts que les autres, les petits, les faibles, le peuple. Ceux qui ont le droit de dire : « Histoire ! compte avec nous. Tes créanciers te somment ! Nous avons accepté la mort pour une ligne de toi. » Alors Michelet peut « plonger dans le peuple. Pendant qu'Olivier de la Marche, Chastellain se prélassent aux repas de la Toison d'or, moi je sondai les caves où fermenta la Flandre, ces masses de mystiques et vaillants ouvriers ».
Autant dire que le Moyen Age de 1833 est pour Michelet l'époque des apparitions merveilleuses. Elles surgissent des documents sous ses yeux éblouis. Le premier revenant, c'est le Barbare et le Barbare, c'est l'enfant, c'est la jeunesse, c'est la nature, c'est la vie. Nul mieux que Michelet n'a exprimé le mythe romantique du bon Barbare : « Ce mot me plaît... je l'accepte, Barbares. Oui, c'est-à-dire pleins d'une sève nouvelle, vivante et rajeunissante... Nous avons, nous autres Barbares, un avantage naturel ; si les classes supérieures ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale... » Et plus tard son Moyen Age sera encore traversé d'enfants merveilleux, que la Préface de 1869 salue : « Saint François, un enfant qui ne sait ce qu'il dit, et n'en parle que mieux... » Et, bien sûr, Jeanne d'Arc : « Le spectacle est divin lorsque sur l'échafaud, l'enfant, abandonnée et seule, contre le prêtre-roi, la meurtrière Église, maintient en pleines flammes son Église intérieure et s'envole en disant : “Mes voix !” » Mais le Moyen Age lui-même n'est-il pas tout entier un enfant : « Triste enfant, arraché des entrailles mêmes du christianisme, qui naquit dans les larmes, qui grandit dans la prière et rêverie, dans les angoisses du cœur, qui mourut sans achever rien ; mais il nous a laissé de lui un si poignant souvenir que toutes les joies, toutes les grandeurs des âges modernes ne suffiront pas à nous consoler. » Vers l'An Mil, c'est aussi de la terre, des forêts, des fleuves, des rivages de la mer, cette femme tant aimée qui se lève : la France, la France physique, biologique : « Lorsque le vent emporte ce vain et uniforme brouillard, dont l'Empire allemand avait tout couvert et tout obscurci, le pays apparaît... » Et la phrase fameuse : « La France est une personne. » Et la suite, qu'on oublie parfois : « Je ne puis mieux me faire comprendre qu'en reproduisant le langage d'une ingénieuse physiologie. » Ceci n'a pas échappé à Roland Barthes : « Le tableau de la France... qu'on donne ordinairement comme l'ancêtre des géographies, est en fait l'exposé d'une expérience de chimie : l'énumération des provinces y est moins description que recensement méthodique des matériaux, des substances nécessaires à l'élaboration toute chimique de la généralité française. »
La France est là, le peuple va la rejoindre. Il se lève une première fois et ce sont les croisades. Quelle occasion pour Michelet d'opposer la générosité, la spontanéité, l'élan des petits au calcul, aux tergiversations des grands : « Le peuple partit sans rien attendre, laissant les princes délibérer, s'armer, se compter ; hommes de peu de foi ! les petits ne s'inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d'un miracle. » Cette fois, il faut déjà noter que le Moyen Age de Michelet, qui semble au départ si éloigné du Moyen Age « scientifique » des médiévistes du XXe siècle, annonce le Moyen Age que les plus novateurs des historiens d'aujourd'hui révèlent peu à peu, l'étayant sur une meilleure documentation. A preuve ce grand livre qui a inauguré, avec trois ou quatre autres, le temps de l'histoire des mentalités collectives : La Chrétienté et l'idée de croisade, de Paul Alphandéry et Alphonse Dupront (1954). La dualité, le contraste des deux croisa des y est prouvé et expliqué : la croisade des chevaliers et la croisade du peuple. C'est même le titre d'un chapitre : La croisade populaire. Le pape Urbain II, à Clermont, avait prêché aux riches. Ce sont les pauvres qui partent – en tout cas qui partent les premiers. « Les nobles prirent le temps de réaliser leurs biens, et la première troupe, une innombrable cohue, se composait de paysans et de nobles peu fortunés. Mais une autre différence, beaucoup plus réelle, différence dans l'esprit, devait bientôt séparer les pauvres des seigneurs. Ceux-ci partaient pour utiliser contre l'infidèle des loisirs de la Trêve de Dieu : il s'agit bien d'une expédition limitée, d'une espèce de tempus militiae. Au contraire dans le peuple il y a une idée de séjour dans la Terre sainte... Les pauvres qui ont tout à gagner à l'aventure sont les vrais spirituels de la Croisade, pour l'accomplissement des prophéties. » Et qu'aurait pu écrire Michelet s'il avait connu les recherches récentes sur la croisade des enfants de 1212, s'il avait su que ce terme d'enfants, dont Alphandéry-Dupront, dans un chapitre encore (Les croisades d'enfants), ont montré qu'à travers lui « se révèle avec une intensité, où éclate naturellement le miracle, la vie profonde de l'idée même de croisade », désigne, comme le prouvera Pierre Toubert, des pauvres, des humbles, tels des Pastoureaux de 1251 (« les plus misérables habitants des campagnes, des bergers surtout... », a écrit Michelet) ? Voilà l'enfance et le peuple indissolublement unis, comme l'eût aimé Michelet.
La seconde apparition du peuple au Moyen Age est celle qui a le plus saisi Michelet. Michelet était plus un lecteur de chroniques et d'archives que de textes littéraires. Il ignorait, semble-t-il, les vilains monstrueux, bestiaux de la littérature vers 1200, celui d'Aucassin et Nicolette, celui de l'Ivain de Chrétien de Troyes. Le peuple avait surgi, en foule, collectif, avec les Croisades. Voilà que, soudain, des documents du XIVe siècle, il surgit comme une personne, le Jacques. Michelet, parisien, fils d'artisan, homme de l'ère bourgeoise, avait jusqu'alors vu le peuple des villes et des communes. « Mais la campagne ? Qui la sait avant le XIVe siècle ? [Ceci, certes, fait sourire le médiéviste d'aujourd'hui, qui dispose de tant d'études – dont quelques grands livres, comme ceux de Georges Duby – sur les paysans d'avant la peste et la jacquerie.] Ce grand monde de ténèbres, ces masses innombrables, ignorées, cela perce au matin. Dans le tome troisième (d'érudition surtout), je n'étais pas en garde, ne m'attendais à rien, quand la figure de Jacques, dressée sur le sillon, me barra le chemin ; figure monstrueuse et terrible... » C'est la révolte de Caliban, prévisible dès la rencontre d'Aucassin avec le jeune paysan, « grand, monstrueusement laid et horrible, une bure énorme et plus noire que le charbon des blés, plus de la largeur d'une main entre les deux yeux, d'immenses joues, un gigantesque nez plat, d'énormes et larges narines, de grosses lèvres plus rouges qu'un biftèque, d'affreuses longues dents jaunes. Il portait des jambières et des souliers en cuir de bœuf que des cordes en écorce de tilleul maintenaient autour de la jambe jusqu'au-dessus du genou. Il était habillé d'un manteau sans envers ni endroit, et s'appuyait sur une longue massue. Aucassin se précipita vers lui. Quelle fut sa peur quand il le vit de plus près ! » (traduction Jean Dufournet, 1973).
Enfin, la troisième apparition du peuple au Moyen Age, c'est Jeanne d'Arc. D'entrée de jeu, Michelet désigne son signe essentiel : son appartenance au peuple. « L'originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions, ce fut son bon sens. A travers son enthousiasme, cette fille du peuple vit la question et sut la résoudre. » Mais Jeanne est plus qu'une émanation du peuple. Elle est l'aboutissement de tout le Moyen Age, la synthèse poétique de tout ce que Michelet voit en lui d'apparitions merveilleuses : l'enfant, le peuple, la France, la Vierge : « Que l'esprit romanesque y touche, s'il l'ose ; la poésie ne le fera jamais. Eh ! que saurait-elle ajouter ?... L'idée qu'elle avait, pendant tout le Moyen Age, poursuivie de légende en légende, cette idée se trouva à la fin être une personne ; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d'en haut, elle fut ici-bas... En qui ? c'est la merveille. Dans ce qu'on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France... Car il y eut un peuple, il y eut une France... Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge... et déjà la Patrie. » Mais Jeanne, c'est en définitive et surtout, plus que le peuple ou la nation, la femme. « Nous devons y voir encore autre chose, la Passion de la Vierge, le martyre de la pureté... Le sauveur de la France devait être une femme. La France était femme elle-même... » Une autre obsession de Michelet a trouvé ici sa nourriture. Cependant Jeanne marque la fin du Moyen Age. Entre-temps une autre apparition merveilleuse s'est produite : la nation, la patrie. C'est la grandeur de ce XIVe siècle, le grand siècle du Moyen Age pour Michelet, celui qu'il jugera digne d'une publication à part. C'est dans la Préface du tome III, celle de 1837, qu'il dit son émerveillement pour ce siècle où la France s'accomplit, où, d'enfant elle devient femme, de personne physique personne morale, où elle est enfin elle-même : « L'ère nationale de la France est le XIVe siècle. Les États généraux, le Parlement, toutes nos grandes institutions, commencent ou se régularisent. La bourgeoisie apparaît dans la révolution de Marcel, le paysan dans la Jacquerie, la France elle-même dans la guerre des Anglais. Cette locution : un bon Français date du XIVe siècle. Jusqu'ici la France était moins France que chrétienté. »
Par-delà ces personnes chéries, le Barbare-enfant, la France-femme et nation, le peuple, Michelet voit surgir, au Moyen Age, deux forces enthousiasmantes : la religion et la vie. La religion, car, à ce moment-là, Michelet, comme l'a bien montré Jean-Louis Cornuz, tient le christianisme pour une force positive de l'histoire. Dans le beau texte resté pendant un siècle ignoré et que Paul Viallaneix vient de révéler en l'intitulant L'Héroïsme de l'esprit, Michelet explique : « L'une des causes principales qui me fit prendre ces soins pieux de ces âges que tous nos efforts tendent à effacer de la terre, dois-je le dire ? c'est l'étonnant abandon où leurs amis les laissaient, c'est l'incroyable impuissance des partisans du Moyen Age à mettre en lumière, en valeur, cette histoire qu'ils disent aimer tant... Qui connaît le christianisme ? » Le christianisme, pour lui, est alors renversement de la hiérarchie, promotion des humbles : les derniers seront les premiers. Il est même, quoique déjà en partie impuissant dans le domaine matériel, un ferment de liberté, et, d'abord, pour les plus opprimés, les plus malheureux, les esclaves. Il veut affranchir l'esclave, même s'il n'y parvient pas. Dans la Gaule de la fin du IIIe siècle, les opprimés se révoltent. « Alors tous les serfs des Gaules prirent les armes sous le nom de Bagaudes... Il ne serait pas étonnant que cette réclamation des droits naturels de l'homme eût été en partie inspirée par la doctrine de l'égalité chrétienne. »
A une époque où il s'avoue lui-même plus « écrivain et artiste » qu'historien, Michelet voit dans le christianisme une merveilleuse inspiration pour l'art. Et il écrit ce texte sublime : La Passion comme principe d'art au Moyen Age, qu'il corrigera dans l'édition de 1852 et ne conservera dans celle de 1861 que parmi les Éclaircissements : « Dans cet abîme est la pensée du Moyen Age. Cet âge est contenu tout entier dans le christianisme, le christianisme dans la Passion... Voilà tout le mystère du Moyen Age, le secret de ses larmes intarissables et son génie profond. Larmes précieuses, elles ont coulé en limpides légendes, en merveilleux poèmes, et s'amoncelant vers le ciel, elles se sont cristallisées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur ! Assis au bord de ce grand fleuve poétique du Moyen Age, j'y distingue deux sources diverses à la couleur de leurs eaux... Deux poésies, deux littératures : l'une chevaleresque, guerrière, amoureuse ; celle-ci est de bonne heure aristocratique ; l'autre religieuse et populaire... » Et, dans une intuition, Michelet ajoute : « La première aussi est populaire à sa naissance... » Il croit, bien sûr, à l'influence sur notre littérature savante médiévale « des poèmes d'origine celtique » dans le temps où son ami Edgar Quinet écrit ce beau et méconnu Merlin l'Enchanteur. Il se serait aujourd'hui passionné pour les recherches qui mettent en évidence, par-derrière les chansons de geste, les romans courtois, non seulement la littérature orale celtique mais le grand courant populaire des folklores. Cette union de la religion et du peuple, voilà ce qui, alors, charme Michelet dans le Moyen Age : « L'Église était alors le domicile du peuple... Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée... »
Enfin le Moyen Age, c'est la vie. Michelet ne sent pas l'Antiquité, elle est pour lui inerte. On a vu comment à « l'art ancien, adorateur de la matière », il oppose « l'art moderne », c'est-à-dire celui du Moyen Age, « fils de l'âme et de l'esprit ». Pour lui comme pour les autres grands romantiques, cette vitalité profonde du Moyen Age, qui anime la pierre, culmine dans le gothique. Dans le gothique, il n'aime pas seulement les commencements, le moment où, au XIIe siècle s'ouvre « l'œil ogival », le temps où, aux XIIe et XIIIe siècles, « la croisée enfoncée dans la profondeur des murs... médite et rêve », mais aussi l'exubérance, les folies de la fin, du flamboyant : « Le XIVe siècle est à peine épuisé que ces roses s'altèrent ; elles se changent en figures flamboyantes ; sont-ce des flammes, des cœurs ou des larmes ?... »
Le couronnement de ces élans est la fête médiévale. L'idéal de la fête que Michelet a si bien exalté – notamment avec L'Étudiant – dans nulle autre époque il ne le trouve aussi bien réalisé qu'au Moyen Age. C'est la « longue fête du Moyen Age ». Le Moyen Age est une fête. Pressentiment du rôle – aujourd'hui éclairé par la sociologie et l'ethnologie – que la fête joue dans une société et une civilisation du type de celles du Moyen Age.
Dans le grand texte de 1833, La Passion comme principe d'art au Moyen Age, Michelet parvient enfin aux raisons les plus profondes, les plus viscérales qui l'attirent, fasciné, vers le Moyen Age. C'est le retour aux origines, au ventre maternel. Claude Mettra (L'Arc, no 52) a commenté, de façon inspirée, un texte de février 1845 où Michelet, ayant achevé son histoire de la France médiévale, se compare lui-même à la « matrice féconde », à la « mère », à « la femme enceinte qui fait tout en vue de son fruit ». L'obsession du Ventre, de son image, de son royaume, trouve son aliment dans le Moyen Age, d'où nous sommes nés, d'où nous sommes sortis. « Il faut que le vieux monde passe, que la trace du Moyen Age achève de s'effacer, que nous voyions mourir tout ce que nous aimions, ce qui nous allaita tout petit, ce qui fut notre père et notre mère, ce qui nous chantait si doucement dans le berceau. » Phrase plus actuelle encore en 1974, alors que la civilisation traditionnelle, qui se créa au Moyen Age et subit un premier grand choc au temps de Michelet avec la révolution industrielle, s'efface définitivement sous les transformations qui ont submergé et bouleversé « le monde que nous avons perdu » (Peter Laslett).
Le beau Moyen Age de 1833 s'était rapidement détérioré. De 1835 à 1845, dans les rééditions des trois premiers tomes, Michelet commençait à s'éloigner du Moyen Age. Le revirement était net dans l'édition de 1852. La rupture est définitivement consommée en 1855 dans les préfaces et introductions aux tomes VII et VIII de l'Histoire de France. La Renaissance et la Réforme rejettent le Moyen Age dans les ténèbres : « L'état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui fut celui du Moyen Age... »
La rupture est venue avec Luther. Plus que les apparitions maintenant enténébrées du Moyen Age, la véritable épiphanie, c'est Luther : « Me voici ! » « Il me fut fort salutaire de vivre avec ce grand cœur qui dit non au Moyen Age. »
Michelet, un peu gêné d'avoir trop aimé le Moyen Age, cherche à prendre ses distances avec lui, avec son Moyen Age : « Ce début de mon histoire plut au public plus qu'à moi-même. » Il s'efforce de corriger sans renier. Il affirme qu'il a révélé le Moyen Age. Il a cru ce que le Moyen Age voulait faire croire et n'a pas vu la réalité, qui était sombre. « Il n'est point de notre franchise d'effacer rien de ce qui est écrit... Ce que nous écrivîmes alors est vrai comme l'idéal que se posa le Moyen Age. Et ce que nous donnons ici, c'est sa réalité, accusée par lui-même. »
Oui, c'est bien la séduction perverse de l'art, en ce temps où, pour reprendre encore ses termes, il était plus artiste et écrivain qu'historien, qui a inspiré à Michelet une indulgence coupable pour cette époque : « Alors (en 1833) quand l'entraînement pour l'art du Moyen Age nous rendit moins sévère pour ce système en général... » Or cet art même le voilà vilipendé maintenant. C'est « la déroute du gothique ». Elle est visible dans la bouffonnerie du néo-gothique romantique. Trois coupables. Chateaubriand : « M. de Chateaubriand... hasarda de bonne heure une très grotesque imitation... » Victor Hugo : « En 1830, Victor Hugo la reprit avec la vigueur du génie, et lui donna l'essor, partant toutefois du fantastique, de l'étrange et du monstrueux, c'est-à-dire de l'accidentel. » Enfin, Michelet lui-même : « En 1833... j'essayai de donner la loi vivante de cette végétation... Mon trop aveugle enthousiasme s'explique par un mot : nous devinions, et nous avions la fièvre de la divination... » Là même où le Moyen Age semble être grand, il est passé à côté de lui-même. Il n'a pas reconnu une Jeanne d'Arc : « Ils voient passer Jeanne d'Arc et disent : « Quelle est cette fille ? » Le XIVe siècle sera-t-il maintenu dans son exaltation ? Il le pourrait, après « l'abaissement du XIIIe siècle » : « La date la plus sinistre, la plus sombre de toute l'histoire est pour moi l'an 1200, le 93 de l'Église. » Mais le XIVe et le XVe siècle sont emportés dans la danse macabre d'un Moyen Age qui n'en finit pas de mourir : « Il finit au XIVe, quand un laïque, s'emparant des trois mondes, les enclôt dans sa Comédie, humanise, transfigure et ferme le royaume de la vision. » Désormais Michelet ne peut que s'étonner de « sa naïveté, sa bienveillante candeur à refaire le Moyen Age », à le reprendre, « siècle par siècle ». Car, ce temps adoré puis brûlé, c'est désormais « mon ennemi le Moyen Age (moi, fils de la Révolution et qui l'ai au fond du cœur)... »
Le beau Moyen Age de 1833, au fil des rééditions, Michelet l'a retouché, raturé, noirci. Que nous apprend le jeu des repentirs ? Les spécialistes de Michelet diront pourquoi cet éloignement, ce quasi-renversement. Lui-même le présente comme une révélation survenue au choc de la Renaissance et de la Réforme. Découvrant Luther, Michelet doit rejeter, comme lui, le Moyen Age dans les ténèbres. Mais on peut supposer que l'évolution de Michelet face à l'Église et au christianisme est pour beaucoup dans cette volte-face. Il ne faut jamais oublier cette double lecture simultanée qu'il fait de l'histoire passée et de l'histoire contemporaine. L'anticléricalisme de Michelet s'affirme tout au long de la monarchie de Juillet. L'inspiration centrale du Moyen Age en est atteinte.
Michelet a souligné qu'il avait eu l'avantage d'aborder le christianisme sans préjugé, sans formation religieuse qui l'eût porté à admirer sans contrôle ou à rejeter, par réaction, sans examen. Mais les « fourbes » de son temps lui révèlent la nocivité de leurs ancêtres : « Ma parfaite solitude, mon isolement, si peu croyable et pourtant si vrai, au milieu des hommes du temps, m'empêchaient de sentir assez combien ces larves du passé étaient redoutables encore par les fourbes qui se prétendent leurs héritiers naturels. »
De corrections en corrections, de variantes en variantes, on peut discerner les points critiques autour desquels se noue la volte-face de Michelet à l'égard du Moyen Age. Au tome premier, ce qui exaltait ou excusait l'Église et la religion chrétienne disparaît ou s'estompe. Le monachisme occidental était loué face aux « cénobites asiatiques ». Michelet supprime cette comparaison favorable : « La liberté s'était anéantie en Orient dans la quiétude du mysticisme ; elle se disciplina en Occident, elle se soumit, pour se racheter, à la règle, à la loi, à l'obéissance, au travail. » Ce qui, dans les Barbares, pouvait être excessif avait été adouci par le christianisme, dont la force poétique était soulignée. « Pour adoucir, pour dompter cette fougueuse barbarie, ce n'était pas trop de toute la puissance religieuse et poétique du christianisme. Le monde romain sentait d'instinct qu'il lui faudrait bientôt pour se réfugier l'ample sein de la religion. » Ce passage aussi disparaît. La conversion des Francs était saluée comme une reconnaissance de cette puissance poétique du christianisme, opposée au rationalisme, qui ne convient pas aux enfances primesautières. Michelet, après avoir redit qu'« eux seuls (les Francs) reçurent le christianisme par l'Église latine », supprime la suite : « ... c'est-à-dire dans sa forme complète, dans sa haute poésie. Le rationalisme peut suivre la civilisation, mais il ne ferait que dessécher la barbarie, en tarir la sève, la frapper d'impuissance ». Le christianisme avait été présenté comme le refuge de toutes les classes sociales. Ce n'est plus le cas puisqu'on ne peut plus lire : « Les petits et les grands se rencontrèrent en Jésus-Christ. » Michelet avait été plein de compréhension, d'indulgence pour l'insertion complaisante de l'Église dans le siècle, ses compromissions avec la puissance et la richesse : « Et il devait en être ainsi. Comme asile, comme école, l'Église avait besoin d'être riche. Les évêques devaient marcher de pair avec les grands pour en être écoutés. Il fallait que l'Église devînt matérielle et barbare pour élever les barbares à elle, qu'elle se fît chair pour gagner ces hommes de chair. De même que le prophète qui se couchait sur l'enfant pour le ressusciter, l'Église se fit petite pour couver le jeune monde. » De tout ceci il ne reste rien. Une légère retouche, parfois, souligne d'autant mieux le refroidissement de Michelet pour le Moyen Age. Pascase Radbert avait été celui « qui, le premier, enseigna d'une manière explicite cette merveilleuse poésie d'un Dieu enfermé dans un pain ». La merveilleuse poésie se dégrade en prodigieuse.
La révision du tome deuxième est, en 1861, beaucoup plus importante encore. Les coupures sont nombreuses, de longues citations sont rejetées en appendice et des passages entiers dans les Éclaircissements, tel, on l'a déjà vu, l'excursus sur La Passion comme principe d'art au Moyen Age. Il est vrai qu'en 1845, dans sa Monographie de l'Église de Noyon, Ludovic Vivet avait soutenu que l'architecture gothique était l'œuvre des laïques et l'idée avait séduit Michelet. La religion et l'Église sont toujours les principales victimes de ces exclusions et de ces raccourcissements. Un éloge des « braves prêtres irlandais » disparaît, tout comme celui du célibat ecclésiastique, que Michelet avait d'abord appelé « ce virginal hymen du prêtre et de l'Église ». L'Église cesse d'être associée aux idées de liberté, de peuple, de poésie. Commentant l'histoire de Thomas Becket, Michelet s'était écrié : « Les libertés de l'Église étaient alors celles du monde. » Il n'est plus question de ces libertés.
Un rapprochement hardi entre saint Bernard et Byron disparaît. Du chevalier, Michelet disait : « Le chevalier se fait homme, se fait peuple, se donne à l'Église. C'est qu'en l'Église seule est alors l'intelligence de l'homme, sa vraie vie, son repos, elle veille le peuple enfant. L'Église est peuple elle-même. » Tout ceci est rejeté dans les Éclaircissements.
Si les croisades sont sauvées (les Croisés « cherchèrent Jérusalem et rencontrèrent la liberté »), il y a des réhabilitations inattendues. Dans la première édition, les adversaires de l'Église étaient souvent critiqués par Michelet, puisque l'Église était une force de progrès. L'Église désormais abaissée, c'est la remontée de ses ennemis. Deux principaux gagnants : Abélard et les Albigeois. La doctrine d'Abélard sur l'intention était qualifiée de « glissante... dangereuse » et annonçant les jésuites ! Abélard, devenu le précurseur de la Renaissance, n'encourt plus cet opprobre. Les Albigeois n'étaient pas ménagés. Leur culture était vilipendée, la littérature occitane qualifiée de « parfum stérile, fleur éphémère qui avait crû sur le roc et qui se fanait d'elle-même... ». Loin d'être des porteurs de progrès, les Albigeois étaient des attardés, apparentés à ces Orientaux mystiques que le christianisme occidental avait eu bien raison de rejeter ; et ils ne valaient pas mieux que leurs persécuteurs : « On suppose toujours qu'au Moyen Age les hérétiques seuls furent persécutés, c'est une erreur. Des deux côtés on croyait que la violence était légitime pour amener le prochain à la vraie foi... Ces martyrs du Moyen Age ont rarement la douceur de ceux des premiers siècles qui ne savaient que mourir. » Tout ce qui ternissait les Albigeois est maintenant effacé.
On a deviné que le Moyen Age est devenu pour Michelet un objet d'horreur. Il lui apparaît désormais comme l'antinature et, loin de produire ces apparitions merveilleuses qui l'éblouissaient, il ne sécrète plus désormais que ce que Roland Barthes a appelé « les thèmes maléfiques ». Le Moyen Age, c'est donc cet « état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel », de la Préface de 1855 : « A la nature proscrite a succédé l'antinature, d'où spontanément naît le monstre, sous deux faces, monstre de fausse science, monstre de perverse ignorance. »
Tout ce qui est spontané, bon, fécond, généreux, l'enfance, la famille, l'école, le Moyen Age l'ignore ou le combat : « Le Moyen Age est impuissant pour la famille et l'éducation autant que pour la science. » Comme il est l'antinature il est la contre-famille et la contre-éducation. La fête qu'il aurait pu être, le Moyen Age ne l'a pas connue car l'Église la lui a interdite, « la belle fête, si touchante, du Moyen Age, que l'Église a condamnée, la fête du simple des simples ».
De la boîte de Pandore médiévale, s'échappent maintenant les miasmes inventoriés par Roland Barthes sous la triple catégorie du sec, du vide et de l'enflure, de l'indécis. Voici le sec. C'est l'aridité des scolastiques : « Tout finit au XIIe siècle ; le livre se ferme ; cette féconde efflorescence, qui semblait intarissable, tarit tout à coup. » La scolastique avait « fini par la machine à penser ». Ce n'est plus qu'imitation, ressassement ; « le Moyen Age devient une civilisation de copistes » (R. Barthes). Un moment vivifié, l'art gothique retombe, la pierre redevient inerte, le Moyen Age retourne à la minéralité. Pire, en la personne de son roi le plus symbolique, le plus vénérable, Saint Louis, il ne sait pas, il ne peut pas pleurer. Le « don des larmes » lui est refusé. D'où ce jugement de l'historien repenti sur sa première interprétation : « Je traversai dix siècles du Moyen Age, aveuglé par les légendes, assoti par la scolastique, faible parfois dans mes admirations juvéniles pour la stérilité de ce monde où l'esprit humain jeûna tellement qu'il maigrit. » Monde du vide et de l'enflure : « De la philosophie proscrite naquit l'infinie légion des ergoteurs, la dispute sérieuse, acharnée, du vide et du rien... immense armée des fils d'Éole, nés du vent et gonflés de mots... » Oui, ce Moyen Age est bien le temps, inquiétant et haïssable, de l'indécis. A propos du serf, « être bâtard, équivoque », Michelet généralise : « Tout est louche et rien n'est net. » Le Moyen Age est malade, de la maladie des indécis, celle du sang instable. Elle marque le XIIIe siècle, c'est la lèpre. Elle ronge le XIVe, c'est la peste.
Le Moyen Age est devenu le long tunnel du jeûne, de la tristesse, de l'ennui. Roland Barthes, encore, le dit bien : « Le Moyen Age bâille, tenu dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil. » Mais, au fait, le Moyen Age a-t-il existé ? « C'est bien là le fond des ténèbres. » Toutefois, dans ces ténèbres, malgré l'Église, une lumière luit, Satan, une femme maintient la flamme, la sorcière.
Oui, du fond de ce désespoir, une lumière va apparaître, celle de Satan, de la sorcière. Un nouveau Moyen Age surgit, que j'appelle le Moyen Age de 1862, année où, de janvier à octobre, Michelet écrit La Sorcière. Ce Moyen Age est positif. C'est à nouveau un temps bénéfique. Mais par un étrange détour, un étonnant renversement. Ce qui sauve, en effet, le Moyen Age, c'est ce que lui-même a condamné, étouffé, martyrisé. Ce Moyen Age à rebours (« la grande révolution que font les sorcières, le plus grand pas à rebours contre l'esprit du Moyen Age... »), Michelet, qui le laisse jaillir de lui en 1862, a l'impression de l'avoir toujours porté en lui. Révélation ou reconstruction après coup, il croit l'avoir, dès ses premiers pas en histoire, reconnu. Dans L'Héroïsme de l'esprit il fait remonter à son Introduction à l'histoire universelle, , de 1831, sa conception du couple antagoniste Moyen Age-Satan : « Mon point de départ critique, mon indépendance d'esprit sont marqués dans l'Introduction à l'histoire universelle, où j'accuse le Moyen Age d'avoir, sous le nom de Satan, poursuivi la liberté à laquelle l'âge moderne a enfin rendu son nom. » Car les voilà bien, les vertus de Satan et de sa créature, la sorcière. Ce sont des vertus bénéfiques. Ce qu'elles ont imposé au sein du Moyen Age, c'est la liberté, la fécondité. Satan : « nom bizarre de la liberté jeune encore, militante d'abord, négative, créatrice, plus tard, de plus en plus féconde ». La sorcière : « réalité chaude et féconde ».
La fécondité, étonnamment, Michelet la voit surtout dans l'enfantement des sciences modernes par la sorcière. Tandis que les clercs, les scolastiques, s'enlisaient dans ce monde de l'imitation, de l'enflure, de la stérilité, de l'antinature, la sorcière redécouvrait la nature, le corps, l'esprit, la médecine, les sciences naturelles : « Voyez encore le Moyen Age », a déjà dit Michelet dans La Femme (1859), « époque fermée s'il en fut. C'est la Femme, sous le nom de Sorcière, qui a maintenu le grand courant des sciences bénéfiques de la nature... »
Le Moyen Age de 1862 satisfait enfin et pleinement non seulement les obsessions existentielles mais les théories historiques de Michelet. C'est un Moyen Age où peut se déployer le corps, pour le meilleur et pour le pire. Temps des maladies et des épidémies, temps du sang vital, temps aussi de l'amour et des retours à la vie. Jeanne Favret l'a bien vu et dit : « Parler de Satan peut-être était-ce une manière de dire un malaise qui se situe « ailleurs » que dans la conscience ou dans la société, et tout d'abord dans le corps. Michelet le pressent – combien plus fortement que ses successeurs, historiens, ethnographes et folkloristes – lorsqu'il énonce que les trois fonctions de la sorcière se rapportent au corps : « guérir, faire aimer, faire revenir les morts ». (Critique, avril 1971.) La grande révolution des sorcières, en effet, « c'est ce qu'on pourrait appeler la réhabilitation du ventre et des fonctions digestives. Elles professèrent tardivement : « rien d'impur et rien d'immonde ». L'étude de la matière fut dès lors illimitée, affranchie. La médecine fut possible ». Et le maître de la sorcière, Satan, est bien le Prince du monde. De Michelet, Paul Viallaneix a dit justement : « Satan devient le Prométhée de sa vieillesse. » Le caractère exceptionnel, épiphanique du XIVe siècle se retrouve. Mais au lieu d'annoncer la nation, le peuple, le Jacques, il révèle Satan, le sabbat, la peste : « cela n'arrive qu'au XIVe siècle »...
Dans la trilogie morbide des trois derniers siècles du Moyen Age, le XIVe marque l'apogée du désespoir physique qui, joint au désespoir spirituel, donne naissance à la sorcière : « Trois coups terribles en trois siècles. Au premier, la métamorphose choquante de l'extérieur, les maladies de peau, la lèpre. Au second, le mal intérieur, bizarre stimulation nerveuse, les danses épileptiques. Tout se calme, mais le sang s'altère, l'ulcère prépare la syphilis, le fléau du XVe siècle. » Et encore : « Le XIVe siècle oscilla entre trois fléaux, l'agitation épileptique, la peste, les ulcérations... » Voilà la grande jointure, le nœud historique où Michelet voit l'incarnation de sa conception de l'histoire, le matériel et le spirituel ensemble, le corps physique et le corps social d'un même mouvement, d'un même branle. « Un procès de Toulouse, qui donne en 1353 la première mention de la Ronde du Sabbat, me mettait justement le doigt sur la date précise. Quoi de plus naturel ? La peste noire rase le globe et « tue le tiers du monde ». Le pape est dégradé. Les seigneurs battus, prisonniers, tirent leur rançon du serf et lui prennent jusqu'à la chemise. La grande épilepsie du temps commence, par la guerre servile, la Jacquerie... On est si furieux qu'on danse. »
Envoûté par cette nouvelle modernité du XIVe siècle, la satanique, Michelet détache la chrétienté satanisée de ses attaches historiques et géographiques. Elle ne continue plus l'Antiquité. La sorcière n'est pas « la vieille Magicienne ni la Voyante celtique et germanique ». Les bacchanales, « petit sabbat rural », ne sont pas « la messe noire du XIVe siècle, le grand défi solennel à Jésus ». D'ailleurs, quand Michelet arrive à l'aube luciférienne, il semble ne plus se croire au Moyen Age. Alors que vont se déchaîner les grandes épidémies, il se retourne vers la morbidité molle des siècles antérieurs et les identifie au Moyen Age : « Les maladies du Moyen Age, ... moins précises, avaient été surtout la faim, la langueur et la pauvreté du sang... »
Même détachement des autres mondes, l'arabe ou, plus largement, l'oriental. Le sabbat est invention, création de l'Occident chrétien : « Les superstitions sarrasines, venues d'Espagne ou d'Orient n'eurent qu'une influence secondaire, ainsi que le vieux culte romain d'Hécate ou Dianon. Ce grand cri de fureur qui est le vrai sens du sabbat, nous révèle bien autre chose... »
Le désespoir et l'Occident. Voici que Michelet nous propose ce que nous appellerions dans notre jargon une nouvelle périodisation. Avant et après la peste. Certes les médiévistes d'aujourd'hui ne caractériseraient pas de la même façon les deux versants de l'histoire que définit cette pointe catastrophique. En deçà, plus qu'un monde de sécheresse et de stagnation, c'est, au contraire, un univers en mouvement, un bond des hommes, une dilatation des espaces cultivés, un jaillissement des villes, une explosion de monuments, un bouillonnement d'idées, le beau Moyen Age de la croissance. Après, c'est le début d'un long équilibre déprimé, moins peuplé, moins conquérant, moins hardi, si l'on oublie l'expansion hors d'Europe. Mais même si l'on a envie de changer de signe, la grande coupure du milieu du XIVe siècle s'impose de plus en plus pour distinguer un monde encore ancré à ses origines antiques, soudé au continent eurasiatique et même africain, d'un univers qui, à travers les convulsions, s'achemine vers la modernité, une modernité qui commence par le temps des sorcières, illuminée par les bûchers d'une grande crise physique et morale.
Le Moyen Age auquel Michelet semble être parvenu en 1862 est devenu fond de l'abîme, le « fond de la souffrance morale » atteint « vers Saint Louis, Philippe le Bel... ». Mais ne peut-on soupçonner que le Michelet de la vieillesse, celui dont Paul Viallaneix a montré que, loin d'être un vieillard déclinant, dominé par sa seconde femme et par des obsessions devenues séniles, il va plus profond dans la philosophie de l'amour, de l'harmonie et de l'unité qui l'avait toujours hanté, ne peut-on soupçonner que ce dernier Michelet est prêt à « récupérer » le Moyen Age ?
Dans la Préface de 1869, qui n'est pas tendre pour le Moyen Age, il rappelle une anecdote située après la révolution de Juillet, où il se révèle prêt à défendre le Moyen Age contre certains de ses détracteurs, qu'il déteste encore plus, les saint-simoniens : « A une séance solennelle où nous fûmes invités, Quinet et moi, nous vîmes avec admiration dans cette religion de la banque un retour singulier de ce qu'on disait aboli. Nous vîmes un clergé et un pape... la vieille religion que l'on disait combattre, on la renouvelait en ce qu'elle a de pire ; confession, direction, rien n'y manquait. Les capuccini revenaient, banquiers, industriels... Qu'on supprimât le Moyen Age, à la bonne heure. Mais c'est qu'on le volait. Cela me parut fort. En rentrant, d'un élan aveugle et généreux, j'écrivis un mot vif pour ce mourant qu'on pillait pendant l'agonie... » C'est que, de plus en plus, Michelet se détourne du monde qu'il voit évoluer sous ses yeux. Dans la montée de la révolution de l'industrie, « nouvelle reine du monde », il voit de plus en plus le raz de marée de la matière, une matière qui, loin de s'unir à l'esprit, l'anéantit, qui « subjugue l'énergie humaine ». Quand cette édition des Œuvres complètes sera parvenue à l'Histoire du XIXe siècle (1870-1873), on pourra mieux s'apercevoir combien Michelet, bien qu'il s'efforce de demeurer, comme dans l'épilogue de La Sorcière, l'homme de l'aube, du progrès, de l'espoir, toujours en attente de merveilles et de transfigurations, est angoissé par l'univers mécanisé qui tend à tout submerger « Je suis né au milieu de la grande révolution territoriale et j'aurai vu poindre la grande révolution industrielle. » Celle-ci est la vraie Terreur.
Il est possible que, plutôt que de s'évader dans une fuite en avant, Michelet soit tenté de se retourner vers le Moyen Age de sa jeunesse, ce Moyen Age qu'en 1833 il évoquait presque comme le ventre maternel et où il rêva de rentrer. Monde d'une enfance à retrouver plus tard, quand l'humanité, dans un nouveau sursaut satanique, demanderait des comptes à l'industrialisation désenchantée et se révolterait contre l'oppression de la croissance.
L'homme qui écrivait déjà dans La Femme (1859) : « Je ne puis me passer de Dieu. L'éclipse momentanée de la haute Idée centrale assombrit ce merveilleux monde moderne des sciences et des découvertes » et dont Paul Viallaneix a dit : « Plus il va, moins il peut se passer de Dieu », comment, pour finir, se passerait-il du Moyen Age ?
J'ai laissé bien souvent la parole à Michelet. Comment mieux dire quand il parle ?
Après avoir évoqué l'indifférence ou l'éloignement qu'éprouvent pour le Moyen Age de Michelet la plupart des médiévistes d'aujourd'hui, j'ai tenté de montrer le Moyen Age, ou plutôt les Moyen Age de Michelet. Chemin faisant, j'ai évoqué les résonances que tel ou tel aspect de ces Moyen Age pouvaient éveiller chez un médiéviste de notre temps. Aussi – et c'était bien mon dessein – a-t-on pu supposer que le dédain des médiévistes vient peut-être de l'ignorance du texte de Michelet, d'un parti pris positiviste, d'un préjugé antilittéraire. Je ne crois pas que le temps soit venu – au contraire – où la méconnaissance de l'historiographie, le mépris pour l'imagination et le style feraient le bon historien.
Ce n'est pas nier que le discours de l'histoire a changé, que Clio a, un siècle après la mort de Michelet, des exigences légitimes que celui-ci ne pouvait satisfaire. Il y a un niveau technique nécessaire pour l'historien, pour le médiéviste, où Michelet, quelle qu'ait été, pour son temps, sa passion du document, ne peut plus être un modèle. Mais si nous nous plaçons dans le domaine intellectuel et scientifique, le Moyen Age de Michelet me paraît étonnamment accordé, je ne dirai pas à nos modes – ce serait dérisoire – mais aux tendances les mieux fondées, aux besoins les plus profonds de l'historien et, singulièrement, du médiéviste. Je crois même que sa leçon de méthode se double d'une fonction d'antidote à certaines modes et d'un rôle, encore, de précurseur, de guide, non dans la perspective d'hier, mais pour aujourd'hui et pour demain.
Le Moyen Age qu'il nous reste à « inventer », c'est-à-dire à découvrir, après lui, selon lui, c'est un Moyen Age total, qui sorte de tous les documents possibles, du droit et de l'art, des chartes et des poèmes, du sol et des bibliothèques, qui utilise tout ce que l'arsenal combiné des sciences humaines – qui fit défaut à Michelet, mais que sa méthode appelait – met aujourd'hui à la disposition des médiévistes encore trop partagés entre spécialistes d'une histoire particulière (celle du droit, de l'art, de la littérature, du reste que l'on appelle l'histoire tout court, trop court), qui ne ressuscite pas que des fantômes mais des hommes de chair comme d'esprit, et qui ne méconnaisse pas ce que le sociologue, l'ethnologue, l'économiste, le politicologue, le sémiologue peuvent apporter à son outillage mental et scientifique. Ah ! redonnons la parole à Michelet, reprenons le Moyen Age, « lui rendant la chair et le sang, son costume et ses ornements..., le parant de la beauté qu'il eut » et pourquoi pas aussi « de celle même qu'il n'eut pas et que le temps lui a donnée par la perspective » – puisque, à travers cette formule romantique, on peut soupçonner cette nouvelle dimension de l'histoire : l'histoire de l'histoire, la mise en perspective historiographique.
L'histoire, aujourd'hui, est et doit être de plus en plus manipulatrice de chiffres, calculatrice, mesureuse. Le Moyen Age résiste – relativement – à cette attaque quantitative. Il a longtemps ignoré le calcul, ne considérant le nombre que comme symbole ou tabou. Il est bon que les statistiques, les courbes, les graphiques se multiplient dans les travaux des médiévistes et que le monstre ordinateur, comme le Léviathan des tympans gothiques, puisse se nourrir toujours davantage d'un Moyen Age en fiches, en programmes, qu'à la différence de l'autre il restituera de ses profondeurs, pour que le médiéviste ait à sa disposition les bases plus sûres d'un Moyen Age plus vrai. Mais il doit savoir qu'il n'aura encore qu'un cadavre entre les mains. Il lui faudra encore, toujours, un « ressusciteur ». Le médiéviste toujours devra être, ou s'efforcer d'être Michelet, qui rappelle que le quantitatif n'est pas tout, mais que, tout nécessaire qu'il soit, il se situe en deçà de l'histoire. S'il est bon d'appliquer au passé les derniers raffinements de la science, que le médiéviste sache donc enlever les échafaudages de chiffres et retrouver un Moyen Age « tel qu'en lui-même », approximatif, massif, craignant d'offenser Dieu en trop comptant, imputant à Caïn la diabolique invention des poids et mesures.
L'histoire d'aucune époque ne se limite à la documentation sur laquelle elle se fonde. Et c'est un progrès depuis Hérodote et encore depuis Michelet, que la documentation s'enrichisse, que sa critique se raffine, que son utilisation scrupuleuse soit de plus en plus impérieuse. Mais il faut se résigner à ne pas tout savoir, à ne jamais tout savoir du Moyen Age. Il serait dangereux de vouloir remplir les vides, de faire parler sans méthode les lacunes. Mais, entre une Antiquité où les silences de l'histoire laissent peut-être la part trop belle aux hypothèses et des Temps modernes accablés sous le fardeau des documents, le Moyen Age peut être le temps de l'heureux équilibre, de la fructueuse collaboration d'une documentation bien utilisée et d'une imagination bien fondée. Le droit à l'imagination pour l'historien, et singulièrement pour le médiéviste, c'est toujours Michelet qui nous l'enseigne le mieux. Et comment expliquer, faire revivre une époque qui sut, par l'imagination, ériger sur ses manques et ses faiblesses une si grande civilisation du rêve, sans recourir aux vertus de l'imagination ? Les croisades s'ébranlent à l'appel d'une Jérusalem imaginaire. Comment les rendre compréhensibles sans les imaginer à partir, mais aussi au-delà des textes et des monuments ? L'homme du Moyen Age, les hommes du Moyen Age furent, même ceux qui n'avaient rien de mystique, des pèlerins, des marcheurs, homo viator. Comment les bureaucrates de l'érudition, les ronds-de-cuir de la « médiévistique » pourraient-ils rejoindre ceux qui ont toujours été sur la route ?
Depuis Michelet, l'analyse des sociétés s'est faite plus méthodique. Qu'on cherche avec Marx les classes et le mécanisme de leur lutte, avec des sociologues modernes la structure et le jeu des catégories socio-professionnelles, avec tels historiens un système d'ordres et d'états, on analyse plus subtilement et plus efficacement ceux que Michelet, recourant volontiers au singulier collectif, appelait le noble, le clerc, le serf, le Jacques et, toujours emporté par une saisie globale, mêlait dans la croisade, la commune, ou le sabbat. Mêlait surtout dans le peuple. Mot vague, peu aimé des historiens, même les moins frottés de sociologie. Et pourtant nous redécouvrons aujourd'hui la réalité et le poids historique d'acteurs sociaux aux contours mal définis : les jeunes, les masses, l'opinion publique, le peuple. Ici Michelet est fils de son siècle. « Fils du peuple » : cela, en fait, est plus précis au XIXe siècle. Ne l'est-ce pas aussi pour le Moyen Age ? Populus, qui est le peuple des fidèles, le peuple de Dieu, le peuple tout court. Ne renonçons pas, certes, à l'analyse fine d'une grille sociologique plus moderne, plus « scientifique » ; mais n'oublions pas qu'il faut aussi saisir les sociétés du passé dans leurs propres filets. Par là, Michelet, pour qui compte avant tout le peuple, s'est senti à l'aise au Moyen Age et nous aide à retrouver sinon la réalité sociale, du moins l'image d'époque de cette réalité. Mais Michelet, sondant le populaire, va plus loin et plus près. Vers ce monde de la culture populaire, de l'Autre, auquel les ethnologues aujourd'hui nous apprennent à être attentifs jusque dans les sociétés dites « historiques ». Écoutons-le : « Le Moyen Age, avec ses scribes, tous ecclésiastiques, n'a garde d'avouer les changements muets, profonds, de l'esprit populaire. » Dans nos sociétés « chaudes », à quelle époque mieux qu'au Moyen Age saisissons-nous le phénomène essentiel de ce dialogue divers, fait de pressions et de répressions, d'emprunts et de refus, que la culture savante et la culture populaire entretinrent pendant dix siècles, et où s'affrontèrent les saints et les dragons, Jésus et Merlin, Jeanne d'Arc et Mélusine ? Si Keith Thomas a raison, le grand succès du christianisme médiéval aurait été l'intégration partielle mais réussie de la croyance populaire dans la foi des clercs. Quand la symbiose fut rompue, ce fut le sabbat et l'Inquisition. Plus tard, comme phénomène de masse, qu'au XIVe siècle, comme le pensait Michelet. Mais l'hypothèse documentée est la même.
Il n'est pas jusqu'au fameux constat d'échec de Michelet qui n'en fasse un homme, un savant d'aujourd'hui : « Je suis né peuple, j'avais le peuple dans le cœur... Mais sa langue, elle m'était inaccessible. Je n'ai pu le faire parler. » Aveu qui fait de Michelet, selon Barthes « le premier des auteurs de la modernité à ne pouvoir que chanter une impossible parole ». Mais aussi celui qui nous avertit qu'un discours sur le peuple n'est pas le discours du peuple. Celui qui nous invite donc à chercher patiemment, nous inspirant des ethnologues de l'Autre, à trouver une méthode pour faire parler les silences et les silencieux de l'histoire. Michelet, premier historien des silences de l'histoire. Dans un échec prophétique et éclairant.
S'avançant vers les silences de l'histoire, Michelet a découvert un Moyen Age des marges, de la périphérie, de l'excentricité, qui peut, qui doit encore inspirer le médiéviste aujourd'hui. « C'est le fait du Moyen Age de mettre toujours en face le très haut et le très bas », s'est-il écrié. Et ce faisant, il a rencontré – et expliqué avec cohérence, même si nous ne retenons pas ses explications – Dieu et Satan, la sorcière et la sainte, l'ogive et la lèpre. Comme un Michel de Certeau, qui, par la théorie des écarts, pénètre au cœur des sociétés par leurs exclus, il s'est trouvé au centre du Moyen Age. Sans oublier que la situation pour lui s'est renversée, en 1862, et que le plus bas s'est révélé plus fécond que le plus haut. Un Moyen Age à l'envers, quelle vision elle-même féconde d'un temps qui a inventé la roue de fortune, le pays de Cocagne, et professé , sinon appliqué que « celui qui s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera relevé » ! Mais surtout quelle voie tracée aux médiévistes de plus en plus nombreux qui prennent pour s'approcher de la réalité médiévale les détours illuminants de l'hérésie ou de la léproserie !
Il reste une dernière relation entre Michelet et le Moyen Age qui le rapproche non seulement des médiévistes d'aujourd'hui, mais de nombreux hommes de nos sociétés « développées ». Ce qui attirait Michelet dans le Moyen Age, c'est qu'il y retrouvait son enfance, la matrice maternelle, tout en le ressentant autre, lointain (et même, un temps, ennemi). Or l'intérêt que manifestent pour l'histoire et l'ethnologie tant d'hommes d'aujourd'hui, intérêt qui, précisément, se cristallise souvent en un goût ou une passion pour le Moyen Age, me paraît relever de cette double attraction pour le même et l'autre. Face à ce qu'il est devenu banal d'appeler l'accélération de l'histoire, les hommes de notre temps appréhendent de perdre le contact avec leurs origines, de devenir des orphelins du passé. Mais ce qui les attire dans ce passé, c'est autant la familiarité mélancolique d'un monde connu, mais qu'on est en train de perdre, que l'exotisme, l'étrangeté d'un univers qui s'éloigne très vite et nous offre une enfance de primitifs. Le charme que le Moyen Age exerce sur Michelet et sur nous, c'est qu'il est « nous enfants » et « l'autre » en même temps. Michelet, dans une phrase célèbre a fait de son Histoire de France une autobiographie : « Méthode intime : simplifier, biographer l'histoire, comme d'un homme, comme de moi. Tacite dans Rome n'a vu que lui, et c'était vraiment Rome. » Comme Flaubert disant : « Madame Bovary, c'est moi », Michelet aurait pu dire : « L'Histoire de France, c'est moi. » Dans cette histoire, en définitive, à travers la haine et l'amour, ce qui fut le plus lui-même ce fut le Moyen Age, ce Moyen Age avec lequel toute sa vie il a cohabité, lutté, vécu. Cette autobiographie est devenue notre biographie collective. Ce Moyen Age, c'était lui et c'est nous.
1 « Et il y eut alors un étrange dialogue entre lui et moi, entre moi, son ressusciteur, et le vieux temps remis debout. » C'est du Moyen Age que parle Michelet dans le grand texte inédit publié par Paul Viallaneix (L'Arc, no 52, Michelet, 1973, p. 9).