Note sur société tripartie, idéologie monarchique

et renouveau économique

dans la chrétienté du IXe au XIIe siècle

Dans la littérature médiévale apparaît à la fin du IXe siècle, pour s'y épanouir au XIe et y devenir un lieu commun au XIIe siècle, un thème qui décrit la société en la divisant en trois catégories ou ordres. Les trois composantes de cette société tripartie sont, selon la formule classique d'Adalbéron de Laon au début du XIe siècle : oratores, bellatores, laboratores, c'est-à-dire les clercs, les guerriers, les travailleurs.

Il ne nous importe pas ici de rechercher les origines de ce schéma. Qu'il s'agisse d'une représentation traditionnelle chez les peuples indo-européens en général1, ou plus particulièrement chez les Celtes ou les Germains, ou d'un schéma apparaissant dans n'importe quelle société à un stade donné de son développement2, qu'il s'agisse de la résurgence d'un vieux thème de civilisations antérieures ou d'une création originale de la pensée chrétienne médiévale, l'important pour nous est ailleurs.

Si ce thème, absent jusque-là de la littérature chrétienne, y apparaît entre le IXe et le XIe siècle, c'est qu'il correspondait à un besoin nouveau. Cette image conceptuelle de la société était en rapport avec de nouvelles structures sociales et politiques. Mais comme tout outil conceptuel, ce schéma n'avait pas seulement pour but de définir, de décrire, d'expliquer une situation nouvelle. Il était aussi un instrument d'action sur cette société nouvelle, et d'abord, au niveau de l'action la plus évidente, un instrument de propagande.

Il me semble que l'élaboration et la diffusion du thème de la société tripartie doivent être mises en rapport avec les progrès de l'idéologie monarchique et la formation des monarchies nationales dans la Chrétienté post-carolingienne.

Pour essayer d'étayer cette hypothèse, je prendrai trois exemples.

Le premier texte médiéval où l'on rencontre d'une façon précise le thème de la société tripartie est un passage de la traduction en anglo-saxon du De Consolatione Philosophiae de Boèce par le roi Alfred le Grand, dans le dernier quart du IXe siècle3. Il est significatif que ce passage soit une addition originale d'Alfred au texte de Boèce. De plus il s'agit d'un développement consacré au portrait du roi idéal, et les trois ordres de la société définis par Alfred sont considérés par lui comme des « outils et matériaux » nécessaires à l'accomplissement de l'œuvre monarchique, à l'exercice du pouvoir « avec vertu et efficacité ». Enfin ce texte peut être mis en rapport avec les efforts effectifs d'Alfred pour établir sous l'égide royale un État solide et prospère4.

Le deuxième exemple se rattache aux débuts de la monarchie capétienne en France. Si le fameux passage d'Adalbéron de Laon, qui date probablement des années 1025-10275, énumère explicitement les trois ordres du schéma triparti, un texte moins précis, mais antérieur – vers 995 –, d'Abbon de Fleury, peut être considéré comme une forme approximative du thème de la société tripartie6, et plus précisément comme un témoignage du passage d'un schéma biparti à un schéma triparti7. Des deux ordres principaux qui constituent la société, suivant un lieu commun de la littérature chrétienne, les clercs et les laïcs, ce dernier se subdivise selon Abbon en deux sous-ordres, celui des agriculteurs – agricolae – et celui des guerriers – agonistae. Sans doute aussi bien l'Apologeticus adversus Arnulphum Episcopum Aurelianensem ad Hugonem et Robertum reges Francorum d'Abbon de Fleury que le Carmen ad Robertum regem d'Adalbéron de Laon sont des ouvrages de circonstance destinés à soutenir, par-delà des intérêts personnels, le rôle, dans le premier cas, des réguliers et, dans le second, des séculiers, mais les deux ouvrages, en visant à assurer à un parti l'appui royal, sont naturellement amenés à définir et fortifier l'idéolodie monarchique8. Aussi bien, par leur situation géographique aux extrémités septentrionale et méridionale du domaine capétien, le monastère de Fleury, comme l'église épiscopale de Laon ont-ils joué au XIe siècle un rôle politique et spirituel de premier plan dans l'établissement de la dynastie capétienne et le développement, à son profit, de l'idéologie monarchique dans la Francia occidentalis9.

Le troisième exemple nous transporte aux frontières orientales de la Chrétienté latine, au début du XIIe siècle, dans la Pologne de Boleslaw Bouche Torse. Dans sa célèbre Cronica et Gesta Ducum sive Principum Polonorum, écrite dans les années 1113-1116, le chroniqueur anonyme dit Gallus Anonymus, décrivant dans son Prologue les éléments de la puissance polonaise, divise la population en milites bellicosi et rustici laboriosi. Comme dans le texte d'Abbon de Fleury, l'ordre clérical étant laissé à part, les deux expressions désignent les deux ordres laïcs et doivent être considérés comme une expression du schéma de la société tripartie10. Les différences de vocabulaire entre ce texte et celui d'Abbon, les analogies entre ces termes et ceux de soldats belliqueux et de paysans laborieux du texte d'Adalbéron soulignent, mieux que ne le feraient des expressions identiques, la convergence idéologique entre ces trois passages et avec le texte d'Alfred le Grand. Plus encore que les textes antérieurs, celui de Gallus Anonymus se rattache étroitement à la propagande monarchique. L'entourage de Boleslaw Bouche Torse qui a inspiré le chroniqueur a voulu en effet que l'œuvre fût un éloge de l'État polonais sous Boleslaw le Vaillant (992-1025) et un instrument de propagande pour la restauration du pouvoir et de la dignité monarchiques en Pologne11.

Ainsi, que ces efforts aient été ou non couronnés de succès, ces trois textes montrent que, de la fin du IXe au début du XIIe siècle, d'un bout à l'autre de la Chrétienté latine, le schéma triparti est à mettre en relation avec les efforts de certains milieux laïcs et ecclésiastiques pour consolider idéologiquement la formation de monarchies nationales.

Pour tenter de comprendre comment ce thème pouvait servir l'idéal monarchique et national, il faut d'abord essayer de préciser quelles réalités sociales et mentales correspondaient aux trois ordres du schéma, et plus spécialement au troisième ordre qui me paraît conférer au schéma son caractère le plus original et le plus significatif.

La caractérisation des deux premiers ordres ne présente pas de grandes difficultés, même s'il n'est pas dépourvu d'intérêt de noter certaines particularités soit dans la définition intrinsèque de chaque ordre, soit dans la nature de leur rapport avec la royauté impliquée par le schéma.

L'ordre clérical est caractérisé par la prière, ce qui indique peut-être une certaine primauté accordée à l'idéal monastique, à celui plutôt d'un certain monachisme12, mais qui se réfère surtout à la nature essentielle du pouvoir clérical, qui vient de sa capacité spécialisée d'obtenir par l'exercice professionnel de la prière l'aide divine. Roi des oratores, le monarque participe d'une certaine façon de la nature et des privilèges ecclésiastiques et religieux13 et d'autre part entretient avec l'ordre clérical les relations ambivalentes de protecteur et de protégé de l'Église que le clergé carolingien a mises au point au IXe siècle14.

L'ordre militaire n'est peut-être pas lui non plus aussi simple à appréhender qu'il semble à première vue. Son unité, sa cohérence concrètes sont sans doute encore plus éloignées de la réalité que celles de l'ordre clérical. Le terme de milites qui, à partir du XIIe siècle, aura tendance à désigner habituellement l'ordre militaire dans le schéma triparti, correspondra sans doute à l'émergence de la classe des chevaliers au sein de l'aristocratie laïque, mais apportera plus de confusion que de clarté dans les rapports entre la réalité sociale et les thèmes idéologiques prétendant l'exprimer. Il reste que, du IXe au XIIe siècle, l'apparition des bellatores dans le schéma triparti correspond à la formation d'une nouvelle noblesse15  et, à cette époque de profonde transformation de la technique militaire, à la prépondérance de la fonction guerrière chez cette nouvelle aristocratie. Quant au roi des bellatores, il est lui aussi en première ligne un chef militaire et entretient avec l'ordre guerrier les mêmes relations ambivalentes d'un roi « féodal », qui est à la fois la tête de cette aristocratie militaire et placé en dehors et au-dessus d'elle.

Si, malgré cette complexité, on voit aisément qui désignent les deux premiers termes du schéma de la société tripartie, il n'en va pas de même avec le troisième terme. Qui sont les laboratores16 ? S'il est clair, comme l'attestent les équivalents agricolae ou rustici que nous avons rencontrés, qu'il s'agit, à l'époque que nous considérons et dans les régions où ces textes ont été écrits17, de ruraux, il est plus difficile de déterminer quel ensemble social est ici désigné. On considère en général que ce terme désigne le reste de la société, l'ensemble de ceux qui travaillent, c'est-à-dire en fait essentiellement la masse paysanne. On est encouragé à admettre cette interprétation par le phénomène d'uniformisation relative des conditions paysannes qu'on observe, entre le Xe et le XIIe siècle, dans de larges zones de la Chrétienté18. Il est vrai que, à partir du XIIe siècle, sous la double influence sans doute de l'évolution économique et sociale des campagnes et des villes, le troisième ordre englobe en général l'ensemble de la main-d'œuvre, ce que nous appellerions le secteur primaire. Il est vrai également que dès notre époque il y a chez certains auteurs tendance à donner ce sens large au mot laboratores19.

Mais je crois que, chez les auteurs du schéma, chez ses premiers utilisateurs et diffuseurs, le terme a un sens plus restreint, plus précis, qu'on peut l'expliquer par certaines innovations économiques et sociales et que cette interprétation modifie sensiblement la signification du schéma de la société tripartie comme instrument de l'idéologie monarchique nationale entre le IXe et le XIIe siècle.

A partir au moins de la fin du VIIIe siècle les mots de la famille de labor ont tendance à désigner des formes de travail rural comportant une idée de mise en valeur, d'amélioration, de progrès quantitatif ou qualitatif de l'exploitation agricole. Le labor, les labores, c'est davantage les résultats, les fruits, les gains du travail, que le travail lui-même. C'est autour de cette famille de mots que semble se cristalliser le vocabulaire qui désigne les progrès agricoles sensibles en maintes régions à partir du IXe siècle, qu'il s'agisse d'extension de la surface cultivée par défrichement (et labores pourra être synonyme de novalia, de dîmes levées sur des terres nouvellement défrichées20) ou d'augmentation des rendements par amélioration technique (multiplication des labours, amélioration des « façons », emploi d'engrais, perfectionnement de l'outillage en fer – en attendant la diffusion de la charrue dissymétrique et de l'utilisation du cheval21).

Ainsi laboratores en vient à désigner plus particulièrement ceux des travailleurs agricoles qui sont les principaux artisans et bénéficiaires de ce progrès économique, une élite, un méliorat paysan, ceux qu'un texte du Xe siècle définit fort bien : « ceux, les meilleurs, qui sont laboratores... »22.

C'est donc une élite économique, celle qui est au premier rang de l'essor agricole de la Chrétienté entre le IXe et le XIIe siècle, qui constitue le troisième ordre du schéma triparti. Celui-ci, qui exprime une image consacrée, sublimée, de la société, ne groupe pas la totalité des catégories sociales, mais celles-là seules qui sont dignes d'exprimer les valeurs sociales fondamentales : valeur religieuse, valeur militaire, et, ce qui est nouveau dans la Chrétienté médiévale, valeur économique. Jusque dans le domaine du travail la société médiévale, au niveau culturel et idéologique, reste une société aristocratique.

Ici encore le roi des laboratores est la tête et le garant de l'ordre économique, de la prospérité matérielle. Il l'est particulièrement parce qu'il fait régner la paix indispensable au progrès économique23. La finalité idéologique du schéma triparti c'est d'exprimer l'harmonie, l'interdépendance, la solidarité entre les classes, entre les ordres. Les trois ordres forment la structure de la société de chaque État qui s'écroule si l'équilibre entre les trois groupes dont chacun a besoin des deux autres n'est pas respecté. Cet équilibre ne peut être garanti que par un chef, un arbitre. Cet arbitre, c'est le roi. Ce qui rend désormais la monarchie plus nécessaire, c'est l'apparition de la fonction économique au rang de valeur idéologique, l'émergence d'une élite économique. La dualité pape-empereur est désormais condamnée qui correspondait à la bipartition clercs-laïcs plus encore qu'à la difficile et irréalisable distinction entre spirituel et temporel.

Les rois vont être les vrais lieutenants de Dieu sur terre. Les dieux des anciennes mythologies se constituaient en triades qui groupaient les trois fonctions fondamentales24. Dans une société devenue monothéiste, le monarque concentre en sa personne les trois fonctions25 et exprime l'unité d'une société nationale trinitaire.

Mais, bénéficiaire du schéma triparti, la royauté médiévale risque aussi d'en être la victime si le jeu de la lutte incompressible des classes tourne les trois ordres contre le roi-arbitre. C'est le sens du cauchemar du roi d'Angleterre Henri Ier qui voit en rêve, en 1130, les laboratores, puis les bellatores, puis les oratores l'attaquer, les premiers avec leurs outils, les deuxièmes avec leurs armes, les troisièmes avec leurs insignes26. Mais alors les laboratores ont pris l'aspect non plus d'une élite collaboratrice, mais d'une masse hostile, d'une classe dangereuse.


1 C'est, on le sait, le point de vue que G. Dumézil a soutenu dans de nombreux travaux. Cf. H. Fugier, « Quarante ans de recherche sur l'idéologie indo-européenne : la méthode de M. Georges Dumézil » in Revue d'Histvire et de Philosophie religieuses, 1965, p. 358-374. P. Boyancé, « Les origines de la religion romaine. Théories et recherches récentes » in L'Information littéraire, VII, 1955, p. 100-107, « doute que le schéma triparti ait été si présent à l'esprit des Latins, puisque ceux-ci ne le décrivent jamais explicitement ». Au IX-XIe siècle on voit à la fois des expressions explicites de ce schéma et des formulations claires et précises (cf. infra). On a d'ailleurs davantage l'impression de la juxtaposition de deux structures mentales différentes que d'une évolution d'une pensée confuse à une pensée claire. Faut-il parler de deux types de pensée cohérents et parallèles, « primitive » ou « sauvage » d'un côté « historique » de l'autre ?

2 C'est ce qu'a récemment soutenu Vasilji I. Abaev, « Le cheval de Troie. Parallèles caucasiens », in Annales E.S.C., 1963, p. 1041-1070. D. Třestik a justement attiré l'attention sur l'importance du texte de la Genèse (Gen. IX, 18-27) dans le traitement du thème de la société tripartie dans la littérature médiévale (Československý Časopis Historický, 1964, p. 453). La malédiction jetée par Noé sur son fils Cham au profit de ses frères Sem et Japhet (« Maledictus Chanaan, servus servorum erit fratribus suis »), a été utilisée par les auteurs médiévaux pour définir les rapports entre les deux ordres supérieurs et le troisième ordre subordonné. Mais l'exploitation de ce texte semble relativement tardive et il n'en sera pas question ici.

3 Éditée par W. J. Sedgefield, King Alfred's Old-English Version of Boethius « De Consolatione Philosophiae », Oxford 1899-1900. J'ai utilisé la traduction de M. M. Dubois, La Littérature anglaise du Moyen Age, Paris 1962, p. 19-20. Le texte d'Alfred dit que le roi doit avoir « gebedmen & fyrdmen & weorcmen », « des hommes pour la prière, des hommes pour la guerre et des hommes pour le travail ». Cf. l'article suggestif de J. Batany, « Des “Trois Fonctions” aux “Trois États” ? » in Annales, E.S.C., 1963, p. 933-938 et F. Graus in Českostovenský Časopis Historický, 1959, p. 205-231.

4 Sur Alfred, en dehors de l'ouvrage fondamental de F. M. Stenton, Anglo-Saxon England, Oxford, 1945, outre le livre au titre significatif de B. A. Lees, Alfred the Great, the Truthteller, Maker of England, New York, 1919, on peut consulter les études plus récentes de E. Duckett, Alfred the Great and his England, 1957, et de P. J. Helm, Alfred the Great, a Re-assessment, 1963.

5 Cette datation est soutenue d'une façon qui me paraît convaincante par J. F. Lemarignier, Le Gouvernement royal aux premiers temps capétiens (987-1108), Paris, 1965, p. 79, n. 53. On trouvera le texte avec une traduction dans C. A. Huckel, Les Poèmes satiriques d'Abalbéron in Bibliothèque de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, XIII, 1901 et une traduction dans E. Pognon, L'An Mille, Paris, 1947.

6 Voici ce texte : « Sed his posthabitis, primo de virorum ordine, id est de laicis, dicendum est, quod alii sunt agricolae, alii agonistae : et agricolae quidem insudant agriculturae et diversis artibus in opere rustico, unde sustentatur totius Ecclesiae multitudo ; agonistae vero, contenti stipendiis militiae, non se collidunt in utero matris suae, verum omni sagacitate expugnant adversarios sanctae Dei Ecclesiae. Sequitur clericorum ordo... » (PL, CXXXIX, 464). Sur Abbon cf. P. E. Schramm, Der König von Frankreich. Das Wesen der Monarchie vom 9. zum 16. Jahrhundert, 2e éd., Darmstadt, 1960, vol. I. Et l'édition posthume, avec notes à jour, de la vieille thèse de l'École des Chartes de A. Vidier, L'Historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire et les Miracles de saint Benoît, Paris, 1965.

7 Sur ce passage, d'un point de vue anthropologique, les remarques éclairantes de Cl. Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, Paris, 1958, chap. VIII, « Les organisations dualistes existent-elles ? ») qui explicite le troisième cercle de l'organisation villageoise concentrique comme celui du défrichement, de la conquête du sol, du champ du travail.

8 Abbon défend, contre l'évêque Arnoul d'Orléans, les privilèges monastiques. Adalbéron, au contraire, dans une violente attaque contre Cluny, déplore l'emprise des moines sur le gouvernement du royaume.

9 Sur le rôle de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) dans la formation de l'idéal monarchique en France au profit des Capétiens (avec Saint-Denis qui assumera seul et efficacement ce rôle à partir du XIIe siècle) cf. outre le livre posthume de A. Vidier (cf. supra n. 6) consulter l'introduction de R. H. Bautier à l'édition de Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux (Epitoma Vitae Regis Roberti Pii), Paris, 1965. Les éditions de textes de Fleury, annoncées par R. H. Bautier, sous l'égide de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes du Centre national de la Recherche scientifique doivent permettre des études plus précises à ce sujet. Cf. aussi l'important article de J. F. Lemarignier, Autour de la royauté française du IXe au XIIIe siècle in Bibliothèque de l'École des Chartes, t. CXIII, 1956, p. 5-36.

10 Monumenta Poloniae Historica, nova series, t. II, éd. K. Maleczyński, Cracovie, 1952, p. 8. Dans ses remarquables travaux (Podslawy gospodarcze formowania sie państw slowiańskich, Warszawa, 1953, « Economic Problems of the Early Feudal Polish State », in Acta Poloniae Historica, III, 1960, p. 7-32 et « Dynastia Piastów we wczesnym šredniowieczu », in Poczatki Parístwa Polskiego, éd. K. Tymieniecki, t. I, Poznań, 1962) H. Łowmiański a souligné cette classification et en a donné la signification socio-économique : « Gallus's definition : milites bellicosi, rustici aboriosi contains a reflection, unintentional as regards the chronicler, of the objective fact of division of the community into consumers and producers » (APH, toc. cil. p. II).

11 Cf. l'introduction de K. Maleczyński à l'édition citée à la note précédente. M. Plezia, Kronika Galla na tle historiografii XII wieku, Kraków, 1947. J. Adamus, O monarchii Gallowej, Warszawa, 1952. T. Grudziński, « Ze studiów nad kronika Galla », in Zapiski Historyczne, 1957. J. Bardach, Historia państwa i prawa Polski, Warszawa, 1965, t. I, p. 125-127. B. Kürbisówna, « Wieź najstarszego dziejopisarstwa polskiego z państwem », in Poczatki Państwa Polskiego, Poznań, 1962, t. II, et J. Karwasińska, Państwo polskie w przekazach hagiograficznych ; ibid., p. 233-244. Les hypothèses de D. Borawska (Przeglad Historyczny, 1964) sur les sources vénitiennes de la chronique de Gallus Anonymus si elles étaient vérifiées, ne paraissent pas de nature à modifier notre interprétation.

12 Ce serait pousser loin l'interprétation que d'attribuer à Adalbéron le choix ou l'adoption du terme oratores par désir de rappeler au devoir exclusif de l'opus Dei ses adversaires clunisiens qu'il accuse de trop se mêler des affaires du siècle.

13 Il ne s'agit pas ici d'ouvrir le dossier des rois thaumaturges ni de soulever le problème du roi-saint (cf. à ce sujet les articles de H. Folz « Zur Frage der heiligen Könige : Heiligkeit und Nachleben in der Geschichte des burgundischen Königtums » in Deutsches Archiv, 14, 1958 et « Tradition hagiographique et culte de saint Dagobert, roi des Francs » in Le Moyen Age, Vol. Jubilaire, 1963, p. 17-35 et l'article dans Annales E.S.C. 1966 de K. Górski sur le roi-saint dans l'Europe médiévale septentrionale et orientale). Sur l'idéologie monarchique au Moyen Age l'ouvrage fondamental est le recueil collectif Das Königtum. Seine geistigen und rechtlichen Grundlagen in Vorträge und Forschungen, éd. Th. Mayer, 3, 1956. Sur le caractère ecclésiastique de la royauté selon Abbon de Fleury, dans la tradition du concile de Paris de 829 et du De institutione regia de Jonas d'Orléans, cf. J. F. Lemarignier, op. cit., p. 25-27.

14 Cf. note précédente. Sur l'unification de l'ordre clérical et l'insertion des moines dans cet ordre aux XIe-XIIe siècles, en relation précisément avec l'évolution économique, intéressantes remarques de C. Constable, Monastic Tithes, 1964, p. 147 sq.

15 Sur cette nouvelle noblesse cf. notamment les mises au point de L. Génicot (« La noblesse au Moyen Age dans l'ancienne Francie » in Annales E.S.C., 1961 et « La noblesse au Moyen Age dans l'ancienne Francie : continuité, rupture ou évolution ? » in Comparative Studies in Society and History, 1962) ; C. Duby (« Une enquête à poursuivre : la noblesse dans la France médiévale » in Revue historique, 1961) et O. Forst de Battaglia (« La noblesse européenne au Moyen Age » in Comparative Studies in Society and History, 1962). Un colloque sur le thème Royauté et Noblesse aux Xe et XIe siècles, organisé par l'Institut historique allemand à Paris, s'est tenu en avril 1966 à Bamberg.

16 Il n'y a guère à signaler que les intéressants articles de M. David, « Les laboratores jusqu'au renouveau économique des XIe-XIIe siècles » in Études d'Histoire du Droit privé offertes à Pierre Petot, 1959, p. 107-119, « Les “laboratores” du renouveau économique, du XIIe à la fin du XIVe siècle » in Revue historique de Droit français et étranger, 1959, p. 174-195 et 295-325.

17 La situation est peut-être différente en Italie, en Italie du Nord du moins, à cause de la survie de traditions antiques et de la précocité du réveil urbain. Il faudrait notamment interroger à ce sujet Ratherius de Vérone.

18 Cf. par exemple C. Duby, La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, pour qui toutefois cette évolution réelle ne serait achevée en Mâconnais qu'au début du XIIe siècle (p. 245-261) tandis qu'au début du XIe siècle l'uniformité de la classe paysanne dans la littérature ecclésiastique proviendrait de l'ignorance et du mépris des écrivains, tel Raoul Glaber (p. 130-131).

19 C'est le cas d'Adalbéron de Laon qui s'en sert pour prendre la défense des serfs, avec l'arrière-pensée évidente de dénigrer les moines maîtres de nombreux serfs, et surtout les clunisiens.

20 Le texte le plus net est celui d'un canon d'un synode national norvégien de 1164 : « Monachi vel clerici communem vitam professi de laboribus et propriis nutrimentis suis episcopis vel quibuslibet personis decimas reddere minime compellentur » assorti dans le Ms. British Museum Harley 3405 d'une glose au-dessus du mot « laboribus » : « id est novalibus ». Ce texte est cité par J.F. Niermeyer, « En marge du nouveau Ducange » in Le Moyen Age, 1957, où l'on trouvera des exemples excellemment choisis et commentés de labor au sens de « résultats du travail agricole ou plutôt de terre récemment défrichée ». L'auteur rappelle justement que dans les capitulaires carolingiens labor désigne « le fruit de toute activité acquisitive opposé au patrimoine hérité » (par exemple dans la Capitulatio de partibus Saxoniae, probablement de 785 : « ut omnes decimam partem substantiae et laboris suis ecclesiis et sacerdotibus donent » que Hauck avait bien interprété, Kirchengeschichte Deutschlands, II, 1912, p. 398 en traduisant substantia par Grundbesitz et labor par alles Erwerb) et laborare « acquérir par défrichement » (par ex. « villas quas ipsi laboraverunt » dans le Capitulaire de 812 pour les Espagnols, qui est peut-être à l'origine de toute une série d'emplois semblables dans les chartes de población de la Reconquista). Le même vocabulaire se retrouve dans une série d'actes de donation en faveur de l'abbaye de Fulda (VIIIe-Xe s.). On consultera également avec profit G. Keel, Laborare und Operari. Verwendungs und Bedeutungsgeschichte zweier Verben für « arbeiten » im Lateinischen und Galloromanischen, St. Gallen s. d. (1942). Sur les novalia et le sens de labor cf. également G. Constable, Monastic Tithes... p. 236, 258, 280 et 296-297.

21 Sur tout ceci on se reportera à l'ouvrage fondamental de C. Duby, L'Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962. Sur les progrès de l'agriculture à l'époque carolingienne et leurs répercussions dans le domaine institutionnel et culturel cf. le bel article de H. Stern, « Poésies et représentations carolingiennes et byzantines des mois » in Revue archéologique, 1955.

22 Cette définition se trouve dans un acte de 926 du cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, éd. C. Ragut, Mâcon, 1864, 501. Elle a été relevée par A. Déléage, La Vie rurale en Bourgogne jusqu'au début du XIe siècle, Mâcon, 1942, I, p. 249, n. 2 ; G. Duby, La Société, p. 130, n. 1 et M. David, Études d'Histoire, p. 108. On sait que le terme est resté en vieux français (laboureur) pour désigner un paysan aisé, possédant animaux de travail et outillage, par opposition au manouvrier ou brassier ne possédant que ses mains, ses bras pour travailler. Sur des emplois de laboureur avec ce sens à la fin du Moyen Age cf. notamment R. Boutruche, La Crise d'une société : seigneurs et paysans du Bordelais pendant la guerre de Cent Ans, Strasbourg, 1947 (rééd. Paris, 1963), passim et notamment p. 95-96. C'est déjà le sens et l'opposition qu'on rencontre dans le cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, 476, dans un texte de la période 1031-1060 : « illi... qui cum bobus laborant et pauperiores vero qui manibus laborant vel cum fossoribus suis vivant », également cité par G. Duby, La Société, p. 130, n. 1. Sur l'ensemble du problème des laboratores, on me permettra de me contenter d'entrouvrir ici un dossier que je présenterai ultérieurement d'une façon plus détaillée et plus approfondie.

23 Cf. B. Töpfer, Volk und Kirche zur Zeit der Gottesfriedensbewegung in Frankreich, 1951 ; Recueils de la Société Jean Bodin, t. XIV ; La Paix, 1962 et l'étude de C. Duby, I laici e la pace di Dio dans le cadre de la III Settimana Internazionale di Studi Medioevali (Passo della Mendola 1965) sur I Laici nella Società reliosa dei secoli XI e XII, Milan, 1968. Traditionnellement la royauté assure la prospérité par la sécurité armée. Cf. C. Dumézil, Remarques sur les armes des dieux de troisième fonction chez divers peuples indo-européens, SMSR, XXVIII, 1957. Le relais carolingien ici encore est important. On en retrouve l'écho dans les lamentations populaires à la mort de Robert le Pieux (1031) rapportées par son biographe-hagiographe Helgaud : « In cujus morte, heu ! pro dolor ! ingeminatis vocibus adclamatum est : “Rotberto imperante et regente, securi viximus, neminem timuimus” » (R. H. Bautier., ed. laud., p. 136). Mais au XIe siècle ce n'est pas une prospérité sacralisée et comme métaphysique que l'on salue dans la protection royale mais des institutions précises qui prennent travailleurs, travaux, bêtes de labour, outillage sous la tutelle de la puissance royale. Rien d'étonnant si des représentants de cette élite économique apparaissent dans l'entourage même du roi (cf. J. F. Lemarignier : Philippe Ier « accueille en son entourage, non pas seulement quelques bourgeois... mais surtout, avec une fréquence accrue, de très obscurs personnages qui défient l'identification et ne paraissent jamais qu'une fois : clercs ou moines ; ou bien laïques : cultivateurs assez notables pour que leur présence importe et, notamment, maires de villages » in Le Gouvernement royat, p. 135).

24 Cf. la série des Jupiter, Mars, Quirinus de G. Dumézil et sur certains aspects de la troisième fonction dans l'Antiquité grecque la remarquable étude de J. P. Vernant, « Prométhée et la fonction technique » in Journal de Psychologie, 1952, p. 419-429 (réédité in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, p. 185-195). On sait que chez les Scythes par exemple une triade d'objets symboliques correspondait aux trois fonctions : la coupe, la hache, la charrue et le joug. On est tenté de rapprocher de ce symbolisme les légendes médiévales qui, chez les Slaves, unissent la charrue aux héros fondateurs des dynasties des Piasts en Pologne et des Przemyslides en Bohême. Il est également intéressant de voir la fonction économique apparaître dans la propagande hagiographique monarchique en France à notre époque. Le texte le plus remarquable se rencontre dans la Vita Dagoberti où le roi, à la demande de paysans, jette de sa propre main des semences d'où naît « frugum abundantia » (MGH, SRM, II, p. 515). F. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger, Prague, 1965, p. 403, date ce texte de la fin du Xe siècle au plus tôt, et R. Folz, dont on lira l'intéressant commentaire, in Le Moyen Age, 1963, toc. cit., p. 27, du dernier tiers du XIe siècle (ibid. p. 29). Cette datation corrobore notre thèse. On n'oubliera pas sur cet aspect légendaire de la royauté le livre classique de J. C. Frazer, The Golden Bough. I. The Magic Art and the Evolution of Kings. London, 1911 et ses Lectures on the early history of Kingship, Londres, 1905 ; trad. franç. : Les Origines magiques de la royauté, 1920. Si nous insistons sur ces aspects, qui relèvent du domaine idéologique qui est celui de cette étude, nous n'oublions pas qu'il importe, comme il en a été réellement dans le passé, de les mettre en rapport avec le contexte proprement économique des phénomènes considérés. Par exemple, il ne faut pas oublier que le monastère de Fleury se trouvait à l'extrémité méridionale de cette route Paris-Orléans, où les Capétiens ont multiplié aux XIe et XIIe siècles les défrichements et les nouveaux centres d'habitat et que Marc Bloch a appelée l'« axe de la monarchie » (Les Caractères originaux de l'histoire rurale française, nouvelle éd., Paris, 1952, p. 16 et planche II).

25 L'empreinte carolingienne est forte ici encore. H. Fichtenau rappelle justement ces mots d'un poète carolingien : « Un seul règne dans les cieux, celui qui lance la foudre. Il est naturel qu'il n'y en ait qu'un seul après lui qui règne sur la terre, un seul qui soit un exemple pour tous les hommes » (L'Empire carolingien, trad. franç., Paris, 1958, p. 72). Malgré le caractère essentiellement liturgique de l'idéologie monarchique à l'époque carolingienne, on peut peut-être noter comme une forme de la troisième fonction l'épithète de Summus agricola décernée par les Libri Carolini à l'empereur.

26 Ce cauchemar rapporté par le chroniqueur John of Worcester a été illustré par des miniatures très explicites dans le Ms. Oxford, Corpus Christi College, 157, ff. 382-383. On en trouvera la reproduction in J. Le Goff, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1964, p. 117-118.