L'Occident médiéval et l'océan Indien :

un horizon onirique1 

L'Occident médiéval a ignoré les réalités de l'océan Indien. En plein milieu du XVe siècle, la mappemonde catalane de la Biblioteca Estense, à Modène, montre une ignorance parfaite de l'océan Indien2. Sur le planisphère de Fra Mauro de Murano (1460), la côte à l'est du golfe Persique « n'a plus figure terrestre »3. Martin Behaim encore, pour son globe de 1492, malgré son utilisation de Marco Polo, ne sait rien sur l'Inde. L'Afrique du Sud, Madagascar, Zanzibar y sont d'une fantaisie extravagante4. Il faut attendre les premières découvertes portugaises pour que la connaissance géographique – disons côtière – de l'océan Indien commence à se préciser. La date essentielle est le retour à Lisbonne de Diaz : 14885. Il y a encore beaucoup de fantaisie dans la Carta navigatoria Auctoris Incerti (1501-1502) du docteur Hamy mais l'Afrique orientale y est très bonne6. Le portulan-mappemonde de Canerio Januensis (1503) est déjà beaucoup plus précis7. En somme la connaissance de l'océan Indien commence par l'Afrique – avec les Portugais – au rebours des rêves médiévaux qui se sont surtout développés le long de la Perse, de l'Inde et des îles.

Pourtant le XVe siècle a vu quelques progrès8. Ils sont surtout liés à la redécouverte de Ptolémée qui, au contraire des géographes romains ignorants – source essentielle des cartographes médiévaux – avait une meilleure connaissance des réalités de l'océan Indien. Redécouverte qui date de 1406, mais qui ne porte ses fruits qu'à partir de l'imprimerie. Les premières éditions imprimées que j'ai relevées à la Bibliothèque nationale de Paris sont celles de Vicence (1475), Rome (1478 et 1490), Bologne (1482), Ulm (1482 et 1486). Mais l'utilisation n'en fut pas toujours bonne aussitôt, comme en témoigne le globe de Martin Behaim qui s'est pourtant servi des éditions d'Ulm.

Le progrès en définitive le plus important du XVe siècle est l'abandon par certains savants de la vision ptoléméenne – car Ptolémée enserre une certaine précision de détail dans une monumentale erreur d'ensemble – d'un océan Indien fermé, en fait considéré comme un fleuve, le fleuve circulaire Océan. On a souligné les passages célèbres à ce sujet – mais sans conclusion pratique – de Pierre d'Ailly dans son Imago Mundi et de Pie II dans sa Cosmographia9. La première carte médiévale où l'océan Indien est ouvert est celle d'Antonin de Virga (1415)10. Mais il faut attendre la mappemonde de Martellus Germanus (1489)11 pour que soit adoptée la notion – acceptée par exemple par Martin Behaim – d'un océan Indien ouvert.

Cette ouverture de l'océan Indien, n'est pas seulement la fin d'une longue ignorance, c'est la destruction du fondement même du mythe de l'océan Indien dans la mentalité médiévale. Le portulan avait failli déjà ouvrir une brèche dans le monde clos de l'océan Indien onirique rêvé par l'Occident médiéval. Jurgis Baltrusaitis a bien décrit cette révolution mentale du portulan qui « renverse les bases » de la cartographie et, du même coup, de la vision du monde. « Au lieu d'espaces enfermés à l'intérieur d'un cercle étroit, surgissent des étendues sans fin... Au lieu des limites stables, régulières des continents où s'accumulent, au gré de l'imagination, des villes et des pays errants, c'est le dessin des côtes qui évolue autour de points fixes... La terre change brusquement d'aspect »12. Mais, on l'a vu, les portulans ont méconnu longtemps l'océan Indien et n'en ont guère entamé l'intégrité mythique.

Toute la fécondité de ce mythe repose en effet sur la croyance en un mare clausum qui fait de l'océan Indien, dans la mentalité médiévale, un réceptacle de rêves, de mythes, de légendes. L'océan Indien, c'est le monde clos de l'exotisme onirique de l'Occident médiéval, l'hortus conclusus d'un Paradis mêlé de ravissements et de cauchemars. Qu'on l'ouvre, qu'on y perce une fenêtre, un accès, et le rêve s'évanouit.

Avant d'esquisser les visions de cet horizon fermé onirique, il faut, sans avoir la prétention de les résoudre, poser quelques questions sur cette ignorance médiévale. Les contacts de l'Occident médiéval avec l'océan Indien ont existé. Marchands, voyageurs, missionnaires13 ont abordé à ses rives. Certains, et d'abord Marco Polo, ont écrit sur lui. Pourquoi l'Occident l'a-t-il obstinément ignoré dans sa réalité ?

D'abord, malgré ces incursions, plus individuelles d'ailleurs que collectives, l'océan Indien a été effectivement fermé aux chrétiens. Arabes, Persans, Indiens, Chinois – pour ne citer que les plus importants – en faisaient un domaine réservé.

Les Occidentaux qui y sont parvenus l'ont presque tous abordé par le nord, par les routes terrestres – sans parler de ceux qui l'ont en quelque sorte manqué, passant par-dessus, par la route mongole, cordon ombilical, et parfois coupé, des relations Ouest-Est au Moyen Age.

Chez certains, missionnaires ou marchands, des tabous psychologiques ont dû jouer : la peur de dévoiler ce qui pouvait être considéré comme un secret de cette pratique commerciale qui en était pleine, l'inintérêt pour des réalités géographiques négligeables en comparaison des vérités spirituelles. Même Jean de Monte Corvino, exceptionnel par sa culture et son « esprit scientifique », est décevant. Au contraire des gens de la Renaissance, ceux du Moyen Age ne savent pas regarder, mais sont toujours prêts à écouter et à croire tout ce qu'on leur dit. Or, au cours de leurs voyages, on les abreuve de récits merveilleux, et ils croient avoir vu ce qu'ils ont appris, sur place sans doute, mais par ouï-dire. Surtout, nourris au départ de légendes qu'ils tiennent pour vérités, ils apportent leurs mirages avec eux et leur imagination crédule matérialise leurs rêves dans des décors qui les dépaysent suffisamment, pour que, plus encore que chez eux, ils soient ces rêveurs éveillés qu'ont été les hommes du Moyen Age14.

On peut enfin se demander quelle a été la véritable connaissance de l'océan Indien qu'eurent ceux qui semblent l'avoir le mieux connu, un Marco Polo par exemple. Parvenu à l'Inde « majeure », dans la région de Madras sur la côte orientale, son récit perd le caractère d'un itinéraire vécu et devient une description systématique, livresque, traditionnelle. La méfiance qu'inspiraient aux Occidentaux des bateaux d'un type inconnu, en particulier les bateaux cousus qui leur semblaient fragiles, les détournait encore de l'aventure sur une mer redoutée15.

Et, par-delà, on peut même se poser la question de la connaissance de l'océan Indien qu'eurent les géographes arabes, à qui s'adressèrent parfois les écrivains et marchands occidentaux pour s'informer. Leurs descriptions sont, elles aussi, souvent pleines de fables et trahissent l'ignorance des réalités. Pour les Arabes aussi – pour leurs savants du moins – l'océan Indien n'a-t-il pas été jusqu'à un certain point un monde interdit, inconnu ? Ainsi une source possible de renseignements pour les Occidentaux ne faisait peut-être que renforcer leurs illusions16.

D'où venait donc l'océan Indien de l'Occident médiéval ? De médiocres sources hellénistico-latines et d'écrits légendaires.

L'Antiquité a connu un moment « critique » à l'égard des légendes concernant le monde indien, ce que Rudolf Wittkower appelle an enlightened interlude. Le principal représentant de ce courant incrédule est Strabon, qui n'hésite pas à traiter de menteurs ceux qui ont écrit avant lui sur l'Inde17. Aulu-Gelle, à son tour, devait dire plus tard son dégoût pour des fables dont le profit esthétique ou moral lui paraissait nul18. Ptolémée lui-même, malgré le caractère plus scientifique de sa méthode géographique, malgré une meilleure connaissance du détail cartographique, n'avait pu contrebalancer victorieusement une pseudo-science issue en grande partie de la poésie épique indienne elle-même, pour qui les mythes étaient l'essence même de la réalité et de la connaissance. Cette poésie scientifique mythique, dévaluée en pittoresque de pacotille, allait abreuver l'imagination de l'Occident médiéval19. Notons ici, pour dire tout de suite combien leur « scepticisme » rencontra peu d'échos au Moyen Age, que deux grands esprits chrétiens se rangent, plus ou moins, dans ce petit groupe d'incrédules. Saint Augustin, préoccupé de justifier une anthropologie fondée sur la Genèse, est gêné par la possibilité de l'existence en Inde d'hommes monstrueux qu'on pourrait difficilement faire entrer dans la postérité d'Adam et de Noé, mais il n'exclut pas que Dieu n'ait créé en eux des modèles de ces avortons mis au monde parmi nous, et que nous serions tentés d'attribuer à une défaillance de sa sagesse. Quant à Albert le Grand, huit siècles plus tard, il hésite à se prononcer sur des faits et des êtres qui ne sont pas prouvés à ses yeux par l'expérience20.

Mais Pline l'Ancien avait accueilli dans son Historia Naturalis toutes les fables concernant l'Inde et avait donné pour des siècles sa sanction d'« autorité scientifique » à la croyance d'un monde indien regorgeant de merveilles21. Surtout, plus que Pline, un de ces auteurs de digests qui inaugurent au Bas-Empire la culture médiévale, G. Iulius Solinus va être avec ses médiocres Collectanea rerum memorabilium, écrites pendant ce naufrage du IIIe siècle d'où émergent les premières épaves de la culture gréco-romaine, le grand inspirateur des divagations médiévales sur l'océan Indien et son environnement22. Son autorité fut encore renforcée par l'usage qu'en fit l'un des premiers rhéteurs chrétiens au début du Ve siècle, Martinus Capella, le grand maître, jusqu'au XIIe siècle, de l'Occident médiéval en matière d'« arts libéraux »23.

Plus encore, des écrits fantaisistes, placés sous l'autorité de quelque grand nom dont la crédulité médiévale acceptait sans examen ni doute le patronage, alimentèrent le secteur indien d'une pseudo-science qui puisait avec prédilection aux sources de la littérature apocryphe. Ainsi la lettre d'un certain Fermes à l'empereur Hadrien « sur les merveilles de l'Asie », remontant probablement au IVe siècle, d'après un original grec perdu, raconte un prétendu voyage en Orient24. Entre le VIIe et le Xe siècle, trois traités de même nature, dont une Epistola Premonis regis ad Traianum Imperatorem, accréditent en Occident le thème et l'expression des mirabilia Indiae25. La correspondance apocryphe concernant l'Inde et ses merveilles s'enrichit encore de la Lettre d' Alexandre à Aristote qui circulait dès 800 environ, de la correspondance entre Alexandre et Dindymus26. Enfin le mythe indien s'enrichit au XIIe siècle d'un nouveau personnage, le Prêtre Jean, qui aurait envoyé, en 1164, une lettre à l'empereur byzantin Manuel Comnène27.

Il faut faire une place à part, dans cette littérature de fiction, à un ensemble romanesque qui, en s'amalgamant le thème des merveilles de l'Inde, lui conféra un prestige extraordinaire. L'Alexandre médiéval, héros légendaire, à qui fut consacré un des cycles romanesques favoris du public occidental, s'annexa, par un coup de pouce donné à l'histoire, le vaste domaine de l'Inde prodigieuse. Les aventures, les exploits qu'on y prêta au roi explorateur, curieux de tout, qui sondait les profondeurs de la terre, des forêts, des mers et des cieux, donnaient une dimension romanesque au mythe indien. Avec lui la science-fiction médiévale, le merveilleux géographique, la tératologie pittoresque débouchaient sur l'aventure, s'ordonnaient en une quête de merveilles et de monstres28. Avec lui aussi, l'Occident médiéval retrouvait les sources grecques de l'Inde fabuleuse. Plus encore en effet que les Ἴνδιϰα écrits au début du IVe siècle avant J.-C. par Ctésias de Cnide, qui avait été en Perse le médecin du roi Artaxerxes Mnemon29, c'est le traité écrit par Mégasthène vers 300 av. J.-C. qui est à l'origine de toutes les fables antiques et médiévales relatives aux merveilles de l'Inde. Envoyé comme ambassadeur auprès de Sandracottos (Chandragupta) à sa cour de Pataliputra (Patna) sur le Gange par Seleucos Nicator, héritier en Asie d'Alexandre, Mégasthène y avait recueilli et enjolivé tous les récits mythiques, toutes les fables qui allaient pour dix-huit siècles faire de l'Inde le monde merveilleux des rêves de l'Occident30.

Les écrivains de l'Occident médiéval n'établissent pas de cloison étanche entre la littérature scientifique ou didactique et la littérature de fiction. Ils accueillent également dans tous ces genres les merveilles de l'Inde. Tout au long du Moyen Age elles forment un chapitre habituel des encyclopédies, où une lignée de savants cherche à enfermer, comme en un trésor, l'ensemble des connaissances de l'Occident. Le premier d'entre eux, après Martianus Capella, est, bien sûr, Isidore de Séville qui consacre à l'Inde et à ses merveilles un paragraphe à chacun des articles pertinents de ses Etymologiae31. La grande Encyclopédie carolingienne de Raban Maur, le De universo, reprend le texte d'Isidore en y ajoutant des interprétations allégoriques et les étonnantes miniatures du manuscrit 132, enluminé vers 1023 au Mont-Cassin y figurent les monstres de l'Inde à côté de scènes réalistes où l'on a voulu voir une des premières représentations de l'outillage technique de l'Occident médiéval32. Il y a un chapitre De India, sans compter les références indiennes des chapitres Paradisus, De Monstris, De Bestiis, dans l'Imago Mundi attribuée à Honorius Augustodunensis33. Jacques de Vitry reprend ces matériaux dans son Historia Orientalis, manifestant que les savants chrétiens de Terre Sainte continuent à puiser leur savoir dans l'arsenal occidental, en l'occurrence dans l'Epistola Alexandri, et non dans des sources orientales écrites ou orales34. Les encyclopédistes du XIIIe siècle sont tous présents au rendez-vous du mythe indien : Gauthier de Metz dans son Imago Mundi qui sera traduite en anglais, en français et en italien jusqu'à la fin du Moyen Age35, Gervais de Tilbury qui, dans ses Otia imperialia écrits vers 1211  pour Othon IV, emprunte surtout à la Lettre de Fermes à Hadrien36, Barthélemy l'Anglais, dépendant ici de Solinus, dont le De proprietatibus rerum connaîtra le succès jusqu'au début du XVIIe siècle37, Thomas de Cantimpré, dont le De natura rerum sera traduit en flamand à la fin du XIIIe siècle par Jacob Maerlant, et en allemand au milieu du XIVe siècle par Conrad von Megenberg38, Brunetto Latini dans son Trésor où Dante a peut-être puisé ses allusions indiennes39, Vincent de Beauvais, qui y revient à trois reprises, une fois dans le Speculum naturale et deux fois dans le Speculum historiale40. Le bas Moyen Age continue et enrichit le mythe indien. Mandeville dans son voyage imaginaire autour du monde, introduit un nouvel « Indienfahrer », Ogier le Danois dont les exploits rivalisent avec ceux d'Alexandre41, les Gesta Romanorum, recueil de fables et de contes moralisés où puisent les prédicateurs, étendent au public des sermons l'audience du fantastique indien42 et Pierre d'Ailly, dans son Imago Mundi de 1410, rassemble en un chapitre tout le savoir sur les Mirabilia Indiae43.

Le succès de cette littérature fut accru par les images qui illustrèrent nombre des manuscrits où figuraient ces textes, et qui débordaient parfois dans le domaine de la sculpture, comme en témoignent maintes œuvres d'art, dont la plus célèbre et la plus saisissante est le tympan de Vézelay44. Ce n'est pas le lieu de développer ici l'étude d'une iconographie qui m'entraînerait loin de mon sujet et de mes compétences, mais on peut, à propos de ces images, faire quelques brèves remarques. D'abord, l'abondance de ces figures prouve combien les merveilles de l'Inde ont inspiré les imaginations occidentales ; mieux encore que les auteurs dont les textes les inspiraient, les miniaturistes et les sculpteurs surent traduire tout ce que les chrétiens du Moyen Age y mettaient de fantaisie et de rêve. Monde imaginaire, il devait être un thème favori de l'exubérante imagination médiévale.

L'étude de l'iconographie révèle aussi combien sont parfois complexes les diverses traditions artistiques et littéraires qui, par-delà quelques influences majeures, quelques lignes maîtresses, s'entremêlent dans l'inspiration indienne de l'Occident médiéval45. Il serait peut-être révélateur de distinguer, à travers de nombreuses contaminations, deux inspirations distinctes, deux interprétations divergentes, de ce merveilleux indien dans l'idéologie et l'esthétique médiévales. D'un côté la tendance que Rudolf Wittkower appelle « geographical-ethnological » et qui me paraît renvoyer à un univers folklorique et mythique, à une conception de l'Inde comme anti-nature, de ses merveilles comme des phénomènes « contre nature »46. Marquée du sceau du paganisme gréco-romain, cette conception me paraît surtout ressortir à un fonds primitif et sauvage. Elle ferait partie de cet anti-humanisme médiéval qui a inspiré les créations artistiques les plus étonnantes du Moyen Age occidental. Face à cette interprétation scandaleuse, une tendance plus « rationnelle » cherche à apprivoiser les merveilles de l'Inde. Issues des interprétations naturalistes de saint Augustin et d'Isidore de Séville, qui en font de simples cas particuliers des cas limites de la nature, et les font rentrer dans l'ordre naturel et divin, cette tendance débouche sur l'allégorisation, et plus encore la moralisation de ces merveilles. Sous l'influence du Physiologus, les Bestiaires, à partir surtout du XIIe siècle, donnent ainsi un sens aux extravagances indiennes et tendent à les dépouiller de leur pouvoir scandaleux. Les Pygmées sont le symbole de l'humilité, les Géants celui de l'orgueil, les Cynocéphales celui des gens querelleurs, et ils sont ainsi réduits à l'humanité ordinaire. La domestication se poursuit au long d'une évolution qui transforme les allégories mystiques en allégories morales et les dégrade finalement au niveau de la satire sociale. Dans un manuscrit du XVe siècle du Liber de monstruosis hominibus de Thomas de Cantimpré (Bruges Cod. 411) des races fabuleuses de l'Inde sont habillées en bourgeois flamands47.

Dans les deux perspectives, l'océan Indien est un horizon mental, l'exotisme de l'Occident médiéval, le lieu de ses rêves et de ses défoulements. L'explorer, c'est reconnaître une dimension essentielle de sa mentalité et de sa sensibilité, retrouvable dans tant d'aspects de son art, un des principaux arsenaux de son imagination48.

Avant d'esquisser la carte onirique de l'Inde dans l'Occident médiéval, il reste à se demander ce que baigne cet océan Indien, quelle est l'Inde dont il défend les merveilles. Au long de cette ligne côtière qui semble aller sans accidents majeurs, pour les Occidentaux, de l'Afrique orientale à la Chine, ils distinguent en général trois secteurs, trois Indes. L'Inde Majeure qui comprend la plus grande partie de notre Inde s'encadre entre une Inde Mineure qui s'étend du nord de la côte de Coromandel et englobe les péninsules du sud-est asiatique, et une Inde Méridienne qui comprend l'Éthiopie et les régions côtières du sud-ouest asiatique49. La liaison – ou la confusion – intéressante est celle qui unit l'Éthiopie à l'Inde et fait un seul monde merveilleux de l'Afrique orientale et de l'Asie méridionale, comme si la reine de Saba donnait la main non plus à Salomon mais à Alexandre. On le voit bien avec l'histoire de la légende du Prêtre Jean. D'abord situé dans l'Inde proprement dite, mais introuvable en Asie, il est finalement transféré aux XIVe-XVe siècles en Éthiopie. En 1177  le pape Alexandre III avait vainement envoyé en Orient son médecin Philippe, porteur d'une lettre adressée à Johanni illustri et magnifico Indorum regi50. Mais, malgré ces hésitations, les Occidentaux conservent une certitude : le monde des merveilles est à l'est, en Orient. Seul Adam de Brême tentera de transplanter les mirabilia Indiae dans le monde du nord51.

Le premier rêve indien de l'Occident médiéval, c'est celui d'un monde de la richesse. Dans ce domaine indigent de la Chrétienté occidentale – latinitas penuriosa est dit Alain de Lille –, l'océan Indien semble regorger de richesses, être la source d'un flot de luxe. Rêve surtout lié aux îles, les innombrables « îles fortunées », îles heureuses et comblées, qui font le prix de l'océan Indien, mer parsemée d'îles. « En cette mer de l'Inde, dit Marco Polo, il y a douze mille sept cents îles... Il n'y a nul homme au monde qui, de toutes les îles de l'Inde, puisse conter la vérité... C'est tout le meilleur et la fleur de l'Inde... »52. Le symbolisme chrétien entoure encore les îles d'une auréole mystique, puisqu'elle en fait l'image des saints gardant intacts leur trésor de vertus, vainement battus de toutes parts par les vagues des tentations53. Iles productrices des matières de luxe : métaux précieux, pierres précieuses, bois précieux, épices. L'abondance est telle que, de mai à juillet, selon Marco Polo, au royaume de Coilum, qui est la côte indienne au sud-ouest de Malabar, ce ne sont que moissons de poivre : « on le charge en vrac sur les nefs, comme chez nous on charge le froment »54. Le royaume de Malabar est riche de si « grandissimes quantités » de perles pêchées en mer que son roi va tout nu, couvert seulement de perles de la tête aux pieds, « cent quatre des plus grosses et des plus belles » à son seul cou55. Iles qui ne sont parfois tout entières qu'or pur ou argent pur, ainsi les îles Chryse et Argyre... De toutes ces îles, la « meilleure », c'est-à-dire la plus grande et la plus riche, c'est Taprobane, qui est Ceylan. Horizon mi-réel, mi-fantastique, mi-commercial, mi-mental, lié à la structure même du commerce de l'Occident médiéval, importateur de produits précieux lointains, avec ses retentissements psychologiques.

A ce rêve de richesse est lié un rêve d'exubérance fantastique. Les terres de l'océan Indien sont peuplées d'hommes et d'animaux fantastiques, elles sont un univers de monstres des deux catégories. Comme le dit Honorius Augustodunensis « Il y a là des monstres dont certains sont classés dans l'espèce humaine, d'autres dans les espèces animales »56. A travers eux, l'Occident échappe à la réalité médiocre de sa faune, retrouve l'inépuisable imagination créatrice de la nature et de Dieu. Hommes aux pieds tournés vers l'arrière, cynocéphales qui aboient, vivant bien au-delà de la durée de l'existence humaine et dont le poil, dans la vieillesse, noircit au lieu de blanchir, monopodes qui s'abritent à l'ombre de leur pied levé, cyclopes, hommes sans tête qui ont des yeux sur les épaules et deux trous sur la poitrine en guise de nez et de bouche, hommes qui ne vivent que de l'odeur d'une seule espèce de fruit et meurent s'ils ne peuvent plus la respirer57. Anthropologie surréaliste comparable à celle d'un Max Ernst... A côté de ces hommes monstrueux, pullulent les bêtes fantastiques, celles faites de pièces et de morceaux, telle la « bestia leucocroca » qui a un corps d'âne, un arrière-train de cerf, une poitrine et des cuisses de lion, des pieds de cheval, une grande corne fourchue, une large bouche fendue jusqu'aux oreilles d'où s'échappe une voix presque humaine ; et celles qui ont face humaine comme la mantichora, à trois rangs de dents, au corps de lion, à la queue de scorpion, aux yeux bleus, au teint empourpré de sang, dont la voix siffle comme celle d'un serpent, plus rapide à la course qu'un oiseau volant, anthropophage au demeurant58. Rêve de foisonnement et d'extravagance, de juxtapositions et de mélanges troublants, forgé par un monde pauvre et borné. Monstres qui sont aussi souvent un écran entre l'homme et la richesse entrevue, rêvée, désirée : les dragons de l'Inde veillent sur les trésors, sur l'or et l'argent et empêchent l'homme d'en approcher.

Rêve qui s'élargit en la vision d'un monde de la vie différente, où les tabous sont détruits ou remplacés par d'autres, où l'étrangeté sécrète l'impression de libération, de liberté. Face à la morale stricte imposée par l'Église se déploie la séduction troublante d'un monde de l'aberration alimentaire où l'on pratique coprophagie et cannibalisme59, de l'innocence corporelle où l'homme, libéré de la pudeur vestimentaire, retrouve le nudisme60, la liberté sexuelle, où l'homme, débarrassé de l'indigente monogamie et des barrières familiales, s'adonne à la polygamie, à l'inceste, à l'érotisme61.

Par-delà encore, rêve de l'inconnu et de l'infini, et de la peur cosmique. Ici l'océan Indien est le mare infinitum, l'introduction au monde des tempêtes, à la terra senza gente de Dante. Mais l'imagination occidentale se heurte ici aux frontières de ce monde qui est bien en définitive le monde clos où son rêve tourne en rond. D'un côté, il se heurte aux murs qui contiennent provisoirement l'Antéchrist, les races maudites de la fin du monde, Gog et Magog, il débouche sur son propre anéantissement apocalyptique. De l'autre, il retrouve sa propre image renversée, le monde à l'envers ; et l'anti-monde dont il rêvait, archétype onirique et mythique des antipodes, le renvoie à lui-même62.

Il ne lui reste plus qu'à se satisfaire de rêves paisibles, vertueux, rassurants. C'est le rêve catholique de l'océan Indien. Ses tempêtes n'auraient point empêché les apôtres d'y porter l'Évangile. Saint Matthieu aurait converti l'Inde méridienne, saint Barthélemy l'Inde supérieure et surtout saint Thomas l'Inde inférieure où la quête de son tombeau offre un mirage de plus aux chrétiens médiévaux. Aux bords de l'océan Indien, une Chrétienté perdue attendrait ses frères d'Occident. Ce rêve engendrera le Prêtre Jean et la découverte de communautés nestoriennes lui donnera une ombre de réalité. De Grégoire de Tours à Guillaume de Malmesbury, Heinrich von Moringen et Cesarius von Heisterbach, l'Inde apostolique hantera les imaginations chrétiennes. La Chrétienté d'Extrême-Occident cherche une des premières à donner la main à cette Chrétienté d'Extrême-Orient : en 883 le roi anglais Alfred envoie vers l'Inde chrétienne l'évêque Sigelmus63. Les bords de l'océan Indien sont le domaine du rêve missionnaire par excellence. Même Marco Polo, plus réaliste, note soigneusement, comme autant d'informations en vue de cette grande entreprise, quels peuples sont païens, musulmans, bouddhistes, nestoriens.

Mais ce rêve chrétien a un but plus prestigieux encore : trouver la voie d'accès au Paradis terrestre. Car c'est bien aux frontières de l'Inde que la Chrétienté médiévale le situe, c'est de là que partent les quatre fleuves paradisiaques qu'elle identifie avec le Tigre, l'Euphrate, le Gange (sous le nom de Pison) et le Nil (sous le nom de Géhon). C'est aux confins indiens que le portent soigneusement sur leurs cartes la plupart des cartographes médiévaux, à commencer par le moine Beatus sur sa fameuse carte de la seconde moitié du VIIIe siècle64.

Mais, ici encore, le rêve chrétien s'efface souvent devant un rêve plus païen. Le Paradis terrestre indien devient un monde primitif de l'Age d'Or, le rêve d'une humanité heureuse et innocente, antérieure au péché originel et au christianisme. Le plus curieux aspect peut-être du mythe indien dans l'Occident médiéval, c'est celui d'un monde de bons sauvages. Du Commonitorium Palladii à la fin du IVe siècle jusqu'à Roger Bacon dans son Opus Maius, jusqu'à Pétrarque dans le De Vita Solitaria se développe le thème des peuples « vertueux » de l'océan Indien. Ce sont les « vertueux Éthiopiens », ce sont plus encore les « pieux brahmanes » sur lesquels le cycle d'Alexandre s'étend avec complaisance. Si leur piété peut avoir quelque ressemblance avec un certain évangélisme chrétien, elle s'en sépare par l'absence de toute référence au péché originel, par le rejet de toute organisation ecclésiastique et sociale. Avec eux le rêve indien s'achève en humanisme hostile à toute civilisation, à toute religion autre que naturelle65.

Au terme de cette rapide incursion dans l'univers onirique que les hommes de l'Occident médiéval ont projeté dans le monde de l'océan Indien, saisi en définitive comme une anti-Méditerranée, lieu au contraire de civilisation et de rationalisation, on peut se demander si les contradictions du rêve indien ne sont que les contradictions de tous les univers oniriques. Je serais tenté, en reprenant une distinction esquissée plus haut, d'y discerner l'opposition de deux systèmes de pensée, de deux mentalités, de deux sensibilités, au demeurant souvent mêlées. D'un côté, et le christianisme, par le jeu de l'explication allégorique, a considérablement renforcé cette tendance, il s'agit de merveilles apprivoisées, conjurées, mises à la portée des Occidentaux, rapportées à un univers connu. Faite pour servir de leçon, cette Inde moralisée peut encore inspirer la peur ou l'envie, mais elle est surtout triste et attristante. Les belles matières ne sont plus que du toc allégorique et les pauvres monstres faits pour l'édification semblent tous répéter, avec la race infortunée des hommes méchants à la grande lèvre inférieure rabattue au-dessus d'eux, le verset du Psaume CXL qu'ils personnifient : malitia labiorum eorurn obruat eos66. Tristes tropiques...

D'un autre côté nous restons dans le monde ambigu des merveilles captivantes et effrayantes à la fois. C'est le transfert sur le plan de la géographie et de la civilisation des complexes psychiques des mentalités primitives67. Séduction et répulsion à la fois face au barbare. L'Inde est le monde des hommes dont on ne comprend pas le langage et à qui on refuse la parole articulée ou intelligible, et même toute possibilité de parler. Voilà ce que sont ces Indiens « sans bouche » avec qui on a sottement cherché à identifier telle ou telle tribu himalayenne68. Entre l'Occident et l'Inde le mépris est, d'ailleurs, réciproque au Moyen Age. Depuis l'Antiquité grecque, le monoculisme est symbole de barbarie en Occident et les chrétiens médiévaux peuplent l'Inde de Cyclopes. Quelle n'est pas la surprise au XVe siècle du voyageur Nicolò Conti d'entendre dire aux Indiens qu'ils sont bien supérieurs aux Occidentaux, car à la différence d'eux-mêmes qui, ayant deux yeux, sont des sages, ceux-ci n'ont qu'un œil69. Quand les Occidentaux rêvaient d'Indiens mi-partis, mi-hommes, mi-bêtes, n'était-ce pas leurs propres complexes qu'ils projetaient dans ces monstres fascinants et troublants ? Homodubii...70.

 

Note. Le monde celtique constitue un autre horizon onirique de l'Occident médiéval. Mais la culture des clercs lui a fait subir la forte empreinte des influences orientales. Les mythes indiens envahissent la légende arthurienne. Cf. Arthurian Literature in the Middle Ages, éd. R. S. Loomis, Oxford, 1959, p. 68-69, 130-131.

J'ai laissé de côté le problème des éventuelles influences indiennes sur les fabliaux soulevé par Gaston Paris, le 9 décembre 1874 dans sa leçon d'ouverture au collège de France : « Les contes orientaux dans la littérature française au Moyen Age » (in La Poésie du Moyen Age, 2e série, Paris, 1895), à partir des travaux des grands orientalistes allemands du XIXe siècle (notamment Th. Benfey, Pantschatantra. Fünf Bücher indischer Fabeln, Märchen und Erzählungen aus dem Sanskrit übersetzt, Leipzig, 1859). Sur ce débat cf. Per Nykrog, Les Fabliaux, Copenhague, 1957.


1 Outre les sources qui seront citées ci-après, j'ai surtout utilisé, bien que centré surtout sur l'iconographie et que mes interprétations en diffèrent parfois, le remarquable article, bien illustré, de R. Wittkower, « Marvels of the East. A Study in the History of Monsters », in Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, V, 1942, p. 159-197, qui traite aussi de la Renaissance. Depuis que la communication qui forme la base de cet article a été prononcée (Venise, septembre 1962), est parue une dissertation de H. Gregor, Das Indienbild des Abendlandes (bis zum Ende des 13. Jahrhunderts). Wiener Dissertalionen aus dem Gebiete der Geschichte, Vienne, 1964. L'auteur définit dans l'introduction (p. 5) son sujet comme suit : « Indien ist schon für die Antike auf Grund seiner fernen Lage mehr ein Objekt der Phantasie als der realen Beobachtung gewesen... Der schreibende Mönch, der gelehrte Abt, sie waren in ihrem Wissen über diesen Teil der Erde auf das angewiesen, was die antiken Autoren erzählten. Und von diesen oft kuriosen Berichten angeregt, wurde in ihrer Vorstellung Indien zum Wunderland schlechthin, in dem dank seiner Grösse, seines Reichtums und des fruchtbaren Klimas alles möglich war, was sich auf dieser Welt denken lässt ». J'ajouterai que, grâce à la miniature et à la sculpture, à la littérature scientifique, didactique, romanesque et homilétique, l'image de l'Inde a largement pénétré dans la société de l'Occident médiéval et qu'elle n'a pas limité son audience et sa signification à une couche instruite. Elle est donc un témoignage de psychologie et de sensibilité collectives.

2 La cartographie médiévale a fait l'objet d'une vaste littérature. Citons après avoir rendu hommage au travail pionnier de l'historien polonais Joachim Lelewel, La Géographie du Moyen Age (5 vol., Bruxelles 1853-1857 et un atlas, 1849), K. Miller, Mappae Mundi : 1895-1898 ; F. Pullé, « La cartografia antica dell'India » in Studi italiani di Filologia indo-iranica, IV-V, 1901-1905. J. K. Wright, The geographical Lore of the Time of the Crusades, New York, 1925 ; R. Uhden, « Zur Herkunft und Systematik der mittelalterlichen Weltkarte », in Geographische Zeitschrift XXXVII, 1931, p. 321-340 ; A. Kammerer, La mer Rouge, l'Abyssinie et l'Arabie depuis l'Antiquité, t. II. Les guerres du poivre. Les Portugais dans l'océan Indien et la mer Bouge au XVIe siècle. Histoire de la cartographie orientale, Le Caire, 1935 ; G. H. T. Kimble, Geography in the Middle Ages, Londres, 1938 ; J. O. Thomson, History of Ancient Geography, Cambridge, 1948 ; L. Bagrow, Die Geschichte der Kartographie, Berlin, 1951. Selon Kimble (op. cit., p. 145), le seul traité de géographie antérieur aux grandes découvertes qui semble vaguement au courant des voyages dans l'océan Indien est le Tractatus optimus super totam astrologiam de Bernard de Verdun (V. 1300). Sur la mappemonde catalane de la Biblioteca Estense cf. A. Kammerer, op. cit., p. 348.

3 A. Kammerer, op. cit., p. 350.

4 Ibid., p. 362.

5 Ibid., p. 354 sqq.

6 Ibid., p. 369-370.

7 Ibid., p. 387-389.

8 Cf. F. Kunstmann, Die Kenntnis Indiens im 15. Jahrhundert, Munich, 1863.

9 Cf. Kimble, op. cit., p. 211 sqq. Le texte de Pierre d'Ailly est au chapitre XIX de l'Imago Mundi, éd. E. Buron, Paris, 1930. Voici le texte de Pie II, cité par Kimble, p. 213 : « Plinius nepotis testimonio utitur qui Metello Celeri Gallie pro consuli donatos a rege Sueuorum Indos astruit qui ex India commercii causa navigantes tempestatibus essent in Germaniam arrepti. Nos apud Ottonem (Othon de Freising) legimus sub imperatoribus teutonicis Indicam navim et negociatores Indos in germanico littore fuisse deprehensos quos ventis agitatos ingratis ab orientali plaga venisse constabat. Quod accidere minime potuisset si ut plerisque visum est septentrionale pelagus innavigabile concretumque esset a columnis herculeis Mauritanie atque Hispanie et Galliarum circuitus totusque ferme Occidens hodie navigatur. Orientem nobis incognitum cum religionum atque impiorum diversitas tum barbaries immensa reddidit. Veteres tamen navigatum et Oceano qui extremas amplectitur terras a suis littoribus nomina indiderunt... Straboni multi consentiunt. Ptolemeus plurimum adversatur qui omne illud mare quod Indicum appellatur cum suis sinibus Arabico, Persico, Gangetico et qui proprio vocabulo magni nomen habet undique terra concludi arbitratus est... »

10 Cf. A. Kammerer, op. cit., p. 353-354 et F. von Wieser, Die Weltkarte des Antonin de Virga.

11 A. Kammerer, op. cit., p. 354 sqq.

12 J. Baltrusaitis, Réveils et Prodiges. Le Gothique fantastique, Paris, 1960  p. 250.

13 Cf. R. Hennig, Terrae Incognitae, 2e éd., 4 vol., Leyde, 1944-1956 ; A. P. Newton, Travel and Travellers of the Middle Ages, Londres, 1926 ; M. Mollat, « Le Moyen Age », in Histoire universelle des explorations, éd. L. H. Parias, t. I, Paris, 1955 ; J. P. Roux, Les Explorateurs au Moyen Age, Paris, 1961 ; R.S. Lopez, « Nuove luci sugli Italiani in Estremo Oriente prima di Colombo », in Studi Colombiani, III, Gênes, 1952, et « L'extrême frontière du commerce de l'Europe médiévale », in Le Moyen Age, LXIX, 1963.

14 Cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 195, n. 1, rappelant les statuts médiévaux de New College, Oxford, où il est question de la lecture par les étudiants des mirabilia mundi. Cf. également J. P. Roux, op. cit., p. 138 sqq. dans un chapitre improprement intitulé « Des yeux ouverts sur l'inconnu ».

15 Cf. L. Olschki, L'Asia di Marco Poto, Florence, 1957. Sur la méfiance des Vénitiens à l'égard des bateaux de l'océan Indien, p. 17 et sur le changement du caractère du récit de Marco Polo, p. 31-32.

16 Sur l'étonnante ressemblance entre l'Inde fabuleuse des manuscrits occidentaux et celle des manuscrits de Kazwim (en particulier le Cod. Arab. 464 de Munich de 1280), cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 175. Sur les emprunts des savants occidentaux du Moyen Age à des travaux plus astrologiques et magiques que scientifiques des Arabes cf. R. Lemay, « Dans l'Espagne du XIIe siècle : les traductions de l'arabe au latin » in Annales, E.S.C., 1963, p. 639-665.

17 Strabon, II, 1, 9.

18 Aulu-Gelle, Noctes Atticae, IX, 4.

19 Cf. E. L. Stevenson, Geography of Claudius Ptolemy, New York, 1932.

20 Sur le texte de saint Augustin, De Civitate Dei, XVI, 8 : « An ex propagine Adam vel filiorum Noe quaedam genera hominum monstrosa prodiderint », cf. R. Wittkower, op. cit., p. 167-168. Albert le Grand (De animalibus, XXVI, 21) déclare à propos des fourmis chercheuses d'or de l'Inde « sed hoc non satis est probatum per experimentum ».

21 Pline déclare (Historia naturalis, VII, II, 21) « praecipue India Aethiopumque tractus miraculis scatent ».

22 Les Collectanea rerum memorabilium de Solinus ont été édités par Mommsen, 2e éd. Berlin, 1895.

23 La géographie de Martianus Capella se trouve au sixième livre, consacré à la géométrie, du De nuptiis Philologiae et Mercurii.

24 Éditée par H. Omont, « Lettre à l'Empereur Adrian sur les merveilles de l'Asie » in Bibliothèque de l'École des Charles, L. XXIV, 1913, p. 507 sqq., d'après le Ms. Paris B.N. Nouv. acq. lat. 1065, ffos. 92 vo-95, du IXe siècle.

25 Les deux premiers traités Mirabilia et Epistola Premonis regis ad Traianum Imperatorem ont été édités par M. R. James, Marvels of the East. A full reproduction of the three known copies, Oxford, 1929. Le troisième, De monstris et belluis a été édité par M. Haupt in Opuscula, II, 1876, p. 221 sqq.

26 Ces textes ont été édités par F. Pfister, Kleine Texte zum Alexanderroman (Sammlung vulgär-lateinischer Texte, 4), 1910. W. W. Boer a donné une nouvelle édition critique de l'Epistola Alexandri ad Aristotelem, La Haye, 1953.

27 Toutes les sources concernant le Prêtre Jean ont été réunies par F. Zarncke in Abhandlungen der phil.-hist. Klasse d. kgl. sächs. Gesell. d. Wiss. VII et VIII, 1876-1879. Cf. Henning, op. cit., no 13, III, chap. CXV ; L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, Londres, 1923, II, p. 236 sqq. ; Ch.-V. Langlois, La Vie en France au Moyen Age, III, La connaissance de la nature et du monde, Paris, 1927, p. 44-70. L. Olschki a vu dans la Lettre du Prêtre Jean un texte d'utopie politique, « Der Brief des Presbyters Johannes », in Historische Zeitschrift, 144, 1931, p. 1-14 et Storia letteraria delle scoperte geografiche, 1937, p. 194 sqq. Je n'ai pu consulter Slessarev Vsevolod, Priester John, University of Minnesota, Minneapolis, 1959.

28 De la très abondante littérature sur l'Alexandre médiéval je me contenterai de citer trois livres récents fondamentaux : A. Abel, Le Roman d'Alexandre, légendaire médiéval, Bruxelles, 1955 ; O. Cary, The Medieval Alexander, Cambridge, 1956, et D. J. A. Ross, Alexander historiatus : A Guide to Medieval iltustrated Alexander Literature, « Warburg Institute Surveys », I, Londres, 1963.

29 J. W. McCrindle, Ancient India as described by Ktesias the Knidian, Westminster, 1882.

30 E. A. Schwanbeck, Megasthenis Indica, Bonn, 1846.

31 Isidore de Séville, Etymologiae, éd. W. M. Lindsay, Londres, 1911, chap. XI, XII, XIV, XVI, XVII. Cf. J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l'Espagne wisigothique, 2 vol., Paris, 1959.

32 Raban Maur, De universo ou De rerum naturis, 8, 12, 4, 17, 19. Migne PL, CXI, Amelli, Miniature sacre e profane dell'anno 1023 iltustranti l'Enciclopedia medioevale di Rabano Mauro, Montecassino, 1896. A. Goldschmidt, « Frühmittelalterliche illustrierte Enzyklopädien », in Vortrage der Bibliothek Warburg, 1923-1924. Lynn White Jr., « Technology and Invention in the Middle Ages », in Speculum XV, 1940.

33 Migne, PL, CLXXII, I, 11-13.

34 Historia Orientalis, chap. LXXXVI-XCII.

35 Cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 169, n. 5.

36 Cf. M. R. James, op. cit. n. 25, pp. 41 sqq.

37 Cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 170, n. 1. Il est question des merveilles de l'Inde dans le De proprietatibus rerum aux chap. XII, XV, XVI, XVII, XVIII.

38 Cf. R. Wittkower, op. cit., p. 170, n. 8 et 9.

39 Cf. R. Wittkower, op. cit., p. 170, n. 2. Sur Dante cf. De Gubernatis, « Dante e l'India » in Giornale della Società Asiatica Italiana, III, 1889.

40 Les passages indiens se trouvent, dans le Speculum naturale, au livre XXXI, chapitres CXXIV à CXXXI (surtout d'après Solinus et Isidore) et, dans le Speculum historiale, un chapitre « De India et ejus mirabilibus » (1, 64) et un long passage (IV, 53-60) « De mirabilibus quae vidit Alexander in India », tiré de l'Epistola Alexandri ad Aristotelem.

41 Cf. A. Bovenschen, Die Quelle für die Reisebeschreibung des Johann von Mandeville, Berlin, 1888. Mandevilles Reise in mittelniederdeutscher Übersetzungen, éd. S. Martinsson, Lund, 1918. Il y a dans Jean de Mandeville l'écho des aventures, d'ailleurs en partie puisées aux mêmes sources (notamment Pline et Solinus) de Sindbad le Marin. Sur le thème des explorateurs de l'océan Indien dans la littérature musulmane médiévale, cf. l'édition par Eusèbe Renaudot, Anciennes relations des Indes et de la Chine de deux voyageurs mahométans, Paris, 1718, et C. R. Beazley, The Dawn of Modern Geography, Londres, 1897, I, p. 235-238, 438-450.

42 Cf. Grässe, Gesta Romanorum, Leipzig, 1905 et H. Oesterley, Gesta Romanorum, Berlin, 1872, p. 574 sqq. Sur les exempla indiens dans la littérature morale médiévale cf. J. Klapper, Exempla (Sammlung mittellateinischer Texte, 2), Heidelberg, 1911.

43 Ed. E. Buron, Paris, 1930, De mirabilibus Indiae, p. 264 sqq.

44 Sur l'iconographie des mirabilia, outre l'article de R. Wittkower, les deux admirables ouvrages de J. Baltrusaitis, Le Moyen Age fantastique. Antiquités et exotismes dans l'art gothique, Paris, 1955 et Réveils et Prodiges. Le Moyen Age fantastique, Paris, 1960. On peut encore lire E. Mâle. L'Art religieux du XIIe siècle en France (6e éd. Paris, 1953) : La géographie du XIIe siècle. La tradition antique. Les fables de Ctésias, de Mégasthène, de Pline, de Solin sur les monstres. La cotonne de Souvigny, tableau des merveilles du monde. Le tympan de Vézelay et les différents peuples du monde évangélisés par les apôtres, p. 321 sqq. Sur le tympan de Vézelay consulter A. Katzenellenbogen, « The Central Tympanum at Vézelay » in Art Bulletin, 1944 et F. Salet, La Madeleine de Vézelay, Melun, 1948.

45 Sur les filiations d'iconographie et de style dans les miniatures des mirabilia Indiae du haut Moyen Age et notamment sur les influences byzantines cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 172-174.

46 Cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 117.

47 Cf. les textes cités par R. Wittkower, toc. cit., p. 168, n. 2 et 4. « Portenta esse ait Varro quae contra naturam nata videntur ; sed non sunt contra naturam, quia divina voluntate fiunt ». (Isidore de Séville, Etymologie, XI, III, 1) et « Portentum ergo fit non contra naturam, sed contra quam est nota natura. Portenta autem, et ostenta, monstra, atque prodigia, ideo nuncupantur, quod portendere, atque ostendere, mostrare, atque praedicere aliqua futura videntur » (Ibid., XI, III, 2). Un folio du Cod. 411 de Bruges est reproduit dans Wittkower, toc. cit., ill. 44 », p. 178.

48 On se reportera surtout aux ouvrages de J. Baltrusaitis cités n. 44.

49 Sur les trois Indes, cf. par ex. Gervais de Tilbury, Olia Imperialia, éd. F. Liebrecht, Hanovre, 1856, 1, p. 911 et H. Yule, Cathay and the Way thither, II, p.27  sqq., Londres, 1914 et J. K. Wright, The geographical Lore..., p. 307 sqq.

50 Cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 197 et Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols, éd. J. Becquet et L. Hambis, Paris, 1965, n. 57, p. 153-154.

51 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae, livre IV, passim et notamment chap. XII, XV, XIX, XXV (MGH, SS, VII et B. Schmeidler. MGH, SS, R. G. éd. 2, 1917). Adam transplante les races monstrueuses de l'Inde en Scandinavie. Cf. K. Miller, Mappae mundi, IV, 18.

52 Marco Polo, La Description du Monde (avec la reproduction de miniatures du Ms. fr. 2810, Paris, BN intitulé Le Livre des Merveilles), éd. L. Hambis, Paris, 1955, p. 292.

53 Raban Maur, De universo, Migne PL, CXI, chap. V. De insulis : « Insulae dictae, quod in sale sint, id est in mari positae, quae in plurimis locis sacrae Scripturae aut ecclesias Christi significant aut specialiter quoslibet sanctos viros, qui truduntur fluctibus persecutionum, sed non destruuntur, quia a Deo proteguntur ».

54 Marco Polo, éd. L. Hambis, p. 276.

55 Ibid., p. 253. Voici comment les îles d'or et d'argent arrivent jusqu'à l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly (Chap. XLI. De aliis insulis Oceani famosis) « Crise et Argire insule in Indico Oceano site sunt adeo fecunde copia metallorum ut plerique eas auream superficiem et argenteam habere dixerunt unde et vocabulum sortite sunt ».

56 De Imagine Mundi, Migne, PL, CLXXII, chap. XI-XIII, col. 123-125. 1 a phrase citée est le début du chapitre XII.

57 « Ut sunt ii qui aversas habent plantas, et octonos simul sedecim in pedibus digitos, et alii, qui habent canina capita, et ungues aduncos, quibus est vestis pellis pecudum, et vox latratus canum. Ibi etiam quaedam matres semel pariunt, canosque partus edunt, qui ia senectude nigrescunt, et longa nostrae aetatis tempora excedunt. Sunt aliae, quae quinquennes pariunt : sed partus octavum annum non excedunt. Ibi sunt et monoculi, et Arimaspi et Cyclopes. Sunt et Scinopodae qui uno tantum fulti pede auram cursu vincunt, et in terram positi umbram sibi planta pedis erecti faciunt. Sunt alii absque capite, quibus sunt oculi in humeris, pro naso et ore duo foramina in pectore, setas habent ut bestiae. Sunt alii juxta fontem Gangis fluvii, qui solo odore cujusdam pomi vivunt, qui si longius eunt, pomum secum ferunt ; moriuntur enim si pravum odorem trahunt » (Ibid., chap. XII).

58 Après les serpents géants capables de traverser l'océan Indien à la nage, voici « Ibi est bestia ceucocroca, cujus corpus asini, clunes cervi, pectus et crura leonis, pedes equi, ingens cornu bisulcum, vastus oris hiatus usque ad aures. In loco dentium os solidum, vox pene hominis... fbi quoque Mantichora bestia, facie homo, triplex in dentibus ordo, corpore leo, cauda scorpio, oculis glauca, colore sanguinea, vox sibilus serpentum, fugiens discrimina volat, velecior cursu quam avis volatu, humanas carnes habens in usu.... » (Ibid. chap. XIII).

59 « En ceste isle a les plus merveilleuses gent et la plus mauvaise qui soit au monde. Ilz mengent char crue et toutes manières d'autres ordures treuve on en eulx et de cruautés. Car le père y mengue le filz et le filz son père, li maris sa femme. et la femme, son mari » (Les voyages en Asie au XIVe siècle du bienheureux frère Odoric de Pordenone, religieux de saint François. Recueil de voyages et de documents pour servir à l'histoire de la géographie depuis le XIIIe jusqu'à la fin du XVIe siècle, t. X, éd. Henri Cordier, Paris, 1891, chap. XIX, p. 237. De l'isle de Dondiin).

60 « En cette île (Necuveran, c'est-à-dire Nicobar), ils n'ont ni roi ni seigneur, mais sont comme bêtes sauvages. Et vous dis qu'ils vont tout nus, et hommes et femmes, et ne se couvrent de nulle chose du monde. Ils ont rapports charnels comme chiens dans la rue, où qu'ils puissent être, sans nulle vergogne, et n'ont respect, ni le père de sa fille, ni le fils de sa mère, car chacun fait comme il veut et comme il peut. C'est un peuple sans loi... » (Marco Polo, éd. L. Hambis, p. 248). Ce thème se combine avec celui de l'innocence, de l'âge d'or et des « pieux » brahmanes, dont je parlerai plus loin. Par ex. « Nous allons nus », disent les ciugni, catégorie spéciale de brahmanes de Malabar, « parce que nous ne voulons nulle chose de ce monde, parce que nous vînmes en ce monde sans nul vêtement et nus ; et si nous n'avons pas honte de montrer notre membre, c'est parce qu'avec lui nous ne faisons nul péché » (ibid., p. 269).

61 « Or sachez très véritablement que ce roi a bien cinq cents femmes, je veux dire mariées, car, je vous le dis, dès qu'il voit une belle dame ou damoiselle, il la veut pour soi et la prend pour épouse. Et dans ce royaume, il y a des femmes très belles. Et, de surcroît, elles se font une beauté au visage et sur tout le corps » (ibid., p. 254). Et encore, par ex. « Ces pucelles, tant qu'elles sont pucelles, ont la chair si ferme que nul ne saurait en saisir ou les pincer en quelque endroit. Pour une petite pièce de monnaie, elles permettent à un homme de les pincer autant qu'il veut... En raison de cette fermeté, leurs seins ne sont point pendants, mais se tiennent tout droits et proéminents. Des filles comme cela, il y en a des quantités dans tout ce royaume » (ibid., p. 261).

62 Sur Gog et Magog, cf. A.R. Annderson, Alexander's Gate, and Magog and the Inclosed Nations, Cambridge, Mass. 1932. Sur les antipodes cf. G. Boffito, « La leggenda degli antipodi » in Miscellanea di Studi storici in onore di Arturo Graf, Bergame, 1903, p. 583-601, et J. Baltrusaitis, Cosmographie chrétienne dans l'art du Moyen Age, Paris, 1939.

63 E. Tisserant, Eastern Christianity in India, Londres, 1957 ; U. Monneret de Villard, « Le leggende orientali sui Magi evangelistici », Studi e Testi 163, 1952 ; J. Dahlmann, Die Thomaslegende, Fribourg-en-Brisgau, 1912 ; L. W. Brown, The Indian Christians of St. Thomas, Cambridge, 1956. Le passage de Grégoire de Tours se trouve dans le Liber in gloria martyrum, 31-32 (MGH, SS RR MM, I). Sur le pèlerinage de Heinrich von Moringen dans l'Inde vers 1200, cf. Caesarius von Heisterbach, Dialogus miraculorum, dist. VIII, cap. LIX et R. Henning, Terrae Incognitae, Leyde, 1936-1939, II, p. 380 sqq. Sur l'ambassade de Sigelmus cf. Guillaume de Malmesbury, De gestis regum anglorum libri quinque, coll. Rerum britannicarum medii aevi scriptores, t. XC, (éd. W. Stubbs, 1, Londres, 1887, p. 130) et R. Henning, op. cit., II, p. 204-207.

64 Sur le Paradis Terrestre cf. désormais le livre fondamental de L. I. Ringbom, Paradisus Terrestris. Myt, Rild och Verklighet, Helsinki, 1958 (avec un résumé en anglais et une abondante illustration).

65 Cf. R. Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages. A study in Art. Sentiment and Demonology, Cambridge, Mass., 1952. Les brahmanes ont inspiré une abondante littérature, au Moyen Age (depuis le De moribus Brachmanorum du Pseudo-Ambrosius : in Migne PL, XVII) et dans l'historiographie moderne : cf. H. Becker, Die Brahmanen in der Alexandersage, Königsberg, 1889 ; F. Pfister, « Das Nachleben der Überlieferung von Alexander und den Brahmanen » in Hermes 76 (1941) ; C. Boas, Essays on Primitivism and Related Ideas in the Middle Ages, Baltimore, 1948 et H. Gregor, Das Indienbild... p. 36-43. Pétrarque écrit « Illud importunae superbiae est quod se peccatum non habere confirmant... Placet ille contemptus mundi, qui iusto maior esse non potest, placet solitudo, placet libertas qua nulli gentium tanta est ; placet silentium, placet otium, placet quies, placet intenta cogitatio, placet integritas atque securitas, modo temeritas absit ; placet animorum aequalitas, unaque semper frons et nulli rei timor aut cupiditas, placet sylvestris habitatio fontisque vicinitas, quem ut in eo libro scriptum est quasi uber terrae matris incorruptum atque integrum in os mulgere consueverant... » A ce mythe du Paradis Terrestre indien il faut lier de nombreuses merveilles qui reviennent traditionnellement parmi les mirabilia Indiae : la fontaine de jouvence où le Prêtre Jean s'est baigné six fois et grâce à laquelle il a déjà dépassé cinq cents ans, les arbres aux feuilles toujours vertes, le thériaque qui est une panacée pour tous les maux, le phénix immortel, la licorne immaculée, etc. C'est en Inde que le Moyen Age situa l'arbre-soleil et l'arbre-lune, arbres parlants qui rendaient des oracles et jouaient un grand rôle dans l'alchimie (ils sont indiqués sur la table de Peutinger, les cartes d'Ebstofer et de Hereford ; cf. C. G. Jung, Psychologie und Alchimie, 2e éd. Zurich, 1952, p. 105 et 321). A ces arbres merveilleux Solinus ajouta (Collectanea, 30, 10) la table du soleil, autour de laquelle s'asseyaient les mages éthiopiens et sur laquelle les plats se renouvelaient sans cesse miraculeusement, mythe précurseur du pays de Cocagne, où l'on reconnaît aisément les hantises alimentaires d'un monde guetté par la famine. Il faut enfin noter que, face à un mythe d'une Inde primitive, forestière, antérieure aux corruptions de la civilisation, on rencontre celui d'une Inde populeuse et sururbanisée (cinq mille grandes villes et neuf mille nations selon Solinus, 52,4).

66 Cf. Wittkower, loc. cit., p. 177. Il faut remarquer, avec Émile Mâle (op. cit., p. 330), que les races monstrueuses de l'Inde, représentées aux tympans de Vézelay et d'autres églises, figuraient, comme l'explique un poète du XIIe siècle (Histoire Littéraire de la France, t. XI, p. 8), la dégradation physique et morale de l'humanité après le péché originel.

67 Cf. S. Freud, Mythologische Parallele zu einer plastichen Zwangsvorstellung in Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse IV, 1916-1917 (cité par R. Wittkower, toc. cit., p. 197, n. 7). On sait que, dans les rêves littéraires de l'Occident médiéval, les monstres, et spécialement les dragons et les grillons, qui pullulent dans l'Inde, représentent l'ennemi du rêveur. Peut-on se demander si l'armée de bêtes féroces et fantastiques qui se jettent dans le cauchemar de Charlemagne (Chanson de Roland, vers 2525-2554) sur les troupes franques et qui représentent les soldats de l'« émir de Babylone » n'est pas le monde fantastique de l'Inde s'abattant sur la Chrétienté ? Cf. R. Mentz, Die Träume in den altfranzösischen Karls- und Artus- Epen, Marburg, 1887, p. 39 et 64-65 ; K. J. Steinmeyer, Untersuchungen zur allegorischen Bedeutung der Träume im altfranzösischen Rolandstied, Munich, 1963 et le c. r. de J. Györy in Cahiers de Civilisation médiévale, VII, 1964, p. 197-200. J. Györy a appliqué au thème du cosmos dans la littérature médiévale (« Le cosmos, un songe » in Annales Universitatis Budapestinensis. Sectio philologica, IV, 1963) une méthode qui me semble voisine de celle que j'applique ici au mythe géographique et ethnographique de l'Inde.

68 H. Hosten, « The mouthless Indians » in Journal and Proceedings of the Asiatic Society of Bengal, VIII, 1912.

69 Nicolò Conti, qui commerça en Inde, en Chine et dans les îles de la Sonde de 1419 à 1444, dut se faire musulman pour pouvoir exercer son trafic et, rentré en Europe, demanda l'absolution au pape qui lui infligea comme pénitence, d'écrire le récit de ses voyages. Cf. M. Longhena, Viaggi in Persia, India e Giava di Nicolò de' Conti, Milan, 1929, p. 179 ; Poggio Bracciolini, Historia de varietale fortunae, lib. IV ; Henning, Terrae Incognilae, IV, p. 29 sqq. et R. Wittkower, toc. cit., p. 163, n. 5.

70 « Homodubii qui usque ad umbilicum hominis speciem habent, reliquo corpore onagro similes, cruribus ut aves... » (légende d'une miniature d'un manuscrit des Mirabilia Indiae, Londres, British Museum, Tiberius B V, fo 82vo, des environs de l'An Mil ; cf. R. Wittkower, toc. cit., p. 173, n. 1).